samedi 18 décembre 2010

Bye bye 2010!

La saison 3 du Noeud Gordien vient de se terminer - plus que 350 épisodes avant la conclusion, hé hé hé!

Je compte profiter de mon congé de Noeud pour revoir la section "archive"... Vu qu'elle offre toute l'esthétique et la fonctionnalité à la fine pointe des normes de 1997, je me suis dit que je pourrais sans doute faire mieux.

Son apparence fruste vient du fait qu'elle n'a qu'un but: permettre de trouver les épisodes passés en ordre chronologiques dans un format facilement lisible. Je vais donc probablement remplacer cette section par une version .pdf des volumes complétés, si possible avec des hyperliens pour sauter directement aux épisodes (comme c'est déjà le cas dans la version actuelle).

Les chances sont bonnes que je ne donne que 2 cours durant le trimestre d'hiver, ce qui signifie que je pourrai poursuivre mon travail sur Mythologies... J'ai sincèrement hâte! Je vous en reparlerai...

Je profite de cette mise à jour pour vous remercier de me lire, que ce soit assidûment ou à l'occasion; je remercie particulièrement les personnes qui prennent le temps de me signaler les inévitables coquilles ou de m'offrir leurs commentaires et leurs réflexions - même si ça n'est que cliquer "passionnant/intéressant/bof" au bas des pages. Vous ne pouvez pas savoir à quel point ça fait plaisir!

J'en profite aussi pour vous souhaiter un excellent temps de fêtes, plein de joie, de cadeaux et d'abus-mais-pas-trop. On se revoit en 2011 pour l'épisode 151!

Patrice St-Louis

dimanche 12 décembre 2010

Le Noeud Gordien, épisode 150 : L’arbre et le fruit

C’était l’un des quartiers où il était hors de question de laisser sa voiture sans surveillance. Les stationnements privés et gardés bénéficiaient de cet état de fait : la plupart indiquaient complet. Félicia en trouva finalement un à cinq minutes de sa destination. Elle s’y rendit d’un pas lent, tirant sa valise sur roulettes derrière elle. Elle remarqua distraitement que le temps doux des derniers jours avait permis à des pousses vertes de jaillir des bacs installés par la municipalité en vue de verdir la grisaille de La Cité. Les tulipes n’étaient pas les seules à émerger à la rencontre des beaux jours; aux coins des rues, les vendeurs de drogues reprenaient leur commerce rendu difficile par le froid hivernal.
Félicia était tendue et comme souvent dans ces moments-là, le coin de sa lèvre supérieure pulsait de ce qui deviendrait sous peu un feu sauvage. Son infection était d’autant plus pénible qu’elle savait que son art ne pouvait rien contre les virus… D’un autre côté, elle avait déjà accompli l’impossible – et combien de fois Harré l’avait-il fait? Il ne fallait pas perdre espoir d’en guérir un jour. Mais elle s’en serait bien passée aujourd’hui.
Elle révisa mentalement ses leçons des dernières semaines. Elle avait côtoyé longuement Catherine Mandeville; son attitude envers Félicia s’était transformée dès qu’elle avait vu le dispositif grâce auquel elle avait capturé l’essence de Frank Batakovic. Elle ne l’avait pas traitée en égale, mais certainement mieux qu’auparavant, avec une bonne mesure de respect.
Malgré tout l’intérêt de Félicia pour les leçons, il lui avait été parfois difficile de maintenir sa concentration. Sa libido revenait en force; durant ses méditations, elle réalisait à quel point sa sexualité volée l’avait privée d’une partie importante de son ardeur, de son énergie en général. Malgré ce qu’elle lui avait dit en vue de le blesser, personne ne l’avait touchée depuis leur rupture. Sa concentration n’était pas toute là, mais sa vivacité renouvelée compensait amplement.
Elle avait usé de deux de ses faveurs pour en savoir davantage sur les recherches de Paicheler et Mandeville. La maîtresse avait émaillé son discours de formules prudentes, du genre « à notre connaissance… » ou « …à condition que tel présupposé soit vrai ».
Même si Mandeville était spécialiste en ce qui a trait aux impressions, leurs nouveaux comportements venaient chambouler tout ce qu’elle pensait savoir sur le phénomène. Jusqu’ici, le consensus était que les impressions subsistaient à la mort de ceux qu’elles représentaient sans pour autant que leur identité ne perdure, à la manière d’un écho qui continue à réverbérer un bruit en l’absence de sa cause première. Félicia avait longuement interrogé son enseignante sur les liens entre émotions et impressions… Si elles continuaient à représenter l’état émotionnel du mourant, était-ce possible que ses sentiments soient un fil conducteur pour communiquer avec son impression?
Elle ne l’avait dit à personne mais la motivation de Félicia était ancrée dans ce rêve qu’elle avait eu quelques mois plus tôt… L’épée de chocolat lui traversant le bassin s’était avérée un indice de la manœuvre sournoise de son « amoureux » pour éteindre sa sexualité; elle était convaincue que le reste du rêve s’avérerait tout aussi significatif pour la suite des choses. Outre Frank, un autre personnage figurait de façon proéminente dans ce rêve… Elle se trompait peut-être; elle se trompait sûrement. D’autant plus qu’il avait été emporté par une mort naturelle plutôt que violente. Mais elle n’avait d’autre choix qu’essayer.
Il lui avait fallu cinq minutes de marche, mais elle était maintenant arrivée à destination. Deux caméras de surveillances étaient pointées sur la porte; un intercom chromé était situé à droite de la porte. Félicia ne sonna pas : elle savait que personne ne répondrait. Elle avait dû déployer des trésors de persuasion, mais elle avait réussi à obtenir les clés grâce à Will Szasz.
Il y avait trois serrures sur la porte. Le stress monta d’un cran lorsqu’elle entendit le déclic de la troisième. Elle connaissait l’endroit mais c’était la première fois qu’elle en passait le seuil…
Un escalier étroit et abrupt montait jusqu’au deuxième. Le bruit de ses pas était étouffé par une insonorisation quasi-totale. L’absence d’écho donnait aux lieux une aura d’étrangeté, comme dans un rêve. La rampe était poussiéreuse; personne n’avait dû venir ici depuis des mois.
Elle arriva devant une autre lourde porte de métal rivetée qu’elle déverrouilla à l’aide d’une quatrième clé. Elle pénétra dans une antichambre aussi insonorisée que la cage de l’escalier. L’édifice ne ressemblait pas à ce qu’elle s’était toujours imaginée. Il ne restait qu’une porte la séparant de l’endroit qu’elle cherchait. Elle la poussa en léchant sa lèvre endolorie.
Quoique beaucoup plus grande que les autres, la pièce était aussi poussiéreuse et désertée que le reste de l’édifice. Une série de sofas disposés en U occupaient la partie gauche; un bureau et une table ovale entourée de sept chaises se trouvaient à droite. On pouvait voir que tous les tiroirs avaient été vidés.
Félicia passa de longues minutes en contemplation, la poitrine opprimée par l’atmosphère pesante. En raison de l’insonorisation, le seul bruit qu’elle pouvait entendre était les battements de son propre cœur.
Le temps vint d’essayer ce pour quoi elle était venue. Elle ferma les yeux puis inspira profondément pour inviter en elle l’état d’acuité. Elle garda ses paupières closes plus longtemps qu’elle n’en avait besoin, mais elle finit par les ouvrir au prix d’un effort. Devant elle se tenait une impression parfaitement discernable qui la scrutait, comme l’avaient fait celles du Café Konya.
La gorge serrée, elle murmura : « Bonjour, papa ». 

dimanche 5 décembre 2010

Le Noeud Gordien, épisode 149 : L’ouverture, 3e partie

Dès son arrivée dans les environs, Claude Sutton trouva sans difficulté l’endroit où les événements s’étaient produits. Des cercles concentriques de journalistes s’appliquaient à saisir les images et les mots qui nourriraient la bête médiatique pour quelques jours encore. Au-delà, une chaîne d’agents de police de Grandeville encerclait le périmètre bouclé. L’un d’eux leva la paume pour signaler à Sutton de garder ses distances; il s’écarta dès qu’il vit son insigne.
« Où est-ce que je peux trouver le major L’Écuyer? » L’agent pointa en direction de la plage. Sutton le remercia et traversa les quelque deux cents mètres qui l’en séparaient.
Les Sons of a Gun s’étaient rassemblés dans une base de plein air, en principe fermée pour quelques mois encore. Non contents d’avoir pour eux le site entier, les motards avaient érigé une grappe de pavillons de toile imperméable directement sur la plage. Ils avaient eu le temps de profiter du temps clément de la mi-mars : le gazon jaune comme le sable au bord de la mer avaient été piétinés récemment. Des verres à bière de plastique jonchaient le sol ici et là. Rien n’indiquait qu’ils s’étaient préparés à la tournure inattendue qu’avait prise l’événement.
Claude aperçut au loin le major Jean-Pierre L’Écuyer, entouré d’officiers et d’enquêteurs en vêtements civils. L’Écuyer lui fit signe de venir dès qu’il le remarqua. « Merci de t’être déplacé », lui dit-il avec une poignée de main en guise d’accueil.
« Je suis venu dès que je l’ai su », répondit-il.
« Gentlemen, je vous présente l’agent spécial Claude Sutton, directeur de l’escouade d’intervention contre le crime organisé de La Cité… » L’Écuyer présenta ensuite les membres de son équipe. Parmi ceux-ci se trouvait Richard Deslauriers, une légende vivante du monde de la criminologie qu’il avait déjà rencontrée à quelques reprises au fil des ans. Il avait récemment franchi le cap de la soixantaine bien qu’il parût quinze ans plus jeune.
Sutton conclut la tournée des formalités en demandant : « Alors, qu’est-ce qu’on sait à date?
— On interroge les témoins, mais on ne s’attend pas trop à ce que les motards parlent. Le coin est assez isolé pour nous compliquer la vie…
— Est-ce que vous surveilliez le rassemblement?
— On avait une équipe à l’embranchement… Le site est sur une péninsule, il n’y a pas d’autres accès par la route.
— Les témoins ne s’entendent pas sur l’origine du premier coup de feu », ajouta Deslauriers. « De notre côté c’est pareil, on n’a pas réussi à identifier une direction précise. Viens, on va te montrer le site du massacre… » Ils conduisirent Sutton jusqu’aux tentes. Une armée de techniciens en scène de crime passait toute la zone au crible.
Le pavillon central était meublé de tables et de chaises disposées à la manière d’une salle de conférence, quoique plusieurs aient été déplacées ou renversées. C’était là qu’avait vraisemblablement eu lieu la rencontre au sommet des dirigeants des Sons of a Gun. Généralement associé à La Cité – c’est pourquoi on avait sollicité la présence de Sutton –, le gang entretenait des chapitres et des clubs-écoles dans la plupart des villes voisines. On avait noté une recrudescence d’activité après la dissolution du clan Lytvyn et la tendance s’était encore accentuée après le déclenchement de la guerre des gangs.
Il était manifeste que la réunion avait été brusquement interrompue: les murs de toile blanche étaient éclaboussés de sang sur presque trois cent soixante degrés. Même si on avait déjà évacué les corps, il était facile pour l’œil entraîné de voir que quelque chose clochait. « C’est comme si quelqu’un était arrivé au centre de la pièce et s’était mis à tirer sur tout le monde à bout portant…
— Exactement…
— Mais… comment? Pourquoi personne n’a réagi?
— On a trouvé une flashbang juste ici », répondit L’Écuyer en pointant un carton numéroté au centre de la tente. La grenade incapacitante pouvait avoir pris par surprise les victimes. Mais en même temps, un BANG! de presque 200 décibels aurait ameuté le reste du site. Était-ce ce premier coup de feu que les témoins ne réussissaient pas à situer précisément? Sutton réfléchit un moment en tentant de reconstruire les événements. Deslauriers le fixait intensément, sourire en coin. Le criminologue avait manifestement déjà son hypothèse; il était curieux de voir si Sutton arriverait aux mêmes conclusions. Claude se sentait évalué comme un vulgaire écolier. C’était agaçant.
« Non, quelque chose cloche quand même… Vous ne me direz pas que personne ne montait la garde autour de la tente… Peut-être que les gardiens ont laissé passer les attaquants… Ça voudrait dire que ce serait peut-être un coup venant de l’intérieur… » Le regard de Deslauriers n’avait pas changé, mais son sourire s’était élargi. Sutton était sur la bonne voie. « Le problème, c’est que si les tueurs sont une faction dissidente des Sons of a Gun, ce serait carrément stupide de passer à l’action alors que tout le monde est là… Ce serait un vrai suicide de frapper dans ces circonstances.
— Tous les corps étaient dans la tente », dit L’Écuyer. « En tout cas, ceux qu’on a récupérés. Il s’est passé une dizaine de minutes avant qu’on fasse un move. Les renforts étaient en standby, mais même nous on a été surpris…
« Est-ce que vous avez identifié les victimes?
— Il nous en manque plusieurs…
— Je peux voir?
— Les corps sont déjà partis vers la morgue. On pourra voir les photos au poste.
— Oui, c’est bon. Ça m’aiderait beaucoup si je pouvais voir aussi les photos de la scène aussi, évidemment.
— Ça va être prêt à notre arrivée. »
Claude prit Deslauriers à part. « Est-ce que c’est moi ou c’est carrément illogique?
— Je pense comme toi… C’est très… Stimulant comme problème. J’ai hâte de voir les photos. »
Comme promis, toutes les images de la scène étaient prêtes à leur arrivée. Il était évident que la plupart des victimes n’avaient pas eu le temps de réagir. Le cadavre d’Alain Goudreau avait les yeux grands ouverts : la surprise était la dernière chose qu’il ait connue avant qu’on le tue de deux balles au torse. D’autres s’étaient levés ou avaient tenté de renverser des tables, mais ils avaient succombé avant d’avoir pu se mettre à couvert. La désorientation causée par la grenade avait gagné de précieuses secondes aux attaquants. Trois cadavres reposaient face contre terre au centre de la pièce. C’est tout ce que ces photos pouvaient leur apprendre pour l’instant.
Le technicien qui opérait l’ordinateur avait bien fait ses devoirs : il avait aligné les photos des cadavres avec celles prises par l’équipe de surveillance durant leur arrivée.
Sutton réussit à identifier toutes les victimes qu’on lui montra. « Alain Goudreau, dit Goudron, chef… Marc-André "Crasse" Lavoie, numéro deux… Lui, c’est Robert Garnier, "Garnotte"… C’est juste un soldat : je ne sais pas ce qu’il faisait là. Soit une promotion récente, soit c’est lui qui gardait la porte…Émilien "Milou" Savoie, full patch, chef du club-école de Grandeville… » C’était l’hécatombe : les Sons of a Gun étaient pratiquement décapités. Malgré tout le sang versé, Sutton dut reconnaître qu’à tout le moins, le massacre mettrait probablement fin – pour un temps, du moins – à la guerre des gangs dans La Cité.
Lorsqu’il vit la photo de la dernière victime, Sutton s’avança pour être certain que ses sens ne le trompaient pas. Ici, il n’y avait qu’une photo du cadavre; il n’y avait pas de photo correspondante prise par l’équipe de surveillance.
« Karl Tobin? » Il avait été de ceux qui gisaient face contre terre. Sutton n’avait pas pu le reconnaitre de dos.
« Qui?
— Un gangster périphérique à La Cité. Disparu de la carte depuis six mois… Présumé mort. »
Le technicien crut bon d’ajouter : « Ouais, on peut considérer ça confirmé, maintenant.
« À ma connaissance, il n’avait pas de contacts avec les Sons of a Gun. Les chances sont bonnes que ce soit lui, votre tueur », dit Sutton en pointant l’écran. 
Deslauriers ne semblait pas y croire. « C’est vrai qu’on ne l’a pas vu à son entrée, mais… Un gars seul? Il faudrait qu’il tire plus vite que Lucky Luke pour faire le tour avant que les autres aient réagi, grenade ou pas… Sans parler de se rendre à la tente des chefs, au milieu d’un rassemblement…
— Même durant les parties, ils sont tight sur la sécurité », ajouta L’Écuyer.
« Je ne dis pas que ça explique tout. Je suis d’accord pour dire que…
— C’est pas logique? »
Sutton eut une pensée pour les théories d’Édouard, à la fois complètement absurdes tout en étant soutenues par ses enregistrements… Mais contrairement à l’enquêteur dilettante, Sutton ne pouvait pas évoquer la magie ou des superpouvoirs comme explication dans le cadre de ses fonctions. Il acquiesça donc. « Même si c’est mystérieux, il y a une explication logique derrière tout ça. On a déjà une piste de plus; il reste à savoir où ça va nous mener… » 

dimanche 28 novembre 2010

Le Noeud Gordien, épisode 148 : L’ouverture, 2e partie

La façade du 1587, 9e avenue ne se distinguait pas particulièrement des bâtisses avoisinantes. Elle se trouvait dans l’un de ces quartiers essentiellement résidentiels parsemés de commerces de proximité. Le salon de massage de Will Szasz n’était identifié par aucune enseigne; d’épais rideaux obstruaient toutes les fenêtres. Vu de l’extérieur, aucun indice ne trahissait la véritable nature des lieux – outre le va-et-vient continu, de jour comme de nuit.
Karl Tobin traversa le seuil pour se trouver dans une sorte de salle d’attente sur laquelle veillait une réceptionniste. « Présentement, nous avons quatre hôtesses disponibles », récitait-elle au téléphone à un client. « Mélissa est une jolie étudiante brune aux cheveux longs. Cindy est une très grande blonde. Rachel est blonde elle aussi, avec de belles rondeurs. Léa, elle… Oui, c’est possible. Je… Cet après-midi? Ce serait possible à 3h30. Oui, c’est ça. À quel nom? D’accord. Merci, au plaisir de vous voir, cet après-midi, 3h30. »
On devinait au ton de sa voix qu’elle avait dû répéter ces informations trente mille fois, dans l’ordre et dans le désordre. C’était une jolie femme, mi-trentaine. Elle avait les yeux cernés et des manières nerveuses. Elle fit un sourire professionnel mais sans joie à Tobin avant de lui dire d’un ton sirupeux : « Désolée du délai. Que puis-je faire pour vous?
— Je suis venu voir ton boss.
— Il n’est pas disponible en ce moment », répondit-elle comme elle répondait sans doute à toutes les demandes du genre. « Est-ce que je peux prendre un message? »
L’imposant Tobin s’accouda au comptoir et rapprocha son visage de celui de la téléphoniste; elle sembla rapetisser par contraste. Pour contrebalancer sa posture intimidante, il dit d’une voix calme : « Tu vas dire à M. Szasz que Karl Tobin veut le voir. S’il te plaît. »
À la mention de son nom, la téléphoniste tressaillit. L’avait-on avertie de sa venue? Comment aurait-ce été possible? Quelle qu’en fut la cause, elle composa trois chiffres sur son téléphone.
« Oui… Un monsieur veut vous voir… Karl Tobin… »
Du tac au tac, on entendit une porte s’ouvrir au fond d’un couloir attenant. En cinq secondes, Szasz était dans la salle d’attente, une main dans le dos – sans nul doute refermée sur la crosse d’une arme.
« Tobin. Je pensais que t’étais mort. »
Karl haussa les épaules. « Peut-être que je l’étais. Mais ça va mieux, à c’t’heure. »
Les deux hommes s’échangèrent un regard soutenu chargé de tensions et de menaces. La téléphoniste eut un mouvement de recul, craignant peut-être que la violence explose. Plus loin, dans l’une des salles fermées, un client jouissait en grognant.
Finalement, Szasz dit : « Ça va être correct, Gen. » Il fit signe à Tobin d’avancer dans le couloir. L’idée d’avoir derrière lui un homme sur la défensive, armé et probablement hostile ne lui plaisait guère, mais Karl obtempéra.
Le bureau de Szasz se trouvait tout au bout du corridor. Il fit signe à Tobin de s’assoir sur une chaise usée et chambranlante; il s’assit quant à lui dans un fauteuil de cuir encore neuf. Avec ostension, il déposa devant lui le pistolet qu’il avait effectivement porté; il lui suffirait d’un mouvement pour l’empoigner et en user.
« Qu’est-ce que tu viens faire ici?
— Je m’intéresse aux Sons of a Gun ces temps-ci…
— Ben, va les voir. Qu’est-ce que ça peut me faire? 
— C’est parce que, vois-tu, y sont pas mes amis. Et y’a quelqu’un qui m’a dit qu’y étaient pas tes amis non plus.
— Ah ouais? Qui t’a dit ça?
— Gian… Jean Smith.
— Tu travailles pour lui?
— Nope.
— Alors c’est quoi ton but là-dedans?
— Vendetta.
— Si Smith t’aide, tu réalises que c’est probablement parce que ça le sert aussi?
— M’en fous. »
Szasz s’avança sur son siège. « Tu sais quoi? Moi aussi je m’en fous, au fond. J’ai peut-être quelque chose pour toi. Mais si tu veux agir là-dessus, tu vas avoir besoin de bras…
— Dis-moi ce que tu as à me dire, je m’occupe du reste. »
Szasz scruta Tobin en silence, comme s’il pesait le pour et le contre. Après un moment, il haussa les épaules. « À toi de voir ce que tu vas en faire, mais paraît que toutes les grosses têtes des Sons of a Gun vont être en rassemblement à Grandeville, samedi dans deux semaines…
— C’est tout ce qu’il me fallait », dit Tobin en se levant. Il tendit la main à Szasz qui hésita un instant avant de la prendre. « Merci. Je t’en dois une. »
Sa visite suivante chez les hommes de Batakovic fut pour le moins intéressante. Lorsqu’il sortit de leur repaire, Tricane l’attendait. Elle lui dit : « Alors alors? »
Pour toute réponse, Tobin hocha la tête gravement. Tricane éclata de rire. « Eh bien, mon Karl, tu vas te repayer en grande… Yeux pour œil, dents pour dent!
— Il me manque encore une chose… Je voulais te demander…
— Demande, demande!
— Tu sais lorsque tu me surprends des fois… Comment tu peux décider quand je te vois et quand je ne te vois pas? »
Le sourire de Tricane s’élargit : elle subodorait la suite.
« Est-ce que tu, genre, pourrais le faire pour moi? »
Elle éclata de rire en battant des mains comme une fillette excitée. « Oh oui! Pour toi, je vais le faire! »
Un tout petit sourire satisfait apparut sur les lèvres de Tobin. 

vendredi 26 novembre 2010

Subnormality au bar

Je tiens à partager avec vous un nouvel épisode de Subnormality d'une étonnante profondeur. J'adore cet auteur. J'en profite pour vous référer un autre numéro, simplement intitulé Weird? Vous m'en donnerez des nouvelles!

dimanche 21 novembre 2010

Le Noeud Gordien, épisode 147 : L’ouverture, 1re partie

Après ces derniers mois en dents de scie, Karl Tobin sentait finalement le vent tourner.
Il avait pensé la même chose l’été dernier en choisissant de risquer le courroux du clan Lytvyn, lorsqu’il s’était associé à Philippe Gauss et son fils pour distribuer l’Orgasmik. Contre toute attente, ce tournant avait été plutôt mineur comparé à la suite des choses.
Son quartier général attaqué.
Ses hommes tués.
Ses jambes détruites.
Heureusement, Mitch s’était assuré de collecter les prêts qui étaient dus; ses ventes d’O dans la banlieue nord les sauvaient de la disette, mais l’influence de Karl avait fondu comme neige au soleil. Durant l’hiver, ses pensées avaient glissé vers l’idée qu’il aurait dû mourir lui aussi plutôt que de survivre, définitivement handicapé et impotent.
Puis cette vieille qui rôdait à la périphérie de son monde avait ravivé l’espoir, quoique Tobin refusât encore d’y croire.
Elle l’avait choisi pour l’initier.
Elle avait noué sa langue pour l’empêcher de révéler ses secrets.
Elle avait finalement honoré sa dette en raccommodant une blessure que les médecins avaient qualifiée d’inguérissable, en prouvant incontestablement l’existence – et la puissance! – de ses capacités secrètes.
Maintenant de retour sur pied, il brûlait de l’urgence d’agir… Faire payer ceux qui l’avaient estropié, reconquérir son fief… Pour commencer. Et avec des alliés de la trempe de Gordon ou « Jean Smith », qui pourrait l’arrêter?
Lorsqu’il avait fait part de ses intentions à Tricane, elle lui avait répondu : « Si tu veux agir, agis; si tu veux réussir, attends! » Sa foi nouvelle envers celle qui l’avait fait renaître le convainquit de garder ses projets en veilleuse. Il s’attela plutôt à la pratique de ces exercices de purification qu’il avait négligés durant sa déprime.
Quelques semaines plus tard, au terme d’une leçon, Tricane lui dit : « Viens me chercher demain midi; apporte ta toge blanche, mon cœur : on a une cérémonie! » Quelque chose dans la voix de Tricane suggérait à Karl que l’attente tirait à sa fin…
Le lendemain, il la conduisit jusqu’à l’église abandonnée où il avait vécu son initiation-surprise. Cette fois, il put y entrer sans délai. L’équinoxe approchait; le soleil brillait franchement à travers les vitraux. Gordon s’y trouvait déjà, accompagné d’Espinosa qui semblait avoir pris sa place comme officiant. Les deux hommes portaient leur panoplie rituelle; cette fois, Tobin comprenait ce qu’elle signifiait.
Le blanc de sa toge signifiait qu’il était un simple initié, sous la responsabilité étroite d’un enseignant. Le violet porté par Espinosa et Tricane marquait leur statut d’adeptes : ils avaient étudié auprès de véritables maîtres qui avaient confirmé leur progression par l’octroi d’un objet rituel : la coupe, l’anneau, le bâton ou l’épée. Une fois les quatre objets acquis, l’adepte gagnait le droit de porter la toge pourpre et de porter officiellement le titre de maître – même si, informellement, on utilisait le même pour désigner un enseignant des traditions. Finalement, Tobin avait appris que la couronne de lauriers dorés que Gordon portait signifiait qu’il avait accompli le Grand Œuvre, quoiqu’il ne sache pas précisément ce que cela pût impliquer.
Félicia Lytvyn entra la dernière, solennelle, l’air grave. Elle rejoignit l’autel d’un pas lent pour s’agenouiller devant Espinosa. La tension entre eux saturait l’espace. C’était un secret de polichinelle : ils étaient en brouille depuis un moment. Tobin présumait que leur amourette avait tourné au vinaigre – donc que la relation maître-élève s’était pareillement envenimée. Elle s’en irait étudier ailleurs que dans leur petit clan, ce qui n’était pas pour lui déplaire : pour Tobin, le nom de Lytvyn évoquait un réflexe pavlovien de méfiance.
Il suivit la cérémonie avec un intérêt soutenu, soucieux de mieux comprendre ce nouveau monde qui était aussi le sien. L’attitude perplexe et renfermée qu’il avait adoptée durant l’hiver avait fait place à une volonté d’honorer la confiance que Tricane avait mise en lui – et, qui sait? D’en venir à développer lui-même ce pouvoir qu’elle détenait. On l’avait prévenu que le chemin serait long et ardu; il avait déjà trop tardé pour se mettre en route. Il lui fallait regagner le temps perdu!
Lytvyn reçut finalement l’étole pourpre qui signifiait qu’elle avait complété son noviciat; elle détenait le statut d’élève-adepte jusqu’à ce qu’elle gagne sa toge violette. Espinosa la posa sur ses épaules, une pointe de tristesse perçant sa façade stoïque. Félicia arborait quant à elle une expression arrogante de suffisance. Espinosa prononça ensuite les mots qui formalisaient la fin de la relation entre le maître et l’élève, après quoi Félicia tourna les talons et sortit. Elle n’avait pas prononcé un mot de plus que les paroles cérémoniales.
Après son départ, Gordon échangea quelques mots avec Espinosa et Tricane à voix basse; il salua Tobin d’un geste et se retira. Dès qu’il eut franchi la porte, Tricane dit, les yeux pétillants d’excitation : « Mon petit Karl, je sais que tu as des fourmis dans les jambes… Je te disais d’attendre, l’attente est finie! Regarde! » Elle pointa le téléphone que tenait Espinosa.
L’écran montrait une vidéo de mauvaise qualité, sans doute issue d’une caméra de sécurité; les images glacèrent néanmoins le sang de Tobin dans ses veines. Il reconnut sans peine le camion – comment pourrait-il l’oublier? Il ne l’avait vu qu’une seule fois en réalité, mais combien de fois depuis, dans des rêves fiévreux? C’était le camion qui avait défoncé sa quincaillerie. Espinosa pointa le conducteur et son passager. « On sait tous que tu connais Katzko; tu connais l’autre?
— Je voudrais bien… Les enfants de chienne!
— C’est le chef des Sons of a Gun…
— C’est lui, Goudron? Ah ben ciboire. Si j’avais su… Je ne lui ai jamais vu la face avant.
— C’est le temps de régler les comptes, hein, Karly-chou?
— Ouais, peut-être, mais avec quelle armée?
— Les ennemis de mes ennemis sont mes amis », répondit Espinosa.
« Mais encore… Qui? »
Espinosa lui tendit un billet où deux adresses étaient inscrites. Il reconnut la deuxième : c’était l’entrepôt qui servait de base aux hommes de Batakovic. Il avait fait affaire avec eux à quelques reprises; ces gars-là étaient sérieux. « Qu’est-ce qu’il y a au 1587, neuvième avenue?
— Le salon de massage de Will Szasz.
— Will Szasz!? Je pensais qu’il était fini, lui…
— Ahahah! Karl Karl Karl », caqueta Tricane. « La poutre dans ton œil! Moi, je pense qu’il pense que tu es encore plus fini que lui! » Tobin dut reconnaître qu’elle avait raison.
« Mais tu n’es pas fini, hein Karl?
— Oh que non. Et c’est le temps que je le fasse savoir! »

dimanche 14 novembre 2010

Le Noeud Gordien, épisode 146 : Les aïeux, 3e partie

Polkinghorne s’assit à côté de Félicia et but son verre d’une traite. Félicia lui tendit la bouteille. « C’est là que l’histoire devient plus floue », continua-t-il en versant son vin. « Harré avait l’habitude de disparaître pendant des mois sans que personne ne sache où il allait. Il faisait ses recherches, il revenait échanger ses découvertes contre des faveurs ou des informations qui lui manquaient, puis il repartait. Lorsque la Grande Guerre s’est déclarée, on ne l’avait pas vu à Munich depuis un moment déjà. Le déménagement du sanctuaire des Seize durant l’été 1915 a dû aussi retarder sa prise de contact suivante. Qui sait ce qu’il a fait ou vu durant cette absence, mais tous pouvaient dire que quelque chose avait changé lorsqu’il revint finalement. »
Félicia s’avança sur son siège, pendue aux lèvres de Polkinghorne. La bouche entrouverte, les yeux écarquillés, on aurait dit une petite fille à qui on lisait un conte fabuleux. Il continua en dissimulant son amusement.
« Pour commencer, ses cheveux étaient devenus très courts et tout blancs. Les plus grands changements se trouvaient toutefois du côté de son attitude. On le connaissait comme introspectif et distant; ça n’est qu’en état d’ivresse qu’il montrait quelque exubérance.
— Et vers quoi est-ce que ça a changé?
— Kuhn utilise les mots fébrilité et trépignement lorsqu’il en parle… Semble-t-il qu’il avait trouvé quelque chose qui l’excitait comme rien auparavant.
— La découverte qui a tout changé.
— Tout porte à croire qu’il aurait découvert un état de conscience supérieur…
— Supérieur comment? »
Polkinghorne fit un mouvement de la main qui indiquait que ses explications n’étaient que des spéculations. « Supérieur à ce que nous voyons et comprenons… Supérieur à l’acuité…
— Hum. C’est drôle que je n’aie jamais entendu parler de cet état de conscience…
— Erreur.
— Ah bon?
— C’est dans cet état de conscience que les maîtres jouent la Joute…
— À ce que je sache, ça prend tout un appareillage rituel pour seulement quelques secondes, non?
— Pour eux, oui; pour Harré, c’était probablement constant. Il nous en a montré l’existence, mais même sachant que la voie existe, nous peinons à suivre ses traces. Ça montre tout son génie, toute sa maîtrise… »
Les deux burent en silence.
« Comme tu sais, la puissance de notre art diminue en fonction du nombre de ses praticiens…
— J’imagine que dans ces temps-là, c’était une dimension encore plus importante qu’aujourd’hui…
— Oui. Donc, après son retour, Harré s’est mis à divaguer sur un grand projet qu’il avait conçu, mais il refusait de donner des détails. Lors de sa disparition suivante, tout le monde se doutait qu’il allait s’y consacrer. Étrangement, quelques mois plus tard, les procédés devenaient plus faciles; les novices se mirent à trouver l’acuité plus facilement, les adeptes à progresser par bonds…
— Harré avait ouvert ses cercles? »
Polkinghorne haussa les épaules. « Probablement. Nous ignorons ce qu’il a fait ou comment; deux choses sont sûres : à la fin, les cercles étaient ouverts et presque tous les maîtres d’Europe avaient été assassinés. Est-ce qu’il a ouvert les cercles puis utilisé leur pouvoir pour tuer les maîtres, ou est-ce que la mort des maîtres lui a donné la puissance manquante pour ouvrir les cercles?
— La poule ou l’œuf…
— Nous ne le saurons probablement jamais.
— Mais comment a-t-il pu tuer tant de maîtres sans être découvert? »
Polkinghorne sourit. « Pour la génération Internet, c’est facile de croire qu’on a toujours pu communiquer instantanément et facilement… Dans ce temps-là, des maîtres de la même école pouvaient passer quinze ans sans se voir. À cette fréquence, combien de temps avant qu’on s’inquiète de ne pas avoir de réponse? Par ailleurs, Harré a dû cacher ses actions et brouiller ses pistes. Et avec son talent…
— Revenons aux cercles. Comment a-t-il pu les créer en premier lieu?
— Ça, personne ne le sait. La proximité d’un cercle amplifie et distord les procédés, ça ne facilite pas la recherche… » Félicia parut déçue de sa réponse.
« Nous pourrions être reconnaissants envers Harré d’avoir ouvert de nouveaux horizons pour notre art… Mais n’oublie pas que ses meurtres nous ont fait perdre bien plus encore… Comme nous n’écrivons jamais nos secrets, notre art s’incarne à travers les maîtres. Lorsque l’un d’entre eux meurt, tous ses secrets, tout ce qu’il n’a pas enseigné à ses pairs ou ses élèves meurt avec lui. Paradoxalement, alors que notre art n’a jamais été aussi facile à manier, notre connaissance a reculé comparativement au siècle dernier.
— C’est vraiment terrible…
— Harré a d’abord attaqué les disciplines de Khuzaymah. Les a-t-il embusqué un à un ou tous ensemble? Nous l’ignorons. En quelques mois, ils étaient tous disparus. »
Félicia était bouche bée. Elle savait qu’un maître, quelle que soit sa tradition, ne pouvait être qu’un adversaire coriace. Mais tous les maîtres d’une tradition? C’était inimaginable!
« Les liens plus soutenus entre les membres du Collège leur permirent de réaliser qu’on s’attaquait à eux. Cette réalisation ne suffit guère : ils n’étaient plus qu’une poignée lorsqu’ils vinrent solliciter l’aide des Seize.
— Un maître qui tue des maîtres… Ils ont dû se mettre en guerre illico.
— En fait, non… Leur prudence les avait bien servis jusqu’alors, mais elle faillit bien causer leur perte… Les Seize ont voulu en savoir davantage avant d’agir. Rappelle-toi qu’à ce moment, ils ne pouvaient pas savoir qu’il s’agissait d’un maître, encore moins de l’un des leurs.
— Comment l’apprirent-ils?
— Grâce à une vidéoconférence.
— Quoi?
— Maintenant que les procédés étaient plus faciles, les Seize s’étaient mis à créer des moyens de communiquer à distance qui, auparavant, auraient été trop longs à mettre en place et trop ardus à utiliser pour être réellement pratiques… L’un des Seize en visite à Londres chez un membre du Collège était en communication distante avec le sanctuaire lorsque Harré apparut carrément dans la pièce pour les attaquer. La guerre était déclarée. Moins d’une heure plus tard, Harré apparaissait pareillement au sanctuaire…
— Londres - Zurich en moins d’une heure, en, quoi, 1916? C’est impossible!
— C’est… Harré. Cette nuit-là, neuf des Seize moururent. Tous les maîtres restants d’Europe firent front commun, mais Harré continua sa traque et réussit presque à les avoir. À la fin, ils connaissaient assez bien son modus operandi pour lui tendre un piège… Ils l’ont pris par surprise et l’ont éliminé avant qu’il ne réagisse.
— Comment, exactement? »
Polkinghorne haussa les épaules. « Ceux qui y étaient y sont tous restés sauf Schachter…
— Schachter comme dans l’induction de…?
— Oui, c’est lui le créateur du procédé. Malheureusement, il est mort à son tour au début des années vingt, en étudiant un cercle de Harré. Je peux te dire qu’en tout et pour tout, il ne restait qu’une poignée de maîtres. Zéro disciples de Khuzaymah, deux membres du Collège qui se trouvaient du côté des Amériques à ce moment-là… L’un d’eux était Eleftherios Avramopoulos, que tu connais maintenant. Parmi les Seize, seuls Kuhn, Schachter et Lemke ont survécu. Pour sauver notre art et guérir les blessures laissées par Harré, les survivants du Collège se sont joints à l’école de Munich. Au moins, la présence des cercles a aidé la reconstruction : durant l’entre-deux-guerres, Gordon puis Paicheler ont accompli le Grand Œuvre. D’autres ont suivi, mais encore aujourd’hui, les Seize ne sont pas encore seize… Je compte bien être du nombre un jour! » Il donna un coup de coude amical à Félicia. « Et peut-être toi aussi! »
Polkinghorne marqua une pause. « Je pense que j’ai fait le tour. Est-ce que je réponds à tes questions?
— J’en aurais tellement d’autres! On pourrait y passer la nuit! Je te remercie d’avoir pris le temps de m’expliquer tout ça.
— Est-ce que je peux savoir pourquoi tu me l’as demandé ici, maintenant? »
Ce fut au tour de Félicia de répondre avec un haussement d’épaules. « Ça doit être le fait de revenir m’installer dans la maison de mon enfance. Je n’ai jamais été proche de mes parents, mais ça m’a fait réfléchir sur mes origines… Puis sur les origines de notre art, à tout le moins tel que nous le connaissons aujourd’hui… »
Quelque chose dans le sourire triste de Félicia paraissait surfait; plus par intuition que par acuité, Polkingthorne avait l’impression qu’elle ne lui avait pas tout dit.

dimanche 7 novembre 2010

Le Noeud Gordien, épisode 145: Les aïeux, 2e partie

Polkinghorne fit un mouvement répétitif en se concentrant pendant une bonne minute. Félicia connaissait ce truc : il permettait de s’assurer que leurs paroles ne tombent pas dans quelque oreille indiscrète. Polkinghorne put donc commencer son histoire sans recourir aux euphémismes et détours qui sauvegardaient leurs secrets ordinairement.
« Nous ne connaissons pas grand-chose sur Harré avant son initiation; il serait né de parents européens quelque part en Amérique centrale durant les années 1880, probablement au Guatemala. Comme je te l’ai déjà expliqué, à ce moment-là, le Collège et les disciples de Khuzaymah se livraient une guerre secrète pour le contrôle des cours et des parlements européens. Fidèles à leur habitude, les Seize de l’école de Munich surveillaient l’évolution du conflit sans intervenir, tant que tous continuaient à respecter les cinq principes de la grande trêve. »
Félicia récita, non sans quelques hésitations : « Sauvegarder la vie des initiés, garder les secrets, respecter les quotas d’initiation, heu, obéir aux supérieurs… J’en oublie un…
— L’écriture…
— Ah! Faire en sorte que les écrits ne restent pas.
— Évidemment, le manuscrit de Voynich a été écrit avant la grande trêve; son émergence a confirmé qu’il était maintenant doublement important de ne pas fournir à quiconque une pierre de Rosette qui permettrait de le comprendre. Mais on s’éloigne du sujet… Tu dois aussi garder en tête qu’à l’époque, les procédés étaient encore plus longs et laborieux à mettre en place que de nos jours. L’enjeu principal du Grand Œuvre était de le réussir avant de mourir de vieillesse…
— À ce point-là!
— Oui. Les méthodes que nous utilisons maintenant pour développer et enrichir l’acuité n’étaient pas au point non plus…
— Pas surprenant que ça soit si long, alors. » Elle s’assit sur le futon; Polkinghorne resta quant à lui debout, verre à la main.
« Donc, à une époque où l’état d’acuité était plus difficile à atteindre et où il était plus ardu d’accomplir quoi que ce soit avec notre art, Harré s’est initié lui-même.
— Ouais, j’en ai entendu parler », dit Félicia sur le ton de la dérision. « Il se promenait comme ça, par hasard, et tout d’un coup il s’est mis à pratiquer exactement les bons exercices de la bonne manière…
— En fait, c’est l’un des aspects du mythe de Harré qui est plausible…
— Comment?
— Réfléchis… Avant que nos traditions deviennent des traditions, comment a-t-on découvert comment faire?
— C’est certain que quelqu’un quelque part a dû trouver la voie, mais d’un coup, comme ça?
— Tu sais comment l’acuité ouvre des portes… Tout ce qu’il faut, c’est trouver le seuil, ensuite le chemin apparaît… Par ailleurs, le flou qui entoure les origines de notre art laisse croire à une histoire discontinue. Il n’est pas impossible que la voie de l’acuité ait été découverte puis oubliée plusieurs fois au cours des siècles…
— Mais nos traditions utilisent des symboliques antiques…
— Pourtant, aucun des fondateurs de l’école de Munich n’a vécu durant l’antiquité.
— Pourquoi les lauriers, les épées et les toges, alors?
— Parce que même les maîtres ne sont pas à l’abri des effets de mode!
— Donc, comment l’école de Munich en est venue à découvrir Harré? »
Polkinghorne souriait malicieusement. « C’est bien ça qui rend plausible l’idée de son auto-initiation… C’est lui qui a trouvé les Seize!
— Et comment a-t-il fait pour seulement savoir qu’ils existaient?
— Semble-t-il qu’il aurait suivi des messages apparus dans ses rêves.
— Vraiment. » Félicia demeurait pour le moins sceptique.
« Qui sait? Je ne fais que te raconter ce que j’ai entendu, ne l’oublie pas… Je ne suis pas là pour te convaincre de quoi que ce soit. Donc, les Seize avaient pour la première fois un initié qu’ils n’avaient pas choisi... J’imagine qu’ils l’ont interrogé de toutes les manières dont ils disposaient, mais ils ont finalement décidé de l’admettre malgré ses… différences.
— C’est-à-dire?
— Typiquement, les initiés des Seize étaient choisis parce qu’ils étaient des intellectuels ou des érudits; Harré n’avait jamais reçu d’éducation formelle avant de rencontrer les Seize. Il semble aussi qu’il était aussi moins enclin à respecter les protocoles chers à l’école de Munich.
— Ses découvertes étaient trop précieuses, alors on s’en est accommodé?
— Exact. Comme tu le sais, même si les rituels de purification sont toujours les mêmes, les exercices méditatifs qu’on utilise de nos jours ont à peu près tous été codifiés et perfectionnés par Harré.
— Juste ça… Tout ce que ça a dû rendre possible…
— Oui. Pour lui-même en premier... Une fois entouré de gens qui connaissaient des procédés efficaces, il n’avait plus à réinventer la roue continuellement… Sa puissance a crû de façon exponentielle. Mais pendant que les Seize se réjouissaient de leurs découvertes, le conflit entre les disciples et le Collège s’envenimait…
— …jusqu’à ce qu’ils deviennent responsables du déclenchement de la première guerre mondiale.
— Ça n’est pas exact de le formuler ainsi; il serait plus juste de dire que les réseaux d’alliances qu’ils ont noués se sont retournés contre eux… Les deux partis pensaient pouvoir diriger le monde en l’unissant sous leur joug et en tirant les ficelles à l’arrière-scène, voilà que leurs créations prenaient une vie propre et échappaient à leur contrôle.
— Hum, je vois la nuance.
— Et c’est dans ce contexte que Harré a fait la découverte qui a tout changé… » 

dimanche 31 octobre 2010

Le Noeud Gordien, épisode 144 : Les aïeux, 1re partie

Félicia Lytvyn accueillit Loren Polkinghorne dans sa nouvelle demeure avec une bise et une étreinte. Il affichait pour sa part un sourire compatissant : il n’ignorait pas les difficultés qu’elle avait récemment rencontrées.
Il lui tendit un sac où quatre bouteilles tintaient en s’entrechoquant. « Housewarming gift… Comment dit-on ça ici?
— Chez nous, on pend la crémaillère… Les cadeaux sont un à côté pour souligner l’occasion…
— Qu’est-ce que c’est, une crémaillère?
— Tu sais quoi? Je n’en ai aucune idée. Allez, entre, entre! 
— C’est grand ici! »
Le hall d’entrée se trouvait au pied d’un large escalier qui conduisait au deuxième; le rez-de-chaussée s’étalait en vastes pièces à peu près nues. Les murs avaient encore leurs anciennes couleurs, entachées ici et là par des retouches de plâtre.
Félicia le conduisit dans la salle de séjour. Un futon, un banc de méditation et une glacière électrique représentaient la totalité de son mobilier; il suffisait d’ajouter deux valises pleines d’effets personnels, quelques livres et de la vaisselle jetable pour compléter l’inventaire de la maison.
« Quand j’étais petite, ma mère ne voulait jamais qu’on joue dans le salon…
— Alors tu te reprends en faisant du camping! »
Le commentaire se voulait plaisant, Félicia prit plutôt une expression mélancolique. « Ça fait deux semaines que je suis coincée. On dirait que je ne suis pas capable d’imaginer la maison autrement que comme mes parents l’avaient décorée, mais en même temps, je ne peux quand même pas… Je ne sais juste pas quoi faire avec tout ça. »
Elle se laissa glisser dans une rêverie que Polkinghorne n’osa pas interrompre. Il s’ingénia plutôt à déboucher une bouteille à l’aide de son couteau suisse. Il remplit deux verres en plastique avant d’en tendre un à Félicia.
Elle lui sourit mollement. « Oh, en passant… pour la faveur des chocolats, laisse tomber… »
Il était reconnaissant qu’elle ait trouvé ses réponses sans son aide: il n'avait pas eu à lui mentir davantage. « Je sais que tout ça a dû être difficile pour toi…
— Ça l’est encore…
— …mais as-tu pensé à ton futur? 
— Ah! Mais je ne pense qu’à ça… J’ai tout perdu : mon mentor, mon tuteur, mon amoureux. Et là, Gordon et Tricane ont chacun leur élève… Remarque que je n’ai pas particulièrement envie de travailler avec elle… Avramopoulos et Hoshmand ne prennent pas les filles… Et je crois que Mandeville ne m’aime pas trop. C’est dommage, elle me doit déjà des faveurs…
— Mandeville te doit des faveurs? »
« …il ne reste pas beaucoup de possibilités dans La Cité, hein? », continua-t-elle comme s’il n’avait rien dit. Elle regardait Polkinghorne d’un air piteux. Son message était on ne peut plus clair… Polkinghorne but lentement deux gorgées de vin avant de répondre.
« Je ne dis pas non, je ne dis pas oui; en temps de Joute, je ne peux pas prendre ce genre de décision sur un coup de tête.
— OK, OK, je comprends. Mais toi, qu’est-ce que tu en dis?
— Lytvyn, il n’y a personne que je voudrais plus que toi comme disciple. »
Le commentaire fit manifestement chaud au cœur de Félicia : elle devint aussi rayonnante qu’elle avait été morose la minute précédente. « En attendant de savoir si tu peux me prendre ou pas, est-ce que je peux te poser quand même quelques questions, heu, spécialisées?
— Bien sûr… Qu’est-ce que tu veux savoir?
— Je veux tout savoir sur Harré. Comment il est devenu si puissant, si vite. Pourquoi il s’est mis à tuer les Maîtres. Comment on l’a finalement stoppé… »
Polkinghorne fronça les sourcils; il avait l’air perplexe d’un parent dont l’enfant lui demande à brûle-pourpoint de lui prêter un briquet et une machette.
« C’était avant mon initiation… Personne ne connaît toute l’histoire. Ceux qui y étaient n’en parlent pas souvent…
— Si tu as des bribes, je vais les prendre. »
Polkinghorne fit un mouvement de la tête qui trahissait son indécision. « Comme j’ai été initié par Kuhn, j’imagine que c’est moi qui suis le mieux placé pour t’en parler. » Il soupira.
« Par où commencer? » 

dimanche 24 octobre 2010

Le Noeud Gordien, épisode 143: Promotion

Malgré son horaire chargé, Claude Sutton aimait à se promener dans le parc aux abords du lac Prince, à cinq minutes à peine de son bureau. Jadis, il allait y fumer; maintenant, c’était pour décompresser lorsque le poids de son travail devenait trop oppressant.
La journée était belle; c'était la première depuis longtemps à passer au-dessus du point de congélation. Après le dur hiver qui était tombé sur la ville, le contraste faisait apparaître la journée presque chaude.
C’était consternant de voir comment La Cité s’était dégradée au fil des ans. Des gardes armés surveillaient le parc à partir d’une petite cabine chauffée. Il n’entretenait toutefois pas d’illusions : sans les gardiens, le parc aurait vite été investi par les drogués et les gangsters au même titre que les autres espaces publics du Centre.
« Hey! Claude! »
Avec agacement, l’interpelé tourna la tête et vit le conseiller Vincent Therrien s’approcher en trottant. Il avait croisé le conseiller au volant de sa voiture juste avant d’arriver au parc; ça n’était pas une rencontre fortuite. Merde, pensa-t-il spontanément. Il se voyait toujours comme un homme de terrain plutôt qu’un bureaucrate, malgré la part importante de ses fonctions administratives. Il continuait de voir les politiciens d’un œil méfiant. Comme tous ceux de sa race, sa priorité était d’abord la pérennité de son poste; la lutte au crime ne l’intéressait probablement que dans la mesure où elle servait leurs priorités.
Cela dit, le tandem Martuccelli / Therrien n’avait rien à voir avec les horreurs qu’il avait connues sous l’administration Lacenaire. Leurs décisions étaient peut-être intéressées, mais au moins elles n’étaient pas motivées par le maintien de cette culture de corruption et d’intimidation qui était devenue le sceau de leur prédécesseur.
Une fois rendu à sa hauteur, Therrien demanda : « Alors, comment avance le dossier sur la guerre des gangs? »
Sutton haussa les épaules. « À vous de le dire. Cette semaine, il y a eu une attaque au fusil d’assaut. Au fusil d’assaut! Deux morts, seize et dix-huit ans. Ça compte comme une avancée ou un recul, ça? »
Therrien ne sut quoi répondre.
« Ah, c’est vrai… C’était seulement dans le Centre-Sud : ça ne compte pas vraiment. » Il regretta immédiatement ses paroles. Il n’aimait pas lorsqu’il se laissait gagner par le cynisme, mais cela échappait à son contrôle.
Therrien toussota. « Écoute, Claude, je vais te parler franchement. »
Claude l’encouragea d’un mouvement.
« Je sais que ça t’a fait chier de te retrouver chef aux enquêtes au Centre, à travailler avec des supérieurs qui mangeaient dans la main de ceux que tu voulais arrêter. 
— Les supérieurs ont été virés, mais je n’ai pas plus de moyens d’avancer », coupa Sutton.
« Laisse-moi finir. La mairesse a pris connaissance de ton mémoire sur l’intervention contre le crime organisé dans La Cité… 
— Quoi? »
Il était notoire que les études et recommandations à l’intention des instances prenaient le plus souvent la voie du placard, un dernier voyage à sens unique. Que la mairesse ait consulté une étude déposée avant sa nomination était une nouvelle aussi surprenante que l’aurait été la découverte de la vie sur Mars. Sinon plus.
« …et elle voudrait mettre sur pied une unité spéciale d’enquête sur le crime organisé.
— C’est-à-dire? En visant Les Sons of a Gun? Les gangs de rue? Les Ukrainiens? Le clan Fusco?
— Le mandat, c’est le crime organisé; ce sera à toi de monter tes dossiers et de décider la direction précise des enquêtes.
— À moi?
— La mairesse veut que ce soit toi qui la diriges. Tu es peut-être le seul officier supérieur expérimenté et avec un dossier impeccable. La mairesse est d’accord avec l’esprit de ton mémoire et ta réputation d’incorruptible fait qu’elle ne voudrait personne d’autre pour mettre tout ça en branle.
— Et je réponds… répondrais de qui, si j’acceptais?
— Directement du bureau de la mairesse; j’agirais à titre de liaison », répondit Therrien en se grattant le nez.
« Je vais devoir y penser », répondit Sutton.
« Come on, Claude. On sait tous les deux que c’est exactement là où tu as toujours voulu être. Ne fais pas comme si c’était une grosse décision. On se voit en début de semaine prochaine pour fixer les détails, OK? »
Il lui donna une tape sur l’épaule et s’éloigna. Therrien avait raison : Claude avait déjà choisi. Les rouages de son esprit s’étaient déjà attelés aux possibilités offertes par ce nouveau défi qui lui permettrait, peut-être, de finalement avoir un impact à la mesure de ses ambitions.

samedi 23 octobre 2010

Question de s'y retrouver...

À la demande générale (d'une deuxième personne), je vous fournis ici un petit guide des personnages, version "situation initiale" (je veux dire par là que j'évite de révéler à quelqu'un n'ayant pas lu le Noeud Gordien quoi que ce soit - sauf évidemment l'existence du personnage!). Il est fort probable que tout ceci se retrouve dans les archives éventuellement. N'hésitez pas à mentionner les oublis!

Aubut, Maurice
Le gars qui parle mal de la séquence d’ouverture. Chômeur.

Batakovic, Ferenc « Frank »
Membre du Conseil Central du clan Lytvyn.

Beausoleil, Jasmine 
Miss météo de CitéMédia, amie de Geneviève Gauss et Marianne Stams.

Cerra, Raul
Chimiste-analyste pour le clan Lytvyn.

Fusco, Guido
Membre du Conseil Central du clan Lytvyn, ancien mafiosi. Marié à Lucie Kingston.

Gauss, Édouard
Reporter pour CitéMédia. Marié à Geneviève Gauss. Frère de Philippe Gauss

Gauss, Geneviève
Épouse d'Édouard Gauss, femme au foyer.

Gauss, Philippe
Chef d'entreprise pharmaceutique. Père d'Alexandre, distributeur d'O.

Gordon
?

Goudreault, Alain « Goudron »
Membre du Conseil Central du clan Lytvyn. Motard.

Hannoun, Charles (Maître)
Avocat de Karl Tobin.

Henriquez, Eric « E »
Copropriétaire du Den, connaît tout le monde.

Hoshmand, Laurent
?

Katzko, Mikael
Criminel rival de Tobin, à la solde du clan Lytvyn.

Korhonen, Aleksi
Jeune amoureux de l'artiste Derek Virkunnen.

Kingston, Lucie « Loulou »
Copropriétaire du Den par alliance, ennemie de Mélanie Tremblay, épouse de Guido Fusco.

Lacombe, Luc
Psychologue.

Lapointe, Pierre-Charles
Psychologue, spécialiste d’hypno-thérapie au département de psychologie de l’Université de La Cité

Le Castillan, Gilles
Barman du Centre.

Legrand, Alexandre
Fils de Philippe Gauss et de Suzanne Legrand.

Legrand, Suzanne « Suzie »
Fondatrice de l’organisation caritative Cité Solidaire. Épouse de Claude Sutton, divorcée de Philippe Gauss.

Lytvyn, Félicia
Fille de Lev Lytvyn, récemment revenue d'Europe.

Lytvyn, Lev
Chef redouté de la plus puissante organisation criminelle de l'histoire de La Cité.

Martuccelli, Marilyn
Mairesse ayant succédé à l’administration Lacenaire.

Smith, Jean 
Membre du Conseil Central du clan Lytvyn.

Stams, Marianne
Amie de Geneviève Gauss.

Sutton, Claude
Inspecteur-chef de la police réputé incorruptible. Marié avec Suzie Legrand, beau-père d’Alexandr

Szasz, William « Will »
Membre du Conseil Central du clan Lytvyn, bras droit du chef

Tan, Aizalyasni aka Megan
Prostituée malaisienne.

Tobin, Karl
Criminel de carrière, l'un des rares à survivre en marge du clan Lytvyn.

Tobin, Michel « Mitch »
Neveu de Karl Tobin, délinquant débutant dans le monde criminel.

Tremblay, Mélanie
Copropriétaire du Den, femme d'affaire aguerrie. Ennemie de Lucie Kingston.

Tricane
Étrange femme qui doit une faveur à Karl Tobin. Apparemment folle.

Therrien, Vincent
Bras droit de la mairesse Martuccelli.

Vallée, Jean
Chef d’antenne de Cité Média.

Virkkunen, Derek
Artiste ascendant hautement apprécié du monde culturel.

dimanche 17 octobre 2010

Le Noeud Gordien, épisode 142 : Trois vaguelettes

Tricane était née deux fois. On lui avait dit qu’elle s’était déjà appelée Hanifah, mais elle ne savait rien de sa première vie. Elle disposait tout au plus d’une poignée d’impressions floues, parfois des images, plus souvent des sensations détachées de tout contexte… Le goût salé des embruns de la mer sur ses lèvres séchées par la baignade. L’odeur lève-cœur d’une tannerie. La silhouette d’une femme blonde au visage indistinct sinon la blancheur de sa peau.
Un seul souvenir se distinguait, à la fois par sa précision et par son intensité. Celui-là, elle savait précisément en quelles circonstances elle l’avait vécu. C’était le moment où son esprit s’était brisé. Elle se souvenait de la pression croissante jusqu’à ce que quelque chose cède en elle à la manière d’une digue; elle avait été ensuite emportée par des images, des sons et des émotions qui ne lui appartenaient pas. Hanifah avait cessé d’exister, engloutie par une marée sans queue ni tête.
Un homme l’avait un jour trouvée dans une ruelle de Tanger; il l’avait forcée à avaler un traitement qui avait mis son mal en veilleuse. En ouvrant les yeux, pour la première fois depuis une éternité, elle avait retrouvé un semblant de cohérence, d’identité : Tricane était née.  
Chose étrange, elle avait reconnu celui qui l’avait soignée, bien qu’elle ne l’eût jamais vu. Il avait habité ses délires, une présence rassurante parmi cent mille autres… Il avait toujours été destiné à la sauver. Une autre certitude était venue avec la reconnaissance : son futur dépendait d’une autre personne qu’elle devait trouver avant qu’il ne soit trop tard. Qui? Elle l’ignorait. Une vision s’imposait toutefois à son esprit : trois lignes horizontales, ondulées et parallèles. Ce dessin saurait la guider, c’est tout ce qu’elle retenait. Elle conservait l’impression d’en avoir su davantage dans ce moment-là, mais le reste s’était estompé en quelques secondes, comme les détails d’un rêve fiévreux après le réveil.
Son sauveteur l’avait initiée aux secrets de ses traditions pour découvrir qu’elle l’avait sans doute déjà été auparavant. Elle n’en gardait aucun souvenir, mais c’était comme si son corps se souvenait des exercices et des procédés que son esprit ignorait. Elle avait pu connecter avec l’état d’acuité facilement, et en un an, elle commençait – recommençait? – à accomplir des effets de plus en plus complexes à un rythme stupéfiant.
Elle avait par la suite suivi Abran Gordon dans tous ses déplacements.
Ils étaient arrivés dans La Cité depuis quelques mois lorsqu’elle vit un matin les mêmes trois lignes ondulantes que dans sa vision. Le soleil levant frappait une petite flaque d’eau stagnante que les vibrations avoisinantes faisaient remuer légèrement. Ce matin-là, elle bondit hors de son lit de fortune pour aller aux devants du destin à la ville.
Lorsque Tricane avait croisé Karl Tobin ce jour-là, c’était comme si les cieux s’étaient ouverts pour l’auréoler. Il portait au bras le tatouage d’une sirène assise sur une pierre; l’eau était représentée en dessous par les mêmes trois lignes qu’elle avait vues dans sa vision – et revues le matin même.
Elle l’avait observé à distance pendant quelques jours avant de l’approcher. Prétextant avoir besoin d’aide, elle l’avait interrogé sur son tatouage. De fil en aiguille, ils s’étaient échangé des faveurs. Tricane avait vu dans sa conduite un indice qu’il se montrerait réceptif aux coutumes d’obligations réciproques qui cimentaient les liens entre initiés.  
Forte de la certitude d’avoir trouvé celui qu’elle cherchait, elle l’aurait initié sur-le-champ, mais Gordon avait refusé. Il ne le lui permit qu’après qu’elle eut reçu son anneau.
Tobin s’était avéré un piètre élève. Il ne pratiquait ses exercices purificatoires que sous supervision, comme un écolier. Après plusieurs mois de travail, il ne semblait pas même proche d’être en mesure d’entreprendre les exercices méditatifs qui conduisaient à l’acuité, puis à l’accomplissement de procédés. D’ordinaire, un maître sélectionnait soigneusement ceux et celles avec qui il partageait ses secrets; Karl Tobin avait été choisi seulement en raison d’un détail de son tatouage. L’avait-elle trouvé en raison d’une fausse manifestation synchrone? Le reflet sur le mur avait conduit Tricane à lui le même jour. Ça ne pouvait être qu’une simple coïncidence. À moins que l’erreur eût été commise lors de l’interprétation de la vision originelle?
Elle avait reçu la formule du médicament après que Gordon eut décidé qu’elle méritait son anneau. Il recollait les pièces de son esprit cassé, mais sa lucidité actuelle n’était pas sans prix. Paradoxalement, son chaos mental lui donnait aussi une forme de clarté, comme si une oasis de sagesse illuminée fleurissait au cœur d’un désert mouvant de délires. Il lui arrivait d’éprouver une certaine nostalgie pour cet état bien particulier que Gordon avait su entretenir en ajustant sa posologie, mais elle n’était pas prête à y retourner, même momentanément. Pas encore…
Elle avait demandé à Karl d’arriver pour midi; il arriva avec quinze minutes de retard. « Le trafic », expliqua-t-il d’un ton narquois. Ils savaient tous les deux que la seule voiture des environs était celle de Mitch qui venait de le déposer à la porte.
« C’est aujourd’hui qu’on enlève tes bandages », répondit-elle d’un ton plat.
Malgré ses sourcils toujours froncés, les yeux de Karl s’illuminèrent. Il boita jusqu’au tabouret que Tricane lui montra. Ils n’avaient pas besoin de se rendre jusqu’à la chambre secrète pour accomplir l’opération : si elle avait réussi, il pourrait y monter par ses propres moyens.
Elle alla chercher des sécateurs rouillés dans son jardin à l’arrière. Son choix d’outil sembla inquiéter Karl. Elle glissa néanmoins une lame sous les bandages enserrés contre sa cuisse. Ils cédèrent facilement au coup de cisaille, libérant du coup une horrible odeur de putréfaction. Tobin chercha le regard de Tricane, troublé à l’idée que la puanteur soit celle de sa chair plutôt que celle du traitement. Tricane se contenta de continuer à entailler le tissu jusqu’à ce qu’il tombe par terre, emportant avec lui les éclisses qui avaient maintenu sa jambe immobile depuis des semaines.
Tricane se releva en laissant les sécateurs par terre. La cuisse de Tobin était entière, la peau lisse et sans poil. Les endroits où la chair avait été arrachée par les shrapnels avaient la blancheur de cicatrices, sans en avoir la raideur ou les boursouflures. Incrédule, Karl fléchit sa jambe en la tapotant du bout des doigts… Prudent, il se leva en s’appuyant sur sa jambe intacte avant de transférer graduellement son poids sur celle qui, récemment encore, avait été esquintée…
Il regarda Tricane, le visage surpris incrédule, comme s’il n’avait jamais réellement cru que Tricane fût capable d’honorer sa promesse. Il poussa un cri de joie en empoignant Tricane; il voulut la faire tourner, mais sa jambe faillit un instant. Il déposa Tricane juste à temps pour pouvoir s’appuyer sur elle. Instantanément, sa mine redevint sombre.
 « N’en fais pas trop, petit Karl! Elle manque d’exercice, ta jambe, c’est tout… vas-y lentement! »
Il put constater que Tricane disait vrai : la défaillance n’était que passagère. Sa bonne humeur revint aussi vite qu’elle était partie. « Je suis guéri! », déclara-t-il avant d’éclater d’un rire sans retenue. « Je suis correct! » Tricane était touchée de le voir rire et bouger spontanément après tous ces mois de morosité!
À la surprise de Tricane, il devint subitement solennel. Il tomba à genoux devant elle en lui prenant la main. Même accroupi, il pouvait presque la regarder dans les yeux. Il fixa son regard dans le sien avec une intensité qu’elle avait pensé ne jamais revoir. « Merci », lui dit-il en baisant sa main. Toute la reconnaissance du monde se trouvait dans cette simple parole. « Je ne douterai plus.
— Montons alors. Tu as encore beaucoup de travail... » 

dimanche 10 octobre 2010

Le Noeud Gordien, épisode 141 : Herméneutique de la santé mentale

La séance commença par un long silence, comme c’était souvent le cas avec ce client. Lorsqu’il parla finalement, Édouard Gauss demanda au docteur Lacombe : « Qu’est-ce que c’est au juste, la folie? »

Il aurait été tentant de répondre directement : le thérapeute s’intéressait à la question depuis longtemps. Il ne mordit toutefois pas à l’hameçon pour demeurer concentré sur son client. « Pourquoi poser la question? »
Édouard haussa les épaules en disant : « On en parle souvent ici. Depuis la semaine dernière, je me demande… de quoi parle-t-on exactement? Qu’est-ce que la folie?
— Et quelles sont vos conclusions?
— Je tourne en rond.
— C’est-à-dire?
— Lorsque quelqu’un est vraiment déconnecté du réel, il est clairement fou.
— C’est un bon début de définition, en effet.
— Lorsque quelqu’un n’a pas de symptômes, qu’il n’est pas malade, on va dire de lui qu’il est en santé. C’est la même chose pour la santé mentale, non?
— On peut dire ça.
— C’est ce que je veux dire : les fous sont ceux qui ne sont pas en bonne santé mentale. Les gens sains sont ceux qui ne sont pas fous.
— C’est comme si chacune se définissait plus par son contraire que par elle-même.
— Oui! », dit Édouard, content qu’on le comprenne, ravi qu’on mette des mots plus précis sur son inconfort diffus.
« Ceci nous ramène à ce que je vous demandais : pourquoi poser la question? »
Édouard poussa un soupir en mimant l’exaspération. « Avez-vous remarqué comment vous répondez toujours avec des questions?
— Ça n’est pas à moi de vous donner des réponses. Je peux vous aider à les trouver pour vous-même… Je suis un thérapeute, pas un gourou.
— Mais ma question n’est pas à propos de moi! Je me pose la question à un niveau plus général, intellectuel.
— Je vous offre un marché. Vous réfléchissez sur les raisons qui vous amènent à revenir sur le sujet. En échange, je vous donne mon point de vue sur la nature de la folie. Est-ce que ça vous convient?
— Pourquoi ne pas commencer par vous?
— Parce que mon point de vue est déjà prêt à être partagé. Peut-on en dire autant du vôtre? »
Le dernier commentaire fit réfléchir Édouard. Après un moment, il acquiesça aux conditions. Il replongea ensuite dans son introspection.
Il lui fallut plusieurs longues minutes pour structurer sa pensée. « Il y a deux choses qui me préoccupent. Premièrement, il y a les critères qui nous permettent de départager la folie de la santé mentale. Comme nous disions tout à l’heure, c’est facile de dire lequel est lequel en se servant de l’autre. C’est presque impossible de les définir pour eux-mêmes. Normalité, particularité, excentricité, marginalité, folie. Des teintes de gris.
— D’accord. Et la deuxième chose?
— C’est toute l’idée de perte de contact avec la réalité. Au fond, le vrai fou n’aura pas conscience qu’il est fou. Si on dit d’un homme sain qu’il est fou, il niera; idem si on dit d’un fou qu’il est fou. Si l’homme sain et le fou sont convaincus d’être sains… Lorsque quelqu’un s’interroge sur sa propre santé mentale… Comment peut-il être certain de quoi que ce soit?
— Devrais-je comprendre que vous vous souciez encore de votre propre santé mentale?
— Vous savez bien que oui.
— C’est encore ce projet dont vous refusez de me parler?
— Je suis venu ici pour y voir plus clair dans ma vie…
— Mais il semble évident que ce projet secret en est une partie importante ces jours-ci! »
Édouard haussa les épaules. « Je vis des… situations qui me font remettre en question bien des choses… J’en parle à certains de mes proches et ils semblent aussi confus que moi. Je me demande si c’est parce qu’ils voient ça comme moi ou parce qu’ils croient que je délire.
— Au moins, vous vous posez la question, ce qui est déjà quelque chose…
— Une bonne chose?
Les hommes qui croient vraiment en eux sont tous dans des asiles », dit Lacombe sur le ton de la citation.
— Intéressant. C’est de qui?
— C’est G.K. Chesterton.
— Ah! Je le connais : il a aussi écrit Le journalisme, c’est dire « Lord Jones est mort » à des gens qui n’ont jamais su que Lord Jones vivait… »
Ils échangèrent un sourire. Édouard demanda : « Alors, êtes-vous satisfait de mes réponses?
— Je vais m’en satisfaire. Vous voulez donc avoir un point de vue informé sur ce qu’est la folie?
— Le suspense me tue », répondit Édouard sur un ton sarcastique.
« En fait, c’est un sujet qui m’intéresse depuis longtemps. » Il alla prendre un épais volume sur une étagère pour le tendre à Édouard. Il était titré Herméneutique de la santé mentale par… Luc Lacombe.
« C’est ma thèse de doctorat », dit-il avec une pointe de fierté.
Édouard feuilleta les quelque six cent trente pages de l’ouvrage. « Je ne sais même pas ce que herméneutique veut dire… 
— En fait, je n’ai jamais utilisé ou même entendu le mot en dehors d’un contexte académique…
— Est-ce que je peux avoir la version courte? », demanda Édouard en rendant la thèse à son auteur.
« Je ne crois pas que ce serait une bonne thèse si on pouvait la résumer au complet, mais pour en venir à l’essentiel… La santé mentale peut être vue comme une évaluation sociale et normative de comportements individuels.
— Plaît-il?
— Pour donner du sens à la notion de santé mentale, il y a deux éléments essentiels : un individu qui se conduit d’une certaine manière et une société qui situe et interprète son comportement en fonction d’un cadre culturel donné.
— Par exemple?
— L’oracle de Delphes disait ses prophéties dans un langage confus qui devait ensuite être interprété par les prêtres… Les grands du monde antique traversaient le monde pour l’entendre. De nos jours, l’oracle dormirait dans une ruelle sans que personne ne porte attention à ce qu’elle dit. Et comment me recevriez-vous si je disais que je me suis entretenu avec un buisson en flammes qui m’a donné dix commandements sur la façon correcte de vivre?
— Je vois ce que vous voulez dire.
— En d’autres termes, il est peut-être moins intéressant de statuer sur qui est fou et qui ne l’est pas, et peut-être plus pertinent d’analyser les mécanismes par lesquels une société donnée va se servir de comportements pour étiqueter et contrôler ceux qui divergent de la norme. À ce sujet, les travaux de Thomas Sz… 
— Ça s’en vient un peu trop académique pour moi », coupa Édouard. « Mais je comprends  quand même, en gros.
— Je vous avais dit que ça n’était pas facile à résumer!
— Mais si quelqu’un soutient dur comme fer qu’il y a un éléphant dans la pièce… On peut dire qu’il est fou sans que ça devienne une question de normes et de société, non?
— À deux conditions…
— Quoi?
— Même si vous dites que ça n’est pas une question de société, pour qu’on le déclare fou, il faudrait quand même qu’il y ait d’autres personnes qui, eux, ne voient pas l’éléphant… Ceux-là se font les représentants de la société en identifiant le discours du premier comme erroné.
— Et quelle est la seconde condition? »
Le docteur Lacombe eut un sourire espiègle. « Il faut qu’il n’y ait pas d’éléphant dans la pièce! »