Les nouvelles
responsabilités de Mélanie Tremblay, contre toute attente, avaient très peu
interféré avec sa routine de travail. Au jour le jour, ses activités demeuraient
les mêmes. Des montants à déplacer jusqu’à ce qu’ils disparaissent des radars
gouvernementaux. Des investissements à gérer. Des échanges de marchandise à
faciliter. La plus grande différence tenait au fait qu’elle gérait
désormais ses propres affaires, et non celles de M. Lytvyn. Depuis que Szasz
avait pris en main le segment plus sale et violent de l’organisation, son
leadership était maintenant accepté par tout le monde. Même les plus rétifs
avaient dû le reconnaître : leur organisation n’avait jamais été aussi lucrative.
Mélanie était plus
riche, plus puissante, mais était-elle plus heureuse?
Elle avait été
électrisée par ses nouveaux défis, mais la réalité l’avait vite rattrapée. Elle
bossait de longues journées, après quoi elle se retirait dans son cocon de
ouate solitaire – pas de famille, peu d’amis, rien d’autre à faire que le plein
de vide en prévision de la prochaine longue journée.
Le problème? Elle n’arrivait
plus à décrocher si facilement une fois ses tâches accomplies. Le fait qu’elle
travaille avec des partenaires et des clients capables de l’abattre sans
sourciller y était pour quelque chose… Ou le risque que la police en découvre
assez pour l’envoyer croupir à l’ombre jusqu’à sa ménopause… Ou qu’un rival décide
que le pouvoir est plus important que l’argent, et qu’il la fasse disparaître…
Toutes ces craintes demeuraient présentes dans son esprit en permanence. Elles
s’imposaient d’autant plus que son appartement vide les amplifiait comme une
caisse de résonnance.
Dans ces moments, elle
s’efforçait de penser à M. Lytvyn. Le vieil homme avait veillé sur sa ville pendant
des décennies, faisant fi de toute opposition. Elle se répétait qu’il suffisait
de faire pareil pour en venir au même résultat… Mais elle n’arrivait pas à s’en
convaincre.
Pour divertir ses
craintes, elle passait de plus en plus de temps en ville. Le salon VIP du Den
était devenu encore plus important à ses yeux, un véritable port d’attache.
Elle s’y sentait chez elle, toujours accueillie chaleureusement par Henriquez
et son équipe, entourée de gens avec qui engager des conversations légères. C’était
son havre de paix, son dernier rempart capable de tenir à distance à la fois
les tensions de ses journées comme celles de ses nuits.
La plupart du temps,
mais pas toujours.
Mélanie venait tout
juste d’arriver. Elle avait choisi une banquette où elle s’était assise seule
pour siroter un cocktail au goût aussi exotique que sa composition pouvait être
mystérieuse. Elle remarqua qu’un homme au bar cherchait son regard. Il avait
une carrure d’athlète et des manières pleines d’assurance. Elle n’avait
nullement envie de ramener quiconque à la maison, mais la perspective d’une
conversation la tira de sa coquille. Elle lui retourna son sourire; il s’approcha.
« Je peux m’asseoir? »,
dit-il poliment. Avant qu’elle ait pu répondre, elle remarqua qu’un petit
groupe se dirigeait tout droit vers elle.
Oh shit. « Fais de l’air », dit-elle en reconnaissant le
couple à sa tête. La vitesse à laquelle l’homme disparut laissa croire qu’il l’avait
reconnu lui aussi.
Guido Fusco en personne. À son bras, Loulou Kingston affichait un
détestable air de supériorité, comme si elle défiait Mélanie de l’attaquer
pendant que son mari – et, détail non négligeable –, quatre de ses hommes l’accompagnaient. En arrière-plan, Henriquez
courait presque pour les rejoindre. C’était la toute première fois que les
quatre copropriétaires de la boîte – Henriquez, Fusco, Loulou et Mélanie – se
retrouvaient en un même lieu. À sa connaissance, c’était même la première fois
que M. Fusco venait au Den. Il n’était toutefois pas venu parler de la boîte;
lorsque Henriquez voulut s’approcher, l’un des gardes du corps l’arrêta en
posant une main sur sa poitrine. L’homme lui dit quelque chose à l’oreille qui
le fit battre en retraite avec un sourire forcé.
L’air grave, il prit place
face à Mélanie, Loulou à ses côtés, les hommes juste derrière. Mélanie
connaissait assez bien M. Fusco pour savoir qu’il prévoyait garder le silence
un petit moment, question de laisser la pression monter et de bien la
décontenancer. Le signal était clair : ce n’était pas une visite de
courtoisie.
Mélanie refusa de se
laisser gagner par la terreur. Qu’aurait
fait M. Lytvyn à ma place? Il n’aurait pas laissé à M. Fusco le soin de
dicter les règles du jeu. Il était puissant… Mais elle aussi. Et surtout, elle
n’avait rien qu’il puisse lui reprocher. « Superbe complet, lança-t-elle.
LeHouillier? »
« En effet,
dit-il.
— C’est de loin le
meilleur tailleur en ville.
— Vous êtes une femme
de goût… Ce n’est pas tout le monde qui a autant l’œil que vous. » Mélanie
s’amusa de voir que le commentaire avait piqué Loulou. Était-elle jalouse que
son mari complimente son ennemie jurée? Se voyait-elle diminuée du fait qu’elle
n’avait pas l’œil, elle? Elle fut
tentée un instant de jeter de l’huile sur le feu, de la provoquer juste pour
voir… Mais non : cette rencontre n’était pas à propos de leur vieille
guerre.
Fusco en vint aux
faits. « Mélanie… Vous et moi, nous n’avons jamais eu de problème
ensemble, n’est-ce pas? »
— Avec vous,
jamais », répondit-elle. Juste avec
votre femme.
« Tout le monde
dit que vous êtes une femme digne de confiance. Une femme raisonnable. Avec qui
il est possible d’avoir une conversation. » Ses mains voletaient comme des
papillons, accompagnant chacun de ses mots.
« Tout-à-fait. »
Mélanie s’avança sur son siège. « De quoi aimeriez-vous me parler, M.
Fusco? Je suis toute ouïe. »
Ses yeux se rivèrent
sur ceux de Mélanie. Elle n’avait jamais trouvé attirant cet homme, petit et
chauve, mais l’intensité de son regard le révéla sous un jour nouveau. Elle vit
comme jamais auparavant ce qui se cachait dans sa tête… Une intelligence vive,
une volonté de fer. « Certaines de mes connaissances ont eu quelques
ennuis récemment… »
Elle savait très bien
à quoi il référait. « J’ai été désolée d’apprendre pour M. Cigonlani… »
Sans parler de la quantité faramineuse d’héroïne saisie par la police sur les
lieux du massacre.
Fusco rejeta ses
sympathies d’un mouvement de la main. « Il y a certains de mes associés
qui blâment M. Szasz pour ce fâcheux événement… »
Voilà donc ce qui
avait fait sortir M. Fusco de son fief. « Je peux vous assurer que nous
n’avons rien à voir avec cette histoire. »
Fusco la scruta
pendant quelques secondes qui lui parurent une éternité. Elle se surprit d’en
être affriolée. « Je vous crois », finit-il par déclarer.
« Nos ennemis
sont partout, dit-elle. Notre plus grande richesse, c’est d’avoir des amis
dignes de confiance. »
Fusco parut savourer ces
paroles. « Heureux de savoir que nous sommes amis.
— Et j’espère que nous
saurons le rester. Nous devrions discuter plus longuement de nos intérêts… Dans
un endroit moins bruyant, peut-être? »
Fusco signifia son
assentiment, puis il se leva. « Profitez bien de votre soirée… chère
amie. » Loulou la fusilla du regard en s’éloignant : ce n’était pas
le déroulement qu’elle avait imaginé.
Henriquez accourut aux
nouvelles dès que l’entourage de M. Fusco fut éloigné. « Est-ce que je
devrais m’inquiéter?
— Pas du tout »,
répondit-elle en souriant. Elle avait l’impression d’avoir joué ses cartes comme
une pro. « J’ai envie de champagne. As-tu le temps de te joindre à
moi? »
Heureux de n’avoir
rien à craindre, confortable de renouer avec son rôle d’hôte, Henriquez
s’empressa de quérir une bouteille et deux flûtes. « À l’amitié »,
dit Mélanie avant de vider la sienne, incapable de cesser de penser aux yeux perçants
de Guido Fusco.