dimanche 30 octobre 2016

Le Noeud Gordien, épisode 444 : Conversation

Les nouvelles responsabilités de Mélanie Tremblay, contre toute attente, avaient très peu interféré avec sa routine de travail. Au jour le jour, ses activités demeuraient les mêmes. Des montants à déplacer jusqu’à ce qu’ils disparaissent des radars gouvernementaux. Des investissements à gérer. Des échanges de marchandise à faciliter. La plus grande différence tenait au fait qu’elle gérait désormais ses propres affaires, et non celles de M. Lytvyn. Depuis que Szasz avait pris en main le segment plus sale et violent de l’organisation, son leadership était maintenant accepté par tout le monde. Même les plus rétifs avaient dû le reconnaître : leur organisation n’avait jamais été aussi lucrative.
Mélanie était plus riche, plus puissante, mais était-elle plus heureuse?
Elle avait été électrisée par ses nouveaux défis, mais la réalité l’avait vite rattrapée. Elle bossait de longues journées, après quoi elle se retirait dans son cocon de ouate solitaire – pas de famille, peu d’amis, rien d’autre à faire que le plein de vide en prévision de la prochaine longue journée.
Le problème? Elle n’arrivait plus à décrocher si facilement une fois ses tâches accomplies. Le fait qu’elle travaille avec des partenaires et des clients capables de l’abattre sans sourciller y était pour quelque chose… Ou le risque que la police en découvre assez pour l’envoyer croupir à l’ombre jusqu’à sa ménopause… Ou qu’un rival décide que le pouvoir est plus important que l’argent, et qu’il la fasse disparaître… Toutes ces craintes demeuraient présentes dans son esprit en permanence. Elles s’imposaient d’autant plus que son appartement vide les amplifiait comme une caisse de résonnance.
Dans ces moments, elle s’efforçait de penser à M. Lytvyn. Le vieil homme avait veillé sur sa ville pendant des décennies, faisant fi de toute opposition. Elle se répétait qu’il suffisait de faire pareil pour en venir au même résultat… Mais elle n’arrivait pas à s’en convaincre.
Pour divertir ses craintes, elle passait de plus en plus de temps en ville. Le salon VIP du Den était devenu encore plus important à ses yeux, un véritable port d’attache. Elle s’y sentait chez elle, toujours accueillie chaleureusement par Henriquez et son équipe, entourée de gens avec qui engager des conversations légères. C’était son havre de paix, son dernier rempart capable de tenir à distance à la fois les tensions de ses journées comme celles de ses nuits.
La plupart du temps, mais pas toujours.
Mélanie venait tout juste d’arriver. Elle avait choisi une banquette où elle s’était assise seule pour siroter un cocktail au goût aussi exotique que sa composition pouvait être mystérieuse. Elle remarqua qu’un homme au bar cherchait son regard. Il avait une carrure d’athlète et des manières pleines d’assurance. Elle n’avait nullement envie de ramener quiconque à la maison, mais la perspective d’une conversation la tira de sa coquille. Elle lui retourna son sourire; il s’approcha.
« Je peux m’asseoir? », dit-il poliment. Avant qu’elle ait pu répondre, elle remarqua qu’un petit groupe se dirigeait tout droit vers elle.
Oh shit. « Fais de l’air », dit-elle en reconnaissant le couple à sa tête. La vitesse à laquelle l’homme disparut laissa croire qu’il l’avait reconnu lui aussi.
Guido Fusco en personne. À son bras, Loulou Kingston affichait un détestable air de supériorité, comme si elle défiait Mélanie de l’attaquer pendant que son mari – et, détail non négligeable –, quatre de ses hommes  l’accompagnaient. En arrière-plan, Henriquez courait presque pour les rejoindre. C’était la toute première fois que les quatre copropriétaires de la boîte – Henriquez, Fusco, Loulou et Mélanie – se retrouvaient en un même lieu. À sa connaissance, c’était même la première fois que M. Fusco venait au Den. Il n’était toutefois pas venu parler de la boîte; lorsque Henriquez voulut s’approcher, l’un des gardes du corps l’arrêta en posant une main sur sa poitrine. L’homme lui dit quelque chose à l’oreille qui le fit battre en retraite avec un sourire forcé.
L’air grave, il prit place face à Mélanie, Loulou à ses côtés, les hommes juste derrière. Mélanie connaissait assez bien M. Fusco pour savoir qu’il prévoyait garder le silence un petit moment, question de laisser la pression monter et de bien la décontenancer. Le signal était clair : ce n’était pas une visite de courtoisie.
Mélanie refusa de se laisser gagner par la terreur. Qu’aurait fait M. Lytvyn à ma place? Il n’aurait pas laissé à M. Fusco le soin de dicter les règles du jeu. Il était puissant… Mais elle aussi. Et surtout, elle n’avait rien qu’il puisse lui reprocher. « Superbe complet, lança-t-elle. LeHouillier? »
« En effet, dit-il.
— C’est de loin le meilleur tailleur en ville.
— Vous êtes une femme de goût… Ce n’est pas tout le monde qui a autant l’œil que vous. » Mélanie s’amusa de voir que le commentaire avait piqué Loulou. Était-elle jalouse que son mari complimente son ennemie jurée? Se voyait-elle diminuée du fait qu’elle n’avait pas l’œil, elle? Elle fut tentée un instant de jeter de l’huile sur le feu, de la provoquer juste pour voir… Mais non : cette rencontre n’était pas à propos de leur vieille guerre.
Fusco en vint aux faits. « Mélanie… Vous et moi, nous n’avons jamais eu de problème ensemble, n’est-ce pas? »
— Avec vous, jamais », répondit-elle. Juste avec votre femme.
« Tout le monde dit que vous êtes une femme digne de confiance. Une femme raisonnable. Avec qui il est possible d’avoir une conversation. » Ses mains voletaient comme des papillons, accompagnant chacun de ses mots.
« Tout-à-fait. » Mélanie s’avança sur son siège. « De quoi aimeriez-vous me parler, M. Fusco? Je suis toute ouïe. »
Ses yeux se rivèrent sur ceux de Mélanie. Elle n’avait jamais trouvé attirant cet homme, petit et chauve, mais l’intensité de son regard le révéla sous un jour nouveau. Elle vit comme jamais auparavant ce qui se cachait dans sa tête… Une intelligence vive, une volonté de fer. « Certaines de mes connaissances ont eu quelques ennuis récemment… »
Elle savait très bien à quoi il référait. « J’ai été désolée d’apprendre pour M. Cigonlani… » Sans parler de la quantité faramineuse d’héroïne saisie par la police sur les lieux du massacre.
Fusco rejeta ses sympathies d’un mouvement de la main. « Il y a certains de mes associés qui blâment M. Szasz pour ce fâcheux événement… »
Voilà donc ce qui avait fait sortir M. Fusco de son fief. « Je peux vous assurer que nous n’avons rien à voir avec cette histoire. »
Fusco la scruta pendant quelques secondes qui lui parurent une éternité. Elle se surprit d’en être affriolée. « Je vous crois », finit-il par déclarer.
« Nos ennemis sont partout, dit-elle. Notre plus grande richesse, c’est d’avoir des amis dignes de confiance. »
Fusco parut savourer ces paroles. « Heureux de savoir que nous sommes amis.
— Et j’espère que nous saurons le rester. Nous devrions discuter plus longuement de nos intérêts… Dans un endroit moins bruyant, peut-être? »
Fusco signifia son assentiment, puis il se leva. « Profitez bien de votre soirée… chère amie. » Loulou la fusilla du regard en s’éloignant : ce n’était pas le déroulement qu’elle avait imaginé.
Henriquez accourut aux nouvelles dès que l’entourage de M. Fusco fut éloigné. « Est-ce que je devrais m’inquiéter?
— Pas du tout », répondit-elle en souriant. Elle avait l’impression d’avoir joué ses cartes comme une pro. « J’ai envie de champagne. As-tu le temps de te joindre à moi? »
Heureux de n’avoir rien à craindre, confortable de renouer avec son rôle d’hôte, Henriquez s’empressa de quérir une bouteille et deux flûtes. « À l’amitié », dit Mélanie avant de vider la sienne, incapable de cesser de penser aux yeux perçants de Guido Fusco.

dimanche 23 octobre 2016

Le Nœud Gordien, épisode 443 : Frappe

Les lumières des gyrophares tapissaient les façades du quartier qu’on devinait paisible d’ordinaire. La météo annonçait du beau temps pour la journée, mais l’atmosphère était saturée d’un crachin dense qui ne mouillait pas moins qu’une vraie pluie. Le soleil n’était pas encore levé; aux alentours, des voisins en robe de chambre lorgnaient la scène à travers les rideaux de leur maison. Quelques-uns, plus hardis, s’étaient rassemblés à quelques pas du périmètre de sécurité tracé par les habituels rubans jaunes.
C’est sur cette scène que Claude Sutton et le lieutenant Caron débarquèrent. Un agent vint les accueillir à la sortie de leur voiture. Caron en vint aux faits en un mot : « Alors?
— L’appel a eu lieu un peu avant quatre heures du matin. Des voisins ont rapporté des coups de feu. » Le policier, un jeunot, était nerveux. Claude ne pouvait pas dire si c’était parce qu’il s’adressait à un directeur d’unité –  une rareté sur le terrain –  ou au sévère lieutenant Caron.
« On parle de combien de tirs?
— Une vraie fusillade, répondit-il. La porte a été forcée, comme vous pouvez voir. »
Forcée? Détruite aurait été plus juste. Des éclats de bois recouvraient un demi-cercle de plus de deux mètres de l’autre côté du seuil. Surpris, Caron demanda : « Coudonc, est-ce qu’y ont pris une grenade? Un bazooka? »
L’agent haussa les épaules. « Les gars du laboratoire disent qu’il va falloir attendre leur analyse.
— Bref, ils ne savent pas, rétorqua le lieutenant. On peut entrer? »
L’agent hésita, craignant peut-être que la question soit une mise à l’épreuve. « Heu, oui? Si vous voulez. Je… Oui. Suivez-moi. »
Un premier cadavre gisait sous une toile, encore couché dans un fauteuil aligné avec l’entrée béante de la maison. Le fusil qui se trouvait juste en-dessous de sa main ouverte laissait croire qu’il montait la garde au moment de la frappe. Trois autres individus avaient été abattus dans le couloir qui menait aux chambres. Ceux-là étaient en train d’être examinés par l’équipe médicolégale. Deux d’entre eux étaient enlacés, peut-être portés par un élan de fraternité face à la mort. Des trous de balle constellaient les murs du passage.
« A-t-on identifié les victimes?
— Pas formellement. Mais c’est des gars de Fusco. Inner circle. »
Ils ne pouvaient pas aller plus loin sans être dans les jambes des enquêteurs. « La pièce au fond est fortifiée, grille, cadenas, tout le tralala. Les suspects n’ont pas dû avoir le temps de la forcer : on a récupéré quatre paquets d’un kilo de poudre blanche à côté d’un coffre-fort.
— De la coke?
— Les gars pensent que c’est plutôt de l’héroïne », dit l’agent sur le ton de la confidence.
Quatre kilos… Une fortune. On pouvait tuer pour moins que ça. « Un instant, dit Sutton. À côté du coffre-fort?
— Ouais. C’est bizarre, hein? »
Comment expliquer que des briques valant plusieurs centaines de milliers de dollars soient déposées là… À moins que le coffre-fort en soit déjà plein?
Un coup d’œil à Caron lui donna l’impression qu’il pensait la même chose.
« Est-ce que ça serait les fameuses noix de coco? », souffla Caron à l’oreille de Sutton. Des mafiosi sous écoute y avaient souvent fait allusion au cours des dernières semaines. Les forces policières n’avaient toutefois pas recueilli assez d’information pour être en mesure de contrer ce complot.
L’héroïne avait dû être planquée là dans le plus grand secret, pour être écoulée graduellement… Cette frappe indiquait, par conséquent, que quelqu’un avait laissé filtrer l’information à un tiers parti. Mais qui? Il n’en avait pas la moindre idée, et cela le perturbait.
C’était la deuxième frappe consécutive contre le clan Fusco, après celle contre Abel Laganà et ses hommes. Sutton aurait été naïf de croire que la paix durerait longtemps dans La Cité… Une hypothèse plausible était que l’ex-clan Lytyvn ait maille à partir avec le parrain de la Petite-Méditerranée.

Ou, plus inquiétant, qu’une nouvelle force cherchait à se tailler une place sur l’échiquier de La Cité. 

dimanche 16 octobre 2016

Le Nœud Gordien, épisode 442 : Contrôle

Édouard était aux nues : CitéMédia irait de l’avant avec son projet de documentaire.
La structure de l’émission proposée par Maude avait été retenue. Elle commencerait par tracer un bref portrait de l’histoire des sciences occultes, de l’alchimie à Edgar Cayce, pour en arriver au cas de Yoha Geiger, qui s’affichait comme un mystique moderne… Jusqu’à ce que son chemin croise celui de Randall James. Le segment suivant devait porter sur le personnage du sceptique, en commençant par son conflit avec Geiger, pour finir avec une présentation de sa Fondation et du défi à un million. C’est là qu’Édouard et Ozzy entraient en scène.
La dernière section prenait la forme d’une causerie, où des spécialistes invités pourraient débattre et se prononcer sur la portée du défi relevé. Tout cela lui plaisait bien, mais il y avait encore loin de la coupe aux lèvres. À tout le moins, l’émission avait obtenu un feu vert définitif.
Un message sur son téléphone lui enleva le goût de célébrer.
« Viens me rejoindre à la galerie des crânes. Seul. Tout de suite. »
Être convoqué par Avramopoulos ne lui disait jamais rien qui vaille, mais qu’il le soit tout de suite après qu’il ait reçu la bonne nouvelle pouvait être plus qu’une coïncidence.
Ozzy vint à sa rencontre à la sortie de CitéMédia. Son oiseau devait avoir perçu sa préoccupation; il se montra particulièrement affectueux dans ses caresses. Il vola au-dessus de la voiture d’Édouard jusqu’à sa destination, le grand magasin mort-né sous lequel Avramopoulos avait aménagé sa catacombe.
La grande porte était déverrouillée; Édouard s’y engagea, laissant Ozzy derrière, quelque peu anxieux de se retrouver hors de portée des signaux de cellulaire. Il démarra l’application d’enregistrement vocal et s’engouffra dans le souterrain.
Revoir la petite pièce qui lui avait servi de cellule suscita un certain émoi. Pris dans les affres de la compulsion sexuelle, Avramopoulos l’avait conduit jusqu’au point de rupture. Il avait accepté de s’avilir, mais avait-il vraiment eu le choix? Il préférait éviter d’y penser, ne pas rouvrir ses blessures, surtout pas avant de se retrouver nez à nez avec son agresseur. Il ravala sa colère, son dégoût, son sentiment d’impuissance, et continua jusqu’à ce qu’Avramopoulos avait appelé la galerie des crânes.
La pièce avait été lugubre lors de son initiation, avec ses crânes, ses cierges, ses inscriptions cabalistiques... Sous les néons, ce n’était plus qu’une salle comme les autres. Les accessoires avaient été empilés dans un coin; le trône d’ossements sur lequel Avramopoulos l’attendait n’était plus aussi impressionnant sous la lumière crue. Édouard remarqua qu’un tableau à roulette et une table pliante, du même genre que ceux de l’Agora, avaient été disposés un peu plus loin.
Lorsqu’il aperçut Édouard, le Maître ferma le livre qu’il lisait, puis il le scruta comme un douanier en alerte. Après un moment de tension, il dit : « Comment va ta progression?
— Ça va, enfin, je crois.
— Pas d’autres procédés émergents?
— Non.
— Bien, bien. Montre-moi comment tu fais ta première ablution.
— Maintenant?
— Oui, qu’est-ce que tu crois? Le matériel est sur la table, là. »
Que faire sinon obéir? Avramopoulos se leva de son trône pour l’accompagner. Son premier pas chancelant trahit qu’il avait bu. Il dodelina jusqu’à Édouard.
En temps normal, il pouvait accomplir les neuf étapes de la purification rituelle les yeux fermés tant il les avait répétées. Le regard du Maître par-dessus son épaule, jugeant chacun de ses gestes, exacerba sa conscience de lui-même, ce qui ramena les automatismes au rang d’actions conscientes. Il réussit la routine, mais de manière beaucoup plus imprécise que lorsqu’il l’accomplissait par lui-même.
« Je m’attendais à mieux, déclara Avramopoulos. Son haleine empestait l’alcool.
— Je fais mieux, habituellement.
— On ne mesure pas la maîtrise par sa capacité à performer dans les conditions optimales. Plutôt le contraire. Peu importe. Qu’est-ce que Hoshmand t’a montré d’autre? »
Ils firent l’inventaire des connaissances actuelles d’Édouard. Était-ce une sorte d’évaluation, un examen?
Avramopoulos se montra particulièrement déçu de sa compréhension du langage secret. À quoi s’attendait-il? Il n’avait pas encore pu discerner de règles pour organiser ses apprentissages; apprendre le chinois à partir du polonais n’aurait pas été plus compliqué. Sans tuteur avec qui travailler de façon continue, il ne pouvait guère faire mieux que ressasser les petites bribes qu’il croyait comprendre. Pas surprenant qu’après des siècles, les meilleurs linguistes et les fanatiques de cryptologie n’avaient toujours pas réussi à décoder le manuscrit de Voynich…
« Essayons quelque chose d’autre, maintenant. Ferme les yeux. »
L’idée ne lui plaisait pas, mais il obéit. Avramopoulos posa un doigt sur son front. « Jusqu'à instruction contraire, tu ne peux plus bouger, sauf la tête. Réponds à mes questions sincèrement. Il t’est impossible de me mentir. » Édouard ressentit une sensation familière, détestable... Une fois de plus, son libre arbitre était enchaîné par Avramopoulos. « Ouvre les yeux. Est-ce que Lytvyn complote contre moi? Réponds. »
Il s’entendit déclarer : « Je ne le sais pas. » Il n’avait pas eu la chance de formuler lui-même la pensée. C’était comme si elle avait jailli, toute faite.
« Qu’en penses-tu?
— Je ne crois pas.
— Et toi, envers qui es-tu loyal? »
Il ne répondit pas immédiatement, comme si son esprit avait besoin d’un délai pour formuler la bonne réponse à cette question, somme toute complexe. Il eut le temps de craindre ce qui allait ressortir…
Il dit : « Moi-même. »
Avramopoulos éclata de rire. « Quelle excellente réponse! C’est inattendu… » Il prit une bouteille sur la table et la tendit à Édouard. « Allez, bois. »
Édouard retrouva la maîtrise de son corps. Il accepta la bouteille avec un sourire forcé. Avramopoulos se lança dans une longue tirade sur la nature des hommes d’exception – dont il faisait bien entendu partie –, et la difficulté de vivre dans une société faite de gens si médiocres. Au détour du discours, Avramopoulos alluda au fait qu’il avait perçu dès le début qu’Édouard faisait peut-être partie lui aussi de l’élite.
Le discours dégénéra en radotage de gars saoul. Pendant qu’il s’éparpillait en souvenir du bon vieux temps, entre deux citations de Nietzsche, Édouard réalisa pourquoi il était là. Devant l’accusation de Félicia, les soupçons des autres, le désaveu de Polkinghorne, Avramopoulos était resté à l’écart de l’Agora. Et le vieux Maître souffrait de son isolement.
Édouard était le dernier adepte qu’il pouvait convoquer. Qu’il pouvait commander, voire contrôler. Qui ne le laisserait pas tout seul…
Et Avramopoulos se voyait encore comme un homme d’exception. Pitoyable.
Édouard regarda sa montre. « Je dois aller chercher mes filles, mentit-il. Est-ce qu’il y a autre chose? »
Avramopoulos fit la grimace. « J’espère que tu vas commencer à prendre ta progression plus au sérieux. »
Le commentaire piqua l’orgueil d’Édouard, mais il choisit de ne pas rétorquer. Il s’en alla en pensant rira bien qui rira le dernier… 

dimanche 9 octobre 2016

Le Nœud Gordien, épisode 441 : La séductrice, 2e partie

Szasz ne fumait pas souvent, et c’était encore plus rare qu’il se retrouvait high au volant. L’expérience aurait été amusante s’il n’avait pas été contraint à devenir hypervigilant dès qu’il devait tenter quelque manœuvre. Au prix de quelques maladresses sans conséquences, il arriva au Matsuta. Il lui fallut quand même une dizaine de tentatives pour se stationner convenablement.
Dès qu’il passa le seuil, il se retrouva enrobé par l’atmosphère. Des lumières tamisée éclairaient des draperies violettes; une musique électronique douce mais insistante chatouillait ses oreilles. Szasz n’était pas du tout mélomane, et d’habitude, toutes les déclinaisons de techno l’agaçaient. Il fallait admettre que ce soir, la mélodie vibrait en harmonie avec son cerveau affecté.
Le gars au bar le salua. « Monsieur Szasz, vous allez bien?
— Très bien, merci. Charles, c’est ça?
— Eliott, monsieur. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ce soir?
— Je cherche une fille… Asiatique, cheveux très longs, grande comme ça…
— Elle est dans la section arrière. Est-ce que je peux vous offrir quelque chose à boire?
— Bonne idée. » En temps normal, il aurait demandé une bière ou une bouteille de vodka. Il avait envie de quelque chose d’inhabituel pour rincer sa bouche sèche. « Surprends-moi », répondit-il en déposant un billet sur bar.
Il l’aperçut, assise à une table haute tout au fond. Elle n’était pas seule.
Deux gars lui faisaient la conversation. La musique couvrait leurs échanges, mais ils avaient l’air de bien se marrer. Il suffisait d’un coup d’œil pour voir que Megan leur plaisait bien.
Szasz s’approcha de la table lentement, délibérément, en bombant le torse. L’imposition de sa présence souffla un vent froid sur la conversation. L’un des garçons lui jeta un regard interloqué; l’autre ne cacha pas son hostilité.
« Salut, Megan, dit Szasz.
— Tu le connais? », demanda le gars le moins accueillant, un rouquin au visage pâle constellé de taches de rousseur.
« Allez prendre une marche, les boys », dit Szasz sans laisser le temps à Megan de répondre.
Le rouquin se dressa comme un coq. « T’as pas le droit de nous dire quoi faire.
— Savez-vous qui je suis?
— Aucune idée, bonhomme. Je sais juste que… »
Son ami lui posa la main sur l’épaule et lui souffla quelques mots à l’oreille. Y’en a un qui est moins con que l’autre, se dit Szasz. Le roux hésita un instant, puis il comprit à son tour que Szasz ne bluffait pas. Les deux garçons battirent en retraite et Szasz prit leur place. Megan n’avait pas dit un mot de tout l’échange, se contentant de jouer avec la paille de son verre.
C’était peut-être le pot qui le rendait sentimental, mais… Il la trouvait particulièrement belle. Son petit corps bien roulé était enserré dans une petite robe bleu électrique. C’était vraiment un beau morceau. Dommage qu’elle ne l’attire plus... Et encore plus dommage qu’il n’ait pas pu profiter de cette denrée périssable pendant que c’était le temps. Meilleure avant dix-neuf ans
Le barman arriva avec un cocktail bleuté dans lequel flottait une spirale de zeste d’orange. « Ouais, c’est surprenant. Bien joué, Charles.
— Eliott, monsieur. » Il s’éloigna.
Szasz scruta Megan de la tête aux pieds. Il remarqua ses mèches blanches qui rehaussaient son aura exotique. « Toujours aussi belle.
— Toujours aussi subtil… »
Szasz ricana. « Tu ne me parlais pas de même, dans l’temps… 
— Dans l’temps, tu me payais pour être, et je cite, un bibelot de luxe.
— Et les bibelots, ça ne réplique pas, c’est vrai. » Pour tout dire, la nouvelle attitude de Megan lui plaisait.
« Je suis contente de te voir, Will », dit-elle avec un sourire charmant.
« Moi aussi. Ça fait un bout… Qu’est-ce que tu deviens?
— Une fois sortie de l’hôpital, j’ai voulu refaire ma vie… Je me suis trouvé une vraie job, je suis retournée à l’école… Ça n’a pas duré. Je me suis fait de nouveaux amis qui m’ont fait découvrir de nouveaux talents.
— Quel genre de talent? »
Megan haussa les épaules. « Faudrait que je te montre. En tout cas, ça m’a… transformée.
— Intrigant. » Szasz goûta au cocktail. C’était un étrange mélange de saveurs qui, contre toute attente, fonctionnaient à la perfection. « Alors. Tu voulais me voir?
— Oui. » Elle quitta sa chaise, contourna la table, et avec aplomb, grimpa sur les genoux de Szasz, les bras autour de son cou. « Je ne t’ai pas remercié pour tout ce que tu as fait pour moi, après l’accident…
— C’est rien, c’est rien… » L’élan de Megan le rendait mal à l’aise. Ne comprenait-elle pas qu’il ne la désirait plus du tout? Il essaya de la repousser doucement, mais elle ne releva pas le signal. Au contraire, elle pressa ses seins contre lui avec insistance. D’un geste qui se voulait sensuel, elle approcha ses lèvres de l’oreille de Szasz.
« Il fallait que je t’avoue… J’ai menti », chuchota-t-elle tout doucement. « Quand tu m’as engagée, je t’ai montré des fausses cartes. »
Szasz la repoussa, avec plus d’insistance cette fois. « Qu’est-ce que tu dis? »
Elle le regarda avec tant d’intensité que le monde disparut, ne laissant dans l’univers que ses beaux yeux noirs… « J’avais seize ans et demi. Maintenant, j’en ai dix-huit. »
Le cœur de Szasz s’emballa, sa gorge se noua, sa queue s’anima d’une érection prodigieuse. Il rêvait. Il allait se réveiller, c’était certain.
Megan caressa la barbe de Szasz et déposa un délicieux baiser sur ses lèvres. « Merci encore, Will. » Elle se releva. 
« Où est-ce que tu t’en vas?
— J’ai dit ce que j’avais à te dire, lança-t-elle en s’éloignant.
— Tu ne vas pas me laisser comme ça!
— Je ne travaille plus pour toi.
— Dis-moi ton prix. N’importe quoi.
— Désolée : je ne fais plus ça…
— Megan! Reviens! »
Le puissant Szasz se retrouva à trotter derrière une adolescente indifférente, comme un chiot piteux à la recherche d’attention. En ce moment, il aurait été prêt à tout pour l’avoir auprès de lui, peu importe le prix, peu importe les compromis… Il lui aurait versé la rançon d’un roi seulement pour qu’elle se rassoie sur ses genoux, qu’il sente à nouveau son joli corps de dix-huit ans contre le sien…
Il était sous le charme. Et c’était fantastique.

dimanche 2 octobre 2016

Le Nœud Gordien, Épisode 440 : La séductrice, 1re partie

Le rêve de Szasz avait pris du temps avant de se réaliser, mais il y était enfin : il se trouvait fermement en contrôle de l’ancien clan Lytvyn.
Sa trajectoire n’avait pas été une ligne droite, mais une série de zigzags. Le point tournant s’était présenté lorsque Mélanie Tremblay avait sollicité son aide. Leur alliance avait été féconde au-delà de ses rêves les plus fous.
Il fallait reconnaître que si on mesurait leur position respective par les bénéfices qu’ils engrangeaient, il aurait été le numéro deux, loin derrière Tremblay, dont les opérations s’avéraient bien plus lucrative que celles qu’il pilotait. Elle naviguait en experte les univers intangibles de la finance et de la politique, tandis qu’il s’affairait dans le monde matériel, tangible et salissant. Ç’aurait toutefois été une erreur de croire que ces deux domaines étaient indépendants. Leur alliance fonctionnait au contraire dans la complémentarité, parce qu’ils savaient se coordonner autant qu’un couple de danseurs.
Par exemple… Les contacts de Szasz à l’international pouvaient mettre la main sur une cargaison potentiellement lucrative.
Mélanie Tremblay trouvait une façon de les faire entrer au pays – elle avait hérité du carnet d’adresse de Batakovic, cadeau que lui avait fait Jean Smith avant sa disparition subite.
Szasz prenait alors le relais pour acheminer la marchandise jusqu’à La Cité, puis veillait à sa distribution. Ce n’était pas une mince affaire : il fallait coordonner des hommes qui, chacun, géraient les propres agents. Le produit passait de main en main jusqu’à la base, le consommateur; l’argent remontait ensuite jusqu’au sommet. Chaque échelon empochait sa juste part, et le manège pouvait recommencer.
L’histoire ne finissait cependant pas là : Mélanie Tremblay était passée maître dans l’art de transformer l’argent sale en fonds légitimes qu’elle faisait fructifier encore par la suite. Même au temps de Lytvyn, Szasz n’avait jamais été aussi riche.
Il en avait profité pour faire du 1587, 9e avenue son quartier général. Le salon de massage opérait toujours au rez-de-chaussée; il avait toutefois acheté le reste de la bâtisse et rénové les deux étages supérieurs. Il avait troqué son bureau pour une pièce plus grande au premier. Il avait fait construire une pièce secrète, cachée derrière une étagère, où il avait planqué un arsenal et un coffre-fort assez bien garni pour parer aux imprévus. Une grande pièce servait de salon et de salle de réunion. Szasz y avait fait installer un bar, une table de billard et un cinéma maison. Il disposait même de quelques chambres où il pouvait planquer ses hommes au besoin. Il s’en servait surtout lorsque ses affaires le gardaient en ville jusqu’à des heures impossibles… Ou pour s’offrir une petite pause avec l’une de ses poulettes.
Bref, de retour au sommet, Szasz était convaincu de pouvoir y rester. La Cité semblait enfin avoir trouvé un certain équilibre. Ce qui restait des motards et des gangs de rue se tenait tranquille, heureux de pouvoir s’approvisionner auprès de ses réseaux; le seul autre gang en ville capable de rivaliser avec le sien semblait satisfait de sa chasse gardée de l’Ouest et de la Petite-Méditerranée. Fusco était pacifiste, pour un mafioso. Szasz était bien content de le laisser tranquille, pour peu qu’il fasse pareil.
Il écoutait un match de basket en rediffusion lorsque Gen monta à l’étage faire son rapport de fin de journée. Comme c’était son habitude, elle s’assit au bar, se versa un verre de blanc et entreprit de se rouler un joint. Durant un arrêt du jeu, sans quitter l’écran des yeux, Szasz demanda : « Pis, les affaires?
— Correct, sans plus. Mélissa ne s’est pas présentée.
— Encore? Elle, on la flushe.
— C’est déjà fait. J’ai eu des nouvelles de mon espionne au Spa Deluxe.
— Ah ouais?
— C’est comme je pensais : Labrecque s’en met plein les poches. On lui fait peur, ou on lui fait mal?
— D’abord l’un, puis l’autre. Le tabarnak. Il m’a supplié pour cette job-là, pis c’est comme ça qu’il me remercie? »
Gen avait assumé la gérance des business de Szasz depuis que ses nouvelles fonctions le retenaient ailleurs. Elle n’avait pas accepté la position sans négocier : elle avait entre autres fait valoir qu’elle était seule à s’occuper de ses enfants. Le salaire que Szasz lui avait offert – incluant des bonus au rendement – lui permettait désormais d’avoir quelqu’un à la maison en permanence. Chaque sou qu’il lui versait en valait la peine : c’était elle qui avait détecté les étrangetés dans les revenus du Deluxe; c’était elle qui avait eu l’idée d’envoyer l’une des filles du 1587 pour en savoir plus.
Geneviève alluma son joint et alla s’assoir à côté de Szasz. Elle le lui tendit. « Oh, j’avais oublié : y’a une fille qui est passée tantôt. Elle a demandé à te voir. Je lui ai dit que tu n’étais pas là.
— Elle se cherchait du travail?
— Non, c’est une de tes anciennes. Megan… »
Szasz s’étouffa. Celle-là, il l’avait complètement perdue de vue. Il avait encore sur le cœur le fait qu’une balle perdue l’ait privé de la fin de ses dix-huit ans. Il était curieux de savoir ce qu’elle était devenue depuis leur dernière rencontre, pendant sa convalescence. « Est-ce qu’elle a laissé un numéro? Une adresse?
— Non. Mais elle a dit qu’elle s’en allait prendre un verre au centre-ville…
— Est-ce qu’elle a dit où? »
Gen mordilla sa lèvre inférieure, un peu gênée. « Oui, mais je ne m’en souviens plus…
Come on, réfléchis!
— C’était un nom japonais…
— C’est tout ce qu’il me fallait. Thanks. » Il prit une dernière bouffée puis alla enfiler son manteau. Il savait qu’il trouverait Megan dans le Centre… Au même bar où ils s’étaient rencontrés pour la première fois.