Hill entra dans
l’édifice qui avait remplacé la gare de La Cité qu’il avait connue.
Le bâtiment était
décrépit de l’extérieur; l’intérieur s’avéra bien pire. Les vitrines peintes ne
laissaient filtrer qu’une fraction de la lumière de l’extérieur, déjà occultée
par les nuages noirs qui grondaient au-dessus de la ville. L’odeur de
l’humanité dans ce qu’elle a de plus vile imprégnait la grande pièce. Mais un
autre arôme, plus subtil, flottait également, refusant de disparaître derrière
la puanteur. Une odeur délicieuse qui ne ressemblait à rien qu’il connaisse.
Le petit groupe qui
l’avait accueilli le suivait comme un chien de poche, la méfiance peinte sur
chaque visage. Les loques humaines assises sur le plancher maculé se
contentaient de le scruter d’un air dubitatif.
Luttant contre sa
révulsion, Hill prit une nouvelle inspiration. L’odeur provenait de la pièce
adjacente, il en était de plus en plus certain. Il fit un pas dans cette
direction quand les trois membres du mystérieux trio qui semblait régner sur
ces lieux toussotèrent avec une synchronie parfaite. Il se retourna vers eux.
« Pourquoi
caches-tu tes pensées? », dit le plus mûr des trois.
« Comment caches-tu tes pensées? »,
renchérit la fleur d’Orient. Narcisse lui sourit. Bonne chose qu’elle ignore
les images qu’elle lui inspirait…
« Mon dernier
Maître possédait le même don que vous », répondit-il. « J’ai vite
appris à m’en prémunir. » À sa grande frustration, d’ailleurs. Romuald
Harré n’était pas un homme accoutumé à rencontrer des obstacles capables de
ralentir sa volonté. « Il m’est désormais impossible de baisser mes
défenses. Je vous prie d’excuser mon opacité. » C’était un mensonge; il
aurait été plus correct de dire que ses défenses étaient si bien intégrées à sa
structure spirituelle qu’il aurait fallu un effort conscient, ou une
distraction majeure, pour rouvrir l’accès à son esprit. Quel intérêt aurait-il
pu trouver à partager ses faiblesses avec eux?
« Quelle est
cette œuvre, que tu veux achever avec notre assistance? », demanda le troisième
membre du trio, un garçon aux cheveux en bataille.
Le mystérieux parfum
s’imposa à nouveau à ses narines. Plutôt que répondre, Hill leur tourna le dos.
« Hey… HEY! Tu ne
peux pas aller en arrière! », s’exclama un fier-à-bras qui semblait croire
que Hill n’avait pas vu qu’il tenait un revolver. Les trois lui présentèrent
leur paume dans un geste qui disait laisse
tomber, trois fois plutôt qu’une.
Lorsque Hill traversa
de l’autre côté de la pièce, l’odeur se précisa, à la fois parce qu’il s’en
était rapproché, mais aussi parce que l’odeur infecte d’humanité était moins
présente que dans la salle commune de l’autre côté. Il traversa cette pièce
pour entrer dans la suivante…
En tournant le coin,
il découvrit que l’arôme émanait d’un trou béant au centre de la salle. Des
traces de suie maculaient les murs et le plafond.
Hill concentra son
attention sur le trou, à peine conscient des autres qui l’avaient suivi
jusqu’ici. Il fut surpris de découvrir que le passage en-dessous n’avait rien
en commun avec ce qui se trouvait au-dessus. Le plancher et les murs lui rappelaient
les allées blanches et grises de Grenade ou Malaga qu’il avait arpentées avec
ses compagnons, dans une autre vie…
Cette juxtaposition
étonnante lui mit la puce à l’oreille… Il s’ouvrit à la metascharfsinn. L’illusion de ses frontières s’évanouit; il se
trouva submergé dans des torrents innommables où énergie, matière, émotions, pensée,
temps et espace n’étaient plus que des variations d’une seule et même chose.
La grande difficulté
était de demeurer ancré dans une certaine mesure de soi afin d’éviter d’être balayé par le torrent, emporté jusqu’à la
dissolution. Harré s’était avéré un bon professeur : la discipline mentale
de Hill était telle qu’il ne courait aucun risque.
Un fou rire irrépressible
monta à sa gorge alors que l’ordre caché du monde redevint apparent à ses yeux
qui avaient cessé de cligner.
En un instant, il
comprit la nature de ce qui unissait les trois magiciens derrière lui :
leurs esprits étaient fondus en un seul et même tout.
Il perçut l’essence de
son vieil ami Jean-Baptiste, son âme qui continuait à faire un avec le Cercle
tellurique.
Plus surprenant, il
découvrit toute l’énergie cachée dans les fondations de ce bâtiment… Un
réservoir d’énergie, comment dire, raffinée?
L’opération devait avoir pris des mois à accomplir. Il entrevit celle qui
l’avait mise en œuvre… une femme à la peau foncée, une âme toute en couleurs.
Hanifah. Tricane. Maya. Celle dont l’essence infusait l’autre Cercle, le nouveau. Par quelque prouesse inimaginable, cette
femme avait entrepris de transformer la bâtisse en pierre philosophale… Une
impossibilité théorique. Un coup de génie pratique.
L’exercice de la magie
consistait à imposer sa volonté sur la réalité; sa nature même la conduisait
toutefois à résister à tout ce qui était susceptible de déroger aux principes
la régissant, tels la conservation ou la causalité. Mais ici… L’énergie était
concentrée à un tel degré qu’elle avait altéré la nature même du réel.
Son esprit libéré de
la flèche du temps vit ce qu’il accomplirait avant même que l’idée ne lui soit
venue. Il suivit donc le chemin suggéré qui le mènerait à ce futur… Il leva les
mains, paumes vers le sol, et dicta au trou la forme qu’il aurait désormais.
Ses parois coulèrent
comme de la cire chaude en se déformant… La substance perdit sa couleur pour devenir
de la réalité brute, indifférenciée
dans sa composition chimique. Il suffit à Hill d’imaginer le double escalier du
manoir de son père pour qu’il apparaisse tel quel dans les moindres détails, du
laiton astiqué des rampes jusqu'à la patine des marches. La transformation
dégagea une bouffée intense de cette odeur qui l’avait conduit jusque là.
Hill laissa son esprit
retourner à la normalité. Il se retourna vers son escorte pour les découvrir
tous stupéfiés. Il était lui aussi surpris de cette découverte, mais il le
cacha derrière un beau sourire.
« Vous
venez? », demanda-t-il en posant le pied sur la première marche.