dimanche 26 avril 2015

Le Nœud Gordien, Épisode 367 : Cire chaude, 1re partie

Hill entra dans l’édifice qui avait remplacé la gare de La Cité qu’il avait connue.
Le bâtiment était décrépit de l’extérieur; l’intérieur s’avéra bien pire. Les vitrines peintes ne laissaient filtrer qu’une fraction de la lumière de l’extérieur, déjà occultée par les nuages noirs qui grondaient au-dessus de la ville. L’odeur de l’humanité dans ce qu’elle a de plus vile imprégnait la grande pièce. Mais un autre arôme, plus subtil, flottait également, refusant de disparaître derrière la puanteur. Une odeur délicieuse qui ne ressemblait à rien qu’il connaisse.
Le petit groupe qui l’avait accueilli le suivait comme un chien de poche, la méfiance peinte sur chaque visage. Les loques humaines assises sur le plancher maculé se contentaient de le scruter d’un air dubitatif.
Luttant contre sa révulsion, Hill prit une nouvelle inspiration. L’odeur provenait de la pièce adjacente, il en était de plus en plus certain. Il fit un pas dans cette direction quand les trois membres du mystérieux trio qui semblait régner sur ces lieux toussotèrent avec une synchronie parfaite. Il se retourna vers eux.
« Pourquoi caches-tu tes pensées? », dit le plus mûr des trois.
« Comment caches-tu tes pensées? », renchérit la fleur d’Orient. Narcisse lui sourit. Bonne chose qu’elle ignore les images qu’elle lui inspirait…
« Mon dernier Maître possédait le même don que vous », répondit-il. « J’ai vite appris à m’en prémunir. » À sa grande frustration, d’ailleurs. Romuald Harré n’était pas un homme accoutumé à rencontrer des obstacles capables de ralentir sa volonté. « Il m’est désormais impossible de baisser mes défenses. Je vous prie d’excuser mon opacité. » C’était un mensonge; il aurait été plus correct de dire que ses défenses étaient si bien intégrées à sa structure spirituelle qu’il aurait fallu un effort conscient, ou une distraction majeure, pour rouvrir l’accès à son esprit. Quel intérêt aurait-il pu trouver à partager ses faiblesses avec eux?
« Quelle est cette œuvre, que tu veux achever avec notre assistance? », demanda le troisième membre du trio, un garçon aux cheveux en bataille.
Le mystérieux parfum s’imposa à nouveau à ses narines. Plutôt que répondre, Hill leur tourna le dos.
« Hey… HEY! Tu ne peux pas aller en arrière! », s’exclama un fier-à-bras qui semblait croire que Hill n’avait pas vu qu’il tenait un revolver. Les trois lui présentèrent leur paume dans un geste qui disait laisse tomber, trois fois plutôt qu’une.
Lorsque Hill traversa de l’autre côté de la pièce, l’odeur se précisa, à la fois parce qu’il s’en était rapproché, mais aussi parce que l’odeur infecte d’humanité était moins présente que dans la salle commune de l’autre côté. Il traversa cette pièce pour entrer dans la suivante…
En tournant le coin, il découvrit que l’arôme émanait d’un trou béant au centre de la salle. Des traces de suie maculaient les murs et le plafond.
Hill concentra son attention sur le trou, à peine conscient des autres qui l’avaient suivi jusqu’ici. Il fut surpris de découvrir que le passage en-dessous n’avait rien en commun avec ce qui se trouvait au-dessus. Le plancher et les murs lui rappelaient les allées blanches et grises de Grenade ou Malaga qu’il avait arpentées avec ses compagnons, dans une autre vie…
Cette juxtaposition étonnante lui mit la puce à l’oreille… Il s’ouvrit à la metascharfsinn. L’illusion de ses frontières s’évanouit; il se trouva submergé dans des torrents innommables où énergie, matière, émotions, pensée, temps et espace n’étaient plus que des variations d’une seule et même chose.
La grande difficulté était de demeurer ancré dans une certaine mesure de soi afin d’éviter d’être balayé par le torrent, emporté jusqu’à la dissolution. Harré s’était avéré un bon professeur : la discipline mentale de Hill était telle qu’il ne courait aucun risque.
Un fou rire irrépressible monta à sa gorge alors que l’ordre caché du monde redevint apparent à ses yeux qui avaient cessé de cligner.
En un instant, il comprit la nature de ce qui unissait les trois magiciens derrière lui : leurs esprits étaient fondus en un seul et même tout.
Il perçut l’essence de son vieil ami Jean-Baptiste, son âme qui continuait à faire un avec le Cercle tellurique.
Plus surprenant, il découvrit toute l’énergie cachée dans les fondations de ce bâtiment… Un réservoir d’énergie, comment dire, raffinée? L’opération devait avoir pris des mois à accomplir. Il entrevit celle qui l’avait mise en œuvre… une femme à la peau foncée, une âme toute en couleurs. Hanifah. Tricane. Maya. Celle dont l’essence infusait l’autre Cercle, le nouveau. Par quelque prouesse inimaginable, cette femme avait entrepris de transformer la bâtisse en pierre philosophale… Une impossibilité théorique. Un coup de génie pratique.
L’exercice de la magie consistait à imposer sa volonté sur la réalité; sa nature même la conduisait toutefois à résister à tout ce qui était susceptible de déroger aux principes la régissant, tels la conservation ou la causalité. Mais ici… L’énergie était concentrée à un tel degré qu’elle avait altéré la nature même du réel.
Son esprit libéré de la flèche du temps vit ce qu’il accomplirait avant même que l’idée ne lui soit venue. Il suivit donc le chemin suggéré qui le mènerait à ce futur… Il leva les mains, paumes vers le sol, et dicta au trou la forme qu’il aurait désormais.
Ses parois coulèrent comme de la cire chaude en se déformant… La substance perdit sa couleur pour devenir de la réalité brute, indifférenciée dans sa composition chimique. Il suffit à Hill d’imaginer le double escalier du manoir de son père pour qu’il apparaisse tel quel dans les moindres détails, du laiton astiqué des rampes jusqu'à la patine des marches. La transformation dégagea une bouffée intense de cette odeur qui l’avait conduit jusque là.
Hill laissa son esprit retourner à la normalité. Il se retourna vers son escorte pour les découvrir tous stupéfiés. Il était lui aussi surpris de cette découverte, mais il le cacha derrière un beau sourire.
« Vous venez? », demanda-t-il en posant le pied sur la première marche.

dimanche 19 avril 2015

Le Nœud Gordien, épisode 366 : Métempsychose, 2e partie

Gordon se leva si brusquement que Félicia sursauta. Il la dépassa jusqu’à sortir de son laboratoire.
« Alors, tu viens?
— Où on va? » Gordon ne répondit pas : il pianotait sur son téléphone.
Lorsqu’ils émergèrent du tunnel, une voiture les attendait devant le terrain vague.
Le chauffeur était un petit bonhomme rondouillard à la tête blanche. Il devait déjà connaître leur destination : il se mit en route sans que Gordon n’ait prononcé un mot. Félicia présuma que l’homme n’était pas un initié; elle n’osa pas poser ses questions devant lui.
C’était difficile de comprendre quelle était leur trajectoire : la pluie coulant sur les fenêtres les rendait presque opaques. Les essuie-glaces s’activaient frénétiquement pour permettre de maintenir un minimum de visibilité.
La voiture s’arrêta à l’intersection de la troisième avenue et de la troisième rue, devant la façade titanesque du Centre hospitalier universitaire de La Cité.
L’allée qui reliait le débarcadère à l’hôpital était couverte; ils n’eurent pas à se mouiller davantage.
Gordon guida Félicia au-delà du guichet des admissions où quelques dizaines d’individus attendaient. Plusieurs étaient encore trempés; ceux qui étaient secs n’étaient pas moins misérables pour autant. C’était simplement signe qu’ils attendaient depuis plus longtemps.
Un homme en uniforme montait la garde entre la zone d’accueil et le bâtiment principal. Gordon s’approcha de lui avec le pas de celui qui sait où il va. « Excusez-moi », dit-il, « nous devons passer. »
À la grande surprise de Félicia, cela suffit pour que l’homme s’écarte.
Gordon la guida dans les méandres du CHULC. Les couloirs se ressemblaient tous; au bout de quelques détours à zigzaguer au milieu des civières et des patients coincés dans ce purgatoire, elle était complètement désorientée.
Ils arrivèrent dans une aile reculée, quelque part au troisième étage. L’ambiance n’avait rien en commun avec les sections fourmillant d’activité chaotique qu’ils venaient de traverser. On retrouvait ici les mêmes murs pâles et la même odeur aseptisée propre aux hôpitaux; un silence monastique y régnait toutefois. Autre détail étrange : toutes les portes étaient ouvertes.
C’est un mouroir, pensa Félicia. Pourquoi Gordon l’avait-elle amenée ici? En quoi cela pouvait soulager les souffrances de l’impression de Karl Tobin?
En marchant à pas feutrés, ils se rendirent dans une petite chambre où cinq corps gisaient, chacun couvert d’un enchevêtrement de fils qui les rattachaient à des machines. L’un d’eux était intubé, le seul des cinq qui soit un vieillard; les autres étaient dans la force de l’âge. Aucun mur, aucun rideau ne délimitait l’espace de chacun, indiquant du coup que l’intimité n’était plus un enjeu pour eux.
« Ces trois-là », chuchota Gordon en pointant les lits du fond, « ne sortiront plus jamais du coma. Ils  n’ont plus la moindre trace d’activité mentale. »
Ce n’est donc pas un mouroir. C’est le rayon des légumes. Puis, le déclic. « Tu veux transférer l’impression dans l’un de ces corps!
— C’est la solution qui s’impose, je crois. Tu en as une meilleure? »
Elle fit non de la tête. « Tu crois que ça peut marcher?
— Qui sait? Aucun des cas que nous connaissons se sont déroulés dans des circonstances comparables… Ni Hill, ni Batakovic n’étaient des impressions au sens habituel… Ma prédiction : si nous réussissons à transférer ce que ton urne a capté, même incarnée, l’impression de Tobin aura le même comportement qu’avant : regarder bêtement dans ta direction…
— Si elle peut arrêter de souffrir, je peux m’en contenter… »
Gordon ouvrit la bouche pour rétorquer, mais une infirmière fit irruption dans la pièce, les sourcils froncés. « Qui êtes-vous? Les visiteurs ne sont pas admis présentement…
— Nous ne sommes pas des visiteurs », dit Gordon.
« Où est votre insigne? », demanda-t-elle.
« Nous portons notre insigne », dit Gordon. L’infirmière scruta un instant leurs torses. Il n’y avait rien à voir, mais elle sembla satisfaite. Lorsqu’elle releva les yeux, elle avait le regard un peu vague. « Nous ne sommes pas ici pour longtemps. Vous aimeriez nous rendre service?
— Oh oui! 
— Assurez-vous que nous ne sommes plus dérangés. Ensuite, nous allons quitter. Nous sommes sans importance, tellement qu’après notre départ, vous allez oublier que nous sommes venus.
— Oui, bien sûr.
— Laissez-nous. » L’infirmière sortit en fermant la porte derrière elle.
Félicia se tourna vers Gordon, époustouflée. Tous les initiés savaient que contrôler les pensées d’une tierce personne présentait une énorme difficulté. Il était communément admis qu’il n’était pas possible d’en faire un truc – la statuette d’Avramopoulos était ce qui s’en rapprochait le plus, mais personne ne comprenait son fonctionnement. Il n’était pas impossible que Gordon ait préparé à l’avance un procédé à déclenchement, comme celui que Félicia avait utilisé le jour où Mélanie Tremblay l’avait assaillie… Mais le problème n’était pas là : quelle que soit la méthode que Gordon avait utilisée, ils se trouvaient dans la zone à risque, le chevauchement des deux Cercles radiesthésiques. Effectuer le moindre procédé équivalait à jongler avec des mèches allumées au milieu d’une poudrière. Contrôler un esprit ne pouvait qu’être encore plus dangereux à exécuter…
Elle était si abasourdie qu’elle ne put articuler qu’un seul mot. « Comment!? »
Gordon demeura circonspect face à l’interrogation. Il soutint son regard insistant pendant de longues secondes avant de dire : « Certains secrets valent encore plus que trois faveurs. » Il se tourna vers les comateux. « Alors, lequel des trois choisis-tu?
— Heu, lui », répondit-elle en pointant le plus baraqué des trois, déçue que Gordon ne satisfasse pas davantage sa curiosité, mais devinant bien qu’il ne céderait pas facilement.   
« Serais-tu capable d’arranger sa sortie de l’hôpital et tout le reste? »
La question la prit de court. « Ouf… Je ne pense pas. Je ne saurais pas par où commencer…
— Si tu veux me servir de lieutenant dans la Joute, il est temps que tu commences à placer tes pièces… Je sais que tu n’es pas une adepte confirmée depuis longtemps, mais j’attends de mes lieutenants qu’ils soient pleins de ressources. Le fait que tu sois originaire de La Cité devrait t’avantager. » Piquée, Félicia ne sut quoi répondre. « Je vais m’en occuper pour cette fois, parce que c’est dans le cadre de la faveur que tu m’as demandée. Nous ferions mieux d’y aller avant qu’on nous surprenne à nouveau. Je te tiendrai au courant lorsque je serai prêt à tenter la métempsychose. »

dimanche 12 avril 2015

Le Nœud Gordien, épisode 365 : Métempsychose, 1re partie

Revenir de Grandeville à La Cité, c’était repasser de l’hiver au printemps. Alors que la neige demeurait omniprésente là-bas, pas le moindre flocon n’avait survécu au déluge qui s’était abattu sur la métropole.
Félicia n’avait cessé d’appeler Gordon, Édouard et Polkinghorne durant tout le trajet du retour. Elle avait décidé que, faute d’avoir le support de ses alliés usuels, elle se tournerait vers Olson si elle devait se rendre jusqu’à la maison sans que personne ne lui ait retourné ses appels. L’Américain suintait l’arrogance de celui qui se croit irrésistible, mais il avait démontré qu’il était approchable. En dernier recours, elle croyait qu’il accepterait de l’aider.
Alors qu’elle s’engageait sur le dernier segment d’autoroute avant sa sortie, la sonnerie retentit enfin. L’afficheur indiquait numéro inconnu. « Oui allô?
« Qu’est-ce que tu veux? », dit Gordon d’un ton sec qui la surprit.
« Est-ce que quelque chose ne va pas? »
Gordon garda le silence pendant de longues secondes, puis il soupira. « Tu mérites des excuses. Tu es encore à Grandeville?
— Je suis de retour en ville, encore dans ma voiture. Est-ce que je peux aller te voir? Il y a eu une complication.
— Tu as réussi ou pas?
— C’est de cela dont on doit parler. »
Nouveau silence.
« D’accord. Tu peux me rejoindre tu sais où.
— J’arrive dans vingt minutes. »
Le terrain sous lequel Gordon avait installé son laboratoire secret avait la consistance d’un marécage. Des lacs miniatures remplissaient chaque dénivellation; leurs berges étaient si boueuses que Félicia s’appliqua à ne poser les pieds que sur des débris – planches, briques, tuyaux – pour trouver une mesure de stabilité.
Les lourds panneaux avaient été rendu glissants par l’eau froide. Même fermés, un filet d’eau avait coulé jusqu’au bas des marches. Le drain d’en bas suffisait à peine à tout engloutir; les premières mètres de plancher étaient recouverts de quelques centimètres d’eau. Une fois de plus, elle fut contente de ses nouvelles bottes, aussi étanches qu’elle l’avait espéré.
Son manteau, lui, l’était un peu moins; ces quelques minutes à zigzaguer entre les flaques avaient suffi à créer une infiltration.
Comme convenu, Gordon l’attendait de l’autre côté. Dans la pénombre, les blessures que le feu de Saint-Elme avaient laissé sur son visage semblaient plus profondes qu’auparavant. Il semblait avoir dormi dans ses vêtements. Ce détail était doublement étrange : de un, c’était un contraste flagrant avec son élégance habituelle; de deux… Gordon ne dormait jamais.
« Alors? », demanda-t-il sans préambule.
« Es-tu certain que ça va? » Il balaya la question du revers de la main. D’un autre geste, il l’invita à parler. « Bon, les bonnes nouvelles. J’ai réussi. L’impression de Tobin est liée à l’urne.
— Et l’urne?
— Dans ma voiture.
— Et la mauvaise nouvelle?
— Lorsque j’ai tenté de prendre contact avec l’impression…
— Ça n’a pas fonctionné? Elle n’avait rien à dire?
— En fait… J’ai bel et bien établi le contact. Mais…
— Mais quoi, bon sang! »
L’impatience de Gordon irritait Félicia. Elle était au bord de l’épuisement parce que Gordon n’avait même pas voulu la laisser tranquille une journée… Elle avait envie de ruer, de l’envoyer promener, d’exiger de lui le respect qu’elle savait mériter. Elle dit plutôt : « Tout ce que j’ai reçu, c’est une souffrance inimaginable… »
Gordon ricana doucement. Était-ce du mépris? « Tu ne devrais pas t’en faire autant! Les impressions sont, après tout, des traces laissées par des morts violentes. Est-ce si étrange que cette trace soit marquée par la douleur?
— Pourtant, la douleur n’était pas ce qui prévalait au moment de sa mort…
— Comment le sais-tu? »
Merde. Elle avait failli se trahir. « Bon, je ne le sais pas, mais quand même… Avant le procédé, son impression me regardait fixement, comme toutes les autres… Il ne souffrait pas…
— Félicia. Au meilleur de nos connaissances, les impressions ne sont pas plus conscients qu’une pellicule de film, seulement le résultat d’un…  
Mais un film ne souffre pas! J’ai ressenti son agonie… Une seconde a suffi pour que je la trouve insoutenable. Et lui, c’est comme ça à chaque seconde… Ce n’est pas le moment de faire de la philosophie!
— Calme-toi…
Je suis calme! » Elle prit le temps de prendre quelques respirations. « Je suis calme. Bref, l’urne fonctionne. Bref, tu me dois une faveur.
— Je… Oui. Tel que promis.
— Eh bien je l’encaisse tout de suite. Voilà ce que je veux : aide-moi à faire cesser ses souffrances. »
— Avec plaisir », répondit-il sans hésiter.
Félicia se demanda si elle n’avait pas gaspillé sa faveur en l’invoquant trop tôt.

dimanche 5 avril 2015

Le Noeud Gordien, épisode 364 : Trinité

Vinh, Gary et Sophie étaient affalés dans un recoin du Terminus au milieu de leurs affaires étalées. La pluie qui tombait en trombes les avait découragés de sortir. Sophie était couchée, la tête posée sur le ventre de Gary, ce qui le mettait dans une position inconfortable. Il endurait toutefois en silence, jugeant peut-être que le contact féminin valait le désagrément. Cette scène avait quelque chose de tragique aux yeux de Vinh : pour Sophie, le geste était innocent; pour Gary, c’était un indice que son statut auprès d’elle s’améliorait peut-être. Il demeurait aveugle au fait qu’elle l’avait mis dans la friendzone, ce non-lieu érotique d’où il ne sortirait jamais. De toute manière, Vinh était convaincu que Sophie était une lesbienne qui s’ignorait encore.
Un sifflement retentit au fond de la salle pour mettre fin à leur inaction. C’était Tobin, sorti de l’arrière-boutique, qui leur signalait que l’heure était venue. Gary se leva à contrecœur et accompagna Vinh jusqu’à l’entrée.
Les deux jeunes hommes ouvrirent les portes et coincèrent les ventaux derrière des briques de ciment.
Depuis l’incendie criminel qui aurait pu les tuer tous, l’idée de barrer la porte à renfort de chaînes avait mis en évidence le caractère pour le moins douteux de cette stratégie. Mais de là à les garder ouvertes? « Je préférerais les portes fermées », dit-il tout haut.
« Tobin a dit que…
— Je sais ce que Tobin a dit. Ça ne veut pas dire que c’est une bonne idée.
— Au moins, personne ne peut viser à travers ça », conclut Gary. En effet, la pluie était si dense qu’elle donnait l’impression d’être faite de rideaux balayés par le vent. On ne pouvait pas voir clairement au-delà d’une dizaine de mètres, et plus rien du tout après trente.
Sans surprise, peu de fidèles arrivèrent après l’ouverture des portes. Le mauvais temps devait y être pour quelque chose. Le fait que Madame les ait quittés également. Mais Vinh croyait surtout qu’une proportion notable des soi-disant fidèles s’était empressée d’aller voir ailleurs dès qu’on avait cessé de servir le repas après les oraisons. Il avait parlé à Aizalyasni de sa théorie. Elle s’était contentée de sourire en répondant : « nous le savons »
Nous.
Pas de je pour la sainte trinité – le père, le fils, la sainte Nini… Vinh n’avait pas insisté. Les gens du Terminus avaient compris que les trois pouvaient, à peu de choses près, lire leurs pensées comme un livre ouvert. Argumenter était donc futile.
Comme un livre ouvert… Vinh rougissait à chaque fois qu’il y pensait. Tout le monde dans sa petite clique savait qu’il avait un gros, gros béguin pour Timothée. Si tout ce qu’il avait dit à son propos s’était rendu à ses oreilles, il y aurait déjà eu de quoi être gêné. Mais c’était encore sans compter les fantasmes qu’il n’avait jamais vocalisés… Quelle honte, si Timothée…
« Vinh? T’es dans la lune. Tu penses encore à Tim, hein?
— Quoi? Non! » Gary se contenta de sourire sans insister. Vinh lui tourna le dos pour cacher son embarras.
Aizalyasni émergea de la zone privée. Elle prit place devant le dais inoccupé, et elle commença l’oraison, dirigeant l’assemblée clairsemée avec calme et assurance.
Même lorsqu’il était assigné à la porte, Vinh tenait à accomplir l’enchaînement comme tout le monde. Il connaissait par cœur chaque mouvement de la séquence; il pouvait donc garder un œil sur la grande place plutôt que sur l’officiante.
Un mouvement brusque attira toutefois son regard en direction d’Aizalyasni. Elle s’était redressée subitement, braquée comme un animal anticipant un prédateur.
Une seconde plus tard, Martin et Timothée entraient dans la pièce, dans le même état d’alerte qu’Aizalyasni. Tobin les suivait de près, interloqué.
Voir les trois ainsi perturbés pour une raison encore inconnue donna froid dans le dos à Vinh. De grosses gouttes de sueur – sans doute aidées par l’humidité ambiante – roulèrent sous ses aisselles. Tout cela ne présageait rien de bon.
La pluie diminua puis cessa d’un coup, révélant une silhouette solitaire de l’autre côté de la place. Elle s’avançait tranquillement, à un rythme de promenade.
« Ne bougez pas », dirent les trois à l’unisson, en s’adressant à l’assemblée. Ils s’alignèrent juste à la sortie du Terminus, Gary, Tobin et Vinh derrière eux. Celui-ci remarqua que Tobin avait discrètement dégainé son pistolet.
Le nouveau venu n’avait rien de menaçant; les mains dans les poches, il tournait la tête ici et là, comme un touriste sur les Champs-Élysées. Ses vêtements et ses cheveux étaient secs.
« Calice », susurra Tobin. « C’est le cocu… »
Vinh plissa les yeux pour mieux discerner ce que Tobin avait vu. En fait, le nouveau venu n’avait rien d’un inconnu… Plutôt le contraire. Ce visage, Vinh l’avait souvent vu à la télévision avant sa fugue… Édouard Gauss, l’étoile montante du journalisme d’enquête.
Le cocu? « T’as baisé la femme d’Édouard Gauss?
— Chut! », cracha Tobin. Gauss s’était immobilisé à quelques mètres de l’entrée du Terminus.
« Tu n’es pas celui que tu sembles être », dit Martin.
« Perspicace », répondit l’homme. « Et vous, vous êtes beaucoup plus qu’il n’y paraît.
« Qui êtes-vous? », demanda Aizalyasni.
« Que venez-vous faire chez nous? », demanda Timothée.
« Chez vous? » Il échappa un ricanement. « Chez vous? Ironique, compte tenu que c’est moi qui ai bâti ce quartier. » Il pointa la statue renversée qui gisait non loin de la porte. « Vous avez même érigé une statue pour moi. Dommage que vous n’en ayez pas mieux pris soin… » Après un moment, il ajouta : « Narcisse Hill, pour vous servir. En fait, il serait plus juste d’affirmer que vous êtes ici chez moi, dans cette ville que j’ai fondée. »
Les trois échangèrent un regard muet. « Hill? Pas Gauss? », dit Vinh sans pouvoir s’en empêcher.
« Je suis présentement en, comment dire, déficit de corporalité », dit Hill en regardant Vinh pour la première fois. « M. Gauss possédait ce qui me manquait; je l’ai donc emprunté. 
— Qu’est-ce que vous nous voulez? », demanda Martin.
« J’ai vite pu constater à quel point La Cité est présentement pleine de gens… intéressants. À commencer par vous trois. » Il fixa le ciel et inspira profondément. « Vous êtes à la frontière de la metascharfsinn… C’est vous qui avez établi cette nouvelle source tellurique qui empiète sur l’ancienne, n’est-ce pas? C’était risqué… Mais peu importe! Vous avez continué mon œuvre, et j’en suis reconnaissant. M’aiderez-vous à l’achever? »
Après un moment de silence, les trois s’écartèrent et laissèrent entrer Hill dans le Terminus.
La pluie se remit à tomber dès qu’il entra à l’intérieur.