Gordon se leva si
brusquement que Félicia sursauta. Il la dépassa jusqu’à sortir de son
laboratoire.
« Alors, tu viens?
— Où on va? »
Gordon ne répondit pas : il pianotait sur son téléphone.
Lorsqu’ils émergèrent
du tunnel, une voiture les attendait devant le terrain vague.
Le chauffeur était un
petit bonhomme rondouillard à la tête blanche. Il devait déjà connaître leur
destination : il se mit en route sans que Gordon n’ait prononcé un mot.
Félicia présuma que l’homme n’était pas un initié; elle n’osa pas poser ses
questions devant lui.
C’était difficile de
comprendre quelle était leur trajectoire : la pluie coulant sur les
fenêtres les rendait presque opaques. Les essuie-glaces s’activaient
frénétiquement pour permettre de maintenir un minimum de visibilité.
La voiture s’arrêta à
l’intersection de la troisième avenue et de la troisième rue, devant la façade
titanesque du Centre hospitalier universitaire de La Cité.
L’allée qui reliait le
débarcadère à l’hôpital était couverte; ils n’eurent pas à se mouiller davantage.
Gordon guida Félicia
au-delà du guichet des admissions où quelques dizaines d’individus attendaient.
Plusieurs étaient encore trempés; ceux qui étaient secs n’étaient pas moins
misérables pour autant. C’était simplement signe qu’ils attendaient depuis plus
longtemps.
Un homme en uniforme
montait la garde entre la zone d’accueil et le bâtiment principal. Gordon
s’approcha de lui avec le pas de celui qui sait où il va.
« Excusez-moi », dit-il, « nous devons passer. »
À la grande surprise
de Félicia, cela suffit pour que l’homme s’écarte.
Gordon la guida dans
les méandres du CHULC. Les couloirs se ressemblaient tous; au bout de quelques
détours à zigzaguer au milieu des civières et des patients coincés dans ce
purgatoire, elle était complètement désorientée.
Ils arrivèrent dans
une aile reculée, quelque part au troisième étage. L’ambiance n’avait rien en
commun avec les sections fourmillant d’activité chaotique qu’ils venaient de
traverser. On retrouvait ici les mêmes murs pâles et la même odeur aseptisée
propre aux hôpitaux; un silence monastique y régnait toutefois. Autre détail
étrange : toutes les portes étaient ouvertes.
C’est un mouroir, pensa Félicia. Pourquoi Gordon l’avait-elle
amenée ici? En quoi cela pouvait soulager les souffrances de l’impression de
Karl Tobin?
En marchant à pas
feutrés, ils se rendirent dans une petite chambre où cinq corps gisaient,
chacun couvert d’un enchevêtrement de fils qui les rattachaient à des machines.
L’un d’eux était intubé, le seul des cinq qui soit un vieillard; les autres
étaient dans la force de l’âge. Aucun mur, aucun rideau ne délimitait l’espace
de chacun, indiquant du coup que l’intimité n’était plus un enjeu pour eux.
« Ces
trois-là », chuchota Gordon en pointant les lits du fond, « ne
sortiront plus jamais du coma. Ils n’ont
plus la moindre trace d’activité mentale. »
Ce n’est donc pas un mouroir. C’est le rayon des légumes. Puis, le
déclic. « Tu veux transférer l’impression dans l’un de ces corps!
— C’est la solution
qui s’impose, je crois. Tu en as une meilleure? »
Elle fit non de la
tête. « Tu crois que ça peut marcher?
— Qui sait? Aucun des
cas que nous connaissons se sont déroulés dans des circonstances comparables…
Ni Hill, ni Batakovic n’étaient des impressions au sens habituel… Ma
prédiction : si nous réussissons à transférer ce que ton urne a capté,
même incarnée, l’impression de Tobin aura le même comportement qu’avant :
regarder bêtement dans ta direction…
— Si elle peut arrêter
de souffrir, je peux m’en contenter… »
Gordon ouvrit la
bouche pour rétorquer, mais une infirmière fit irruption dans la pièce, les
sourcils froncés. « Qui êtes-vous? Les visiteurs ne sont pas admis
présentement…
— Nous ne sommes pas
des visiteurs », dit Gordon.
« Où est votre insigne? »,
demanda-t-elle.
« Nous portons
notre insigne », dit Gordon. L’infirmière scruta un instant leurs torses.
Il n’y avait rien à voir, mais elle sembla satisfaite. Lorsqu’elle releva les
yeux, elle avait le regard un peu vague. « Nous ne sommes pas ici pour
longtemps. Vous aimeriez nous rendre service?
— Oh oui!
— Assurez-vous que
nous ne sommes plus dérangés. Ensuite, nous allons quitter. Nous sommes sans
importance, tellement qu’après notre départ, vous allez oublier que nous sommes
venus.
— Oui, bien sûr.
— Laissez-nous. »
L’infirmière sortit en fermant la porte derrière elle.
Félicia se tourna vers
Gordon, époustouflée. Tous les initiés savaient que contrôler les pensées d’une
tierce personne présentait une énorme difficulté. Il était communément admis
qu’il n’était pas possible d’en faire un truc – la statuette d’Avramopoulos
était ce qui s’en rapprochait le plus, mais personne ne comprenait son
fonctionnement. Il n’était pas impossible que Gordon ait préparé à l’avance un
procédé à déclenchement, comme celui que Félicia avait utilisé le jour où
Mélanie Tremblay l’avait assaillie… Mais le problème n’était pas là :
quelle que soit la méthode que Gordon avait utilisée, ils se trouvaient dans la
zone à risque, le chevauchement des deux Cercles radiesthésiques. Effectuer le
moindre procédé équivalait à jongler avec des mèches allumées au milieu d’une
poudrière. Contrôler un esprit ne pouvait qu’être encore plus dangereux à
exécuter…
Elle était si abasourdie
qu’elle ne put articuler qu’un seul mot. « Comment!? »
Gordon demeura
circonspect face à l’interrogation. Il soutint son regard insistant pendant de
longues secondes avant de dire : « Certains secrets valent encore
plus que trois faveurs. » Il se tourna vers les comateux. « Alors,
lequel des trois choisis-tu?
— Heu, lui »,
répondit-elle en pointant le plus baraqué des trois, déçue que Gordon ne
satisfasse pas davantage sa curiosité, mais devinant bien qu’il ne céderait pas
facilement.
« Serais-tu
capable d’arranger sa sortie de l’hôpital et tout le reste? »
La question la prit de
court. « Ouf… Je ne pense pas. Je ne saurais pas par où commencer…
— Si tu veux me servir
de lieutenant dans la Joute, il est temps que tu commences à placer tes pièces…
Je sais que tu n’es pas une adepte confirmée depuis longtemps, mais j’attends de mes lieutenants qu’ils soient pleins de ressources. Le fait que tu
sois originaire de La Cité devrait t’avantager. » Piquée, Félicia ne sut
quoi répondre. « Je vais m’en occuper pour cette fois, parce que c’est
dans le cadre de la faveur que tu m’as demandée. Nous ferions mieux d’y
aller avant qu’on nous surprenne à nouveau. Je te tiendrai au courant
lorsque je serai prêt à tenter la métempsychose. »
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