dimanche 19 avril 2015

Le Nœud Gordien, épisode 366 : Métempsychose, 2e partie

Gordon se leva si brusquement que Félicia sursauta. Il la dépassa jusqu’à sortir de son laboratoire.
« Alors, tu viens?
— Où on va? » Gordon ne répondit pas : il pianotait sur son téléphone.
Lorsqu’ils émergèrent du tunnel, une voiture les attendait devant le terrain vague.
Le chauffeur était un petit bonhomme rondouillard à la tête blanche. Il devait déjà connaître leur destination : il se mit en route sans que Gordon n’ait prononcé un mot. Félicia présuma que l’homme n’était pas un initié; elle n’osa pas poser ses questions devant lui.
C’était difficile de comprendre quelle était leur trajectoire : la pluie coulant sur les fenêtres les rendait presque opaques. Les essuie-glaces s’activaient frénétiquement pour permettre de maintenir un minimum de visibilité.
La voiture s’arrêta à l’intersection de la troisième avenue et de la troisième rue, devant la façade titanesque du Centre hospitalier universitaire de La Cité.
L’allée qui reliait le débarcadère à l’hôpital était couverte; ils n’eurent pas à se mouiller davantage.
Gordon guida Félicia au-delà du guichet des admissions où quelques dizaines d’individus attendaient. Plusieurs étaient encore trempés; ceux qui étaient secs n’étaient pas moins misérables pour autant. C’était simplement signe qu’ils attendaient depuis plus longtemps.
Un homme en uniforme montait la garde entre la zone d’accueil et le bâtiment principal. Gordon s’approcha de lui avec le pas de celui qui sait où il va. « Excusez-moi », dit-il, « nous devons passer. »
À la grande surprise de Félicia, cela suffit pour que l’homme s’écarte.
Gordon la guida dans les méandres du CHULC. Les couloirs se ressemblaient tous; au bout de quelques détours à zigzaguer au milieu des civières et des patients coincés dans ce purgatoire, elle était complètement désorientée.
Ils arrivèrent dans une aile reculée, quelque part au troisième étage. L’ambiance n’avait rien en commun avec les sections fourmillant d’activité chaotique qu’ils venaient de traverser. On retrouvait ici les mêmes murs pâles et la même odeur aseptisée propre aux hôpitaux; un silence monastique y régnait toutefois. Autre détail étrange : toutes les portes étaient ouvertes.
C’est un mouroir, pensa Félicia. Pourquoi Gordon l’avait-elle amenée ici? En quoi cela pouvait soulager les souffrances de l’impression de Karl Tobin?
En marchant à pas feutrés, ils se rendirent dans une petite chambre où cinq corps gisaient, chacun couvert d’un enchevêtrement de fils qui les rattachaient à des machines. L’un d’eux était intubé, le seul des cinq qui soit un vieillard; les autres étaient dans la force de l’âge. Aucun mur, aucun rideau ne délimitait l’espace de chacun, indiquant du coup que l’intimité n’était plus un enjeu pour eux.
« Ces trois-là », chuchota Gordon en pointant les lits du fond, « ne sortiront plus jamais du coma. Ils  n’ont plus la moindre trace d’activité mentale. »
Ce n’est donc pas un mouroir. C’est le rayon des légumes. Puis, le déclic. « Tu veux transférer l’impression dans l’un de ces corps!
— C’est la solution qui s’impose, je crois. Tu en as une meilleure? »
Elle fit non de la tête. « Tu crois que ça peut marcher?
— Qui sait? Aucun des cas que nous connaissons se sont déroulés dans des circonstances comparables… Ni Hill, ni Batakovic n’étaient des impressions au sens habituel… Ma prédiction : si nous réussissons à transférer ce que ton urne a capté, même incarnée, l’impression de Tobin aura le même comportement qu’avant : regarder bêtement dans ta direction…
— Si elle peut arrêter de souffrir, je peux m’en contenter… »
Gordon ouvrit la bouche pour rétorquer, mais une infirmière fit irruption dans la pièce, les sourcils froncés. « Qui êtes-vous? Les visiteurs ne sont pas admis présentement…
— Nous ne sommes pas des visiteurs », dit Gordon.
« Où est votre insigne? », demanda-t-elle.
« Nous portons notre insigne », dit Gordon. L’infirmière scruta un instant leurs torses. Il n’y avait rien à voir, mais elle sembla satisfaite. Lorsqu’elle releva les yeux, elle avait le regard un peu vague. « Nous ne sommes pas ici pour longtemps. Vous aimeriez nous rendre service?
— Oh oui! 
— Assurez-vous que nous ne sommes plus dérangés. Ensuite, nous allons quitter. Nous sommes sans importance, tellement qu’après notre départ, vous allez oublier que nous sommes venus.
— Oui, bien sûr.
— Laissez-nous. » L’infirmière sortit en fermant la porte derrière elle.
Félicia se tourna vers Gordon, époustouflée. Tous les initiés savaient que contrôler les pensées d’une tierce personne présentait une énorme difficulté. Il était communément admis qu’il n’était pas possible d’en faire un truc – la statuette d’Avramopoulos était ce qui s’en rapprochait le plus, mais personne ne comprenait son fonctionnement. Il n’était pas impossible que Gordon ait préparé à l’avance un procédé à déclenchement, comme celui que Félicia avait utilisé le jour où Mélanie Tremblay l’avait assaillie… Mais le problème n’était pas là : quelle que soit la méthode que Gordon avait utilisée, ils se trouvaient dans la zone à risque, le chevauchement des deux Cercles radiesthésiques. Effectuer le moindre procédé équivalait à jongler avec des mèches allumées au milieu d’une poudrière. Contrôler un esprit ne pouvait qu’être encore plus dangereux à exécuter…
Elle était si abasourdie qu’elle ne put articuler qu’un seul mot. « Comment!? »
Gordon demeura circonspect face à l’interrogation. Il soutint son regard insistant pendant de longues secondes avant de dire : « Certains secrets valent encore plus que trois faveurs. » Il se tourna vers les comateux. « Alors, lequel des trois choisis-tu?
— Heu, lui », répondit-elle en pointant le plus baraqué des trois, déçue que Gordon ne satisfasse pas davantage sa curiosité, mais devinant bien qu’il ne céderait pas facilement.   
« Serais-tu capable d’arranger sa sortie de l’hôpital et tout le reste? »
La question la prit de court. « Ouf… Je ne pense pas. Je ne saurais pas par où commencer…
— Si tu veux me servir de lieutenant dans la Joute, il est temps que tu commences à placer tes pièces… Je sais que tu n’es pas une adepte confirmée depuis longtemps, mais j’attends de mes lieutenants qu’ils soient pleins de ressources. Le fait que tu sois originaire de La Cité devrait t’avantager. » Piquée, Félicia ne sut quoi répondre. « Je vais m’en occuper pour cette fois, parce que c’est dans le cadre de la faveur que tu m’as demandée. Nous ferions mieux d’y aller avant qu’on nous surprenne à nouveau. Je te tiendrai au courant lorsque je serai prêt à tenter la métempsychose. »

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