dimanche 28 février 2010

Le Noeud Gordien Épisode 109: ...et le pouvoir

Épisode 109 : … et le pouvoir
« Je vais poser une autre question; je vous prie encore une fois d’amener la réflexion à sa conclusion ultime 
— Je suis prêt. Ensuite, c’est moi qui te pose une question. » Gordon lui signala son assentiment avant de continuer. « Plutôt que de l’argent, imaginez que c’est du pouvoir dont vous disposez en quantité infinie. Comment l’utiliseriez-vous?
— Un pouvoir infini… Qu’est-ce que ça veut dire?
— Vous pouvez accomplir instantanément tout ce qui vous passe par la tête, comme vous l’entendez. »
Karl sombra dans l’introspection, les sourcils froncés. De manière amusante, ses premières pensées le ramenaient dans la même voie que lorsqu’il était question d’argent : sécurité et luxe. Puis elles se tournaient vers l’une des choses que l’argent seul ne pourrait accomplir : la guérison complète de cette jambe qu’il traînait comme un boulet. Et après?
Karl dut connecter avec l’idéalisme de sa lointaine adolescence pour pousser plus loin sa réflexion. Mettre un terme à la faim, à la soif, aux guerres et à la maladie en un claquement de doigts ne pourrait qu’être une bonne chose. C’est ce qu’il expliqua à Gordon.
« Bien entendu, les intentions sont louables… Notre hypothétique pouvoir est absolu, soit, mais il faut encore décider comment nous y parviendrons… Prenons la faim, par exemple. Donnerons-nous la manne au monde entier ou changerons-nous la constitution humaine pour que les gens puissent se sustenter de la lumière du Soleil?
— Je n’avais pas pensé à ça.
— Quoi, ça?
— La question de la manière.
— C’est là tout le problème. Pour la guerre, c’est encore plus épineux… Que devrions-nous faire? Devenir une sorte de super-ONU qui apparaît pour arrêter de force tous les conflits dès qu’ils se manifestent? Étouffer ce qu’il y a de guerrier dans l’espèce humaine? Conquérir le monde puis le remodeler à notre image?
— Ouais, toute cette affaire de pouvoir absolu est moins facile lorsqu’on s’arrête aux détails.
— Le comment est bien plus qu’un détail… Mais ça n’est pas tout. Il y a la question des conséquences à long terme.
— Hein?
— L’humanité est ce qu’elle est en grande partie en raison des contraintes auxquelles elle doit faire face. Modifier les contraintes, c’est peut-être aussi modifier notre potentiel pour l’innovation, l’ingéniosité qui fait toute notre grandeur en tant qu’espèce.
— Je ne comprends pas.
— Si on ne quitte jamais le sein de la mère, on ne devient jamais un adulte… Si le monde entier peut se complaire dans une satiété assurée, pourquoi voudrait-on se rompre les reins dans l’espoir d’un éventuel dépassement de soi? »
Tobin soupira. « Est-ce qu’il serait possible de parler français?
— Si je formule cette même idée autrement… Si jusqu’ici le besoin et l’adversité sont les moteurs de notre avancement, en les éliminant une fois pour toutes, ne risquons-nous pas de conduire l’humanité dans un cul-de-sac? En somme, voici où je voulais en venir : même dans une situation abstraite où tout est possible, nous ne pouvons faire l’économie d’une réflexion sur les conséquences à plus long terme. Pour reprendre les termes de tout à l’heure… c’est une bonne façon de rester loin de la marde. 
— Ah. » Tobin tomba dans un silence pensif. Tout ce discours – à tout le moins les bouts qu’il saisissait – était sensé, mais il ne savait pas trop où Gordon voulait en venir. Il fit cul sec avec ce qu’il lui restait de scotch.
Gordon s’avança vers Tobin. « Vous vouliez me poser une question? 
— Est-ce que je pourrais avoir un refill? », demanda Karl en pointant son verre vide. 

dimanche 21 février 2010

Le Noeud Gordien épisode 108: L'argent...

Épisode 108 : L’argent…
Karl Tobin était enfoncé dans le fauteuil le plus confortable qui lui avait été donné d’essayer à ce jour. Les boiseries sombres dégageaient une impression de luxe, un luxe d’autant plus class qu’il n’avait rien de criard. Une grande fenêtre laissait filtrer à la fois la brillance des étoiles et celle, beaucoup plus intense, des lumières de la ville en contrebas.
Gordon lui demanda : « Voulez-vous boire quelque chose? 
— Je prendrais un Jack Daniel’s.
— Je suis peu friand de bourbon. Est-ce qu’un scotch conviendrait?
Whatever. »
Gordon lui prépara un verre. Il n’avait pas mis de glace. Karl en prit une rasade; l’alcool était doux comme de l’eau parfumée dans sa bouche mais elle ne réchauffait pas moins sa gorge et son ventre. C’était bon, mais il préférait généralement quelque chose avec plus de punch.
Gordon leva son verre. « Je vous souhaite la bienvenue parmi nous, Karl ». Ce dernier répondit d’un mouvement circonspect. Gordon ne parut pas remarquer son air renfrogné. L’homme qui avait officié l’initiation de Karl était élégant, articulé, tout l’opposé de Tricane. Il s’assit sur un fauteuil de cuir orienté à 45 degrés de celui de Tobin.
« Dites-moi, Karl, quels sont vos objectifs dans la vie? » Après un haussement d’épaules, Tobin répondit candidement : « Faire de l’argent et rester loin de la marde ». Une seconde de réflexion, puis il pointa sa jambe morte. « Pouvoir courir comme avant, aller où je veux. 
— Est-ce tout?
— C’est pas mal ça », répondit Karl. « Et toi? C’est quoi ton but? » Gordon échappa un petit rire doux. « Éviter la marde, comme vous dites, est un but que nous partageons. Mais si vous permettez que j’explore des éléments de votre réponse… J’aimerais savoir ce que l’argent vous amène, au juste…
— Le pouvoir, le luxe, la sécurité.
— Très bien. Imaginons que vous ayez autant d’argent que vous souhaitez. Sans limite. Qu’en feriez-vous?
— Je ne sais pas… Je commencerais par me faire des réserves. » La réponse était sincère. La fortune est quelque chose qui va et qui vient; même dans cette situation imaginaire, protéger ses acquis s’imposait comme un réflexe. « Et après? Pensez-y… Amenez la réflexion au plus loin que vous le pouvez. Demandez-vous toujours : et après? »
Mentalement, Karl se voyait au volant de voitures sport, à la barre d’un yacht, descendant de son jet privé… et après? Une grosse maison. Non, un manoir. Un château. En Europe. Il ouvrirait des succursales de sa quincaillerie dans toutes les villes du continent. Il pourrait s’en servir pour étendre ses opérations criminelles partout dans le monde. Et après? Pourquoi étendre ses opérations – légitimes ou criminelles – s’il possédait déjà autant d’argent qu’il le souhaitait? S’il n’avait plus besoin d’accumuler des ressources, il ne lui restait qu’à s’en servir pour… Quoi, au juste?
 « Alors? », demanda Gordon.
« Ma première pensée va à la sécurité, ensuite au luxe… Finalement, pouvoir, j’imagine.
— C’est parfaitement cohérent avec ce que vous disiez tout à l’heure. Mais je vois à votre expression que quelque chose demeure confus…
— Ouais. En fait, c’est qu’à date, dans ma tête, argent égale pouvoir. Le pouvoir sert à aller chercher de l’argent et l’argent à aller chercher du pouvoir. Ça tourne en rond. Lorsque tu m’as demandé ce que je ferais si j’avais tout l’argent que je veux, tout de suite, je suis revenu à ça.
— Et pourquoi cette logique ne fonctionne-t-elle pas?
— Parce que si je me sers de l’argent, pour du pouvoir, pour de l’argent… si j’ai tout l’argent que je veux en partant, c’est un non-sens.
— Nous arrivons là où je voulais vous conduire, Karl. Nous sommes conditionnés à faire équivaloir argent et pouvoir à un point tel que nous ne pensons plus aux questions les plus importantes…
— Quoi?
— Au fond… Qu’est-ce que le pouvoir, véritablement? » Gordon prit une lampée de scotch. « Le vrai pouvoir, au-delà de l’argent. Ça, c’est intéressant ».  Tobin prit une gorgée à son tour. Il était impatient d’entendre la suite.

vendredi 19 février 2010

À propos...

Dans la foulée des commentaires d'Édouard Gauss à propos des médias, je vous propose cet article sur 5 choses que les médias nous passent comme des nouvelles. Bonne lecture!

dimanche 14 février 2010

Le Noeud Gordien épisode 107

Kanshi, 2e partie
Édouard adopta l’air d’un instituteur en cours d’interrogation. « Un petit test… Vous qui me connaissez pour la plupart depuis des années, sur le mur de mon bureau, devant l’entrée, il y a une photo encadrée… Qu’est-ce que c’est?
 « Une guitare! », lança Maude.
Édouard répondit : « Presque! 
— Euh, voyons, c’est… une mandoline? », tenta Nadine.
— Tu brûles!
— Un ukulélé! », dit Nicolas sur un ton de Schtroumpf à lunettes. Édouard protesta aussitôt : « C’est pas juste! Tu sais déjà pourquoi elle est là! À part Nico, est-ce que quelqu’un a la moindre idée de ce que ça fait là? » Personne ne répondit.
« Ben Bagdikian a écrit quelque chose qui m’a toujours marqué et que j’aimerais partager avec vous aujourd’hui… Je paraphrase : tenter d’être un reporter de qualité pour un journal américain moyen, c’est comme essayer de jouer la Passion selon Saint Matthieu de Bach avec un ukulélé. L’instrument est beaucoup trop fruste pour l’œuvre et un musicien, même virtuose, ne peut pas y changer grand-chose. »
Certains semblaient apprécier la citation comme on apprécie un bon vin. D’autres n’avaient manifestement rien compris. « Vous comme moi, mes amis, sommes contraints à rêver de grandes œuvres, mais on ne nous donne accès qu’à des ukulélés! On nous demande d’émouvoir et d’intéresser, mais rapidement et à peu de frais. Nous devons en principe trouver des scoops, mais nous ne devons jamais nuire aux alliés politiques et commerciaux des patrons. Nous n’allons plus au-devant de l’actualité : nous traitons la météo et les faits divers comme des dossiers chauds. Nos sources proviennent d’Internet et c’est à peine si nous nous donnons la peine de les vérifier avant de nous en servir. Nous devrions informer M. Tout-le-monde, mais qu’est-ce qu’on fait? On commandite des sondages et on diffuse les résultats comme s’il s’agissait de l’expression d’un mouvement citoyen spontané. La plupart de nos reportages suivent la même recette : une recherche sur Internet, un sondage, un vox-populi, un entretien avec un spécialiste et bang! On appelle ça des nouvelles! »
Certains convives semblaient piqués par la diatribe d’Édouard. D’autres montraient leur assentiment en hochant de la tête, les yeux pétillants. Édouard continua.
« Le gouvernement fédéral transforme sa politique internationale du tout au tout, on se contente de rapporter que l’opposition s’indigne en trente secondes. Un feu met des familles dans la rue? Nos journalistes vont être les premiers sur place, on va interroger les témoins et les rescapés, si jamais quelqu’un décide d’être charitable envers les victimes, on va en parler des jours après… On va détailler toutes les fusillades sans parler de pourquoi on a une guerre de gangs sur les bras ou comment elle peut continuer pendant des semaines et des mois… Lorsque vous étiez au collège, à l’université, est-ce que c’est ça que vous vouliez faire de vos vies? Montrer des faits divers artificiellement gonflés au niveau de pseudo-événements? Où est l’audace? La créativité? L’esprit journalistique, inquisiteur, dénonciateur, assoiffé de vérité et de découvertes? Comment avons-nous pu permettre à notre métier d’en venir là? À une époque où la télé n’existait pas, Aleister Crowley disait que lire un journal, c’est se priver d’une lecture qui en vaille la peine. N’est-ce pas la même chose pour la télévision que nous produisons à chaque jour? »
On aurait entendu une mouche voler.
« Cette réalisation que je vous présente aujourd’hui ne date pas d’hier : ça a été le drame de ma vie, le drame de ma carrière. Mais maintenant, c’est à vous d’en porter le poids. Vous avez un devoir envers vos auditeurs… Plus encore, un devoir envers vous-mêmes. Vous devez trouver votre voix. Vous devez oser! »
On l’applaudit avec un degré de conviction variable. Il finit son verre et tira sa révérence, satisfait du point final qu’il venait de poser.
Il fut surpris de sentir une main posée sur son épaule. C’était Jasmine Beausoleil. Elle lui dit comment elle était contente pour lui et comment elle le trouvait courageux de suivre les élans de son cœur. Édouard ne l’écoutait qu’à moitié. Il surfait encore sur le bien-être de la catharsis, mais surtout, les quelques verres qu’il avait bus ouvraient un tiroir de sa psyché qu’il avait jusque-là gardé fermé à double tour : Jasmine était pas mal hot!
Il l’interrompit. « Ça te dirait de venir prendre un verre avec moi? » Jasmine fut stupéfaite durant une seconde avant de rougir comme une écolière. Ses manières indiquaient un combat contre la tentation alors même que ses lèvres bafouillaient des trucs comme « c’est mieux pas » et « Geneviève… »
« En tout cas, l’invitation est lancée! Bonne fin de journée! »
Il lui embrassa la joue de façon lente et délibérée et il s’en fut, plus libre qu’il ne l’avait jamais été.

jeudi 11 février 2010

Revue de presse

Bon, le terme est un peu exagéré, mais j'ai quand même le plaisir de vous présenter ma première apparition en tant qu'auteur dans la presse écrite!

J'ai eu la chance d'attirer l'attention d'une journaliste de la Marmite sociale, un journal étudiant de l'université, qui a décidé de présenter le Noeud Gordien. Vous pouvez lire l'article en cliquant sur ce lien, puis en choisissant l'édition du 9 février. L'article est à la page 14!

dimanche 7 février 2010

Le Noeud Gordien épisode 106

Kanshi, 1re partie
« Cheers! », et ils levèrent tous leur verre pour Édouard Gauss.
C’était une idée de Nicolas, son assistant, qui avait orchestré cette petite fête pour souligner son départ de CitéMédia. Il y avait tous les collègues qu’il appréciait – Sylvain, son caméraman favori, Jean-Pierre, le doyen des techniciens de la station; la belle Maude et la maternelle Carmen, deux recherchistes de l’équipe; Jasmine Beausoleil et Pierre-Éric Cormier, de l’équipe météo; Édouard avait tout de suite remarqué que Nicolas avait même eu la gentillesse d’inviter Nadine, la réceptionniste la plus attentionnée et la plus patiente que le monde ait vu. En d’autres circonstances, les frontières invisibles des départements mais surtout des castes professionnelles n’auraient pas permis cette hétérogénéité. En agissant ainsi, Nicolas démontrait une fois de plus à son patron que son service dépassait l’obéissance : il s’agissait d’une véritable compréhension de ses besoins et inclinaisons. Édouard espérait sincèrement qu’il sache se hisser à la hauteur de son potentiel.
Édouard leva son verre à son tour avant de le porter à ses lèvres avec un sourire radieux. Malgré sa démission et sa séparation récentes, tous pouvaient dire qu’il respirait le bien-être. Était-ce une forme de rite de passage? Après des années à être coiffé par le styliste de la station, il avait fait couper ses cheveux beaucoup plus courts. Ses plus vieux collègues trouvaient que ça le rajeunissait; les plus jeunes le trouvaient d’une apparence moins sévère. Ni les uns ni les autres ne savaient à quel point ils faisaient face à un homme nouveau. Édouard avait réalisé comment, encore tout jeune, il s’était mis à cheminer résolument en direction de ce qu’il considérait son idéal; porté seulement par l’idée de sa destination sans jamais s’attarder sur la route qu’elle lui faisait prendre, il s’était égaré. Les derniers mois avaient été durs pour lui, mais ces épreuves – et sa thérapie – l’avaient conduit à se délester des poids qu’il avait accumulés en chemin.
On l’avait envoyé en congé surmené, fatigué, tendu comme la corde d’un arc. Il n’était revenu à la station que peu après le nouvel an, seulement pour clore ses dossiers et larguer les amarres.
« Un discours! », lança Carmen. L’appel fut repris par les autres. Édouard n’eut pas à être prié : il comptait sur la chance qu’on lui offre cette tribune, une occasion de s’exprimer librement.
Catharsis. Parting shot… Plusieurs mots dans plusieurs langues référaient aux éléments de ce qu’il comptait accomplir par son exercice. À l’esprit d’Édouard, cependant, un s’imposait au-dessus des autres. Kanshi… L’ultime protestation d’un samurai contre le seigneur féodal envers qui il doit obéissance et loyauté… Le suicide rituel d’un guerrier prêt à payer de sa vie pour émettre un message impossible à exprimer autrement.
Le détachement résultant de sa démission rendait possible l’expression de ce qui l’avait perturbé si longtemps sans qu’il n’ose vraiment l’affirmer – à tout le moins, pas en ces termes. Peut-être brûlerait-il des ponts en agissant comme il s’apprêtait à le faire, mais il en doutait. Il regrettait seulement que Jean Vallée ou d’autres membres de l’équipe éditoriale n’y soient pas. C’était un mal pour un bien : la fête avait été d’autant plus légère qu’aucun boss n’y assistait.
Il se leva et prit précisément la position qu’il adoptait avant d’entrer en onde, incluant l’air grave de circonstance. Tous relevèrent l’allusion muette. Des ricanements s’élevèrent à droite et à gauche. Puis le silence. Le moment était venu.