dimanche 14 février 2010

Le Noeud Gordien épisode 107

Kanshi, 2e partie
Édouard adopta l’air d’un instituteur en cours d’interrogation. « Un petit test… Vous qui me connaissez pour la plupart depuis des années, sur le mur de mon bureau, devant l’entrée, il y a une photo encadrée… Qu’est-ce que c’est?
 « Une guitare! », lança Maude.
Édouard répondit : « Presque! 
— Euh, voyons, c’est… une mandoline? », tenta Nadine.
— Tu brûles!
— Un ukulélé! », dit Nicolas sur un ton de Schtroumpf à lunettes. Édouard protesta aussitôt : « C’est pas juste! Tu sais déjà pourquoi elle est là! À part Nico, est-ce que quelqu’un a la moindre idée de ce que ça fait là? » Personne ne répondit.
« Ben Bagdikian a écrit quelque chose qui m’a toujours marqué et que j’aimerais partager avec vous aujourd’hui… Je paraphrase : tenter d’être un reporter de qualité pour un journal américain moyen, c’est comme essayer de jouer la Passion selon Saint Matthieu de Bach avec un ukulélé. L’instrument est beaucoup trop fruste pour l’œuvre et un musicien, même virtuose, ne peut pas y changer grand-chose. »
Certains semblaient apprécier la citation comme on apprécie un bon vin. D’autres n’avaient manifestement rien compris. « Vous comme moi, mes amis, sommes contraints à rêver de grandes œuvres, mais on ne nous donne accès qu’à des ukulélés! On nous demande d’émouvoir et d’intéresser, mais rapidement et à peu de frais. Nous devons en principe trouver des scoops, mais nous ne devons jamais nuire aux alliés politiques et commerciaux des patrons. Nous n’allons plus au-devant de l’actualité : nous traitons la météo et les faits divers comme des dossiers chauds. Nos sources proviennent d’Internet et c’est à peine si nous nous donnons la peine de les vérifier avant de nous en servir. Nous devrions informer M. Tout-le-monde, mais qu’est-ce qu’on fait? On commandite des sondages et on diffuse les résultats comme s’il s’agissait de l’expression d’un mouvement citoyen spontané. La plupart de nos reportages suivent la même recette : une recherche sur Internet, un sondage, un vox-populi, un entretien avec un spécialiste et bang! On appelle ça des nouvelles! »
Certains convives semblaient piqués par la diatribe d’Édouard. D’autres montraient leur assentiment en hochant de la tête, les yeux pétillants. Édouard continua.
« Le gouvernement fédéral transforme sa politique internationale du tout au tout, on se contente de rapporter que l’opposition s’indigne en trente secondes. Un feu met des familles dans la rue? Nos journalistes vont être les premiers sur place, on va interroger les témoins et les rescapés, si jamais quelqu’un décide d’être charitable envers les victimes, on va en parler des jours après… On va détailler toutes les fusillades sans parler de pourquoi on a une guerre de gangs sur les bras ou comment elle peut continuer pendant des semaines et des mois… Lorsque vous étiez au collège, à l’université, est-ce que c’est ça que vous vouliez faire de vos vies? Montrer des faits divers artificiellement gonflés au niveau de pseudo-événements? Où est l’audace? La créativité? L’esprit journalistique, inquisiteur, dénonciateur, assoiffé de vérité et de découvertes? Comment avons-nous pu permettre à notre métier d’en venir là? À une époque où la télé n’existait pas, Aleister Crowley disait que lire un journal, c’est se priver d’une lecture qui en vaille la peine. N’est-ce pas la même chose pour la télévision que nous produisons à chaque jour? »
On aurait entendu une mouche voler.
« Cette réalisation que je vous présente aujourd’hui ne date pas d’hier : ça a été le drame de ma vie, le drame de ma carrière. Mais maintenant, c’est à vous d’en porter le poids. Vous avez un devoir envers vos auditeurs… Plus encore, un devoir envers vous-mêmes. Vous devez trouver votre voix. Vous devez oser! »
On l’applaudit avec un degré de conviction variable. Il finit son verre et tira sa révérence, satisfait du point final qu’il venait de poser.
Il fut surpris de sentir une main posée sur son épaule. C’était Jasmine Beausoleil. Elle lui dit comment elle était contente pour lui et comment elle le trouvait courageux de suivre les élans de son cœur. Édouard ne l’écoutait qu’à moitié. Il surfait encore sur le bien-être de la catharsis, mais surtout, les quelques verres qu’il avait bus ouvraient un tiroir de sa psyché qu’il avait jusque-là gardé fermé à double tour : Jasmine était pas mal hot!
Il l’interrompit. « Ça te dirait de venir prendre un verre avec moi? » Jasmine fut stupéfaite durant une seconde avant de rougir comme une écolière. Ses manières indiquaient un combat contre la tentation alors même que ses lèvres bafouillaient des trucs comme « c’est mieux pas » et « Geneviève… »
« En tout cas, l’invitation est lancée! Bonne fin de journée! »
Il lui embrassa la joue de façon lente et délibérée et il s’en fut, plus libre qu’il ne l’avait jamais été.

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