dimanche 27 novembre 2016

Le Nœud Gordien, épisode 448 : Changer les idées

Aizalyasni était couchée dans sa chambre, sur le lit qu’elle avait tiré du néant par la seule force de son esprit.
Aizalyasni était assise dans un parc, à l’orée du quartier, papotant distraitement avec les flâneurs du coin, de vagues connaissances.
Aizalyasni gravissait les marches du Club Céleste avec un Daniel Olson encore dubitatif.
Aizalyasni était Martin était Karl était Marco était Timothée. Leur connexion permettait d’acheminer l’énergie magique du Terminus jusqu’à Tobin, mais surtout, elle leur permettait de penser ensemble malgré la distance.
Les Trois ne pouvaient pas affecter directement les pensées d’Olson, mais ils purent quand même l’envelopper dans une aura de calme et de sérénité, le même genre de truc dont Madame s’était servie pour transformer le Terminus en lieu sacré.  L’Américain n’y vit que du feu : il crut que c’était la bière, la camaraderie, la danseuse en rouge qui apaisaient enfin son esprit troublé. Leur emprise se resserrait sur lui; il allait parler.
« Tu en as pour des années de pratique avant d’en arriver là…
— Oui, oui, je sais… mais, théoriquement? »
Olson décida qu’il n’y avait pas de mal à en discuter, que de toute manière, Tobin  ne saurait pas s’en servir avant une éternité. Il ne pouvait pas deviner être la proie de télépathes aux aguets. Aizalyasni tressaillit, ils tressaillirent tous en entrevoyant la complexité du procédé pendant qu’Olson jonglait avec ses connaissances pour les transformer en explications vulgarisées. Fort heureusement, les Trois n’auraient pas besoin de tout l’appareillage qu’il avait en tête, avec ses cercles cabalistiques, ses ingrédients rares, ses préparations rituelles… Leur nature télépathe couplée à leur capacité à manipuler directement l’énergie magique leur offrirait de précieux raccourcis.
« Plus les paramètres sont précis, plus l’opération sera facile, expliqua Olson. Et l’inverse s’ils sont complexes ou nombreux. Par exemple, effacer tous les souvenirs de la dernière heure, c’est travailler en bloc. Effacer seulement cette conversation en gardant tout le reste, c’est déjà plus difficile. À moins qu’on recadre les paramètres pour procéder autrement… » Une série de symboles défilèrent dans la tête d’Olson. Sur papier, ils seraient demeurés illisibles; dans la tête du Maître toutefois, la signification de chacun était évidente. Ils touchaient au but…
Le regard d’Olson dériva vers sa danseuse fétiche. Il était temps de le distraire à nouveau. Un signal de Tobin la ramena à leur table.
Il fallait admettre que l’Américain n’était pas seul à tomber sous son magnétisme. Ce qui se passait en elle n’était pas moins fascinant que sa façade : dès qu’elle se mettait à danser, sa tête se vidait de toute pensée intempestive. Elle devient la danse. Elle ne travaille pas, elle n’offre pas de performance. Puis, l’évidence : elle médite. Aizalyasni aurait voulu connaître son nom, son identité, son histoire, ce qui l’avait amenée à danser pour de l’argent, mais son esprit n’offrait rien à lire… Pour l’instant.
Ils applaudirent à la fin de la danse; Tobin la paya généreusement en l’intimant de continuer. « Tu disais que pour les jobs plus complexes, tu peux recadrer…
— Ah, oui. Souvent, il est plus simple de procéder par l’équivalent d’une suggestion hypnotique.
— C’est-à-dire? »
La réponse d’Olson tarda : il était en transe devant les mouvements suaves de la danseuse. « Le cerveau hypnotisé complète les suggestions qu’il entend. Si je dis à quelqu’un, tu reviens d’un voyage sur Mars, son esprit va imaginer les détails, sans que j’aie besoin de les décrire. Tu comprends?
— Ouais, en gros.
— Alors, plutôt que créer pièce par pièce une fausse relation, par exemple, c’est plus simple d’implanter une suggestion du genre nous sommes de vieilles connaissances. Le risque, c’est que je ne sais pas exactement ce que le type va inventer de son côté… »
Tobin laissa la conversation s’éteindre. Les Trois avaient ce dont ils avaient besoin. Aizalyasni ramena sa conscience au Terminus. Il lui fallait trouver un cobaye pour tenter sa chance… Celui qu’elle avait en tête se trouvait justement sur place.
Elle se rendit au réfectoire. L’homme était attablé devant une assiette vide, les cheveux et la barbe propres et bien lissés. Son engagement dans la communauté était d’abord utilitaire. Il s’était découvert une fibre spirituelle seulement après que les Trois aient rénové le Terminus – et fourni tout le monde en électricité, en eau chaude et en nourriture. Il contrevenait fréquemment aux règles de la communauté, mais à ses yeux, c’était pour une bonne cause : il volait de la nourriture pour alimenter sa grosse femme qu’il aimait encore plus qu’il pouvait la détester.
« James », dit-elle.
Il présuma que l’interpellation était une accusation : il n’essaya même pas de nier. « On dit que vous pouvez tout voir, je me doutais bien que je me ferais prendre, s’empressa-t-il de dire. Je… je sais que ce n’est pas correct. Je m’excuse. Je ne savais plus quoi faire…
— J’ai un marché à te proposer, dit Aizalyasni. Si tu acceptes, tu pourras rester parmi nous.
— Vraiment?
— Nous te permettrons même de continuer à nourrir ta Raymonde. Avec notre bénédiction. »
James était stupéfait. « En échange de quoi? »
Aizalyasni sourit. « Laisse-moi juste te changer les idées… »

dimanche 20 novembre 2016

Le Nœud Gordien, épisode 447 : Diversions

Olson ne s’était pas attendu à ce que ses alliés du Terminus le déclarent persona non grata. La nouvelle de la mort de Timothée l’avait ébranlé. Aurait-il réellement pu intervenir s’il s’était joint à la mission pour trouver Martin? Il ne le saurait jamais.
Son esprit avait été altéré au Terminus; c’était tout naturel qu’il se tourne dans cette même direction pour réparer ce qui avait été cassé. Il avait tout essayé, enfin presque. Il continuait à penser que si Pénélope acceptait la fusion de leurs esprits, elle pourrait le soigner de l’intérieur. Cette piste, il ne pouvait l’explorer avec personne d’autre.
Il lui restait une dernière chance : demander de l’aide à ses pairs. Il demeurait toutefois réticent à exposer des faiblesses que certains n’hésiteraient pas à exploiter. Malgré l’atmosphère de collaboration qui s’était installée à l’Agora, les rivalités et les intrigues des Maîtres – jaloux de leurs secrets, curieux d’apprendre ceux des autres – n’allaient certainement pas disparaître du jour au lendemain.
S’il outrepassait ses réticences pour confier ses difficultés à l’un d’eux, il choisirait Latour. En ce moment, c’était impossible : il avait dû retourner à Tanger pour renouveler les procédés qui défendaient l’ancienne maison de Kuhn et sa précieuse salle des archives. Il avait promis de revenir pour le premier tour de la petite Joute, à la fin de la semaine.
À court d’idée, désespéré, vidé de son énergie, incertain de ses propres pensées et émotions, Olson ne pouvait qu’attendre que le temps passe en restant à distance des autres, surtout Pénélope. Il ne voulait pas que personne le voit dans cet état.
Il fila jusqu’à l’Agora et monta au deuxième, où il choisit l’un des bureaux encore inoccupés, qu’il meubla d’une simple chaise pliante. Il espéra, à travers le silence et le dépouillement, trouver une mesure de soulagement.
Les accalmies s’avérèrent rares et de courte durée. L’impression d’irréalité et le cliquetis dans sa tête n’étaient jamais loin – méditation, visualisation, routine purificatrice, chanter, danser, tourner sur lui-même jusqu'à s’étourdir, peu importe ses efforts, aucune stratégie ne réussissait à l’apaiser plus que quelques minutes.
Il était affaissé sur sa chaise, le visage entre les mains, lorsque Tobin entra dans le bureau.
« Oh. J’pensais pas que la place était prise. »
Olson s’empressa de masquer sa détresse. N’avait-il pas verrouillé la porte? « Qu’est-ce que tu viens faire ici?
— J’allais faire mes exercices… Pis toi, qu’est-ce que tu faisais là?
— Je me reposais un peu.
— Pour être honnête, t’as bien plus l’air d’avoir besoin de te changer les idées… » Il n’attendit pas de réponse. « Moi aussi, en fait. Viens t’en : je sais exactement de quoi t’as besoin. »
Pourquoi pas? Après tout, la solitude n’avait pas si bien fonctionné.

Apparemment, selon Tobin, se changer les idées revenait à boire dans un bar de danseuses. Olson était certes un fin appréciateur de féminité, mais pendant qu’il gravissait les marches du Club Céleste, il se sentait comme un œnologue à qui on aurait servi avec fierté la pire piquette.
L’intérieur s’avéra beaucoup moins crade qu’il l’avait imaginé. Le décor était neuf; la musique était bonne; les femmes étaient superbes, l’une d’elle presque racée. Le portier les guida jusqu’à une banquette; pendant qu’Olson s’asseyait, Tobin fit signe à la danseuse que Daniel avait remarquée. Tobin lui chuchota quelques paroles à l’oreille; sans dire un mot, elle grimpa sur la table et se mit au travail.
Absolument époustouflante, son soutien-gorge et sa jupe à paillettes avaient la même teinte que ses cheveux, un rouge qui n’existait guère dans la nature. Ses souliers aux talons vertigineux ne nuisaient en rien ses déplacements. Elle ondulait avec une grâce incroyable, comme si elle était faite d’un fluide et non de chair et d’os.
Il remarqua à peine lorsqu’une serveuse arriva avec deux bières et une bouteille de Jack Daniel’s. Chaque table avait une sorte de corniche où les consommations pouvaient être déposées sans risquer d’être renversées par les danseuses. Tobin remplit les verres pendant qu’Olson se laissait hypnotiser – le mot n’était pas exagéré – par la fille en rouge.
Il en avait douté, mais il fallait l’admettre que Tobin avait gagné son pari. Même la pièce détachée dans son crâne semblait moins dérangeante qu’avant leur arrivée.
La chanson se termina et la fille descendit, tout sourire. Olson applaudit. Tobin la paya en murmurant quelque chose; elle acquiesça et s’éloigna à petits pas.
« Pas pire, hein?
— Je suis sincèrement surpris. » La danseuse était moins parfaite que Pénélope – évidemment –, mais sa compagne ne savait pas aguicher comme une pro. « Qu’est-ce que tu lui as dit?
— De revenir dans une dizaine de minutes. »
Olson fut heureux de l’entendre. Tobin lui tendit deux verres, whisky et bière. Il goûta l’un, puis l’autre. « Tu viens souvent ici?
— Juste quand mes amis en ont besoin. »
Mes amis… La tourmente des derniers jours lui avait fait réaliser qu’au fond, il n’avait que Pénélope dans sa vie. Sans elle, il ne resterait rien. Dans ce contexte, qu’un homme – même un simple novice – l’appelle son ami lui faisait du bien.
« Hey, j’peux te poser une question?
— Tout ce que tu veux.
— Je m’en viens pas pire dans la méditation que tu m’as montrée, l’affaire de l’espace intérieur, t’sais? Je comprends mieux comment ça fonctionne en-dedans », dit-il en tapotant sa tempe.
« C’est très bien. En fait, c’est l’objectif.
— J’ai entendu dire que les Maîtres sont capables de changer les pensées, les souvenirs, tout ça… Toi, t’es-tu capable?
— Oui. Ce n’est pas facile, mais comme pour le reste, avec la bonne préparation…
— Ah ouin? Et pis… Comment ça marche?
— Tu en as pour des années de pratique avant d’en arriver là…
— Oui, oui, je sais… mais, théoriquement? »
Olson hésita une seconde. C’était le genre de secret qui méritait trois faveurs… Mais Tobin ne lui demandait pas de lui révéler le procédé, seulement les principes sous-jacents. Pourquoi le priver de ces informations? De toute manière, ce n’est pas comme s’il disposait des connaissances et du pouvoir brut nécessaires pour en faire quoi que ce soit, n’est-ce pas?

dimanche 13 novembre 2016

Le Nœud Gordien, épisode 446 : Intrusion

Chaque fois qu’Édouard retournait chez lui, il pensait à déménager.
Depuis que Geneviève avait assumé la garde de ses filles, on pouvait à peine dire qu’il vivait dans son petit appartement décrépit. L’endroit lui servait tout au plus de garde-robe et de gîte du passant.
Lorsqu’il visitait Félicia, il se sentait chez lui – c’était, après tout, son ancienne maison. Il comprenait toutefois qu’aménager avec elle aurait été une erreur. Leur relation allait bien, vraiment bien, mais il ne pouvait faire abstraction qu’elle était encore loin de la trentaine… Que pouvait-il prétendre comprendre de sa génération, sinon qu’on supposait chez elle un culte de l’instantanéité, une propension au jetable, une réticence à encaisser le banal? De plus – surtout –, les allusions de Félicia laissaient entendre que ses histoires passées s’étaient mesurées en jours et en heures plutôt qu’en années et en mois. Si elle décidait qu’il l’ennuyait, qu’un autre était plus intéressant, ou, simplement, qu’elle ne voulait plus de lui… Bref, il valait mieux qu’il conserve un espace à lui.
Il s’était juré qu’une fois millionnaire, il s’attellerait à la tâche. Maintenant que la Fondation Randall James avait tenu sa promesse, en principe, rien ne l’empêchait de déplier bagages dans un endroit plus accueillant… Sinon le manque de temps. Entre ses tâches à l’Agora, ses enquêtes secrètes et le projet d’émission spéciale qui continuait à prendre forme, il lui restait bien peu de marge de manœuvre.
Chaque fois qu’il entrait dans cet appartement qui, dès le premier jour, se voulait une solution temporaire, il se répétait donc va falloir que je déménage
Chaque fois… Sauf celle-ci.
Le simple fait de glisser la clé dans la serrure ouvrit la porte : rien ne la retenait fermée. L’avait-il laissée ouverte? Avait-il été cambriolé? La volonté de savoir l’emporta sur la prudence. Il passa le seuil à pas de loup.
La voix d’un lecteur de nouvelles s’élevait du téléviseur. Absolument certain que l’appareil était éteint à son départ, il y vit un premier signe clair d’intrusion. À tout le moins, l’appartement n’avait pas été saccagé ou pillé : rien dans la cuisine ou dans son coin bureau n’avait été déplacé.
Un bruit le fit sursauter. Quelque chose avait bruissé à quelques pas de lui, dans la portion de la salle de séjour qui demeurait hors de son champ de vision. Il s’avança pour découvrir Gordon sur le sofa, un verre à la main, comme s’il avait été chez lui.
« Je ne savais pas que tu aimais le scotch, dit-il en fermant la télévision.
— Qu’est-ce que tu fais ici? J’ai failli mourir de peur. »
Gordon fit tourner le scotch dans son verre avant de le porter à son nez. « Je comprends tout à fait. C’est traumatisant, n’est-ce pas, de découvrir que quelqu’un s’est introduit dans un lieu qu’on croyait privé, sécurisé… » Il déposa le verre et se leva. « À propos : mon laboratoire secret a justement été l’objet d’un cambriolage. Tu sais, le souterrain où nous avons travaillé ton premier procédé émergeant? Tiens, maintenant que je le mentionne… la seule disparition dans mon matériel correspondait aux ingrédients nécessaires pour l’accomplir. »
Il se tut et scruta Édouard, qui se sentit rougir bien malgré lui. « Tu penses que je serais assez maladroit pour m’incriminer comme ça?
— Peut-être bien. Je ne vois pas d’autres explications. Après tout, c’est ton procédé. Nous sommes seuls à le connaître, n’est-ce pas?
— Avec tous ces télépathes qui courent la ville… Peut-être que l’un d’eux a lu la recette dans ma tête. À moins que quelqu’un nous manipule. »
Gordon le scruta, dubitatif. « Tu jures que tu ne t’es pas introduit dans mon sanctuaire en mon absence? »
Édouard avait déjà considéré la possibilité que les Maîtres disposent de procédés capables de détecter le mensonge. Jusqu’à présent, il était resté évasif; la question directe de Gordon l’acculait toutefois au pied du mur. Il fallait contre-attaquer. « Pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu connaissais mon frère? »
Gordon hésita. « Mes condoléances pour Philippe. Ce n’est jamais facile de perdre un proche.
— Tu n’as pas répondu à ma question.
— Tu n’as pas répondu à la mienne.
— Gordon, as-tu tué Philippe?
— Non.
— As-tu créé l’Orgasmik?, demanda-t-il du tac au tac.
— Je ne suis pas venu ici pour subir un interrogatoire. Avec toutes ces questions, c’est à se demander si tu n’as pas recommencé à travailler pour CitéMédia… » Nouveau silence malaisé sous le regard perçant du Maître. « Tu t’es infiltré dans mon sanctuaire, tu m’as volé du matériel, tu me mens effrontément. Tout cela suffirait à te faire châtier, peut-être même exclure de notre communauté. Comptes-toi chanceux que je préfère continuer à garder notre rapport secret. Ne te mêle plus de mes affaires. Cette fois, je me contenterai d’un avertissement, par égard pour Félicia. Il n’y en aura pas d’autres. Ai-je été clair? »
Édouard ne savait pas quoi répondre, comment réagir. Il choisit donc de s’emmurer dans le silence. Gordon ajusta les pans de son veston et s’en alla. Ce n’est qu’après avoir entendu la porte claquer qu’Édouard laissa libre cours à ses émotions.
D’abord, une marée montante de panique. Qu’est-ce que Gordon savait de sa vie secrète? En alludant à CitéMédia, voulait-il souligner qu’il était au courant pour la révélation qu’il préparait?
Édouard ressentait aussi une grande part d’indignation d’avoir été envahi ainsi. De plus, il était de plus en plus certain que Gordon était impliqué dans le décès de Philippe. Même s’il n’avait pas appuyé sur la gâchette, avec le bon procédé, il n’en aurait pas eu besoin.
Comme jamais auparavant, Édouard réalisa dans quel pétrin il s’était mis. Si Gordon avait effectivement éliminé Philippe, son propre initié, son ancien complice, il n’hésiterait pas un instant pour lui faire la même chose.
Il avait présumé qu’une fois le chat sorti du sac, il pourrait jouir d’une certaine impunité, dans la mesure où sa disparition serait vue comme une confirmation fracassante de ses allégations. Si Gordon décidait de lui couper l’herbe sous le pied avant la diffusion de son scoop, il se retrouverait démuni, sans défense ni recours…
Édouard agrippa le scotch que Gordon avait laissé derrière. Il le vida d’un trait. La chaleur de l’alcool le fit toussoter; le liquide brûlant traça son chemin jusqu’à son estomac. Une fois la vague passée, il se sentit moins terrorisé, à défaut d’être plus calme.
Si je veux survivre à cette histoire, se dit-il, j’ai besoin de préparer la suite.
Il versa un autre verre, ses pensées se bousculant à toute vitesse.

dimanche 6 novembre 2016

Le Nœud Gordien, épisode 445 : Le strict minimum

Daniel Olson avait changé depuis qu’il avait participé à l’oraison du Terminus; il ne se passait pas un jour sans que Pénélope lui rappelle, trois fois plutôt qu’une. Elle le disait frénétique, dissipé, instable, sans parler de cette idée de fusionner avec elle, qu’elle jugeait saugrenue. Lui, pour sa part, la trouvait obtuse. Il avait l’impression d’être demeuré à peu près le même, à l’exception de cette étrange sensation dans sa tête, qui évoquait un engrenage cassé.
Depuis deux jours, toutefois, il n’en était plus certain. Sans raison apparente, la réalité avait pris une nouvelle apparence. Il n’était pas en proie à des hallucinations ou autres déformations perceptives, mais rien n’avait son apparence habituelle, comme s’il était pris dans une manifestation synchrone qui ne finissait plus. L’expérience, bien que déroutante, n’était pas dangereuse a priori, mais son arrivée aussi soudaine qu’inexplicable l’inquiétait néanmoins. Pénélope et lui avaient déployé toutes leurs ressources pour découvrir l’origine de ce mystère, sans succès. Olson avait alors proposé une piste qui n’avait pas plu à sa partenaire : il allait demander à Timothée d’examiner son esprit et, peut-être, de le réparer.
Sophie montait la garde devant la porte. La jeune femme incarnait l’antithèse de la féminité : ses vêtements amples et mous, ses cheveux courts, sa mine rébarbative, tout semblait un effort conscient pour éviter qu’on l’associe à son sexe.
Olson l’approcha avec un sourire avenant; elle l’apostropha en retour. « Tu ne fais pas un pas de plus! »
Daniel ne s’était pas attendu à être si mal accueilli à son retour au Terminus. « Sophie, c’est moi! Tu ne me reconnais pas?
— Ça ne change rien, rétorqua-t-elle avec hargne. Tu ne passes pas.
— Je veux voir Timothée. Je dois voir Timothée. » Il fit un pas en avant; Sophie tira brusquement un pistolet de sa veste. Elle le brandit ostensiblement. Olson leva les mains et battit en retraite. « Je ne suis pas une menace. Je suis un allié. C’est grâce à moi que vous avez localisé Martin…
Plutôt que l’apaiser, la tirade d’Olson accentua encore son attitude rébarbative. « Dude, lâche-moi avec tes grâce à moi, hein?
— Peux-tu au moins aller m’annoncer?
— S’ils veulent te voir, ils vont le dire.
— Mais va au moins les avertir! !
— Oh, t’en fais pas, ils savent déjà que t’es là. »
Comme pour démontrer qu’elle disait vrai, le portail s’ouvrit derrière elle. Le visage de Martin apparut dans l’ouverture. « Bonjour Daniel.
— Bonjour, Martin. Comme j’expliquais à cette charmante demoiselle, je suis venu voir Timothée…
— Je sais. Tu peux entrer. » Il s’écarta. Sophie, elle, n’était pas prête à lâcher le morceau. Elle lui fit une grimace, le majeur levé. Il dut la contourner pour pénétrer dans le Terminus.
« Je me demande ce que j’ai fait pour qu’elle m’en veuille comme ça, demanda Olson.
— Cherche du côté de ce que tu n’as pas fait », répondit Martin.
Il s’apprêtait à lui demander des explications quand Martin, sans crier gare, mit la main sur le front de Daniel. Le Terminus s’évanouit. Tout son être se mit à brûler de douleur immense, sauf pour ses bras engourdis d’avoir trop longtemps supporté le poids de son corps. Sa bouche goûtait le sang et la bile rancie. Ses tripes criaient, tordues par la faim et les coups. Ses pantalons avaient été souillés de merde et de pisse. Sa tête pulsait, comme si un percussionniste sadique l’avait prise pour instrument. Il vit deux hommes s’approcher, sachant qu’ils lui poseraient les mêmes questions que les autres jours, ces questions dont il ignorait la réponse. Personne ne savait où il se trouvait; personne ne pouvait lui venir en aide. Ce qui lui restait de vie allait s’éteindre dans la douleur et l’indignité.
Martin retira sa main, et Olson revint au Terminus. L’expérience avait été brutale, déroutante, à un point tel qu’il ne resta debout qu’au prix d’un effort. « Ça, c’est l’état dans lequel les autres m’ont trouvé. Je te remercie de les avoir guidés jusqu’à moi. »
Olson n’eut pas le temps de réagir; Martin remit sa paume sur son front. Olson se retrouva à côté de l’édifice où il avait conduit Timothée et ses alliés. Je suis Tim, réalisa-t-il. Les autres l’entouraient, arme au poing… Ils tenaient en joue des hommes, eux aussi armés – les mêmes qui avaient tourmenté Martin durant sa captivité. Soudainement, la fusillade démarra. Olson sentit l’impact d’une balle avant d’être submergé par une douleur impossible, mille fois plus aigüe que celle dont Martin avait souffert. Timothée s’écroula… Et Olson avec lui.
« Pour ça, je ne te remercie pas », dit Martin
Oh my God… Tim?
— Il est mort. Il a donné sa vie pour sauver la mienne.
— Je… Je ne sais pas quoi dire…
— Il est trop tard pour dire quoi que ce soit, Daniel. Si tu nous avais accompagnés, un magicien de ton calibre aurait pu faire toute la différence. Mais tu as décidé de te borner au strict minimum de la faveur qui nous était due. Et là, tu as le culot de venir demander notre aide. »
Il me devait une faveur, pensa Olson bien malgré lui.
« Timothée est mort. Nous ne te devons plus rien. Tu n’es plus la bienvenue parmi nous. »
Olson allait rétorquer, s’excuser, plaider sa bonne volonté, mais Martin ne lui en laissa pas le temps. L’homme fit un mouvement de la main, et Daniel fut projeté à l’extérieur du Terminus, plus confus et démuni que jamais.