Aizalyasni était
couchée dans sa chambre, sur le lit qu’elle avait tiré du néant par la seule
force de son esprit.
Aizalyasni était
assise dans un parc, à l’orée du quartier, papotant distraitement avec les
flâneurs du coin, de vagues connaissances.
Aizalyasni gravissait
les marches du Club Céleste avec un Daniel Olson encore dubitatif.
Aizalyasni était
Martin était Karl était Marco était Timothée. Leur connexion permettait d’acheminer
l’énergie magique du Terminus jusqu’à Tobin, mais surtout, elle leur permettait
de penser ensemble malgré la distance.
Les Trois ne pouvaient
pas affecter directement les pensées d’Olson, mais ils purent quand même l’envelopper
dans une aura de calme et de sérénité, le même genre de truc dont Madame s’était
servie pour transformer le Terminus en lieu sacré. L’Américain n’y vit que du feu : il crut que
c’était la bière, la camaraderie, la danseuse en rouge qui apaisaient enfin son
esprit troublé. Leur emprise se resserrait sur lui; il allait parler.
« Tu en as pour
des années de pratique avant d’en arriver là…
— Oui, oui, je sais… mais,
théoriquement? »
Olson décida qu’il n’y
avait pas de mal à en discuter, que de toute manière, Tobin ne saurait pas s’en servir avant une éternité.
Il ne pouvait pas deviner être la proie de télépathes aux aguets. Aizalyasni
tressaillit, ils tressaillirent tous en entrevoyant la complexité du procédé pendant
qu’Olson jonglait avec ses connaissances pour les transformer en explications
vulgarisées. Fort heureusement, les Trois n’auraient pas besoin de tout l’appareillage
qu’il avait en tête, avec ses cercles cabalistiques, ses ingrédients rares, ses
préparations rituelles… Leur nature télépathe couplée à leur capacité à
manipuler directement l’énergie magique leur offrirait de précieux raccourcis.
« Plus les
paramètres sont précis, plus l’opération sera facile, expliqua Olson. Et l’inverse
s’ils sont complexes ou nombreux. Par exemple, effacer tous les souvenirs de la
dernière heure, c’est travailler en bloc. Effacer seulement cette conversation
en gardant tout le reste, c’est déjà plus difficile. À moins qu’on recadre les
paramètres pour procéder autrement… » Une série de symboles défilèrent
dans la tête d’Olson. Sur papier, ils seraient demeurés illisibles; dans la
tête du Maître toutefois, la signification de chacun était évidente. Ils
touchaient au but…
Le regard d’Olson
dériva vers sa danseuse fétiche. Il était temps de le distraire à nouveau. Un signal
de Tobin la ramena à leur table.
Il fallait admettre
que l’Américain n’était pas seul à tomber sous son magnétisme. Ce qui se
passait en elle n’était pas moins fascinant que sa façade : dès qu’elle se
mettait à danser, sa tête se vidait de toute pensée intempestive. Elle devient la danse. Elle ne travaille pas, elle n’offre pas de performance.
Puis, l’évidence : elle médite.
Aizalyasni aurait voulu connaître son nom, son identité, son histoire, ce qui l’avait
amenée à danser pour de l’argent, mais son esprit n’offrait rien à lire… Pour l’instant.
Ils applaudirent à la
fin de la danse; Tobin la paya généreusement en l’intimant de continuer. « Tu
disais que pour les jobs plus complexes,
tu peux recadrer…
— Ah, oui. Souvent, il
est plus simple de procéder par l’équivalent d’une suggestion hypnotique.
— C’est-à-dire? »
La réponse d’Olson
tarda : il était en transe devant les mouvements suaves de la danseuse. « Le
cerveau hypnotisé complète les suggestions qu’il entend. Si je dis à quelqu’un,
tu reviens d’un voyage sur Mars, son
esprit va imaginer les détails, sans que j’aie besoin de les décrire. Tu
comprends?
— Ouais, en gros.
— Alors, plutôt que
créer pièce par pièce une fausse relation, par exemple, c’est plus simple d’implanter
une suggestion du genre nous sommes de
vieilles connaissances. Le risque, c’est que je ne sais pas exactement ce
que le type va inventer de son côté… »
Tobin laissa la
conversation s’éteindre. Les Trois avaient ce dont ils avaient besoin.
Aizalyasni ramena sa conscience au Terminus. Il lui fallait trouver un cobaye
pour tenter sa chance… Celui qu’elle avait en tête se trouvait justement sur
place.
Elle se rendit au
réfectoire. L’homme était attablé devant une assiette vide, les cheveux et la
barbe propres et bien lissés. Son engagement dans la communauté était d’abord
utilitaire. Il s’était découvert une fibre spirituelle seulement après que les
Trois aient rénové le Terminus – et fourni tout le monde en électricité, en eau
chaude et en nourriture. Il contrevenait fréquemment aux règles de la
communauté, mais à ses yeux, c’était pour une bonne cause : il volait de
la nourriture pour alimenter sa grosse femme qu’il aimait encore plus qu’il
pouvait la détester.
« James »,
dit-elle.
Il présuma que l’interpellation
était une accusation : il n’essaya même pas de nier. « On dit que
vous pouvez tout voir, je me doutais bien que je me ferais prendre, s’empressa-t-il
de dire. Je… je sais que ce n’est pas correct. Je m’excuse. Je ne savais plus
quoi faire…
— J’ai un marché à te
proposer, dit Aizalyasni. Si tu acceptes, tu pourras rester parmi nous.
— Vraiment?
— Nous te permettrons
même de continuer à nourrir ta Raymonde. Avec notre bénédiction. »
James était stupéfait.
« En échange de quoi? »
Aizalyasni sourit.
« Laisse-moi juste te changer les idées… »