dimanche 28 novembre 2010

Le Noeud Gordien, épisode 148 : L’ouverture, 2e partie

La façade du 1587, 9e avenue ne se distinguait pas particulièrement des bâtisses avoisinantes. Elle se trouvait dans l’un de ces quartiers essentiellement résidentiels parsemés de commerces de proximité. Le salon de massage de Will Szasz n’était identifié par aucune enseigne; d’épais rideaux obstruaient toutes les fenêtres. Vu de l’extérieur, aucun indice ne trahissait la véritable nature des lieux – outre le va-et-vient continu, de jour comme de nuit.
Karl Tobin traversa le seuil pour se trouver dans une sorte de salle d’attente sur laquelle veillait une réceptionniste. « Présentement, nous avons quatre hôtesses disponibles », récitait-elle au téléphone à un client. « Mélissa est une jolie étudiante brune aux cheveux longs. Cindy est une très grande blonde. Rachel est blonde elle aussi, avec de belles rondeurs. Léa, elle… Oui, c’est possible. Je… Cet après-midi? Ce serait possible à 3h30. Oui, c’est ça. À quel nom? D’accord. Merci, au plaisir de vous voir, cet après-midi, 3h30. »
On devinait au ton de sa voix qu’elle avait dû répéter ces informations trente mille fois, dans l’ordre et dans le désordre. C’était une jolie femme, mi-trentaine. Elle avait les yeux cernés et des manières nerveuses. Elle fit un sourire professionnel mais sans joie à Tobin avant de lui dire d’un ton sirupeux : « Désolée du délai. Que puis-je faire pour vous?
— Je suis venu voir ton boss.
— Il n’est pas disponible en ce moment », répondit-elle comme elle répondait sans doute à toutes les demandes du genre. « Est-ce que je peux prendre un message? »
L’imposant Tobin s’accouda au comptoir et rapprocha son visage de celui de la téléphoniste; elle sembla rapetisser par contraste. Pour contrebalancer sa posture intimidante, il dit d’une voix calme : « Tu vas dire à M. Szasz que Karl Tobin veut le voir. S’il te plaît. »
À la mention de son nom, la téléphoniste tressaillit. L’avait-on avertie de sa venue? Comment aurait-ce été possible? Quelle qu’en fut la cause, elle composa trois chiffres sur son téléphone.
« Oui… Un monsieur veut vous voir… Karl Tobin… »
Du tac au tac, on entendit une porte s’ouvrir au fond d’un couloir attenant. En cinq secondes, Szasz était dans la salle d’attente, une main dans le dos – sans nul doute refermée sur la crosse d’une arme.
« Tobin. Je pensais que t’étais mort. »
Karl haussa les épaules. « Peut-être que je l’étais. Mais ça va mieux, à c’t’heure. »
Les deux hommes s’échangèrent un regard soutenu chargé de tensions et de menaces. La téléphoniste eut un mouvement de recul, craignant peut-être que la violence explose. Plus loin, dans l’une des salles fermées, un client jouissait en grognant.
Finalement, Szasz dit : « Ça va être correct, Gen. » Il fit signe à Tobin d’avancer dans le couloir. L’idée d’avoir derrière lui un homme sur la défensive, armé et probablement hostile ne lui plaisait guère, mais Karl obtempéra.
Le bureau de Szasz se trouvait tout au bout du corridor. Il fit signe à Tobin de s’assoir sur une chaise usée et chambranlante; il s’assit quant à lui dans un fauteuil de cuir encore neuf. Avec ostension, il déposa devant lui le pistolet qu’il avait effectivement porté; il lui suffirait d’un mouvement pour l’empoigner et en user.
« Qu’est-ce que tu viens faire ici?
— Je m’intéresse aux Sons of a Gun ces temps-ci…
— Ben, va les voir. Qu’est-ce que ça peut me faire? 
— C’est parce que, vois-tu, y sont pas mes amis. Et y’a quelqu’un qui m’a dit qu’y étaient pas tes amis non plus.
— Ah ouais? Qui t’a dit ça?
— Gian… Jean Smith.
— Tu travailles pour lui?
— Nope.
— Alors c’est quoi ton but là-dedans?
— Vendetta.
— Si Smith t’aide, tu réalises que c’est probablement parce que ça le sert aussi?
— M’en fous. »
Szasz s’avança sur son siège. « Tu sais quoi? Moi aussi je m’en fous, au fond. J’ai peut-être quelque chose pour toi. Mais si tu veux agir là-dessus, tu vas avoir besoin de bras…
— Dis-moi ce que tu as à me dire, je m’occupe du reste. »
Szasz scruta Tobin en silence, comme s’il pesait le pour et le contre. Après un moment, il haussa les épaules. « À toi de voir ce que tu vas en faire, mais paraît que toutes les grosses têtes des Sons of a Gun vont être en rassemblement à Grandeville, samedi dans deux semaines…
— C’est tout ce qu’il me fallait », dit Tobin en se levant. Il tendit la main à Szasz qui hésita un instant avant de la prendre. « Merci. Je t’en dois une. »
Sa visite suivante chez les hommes de Batakovic fut pour le moins intéressante. Lorsqu’il sortit de leur repaire, Tricane l’attendait. Elle lui dit : « Alors alors? »
Pour toute réponse, Tobin hocha la tête gravement. Tricane éclata de rire. « Eh bien, mon Karl, tu vas te repayer en grande… Yeux pour œil, dents pour dent!
— Il me manque encore une chose… Je voulais te demander…
— Demande, demande!
— Tu sais lorsque tu me surprends des fois… Comment tu peux décider quand je te vois et quand je ne te vois pas? »
Le sourire de Tricane s’élargit : elle subodorait la suite.
« Est-ce que tu, genre, pourrais le faire pour moi? »
Elle éclata de rire en battant des mains comme une fillette excitée. « Oh oui! Pour toi, je vais le faire! »
Un tout petit sourire satisfait apparut sur les lèvres de Tobin. 

vendredi 26 novembre 2010

Subnormality au bar

Je tiens à partager avec vous un nouvel épisode de Subnormality d'une étonnante profondeur. J'adore cet auteur. J'en profite pour vous référer un autre numéro, simplement intitulé Weird? Vous m'en donnerez des nouvelles!

dimanche 21 novembre 2010

Le Noeud Gordien, épisode 147 : L’ouverture, 1re partie

Après ces derniers mois en dents de scie, Karl Tobin sentait finalement le vent tourner.
Il avait pensé la même chose l’été dernier en choisissant de risquer le courroux du clan Lytvyn, lorsqu’il s’était associé à Philippe Gauss et son fils pour distribuer l’Orgasmik. Contre toute attente, ce tournant avait été plutôt mineur comparé à la suite des choses.
Son quartier général attaqué.
Ses hommes tués.
Ses jambes détruites.
Heureusement, Mitch s’était assuré de collecter les prêts qui étaient dus; ses ventes d’O dans la banlieue nord les sauvaient de la disette, mais l’influence de Karl avait fondu comme neige au soleil. Durant l’hiver, ses pensées avaient glissé vers l’idée qu’il aurait dû mourir lui aussi plutôt que de survivre, définitivement handicapé et impotent.
Puis cette vieille qui rôdait à la périphérie de son monde avait ravivé l’espoir, quoique Tobin refusât encore d’y croire.
Elle l’avait choisi pour l’initier.
Elle avait noué sa langue pour l’empêcher de révéler ses secrets.
Elle avait finalement honoré sa dette en raccommodant une blessure que les médecins avaient qualifiée d’inguérissable, en prouvant incontestablement l’existence – et la puissance! – de ses capacités secrètes.
Maintenant de retour sur pied, il brûlait de l’urgence d’agir… Faire payer ceux qui l’avaient estropié, reconquérir son fief… Pour commencer. Et avec des alliés de la trempe de Gordon ou « Jean Smith », qui pourrait l’arrêter?
Lorsqu’il avait fait part de ses intentions à Tricane, elle lui avait répondu : « Si tu veux agir, agis; si tu veux réussir, attends! » Sa foi nouvelle envers celle qui l’avait fait renaître le convainquit de garder ses projets en veilleuse. Il s’attela plutôt à la pratique de ces exercices de purification qu’il avait négligés durant sa déprime.
Quelques semaines plus tard, au terme d’une leçon, Tricane lui dit : « Viens me chercher demain midi; apporte ta toge blanche, mon cœur : on a une cérémonie! » Quelque chose dans la voix de Tricane suggérait à Karl que l’attente tirait à sa fin…
Le lendemain, il la conduisit jusqu’à l’église abandonnée où il avait vécu son initiation-surprise. Cette fois, il put y entrer sans délai. L’équinoxe approchait; le soleil brillait franchement à travers les vitraux. Gordon s’y trouvait déjà, accompagné d’Espinosa qui semblait avoir pris sa place comme officiant. Les deux hommes portaient leur panoplie rituelle; cette fois, Tobin comprenait ce qu’elle signifiait.
Le blanc de sa toge signifiait qu’il était un simple initié, sous la responsabilité étroite d’un enseignant. Le violet porté par Espinosa et Tricane marquait leur statut d’adeptes : ils avaient étudié auprès de véritables maîtres qui avaient confirmé leur progression par l’octroi d’un objet rituel : la coupe, l’anneau, le bâton ou l’épée. Une fois les quatre objets acquis, l’adepte gagnait le droit de porter la toge pourpre et de porter officiellement le titre de maître – même si, informellement, on utilisait le même pour désigner un enseignant des traditions. Finalement, Tobin avait appris que la couronne de lauriers dorés que Gordon portait signifiait qu’il avait accompli le Grand Œuvre, quoiqu’il ne sache pas précisément ce que cela pût impliquer.
Félicia Lytvyn entra la dernière, solennelle, l’air grave. Elle rejoignit l’autel d’un pas lent pour s’agenouiller devant Espinosa. La tension entre eux saturait l’espace. C’était un secret de polichinelle : ils étaient en brouille depuis un moment. Tobin présumait que leur amourette avait tourné au vinaigre – donc que la relation maître-élève s’était pareillement envenimée. Elle s’en irait étudier ailleurs que dans leur petit clan, ce qui n’était pas pour lui déplaire : pour Tobin, le nom de Lytvyn évoquait un réflexe pavlovien de méfiance.
Il suivit la cérémonie avec un intérêt soutenu, soucieux de mieux comprendre ce nouveau monde qui était aussi le sien. L’attitude perplexe et renfermée qu’il avait adoptée durant l’hiver avait fait place à une volonté d’honorer la confiance que Tricane avait mise en lui – et, qui sait? D’en venir à développer lui-même ce pouvoir qu’elle détenait. On l’avait prévenu que le chemin serait long et ardu; il avait déjà trop tardé pour se mettre en route. Il lui fallait regagner le temps perdu!
Lytvyn reçut finalement l’étole pourpre qui signifiait qu’elle avait complété son noviciat; elle détenait le statut d’élève-adepte jusqu’à ce qu’elle gagne sa toge violette. Espinosa la posa sur ses épaules, une pointe de tristesse perçant sa façade stoïque. Félicia arborait quant à elle une expression arrogante de suffisance. Espinosa prononça ensuite les mots qui formalisaient la fin de la relation entre le maître et l’élève, après quoi Félicia tourna les talons et sortit. Elle n’avait pas prononcé un mot de plus que les paroles cérémoniales.
Après son départ, Gordon échangea quelques mots avec Espinosa et Tricane à voix basse; il salua Tobin d’un geste et se retira. Dès qu’il eut franchi la porte, Tricane dit, les yeux pétillants d’excitation : « Mon petit Karl, je sais que tu as des fourmis dans les jambes… Je te disais d’attendre, l’attente est finie! Regarde! » Elle pointa le téléphone que tenait Espinosa.
L’écran montrait une vidéo de mauvaise qualité, sans doute issue d’une caméra de sécurité; les images glacèrent néanmoins le sang de Tobin dans ses veines. Il reconnut sans peine le camion – comment pourrait-il l’oublier? Il ne l’avait vu qu’une seule fois en réalité, mais combien de fois depuis, dans des rêves fiévreux? C’était le camion qui avait défoncé sa quincaillerie. Espinosa pointa le conducteur et son passager. « On sait tous que tu connais Katzko; tu connais l’autre?
— Je voudrais bien… Les enfants de chienne!
— C’est le chef des Sons of a Gun…
— C’est lui, Goudron? Ah ben ciboire. Si j’avais su… Je ne lui ai jamais vu la face avant.
— C’est le temps de régler les comptes, hein, Karly-chou?
— Ouais, peut-être, mais avec quelle armée?
— Les ennemis de mes ennemis sont mes amis », répondit Espinosa.
« Mais encore… Qui? »
Espinosa lui tendit un billet où deux adresses étaient inscrites. Il reconnut la deuxième : c’était l’entrepôt qui servait de base aux hommes de Batakovic. Il avait fait affaire avec eux à quelques reprises; ces gars-là étaient sérieux. « Qu’est-ce qu’il y a au 1587, neuvième avenue?
— Le salon de massage de Will Szasz.
— Will Szasz!? Je pensais qu’il était fini, lui…
— Ahahah! Karl Karl Karl », caqueta Tricane. « La poutre dans ton œil! Moi, je pense qu’il pense que tu es encore plus fini que lui! » Tobin dut reconnaître qu’elle avait raison.
« Mais tu n’es pas fini, hein Karl?
— Oh que non. Et c’est le temps que je le fasse savoir! »

dimanche 14 novembre 2010

Le Noeud Gordien, épisode 146 : Les aïeux, 3e partie

Polkinghorne s’assit à côté de Félicia et but son verre d’une traite. Félicia lui tendit la bouteille. « C’est là que l’histoire devient plus floue », continua-t-il en versant son vin. « Harré avait l’habitude de disparaître pendant des mois sans que personne ne sache où il allait. Il faisait ses recherches, il revenait échanger ses découvertes contre des faveurs ou des informations qui lui manquaient, puis il repartait. Lorsque la Grande Guerre s’est déclarée, on ne l’avait pas vu à Munich depuis un moment déjà. Le déménagement du sanctuaire des Seize durant l’été 1915 a dû aussi retarder sa prise de contact suivante. Qui sait ce qu’il a fait ou vu durant cette absence, mais tous pouvaient dire que quelque chose avait changé lorsqu’il revint finalement. »
Félicia s’avança sur son siège, pendue aux lèvres de Polkinghorne. La bouche entrouverte, les yeux écarquillés, on aurait dit une petite fille à qui on lisait un conte fabuleux. Il continua en dissimulant son amusement.
« Pour commencer, ses cheveux étaient devenus très courts et tout blancs. Les plus grands changements se trouvaient toutefois du côté de son attitude. On le connaissait comme introspectif et distant; ça n’est qu’en état d’ivresse qu’il montrait quelque exubérance.
— Et vers quoi est-ce que ça a changé?
— Kuhn utilise les mots fébrilité et trépignement lorsqu’il en parle… Semble-t-il qu’il avait trouvé quelque chose qui l’excitait comme rien auparavant.
— La découverte qui a tout changé.
— Tout porte à croire qu’il aurait découvert un état de conscience supérieur…
— Supérieur comment? »
Polkinghorne fit un mouvement de la main qui indiquait que ses explications n’étaient que des spéculations. « Supérieur à ce que nous voyons et comprenons… Supérieur à l’acuité…
— Hum. C’est drôle que je n’aie jamais entendu parler de cet état de conscience…
— Erreur.
— Ah bon?
— C’est dans cet état de conscience que les maîtres jouent la Joute…
— À ce que je sache, ça prend tout un appareillage rituel pour seulement quelques secondes, non?
— Pour eux, oui; pour Harré, c’était probablement constant. Il nous en a montré l’existence, mais même sachant que la voie existe, nous peinons à suivre ses traces. Ça montre tout son génie, toute sa maîtrise… »
Les deux burent en silence.
« Comme tu sais, la puissance de notre art diminue en fonction du nombre de ses praticiens…
— J’imagine que dans ces temps-là, c’était une dimension encore plus importante qu’aujourd’hui…
— Oui. Donc, après son retour, Harré s’est mis à divaguer sur un grand projet qu’il avait conçu, mais il refusait de donner des détails. Lors de sa disparition suivante, tout le monde se doutait qu’il allait s’y consacrer. Étrangement, quelques mois plus tard, les procédés devenaient plus faciles; les novices se mirent à trouver l’acuité plus facilement, les adeptes à progresser par bonds…
— Harré avait ouvert ses cercles? »
Polkinghorne haussa les épaules. « Probablement. Nous ignorons ce qu’il a fait ou comment; deux choses sont sûres : à la fin, les cercles étaient ouverts et presque tous les maîtres d’Europe avaient été assassinés. Est-ce qu’il a ouvert les cercles puis utilisé leur pouvoir pour tuer les maîtres, ou est-ce que la mort des maîtres lui a donné la puissance manquante pour ouvrir les cercles?
— La poule ou l’œuf…
— Nous ne le saurons probablement jamais.
— Mais comment a-t-il pu tuer tant de maîtres sans être découvert? »
Polkinghorne sourit. « Pour la génération Internet, c’est facile de croire qu’on a toujours pu communiquer instantanément et facilement… Dans ce temps-là, des maîtres de la même école pouvaient passer quinze ans sans se voir. À cette fréquence, combien de temps avant qu’on s’inquiète de ne pas avoir de réponse? Par ailleurs, Harré a dû cacher ses actions et brouiller ses pistes. Et avec son talent…
— Revenons aux cercles. Comment a-t-il pu les créer en premier lieu?
— Ça, personne ne le sait. La proximité d’un cercle amplifie et distord les procédés, ça ne facilite pas la recherche… » Félicia parut déçue de sa réponse.
« Nous pourrions être reconnaissants envers Harré d’avoir ouvert de nouveaux horizons pour notre art… Mais n’oublie pas que ses meurtres nous ont fait perdre bien plus encore… Comme nous n’écrivons jamais nos secrets, notre art s’incarne à travers les maîtres. Lorsque l’un d’entre eux meurt, tous ses secrets, tout ce qu’il n’a pas enseigné à ses pairs ou ses élèves meurt avec lui. Paradoxalement, alors que notre art n’a jamais été aussi facile à manier, notre connaissance a reculé comparativement au siècle dernier.
— C’est vraiment terrible…
— Harré a d’abord attaqué les disciplines de Khuzaymah. Les a-t-il embusqué un à un ou tous ensemble? Nous l’ignorons. En quelques mois, ils étaient tous disparus. »
Félicia était bouche bée. Elle savait qu’un maître, quelle que soit sa tradition, ne pouvait être qu’un adversaire coriace. Mais tous les maîtres d’une tradition? C’était inimaginable!
« Les liens plus soutenus entre les membres du Collège leur permirent de réaliser qu’on s’attaquait à eux. Cette réalisation ne suffit guère : ils n’étaient plus qu’une poignée lorsqu’ils vinrent solliciter l’aide des Seize.
— Un maître qui tue des maîtres… Ils ont dû se mettre en guerre illico.
— En fait, non… Leur prudence les avait bien servis jusqu’alors, mais elle faillit bien causer leur perte… Les Seize ont voulu en savoir davantage avant d’agir. Rappelle-toi qu’à ce moment, ils ne pouvaient pas savoir qu’il s’agissait d’un maître, encore moins de l’un des leurs.
— Comment l’apprirent-ils?
— Grâce à une vidéoconférence.
— Quoi?
— Maintenant que les procédés étaient plus faciles, les Seize s’étaient mis à créer des moyens de communiquer à distance qui, auparavant, auraient été trop longs à mettre en place et trop ardus à utiliser pour être réellement pratiques… L’un des Seize en visite à Londres chez un membre du Collège était en communication distante avec le sanctuaire lorsque Harré apparut carrément dans la pièce pour les attaquer. La guerre était déclarée. Moins d’une heure plus tard, Harré apparaissait pareillement au sanctuaire…
— Londres - Zurich en moins d’une heure, en, quoi, 1916? C’est impossible!
— C’est… Harré. Cette nuit-là, neuf des Seize moururent. Tous les maîtres restants d’Europe firent front commun, mais Harré continua sa traque et réussit presque à les avoir. À la fin, ils connaissaient assez bien son modus operandi pour lui tendre un piège… Ils l’ont pris par surprise et l’ont éliminé avant qu’il ne réagisse.
— Comment, exactement? »
Polkinghorne haussa les épaules. « Ceux qui y étaient y sont tous restés sauf Schachter…
— Schachter comme dans l’induction de…?
— Oui, c’est lui le créateur du procédé. Malheureusement, il est mort à son tour au début des années vingt, en étudiant un cercle de Harré. Je peux te dire qu’en tout et pour tout, il ne restait qu’une poignée de maîtres. Zéro disciples de Khuzaymah, deux membres du Collège qui se trouvaient du côté des Amériques à ce moment-là… L’un d’eux était Eleftherios Avramopoulos, que tu connais maintenant. Parmi les Seize, seuls Kuhn, Schachter et Lemke ont survécu. Pour sauver notre art et guérir les blessures laissées par Harré, les survivants du Collège se sont joints à l’école de Munich. Au moins, la présence des cercles a aidé la reconstruction : durant l’entre-deux-guerres, Gordon puis Paicheler ont accompli le Grand Œuvre. D’autres ont suivi, mais encore aujourd’hui, les Seize ne sont pas encore seize… Je compte bien être du nombre un jour! » Il donna un coup de coude amical à Félicia. « Et peut-être toi aussi! »
Polkinghorne marqua une pause. « Je pense que j’ai fait le tour. Est-ce que je réponds à tes questions?
— J’en aurais tellement d’autres! On pourrait y passer la nuit! Je te remercie d’avoir pris le temps de m’expliquer tout ça.
— Est-ce que je peux savoir pourquoi tu me l’as demandé ici, maintenant? »
Ce fut au tour de Félicia de répondre avec un haussement d’épaules. « Ça doit être le fait de revenir m’installer dans la maison de mon enfance. Je n’ai jamais été proche de mes parents, mais ça m’a fait réfléchir sur mes origines… Puis sur les origines de notre art, à tout le moins tel que nous le connaissons aujourd’hui… »
Quelque chose dans le sourire triste de Félicia paraissait surfait; plus par intuition que par acuité, Polkingthorne avait l’impression qu’elle ne lui avait pas tout dit.

dimanche 7 novembre 2010

Le Noeud Gordien, épisode 145: Les aïeux, 2e partie

Polkinghorne fit un mouvement répétitif en se concentrant pendant une bonne minute. Félicia connaissait ce truc : il permettait de s’assurer que leurs paroles ne tombent pas dans quelque oreille indiscrète. Polkinghorne put donc commencer son histoire sans recourir aux euphémismes et détours qui sauvegardaient leurs secrets ordinairement.
« Nous ne connaissons pas grand-chose sur Harré avant son initiation; il serait né de parents européens quelque part en Amérique centrale durant les années 1880, probablement au Guatemala. Comme je te l’ai déjà expliqué, à ce moment-là, le Collège et les disciples de Khuzaymah se livraient une guerre secrète pour le contrôle des cours et des parlements européens. Fidèles à leur habitude, les Seize de l’école de Munich surveillaient l’évolution du conflit sans intervenir, tant que tous continuaient à respecter les cinq principes de la grande trêve. »
Félicia récita, non sans quelques hésitations : « Sauvegarder la vie des initiés, garder les secrets, respecter les quotas d’initiation, heu, obéir aux supérieurs… J’en oublie un…
— L’écriture…
— Ah! Faire en sorte que les écrits ne restent pas.
— Évidemment, le manuscrit de Voynich a été écrit avant la grande trêve; son émergence a confirmé qu’il était maintenant doublement important de ne pas fournir à quiconque une pierre de Rosette qui permettrait de le comprendre. Mais on s’éloigne du sujet… Tu dois aussi garder en tête qu’à l’époque, les procédés étaient encore plus longs et laborieux à mettre en place que de nos jours. L’enjeu principal du Grand Œuvre était de le réussir avant de mourir de vieillesse…
— À ce point-là!
— Oui. Les méthodes que nous utilisons maintenant pour développer et enrichir l’acuité n’étaient pas au point non plus…
— Pas surprenant que ça soit si long, alors. » Elle s’assit sur le futon; Polkinghorne resta quant à lui debout, verre à la main.
« Donc, à une époque où l’état d’acuité était plus difficile à atteindre et où il était plus ardu d’accomplir quoi que ce soit avec notre art, Harré s’est initié lui-même.
— Ouais, j’en ai entendu parler », dit Félicia sur le ton de la dérision. « Il se promenait comme ça, par hasard, et tout d’un coup il s’est mis à pratiquer exactement les bons exercices de la bonne manière…
— En fait, c’est l’un des aspects du mythe de Harré qui est plausible…
— Comment?
— Réfléchis… Avant que nos traditions deviennent des traditions, comment a-t-on découvert comment faire?
— C’est certain que quelqu’un quelque part a dû trouver la voie, mais d’un coup, comme ça?
— Tu sais comment l’acuité ouvre des portes… Tout ce qu’il faut, c’est trouver le seuil, ensuite le chemin apparaît… Par ailleurs, le flou qui entoure les origines de notre art laisse croire à une histoire discontinue. Il n’est pas impossible que la voie de l’acuité ait été découverte puis oubliée plusieurs fois au cours des siècles…
— Mais nos traditions utilisent des symboliques antiques…
— Pourtant, aucun des fondateurs de l’école de Munich n’a vécu durant l’antiquité.
— Pourquoi les lauriers, les épées et les toges, alors?
— Parce que même les maîtres ne sont pas à l’abri des effets de mode!
— Donc, comment l’école de Munich en est venue à découvrir Harré? »
Polkinghorne souriait malicieusement. « C’est bien ça qui rend plausible l’idée de son auto-initiation… C’est lui qui a trouvé les Seize!
— Et comment a-t-il fait pour seulement savoir qu’ils existaient?
— Semble-t-il qu’il aurait suivi des messages apparus dans ses rêves.
— Vraiment. » Félicia demeurait pour le moins sceptique.
« Qui sait? Je ne fais que te raconter ce que j’ai entendu, ne l’oublie pas… Je ne suis pas là pour te convaincre de quoi que ce soit. Donc, les Seize avaient pour la première fois un initié qu’ils n’avaient pas choisi... J’imagine qu’ils l’ont interrogé de toutes les manières dont ils disposaient, mais ils ont finalement décidé de l’admettre malgré ses… différences.
— C’est-à-dire?
— Typiquement, les initiés des Seize étaient choisis parce qu’ils étaient des intellectuels ou des érudits; Harré n’avait jamais reçu d’éducation formelle avant de rencontrer les Seize. Il semble aussi qu’il était aussi moins enclin à respecter les protocoles chers à l’école de Munich.
— Ses découvertes étaient trop précieuses, alors on s’en est accommodé?
— Exact. Comme tu le sais, même si les rituels de purification sont toujours les mêmes, les exercices méditatifs qu’on utilise de nos jours ont à peu près tous été codifiés et perfectionnés par Harré.
— Juste ça… Tout ce que ça a dû rendre possible…
— Oui. Pour lui-même en premier... Une fois entouré de gens qui connaissaient des procédés efficaces, il n’avait plus à réinventer la roue continuellement… Sa puissance a crû de façon exponentielle. Mais pendant que les Seize se réjouissaient de leurs découvertes, le conflit entre les disciples et le Collège s’envenimait…
— …jusqu’à ce qu’ils deviennent responsables du déclenchement de la première guerre mondiale.
— Ça n’est pas exact de le formuler ainsi; il serait plus juste de dire que les réseaux d’alliances qu’ils ont noués se sont retournés contre eux… Les deux partis pensaient pouvoir diriger le monde en l’unissant sous leur joug et en tirant les ficelles à l’arrière-scène, voilà que leurs créations prenaient une vie propre et échappaient à leur contrôle.
— Hum, je vois la nuance.
— Et c’est dans ce contexte que Harré a fait la découverte qui a tout changé… »