dimanche 7 novembre 2010

Le Noeud Gordien, épisode 145: Les aïeux, 2e partie

Polkinghorne fit un mouvement répétitif en se concentrant pendant une bonne minute. Félicia connaissait ce truc : il permettait de s’assurer que leurs paroles ne tombent pas dans quelque oreille indiscrète. Polkinghorne put donc commencer son histoire sans recourir aux euphémismes et détours qui sauvegardaient leurs secrets ordinairement.
« Nous ne connaissons pas grand-chose sur Harré avant son initiation; il serait né de parents européens quelque part en Amérique centrale durant les années 1880, probablement au Guatemala. Comme je te l’ai déjà expliqué, à ce moment-là, le Collège et les disciples de Khuzaymah se livraient une guerre secrète pour le contrôle des cours et des parlements européens. Fidèles à leur habitude, les Seize de l’école de Munich surveillaient l’évolution du conflit sans intervenir, tant que tous continuaient à respecter les cinq principes de la grande trêve. »
Félicia récita, non sans quelques hésitations : « Sauvegarder la vie des initiés, garder les secrets, respecter les quotas d’initiation, heu, obéir aux supérieurs… J’en oublie un…
— L’écriture…
— Ah! Faire en sorte que les écrits ne restent pas.
— Évidemment, le manuscrit de Voynich a été écrit avant la grande trêve; son émergence a confirmé qu’il était maintenant doublement important de ne pas fournir à quiconque une pierre de Rosette qui permettrait de le comprendre. Mais on s’éloigne du sujet… Tu dois aussi garder en tête qu’à l’époque, les procédés étaient encore plus longs et laborieux à mettre en place que de nos jours. L’enjeu principal du Grand Œuvre était de le réussir avant de mourir de vieillesse…
— À ce point-là!
— Oui. Les méthodes que nous utilisons maintenant pour développer et enrichir l’acuité n’étaient pas au point non plus…
— Pas surprenant que ça soit si long, alors. » Elle s’assit sur le futon; Polkinghorne resta quant à lui debout, verre à la main.
« Donc, à une époque où l’état d’acuité était plus difficile à atteindre et où il était plus ardu d’accomplir quoi que ce soit avec notre art, Harré s’est initié lui-même.
— Ouais, j’en ai entendu parler », dit Félicia sur le ton de la dérision. « Il se promenait comme ça, par hasard, et tout d’un coup il s’est mis à pratiquer exactement les bons exercices de la bonne manière…
— En fait, c’est l’un des aspects du mythe de Harré qui est plausible…
— Comment?
— Réfléchis… Avant que nos traditions deviennent des traditions, comment a-t-on découvert comment faire?
— C’est certain que quelqu’un quelque part a dû trouver la voie, mais d’un coup, comme ça?
— Tu sais comment l’acuité ouvre des portes… Tout ce qu’il faut, c’est trouver le seuil, ensuite le chemin apparaît… Par ailleurs, le flou qui entoure les origines de notre art laisse croire à une histoire discontinue. Il n’est pas impossible que la voie de l’acuité ait été découverte puis oubliée plusieurs fois au cours des siècles…
— Mais nos traditions utilisent des symboliques antiques…
— Pourtant, aucun des fondateurs de l’école de Munich n’a vécu durant l’antiquité.
— Pourquoi les lauriers, les épées et les toges, alors?
— Parce que même les maîtres ne sont pas à l’abri des effets de mode!
— Donc, comment l’école de Munich en est venue à découvrir Harré? »
Polkinghorne souriait malicieusement. « C’est bien ça qui rend plausible l’idée de son auto-initiation… C’est lui qui a trouvé les Seize!
— Et comment a-t-il fait pour seulement savoir qu’ils existaient?
— Semble-t-il qu’il aurait suivi des messages apparus dans ses rêves.
— Vraiment. » Félicia demeurait pour le moins sceptique.
« Qui sait? Je ne fais que te raconter ce que j’ai entendu, ne l’oublie pas… Je ne suis pas là pour te convaincre de quoi que ce soit. Donc, les Seize avaient pour la première fois un initié qu’ils n’avaient pas choisi... J’imagine qu’ils l’ont interrogé de toutes les manières dont ils disposaient, mais ils ont finalement décidé de l’admettre malgré ses… différences.
— C’est-à-dire?
— Typiquement, les initiés des Seize étaient choisis parce qu’ils étaient des intellectuels ou des érudits; Harré n’avait jamais reçu d’éducation formelle avant de rencontrer les Seize. Il semble aussi qu’il était aussi moins enclin à respecter les protocoles chers à l’école de Munich.
— Ses découvertes étaient trop précieuses, alors on s’en est accommodé?
— Exact. Comme tu le sais, même si les rituels de purification sont toujours les mêmes, les exercices méditatifs qu’on utilise de nos jours ont à peu près tous été codifiés et perfectionnés par Harré.
— Juste ça… Tout ce que ça a dû rendre possible…
— Oui. Pour lui-même en premier... Une fois entouré de gens qui connaissaient des procédés efficaces, il n’avait plus à réinventer la roue continuellement… Sa puissance a crû de façon exponentielle. Mais pendant que les Seize se réjouissaient de leurs découvertes, le conflit entre les disciples et le Collège s’envenimait…
— …jusqu’à ce qu’ils deviennent responsables du déclenchement de la première guerre mondiale.
— Ça n’est pas exact de le formuler ainsi; il serait plus juste de dire que les réseaux d’alliances qu’ils ont noués se sont retournés contre eux… Les deux partis pensaient pouvoir diriger le monde en l’unissant sous leur joug et en tirant les ficelles à l’arrière-scène, voilà que leurs créations prenaient une vie propre et échappaient à leur contrôle.
— Hum, je vois la nuance.
— Et c’est dans ce contexte que Harré a fait la découverte qui a tout changé… » 

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