dimanche 31 octobre 2010

Le Noeud Gordien, épisode 144 : Les aïeux, 1re partie

Félicia Lytvyn accueillit Loren Polkinghorne dans sa nouvelle demeure avec une bise et une étreinte. Il affichait pour sa part un sourire compatissant : il n’ignorait pas les difficultés qu’elle avait récemment rencontrées.
Il lui tendit un sac où quatre bouteilles tintaient en s’entrechoquant. « Housewarming gift… Comment dit-on ça ici?
— Chez nous, on pend la crémaillère… Les cadeaux sont un à côté pour souligner l’occasion…
— Qu’est-ce que c’est, une crémaillère?
— Tu sais quoi? Je n’en ai aucune idée. Allez, entre, entre! 
— C’est grand ici! »
Le hall d’entrée se trouvait au pied d’un large escalier qui conduisait au deuxième; le rez-de-chaussée s’étalait en vastes pièces à peu près nues. Les murs avaient encore leurs anciennes couleurs, entachées ici et là par des retouches de plâtre.
Félicia le conduisit dans la salle de séjour. Un futon, un banc de méditation et une glacière électrique représentaient la totalité de son mobilier; il suffisait d’ajouter deux valises pleines d’effets personnels, quelques livres et de la vaisselle jetable pour compléter l’inventaire de la maison.
« Quand j’étais petite, ma mère ne voulait jamais qu’on joue dans le salon…
— Alors tu te reprends en faisant du camping! »
Le commentaire se voulait plaisant, Félicia prit plutôt une expression mélancolique. « Ça fait deux semaines que je suis coincée. On dirait que je ne suis pas capable d’imaginer la maison autrement que comme mes parents l’avaient décorée, mais en même temps, je ne peux quand même pas… Je ne sais juste pas quoi faire avec tout ça. »
Elle se laissa glisser dans une rêverie que Polkinghorne n’osa pas interrompre. Il s’ingénia plutôt à déboucher une bouteille à l’aide de son couteau suisse. Il remplit deux verres en plastique avant d’en tendre un à Félicia.
Elle lui sourit mollement. « Oh, en passant… pour la faveur des chocolats, laisse tomber… »
Il était reconnaissant qu’elle ait trouvé ses réponses sans son aide: il n'avait pas eu à lui mentir davantage. « Je sais que tout ça a dû être difficile pour toi…
— Ça l’est encore…
— …mais as-tu pensé à ton futur? 
— Ah! Mais je ne pense qu’à ça… J’ai tout perdu : mon mentor, mon tuteur, mon amoureux. Et là, Gordon et Tricane ont chacun leur élève… Remarque que je n’ai pas particulièrement envie de travailler avec elle… Avramopoulos et Hoshmand ne prennent pas les filles… Et je crois que Mandeville ne m’aime pas trop. C’est dommage, elle me doit déjà des faveurs…
— Mandeville te doit des faveurs? »
« …il ne reste pas beaucoup de possibilités dans La Cité, hein? », continua-t-elle comme s’il n’avait rien dit. Elle regardait Polkinghorne d’un air piteux. Son message était on ne peut plus clair… Polkinghorne but lentement deux gorgées de vin avant de répondre.
« Je ne dis pas non, je ne dis pas oui; en temps de Joute, je ne peux pas prendre ce genre de décision sur un coup de tête.
— OK, OK, je comprends. Mais toi, qu’est-ce que tu en dis?
— Lytvyn, il n’y a personne que je voudrais plus que toi comme disciple. »
Le commentaire fit manifestement chaud au cœur de Félicia : elle devint aussi rayonnante qu’elle avait été morose la minute précédente. « En attendant de savoir si tu peux me prendre ou pas, est-ce que je peux te poser quand même quelques questions, heu, spécialisées?
— Bien sûr… Qu’est-ce que tu veux savoir?
— Je veux tout savoir sur Harré. Comment il est devenu si puissant, si vite. Pourquoi il s’est mis à tuer les Maîtres. Comment on l’a finalement stoppé… »
Polkinghorne fronça les sourcils; il avait l’air perplexe d’un parent dont l’enfant lui demande à brûle-pourpoint de lui prêter un briquet et une machette.
« C’était avant mon initiation… Personne ne connaît toute l’histoire. Ceux qui y étaient n’en parlent pas souvent…
— Si tu as des bribes, je vais les prendre. »
Polkinghorne fit un mouvement de la tête qui trahissait son indécision. « Comme j’ai été initié par Kuhn, j’imagine que c’est moi qui suis le mieux placé pour t’en parler. » Il soupira.
« Par où commencer? » 

dimanche 24 octobre 2010

Le Noeud Gordien, épisode 143: Promotion

Malgré son horaire chargé, Claude Sutton aimait à se promener dans le parc aux abords du lac Prince, à cinq minutes à peine de son bureau. Jadis, il allait y fumer; maintenant, c’était pour décompresser lorsque le poids de son travail devenait trop oppressant.
La journée était belle; c'était la première depuis longtemps à passer au-dessus du point de congélation. Après le dur hiver qui était tombé sur la ville, le contraste faisait apparaître la journée presque chaude.
C’était consternant de voir comment La Cité s’était dégradée au fil des ans. Des gardes armés surveillaient le parc à partir d’une petite cabine chauffée. Il n’entretenait toutefois pas d’illusions : sans les gardiens, le parc aurait vite été investi par les drogués et les gangsters au même titre que les autres espaces publics du Centre.
« Hey! Claude! »
Avec agacement, l’interpelé tourna la tête et vit le conseiller Vincent Therrien s’approcher en trottant. Il avait croisé le conseiller au volant de sa voiture juste avant d’arriver au parc; ça n’était pas une rencontre fortuite. Merde, pensa-t-il spontanément. Il se voyait toujours comme un homme de terrain plutôt qu’un bureaucrate, malgré la part importante de ses fonctions administratives. Il continuait de voir les politiciens d’un œil méfiant. Comme tous ceux de sa race, sa priorité était d’abord la pérennité de son poste; la lutte au crime ne l’intéressait probablement que dans la mesure où elle servait leurs priorités.
Cela dit, le tandem Martuccelli / Therrien n’avait rien à voir avec les horreurs qu’il avait connues sous l’administration Lacenaire. Leurs décisions étaient peut-être intéressées, mais au moins elles n’étaient pas motivées par le maintien de cette culture de corruption et d’intimidation qui était devenue le sceau de leur prédécesseur.
Une fois rendu à sa hauteur, Therrien demanda : « Alors, comment avance le dossier sur la guerre des gangs? »
Sutton haussa les épaules. « À vous de le dire. Cette semaine, il y a eu une attaque au fusil d’assaut. Au fusil d’assaut! Deux morts, seize et dix-huit ans. Ça compte comme une avancée ou un recul, ça? »
Therrien ne sut quoi répondre.
« Ah, c’est vrai… C’était seulement dans le Centre-Sud : ça ne compte pas vraiment. » Il regretta immédiatement ses paroles. Il n’aimait pas lorsqu’il se laissait gagner par le cynisme, mais cela échappait à son contrôle.
Therrien toussota. « Écoute, Claude, je vais te parler franchement. »
Claude l’encouragea d’un mouvement.
« Je sais que ça t’a fait chier de te retrouver chef aux enquêtes au Centre, à travailler avec des supérieurs qui mangeaient dans la main de ceux que tu voulais arrêter. 
— Les supérieurs ont été virés, mais je n’ai pas plus de moyens d’avancer », coupa Sutton.
« Laisse-moi finir. La mairesse a pris connaissance de ton mémoire sur l’intervention contre le crime organisé dans La Cité… 
— Quoi? »
Il était notoire que les études et recommandations à l’intention des instances prenaient le plus souvent la voie du placard, un dernier voyage à sens unique. Que la mairesse ait consulté une étude déposée avant sa nomination était une nouvelle aussi surprenante que l’aurait été la découverte de la vie sur Mars. Sinon plus.
« …et elle voudrait mettre sur pied une unité spéciale d’enquête sur le crime organisé.
— C’est-à-dire? En visant Les Sons of a Gun? Les gangs de rue? Les Ukrainiens? Le clan Fusco?
— Le mandat, c’est le crime organisé; ce sera à toi de monter tes dossiers et de décider la direction précise des enquêtes.
— À moi?
— La mairesse veut que ce soit toi qui la diriges. Tu es peut-être le seul officier supérieur expérimenté et avec un dossier impeccable. La mairesse est d’accord avec l’esprit de ton mémoire et ta réputation d’incorruptible fait qu’elle ne voudrait personne d’autre pour mettre tout ça en branle.
— Et je réponds… répondrais de qui, si j’acceptais?
— Directement du bureau de la mairesse; j’agirais à titre de liaison », répondit Therrien en se grattant le nez.
« Je vais devoir y penser », répondit Sutton.
« Come on, Claude. On sait tous les deux que c’est exactement là où tu as toujours voulu être. Ne fais pas comme si c’était une grosse décision. On se voit en début de semaine prochaine pour fixer les détails, OK? »
Il lui donna une tape sur l’épaule et s’éloigna. Therrien avait raison : Claude avait déjà choisi. Les rouages de son esprit s’étaient déjà attelés aux possibilités offertes par ce nouveau défi qui lui permettrait, peut-être, de finalement avoir un impact à la mesure de ses ambitions.

samedi 23 octobre 2010

Question de s'y retrouver...

À la demande générale (d'une deuxième personne), je vous fournis ici un petit guide des personnages, version "situation initiale" (je veux dire par là que j'évite de révéler à quelqu'un n'ayant pas lu le Noeud Gordien quoi que ce soit - sauf évidemment l'existence du personnage!). Il est fort probable que tout ceci se retrouve dans les archives éventuellement. N'hésitez pas à mentionner les oublis!

Aubut, Maurice
Le gars qui parle mal de la séquence d’ouverture. Chômeur.

Batakovic, Ferenc « Frank »
Membre du Conseil Central du clan Lytvyn.

Beausoleil, Jasmine 
Miss météo de CitéMédia, amie de Geneviève Gauss et Marianne Stams.

Cerra, Raul
Chimiste-analyste pour le clan Lytvyn.

Fusco, Guido
Membre du Conseil Central du clan Lytvyn, ancien mafiosi. Marié à Lucie Kingston.

Gauss, Édouard
Reporter pour CitéMédia. Marié à Geneviève Gauss. Frère de Philippe Gauss

Gauss, Geneviève
Épouse d'Édouard Gauss, femme au foyer.

Gauss, Philippe
Chef d'entreprise pharmaceutique. Père d'Alexandre, distributeur d'O.

Gordon
?

Goudreault, Alain « Goudron »
Membre du Conseil Central du clan Lytvyn. Motard.

Hannoun, Charles (Maître)
Avocat de Karl Tobin.

Henriquez, Eric « E »
Copropriétaire du Den, connaît tout le monde.

Hoshmand, Laurent
?

Katzko, Mikael
Criminel rival de Tobin, à la solde du clan Lytvyn.

Korhonen, Aleksi
Jeune amoureux de l'artiste Derek Virkunnen.

Kingston, Lucie « Loulou »
Copropriétaire du Den par alliance, ennemie de Mélanie Tremblay, épouse de Guido Fusco.

Lacombe, Luc
Psychologue.

Lapointe, Pierre-Charles
Psychologue, spécialiste d’hypno-thérapie au département de psychologie de l’Université de La Cité

Le Castillan, Gilles
Barman du Centre.

Legrand, Alexandre
Fils de Philippe Gauss et de Suzanne Legrand.

Legrand, Suzanne « Suzie »
Fondatrice de l’organisation caritative Cité Solidaire. Épouse de Claude Sutton, divorcée de Philippe Gauss.

Lytvyn, Félicia
Fille de Lev Lytvyn, récemment revenue d'Europe.

Lytvyn, Lev
Chef redouté de la plus puissante organisation criminelle de l'histoire de La Cité.

Martuccelli, Marilyn
Mairesse ayant succédé à l’administration Lacenaire.

Smith, Jean 
Membre du Conseil Central du clan Lytvyn.

Stams, Marianne
Amie de Geneviève Gauss.

Sutton, Claude
Inspecteur-chef de la police réputé incorruptible. Marié avec Suzie Legrand, beau-père d’Alexandr

Szasz, William « Will »
Membre du Conseil Central du clan Lytvyn, bras droit du chef

Tan, Aizalyasni aka Megan
Prostituée malaisienne.

Tobin, Karl
Criminel de carrière, l'un des rares à survivre en marge du clan Lytvyn.

Tobin, Michel « Mitch »
Neveu de Karl Tobin, délinquant débutant dans le monde criminel.

Tremblay, Mélanie
Copropriétaire du Den, femme d'affaire aguerrie. Ennemie de Lucie Kingston.

Tricane
Étrange femme qui doit une faveur à Karl Tobin. Apparemment folle.

Therrien, Vincent
Bras droit de la mairesse Martuccelli.

Vallée, Jean
Chef d’antenne de Cité Média.

Virkkunen, Derek
Artiste ascendant hautement apprécié du monde culturel.

dimanche 17 octobre 2010

Le Noeud Gordien, épisode 142 : Trois vaguelettes

Tricane était née deux fois. On lui avait dit qu’elle s’était déjà appelée Hanifah, mais elle ne savait rien de sa première vie. Elle disposait tout au plus d’une poignée d’impressions floues, parfois des images, plus souvent des sensations détachées de tout contexte… Le goût salé des embruns de la mer sur ses lèvres séchées par la baignade. L’odeur lève-cœur d’une tannerie. La silhouette d’une femme blonde au visage indistinct sinon la blancheur de sa peau.
Un seul souvenir se distinguait, à la fois par sa précision et par son intensité. Celui-là, elle savait précisément en quelles circonstances elle l’avait vécu. C’était le moment où son esprit s’était brisé. Elle se souvenait de la pression croissante jusqu’à ce que quelque chose cède en elle à la manière d’une digue; elle avait été ensuite emportée par des images, des sons et des émotions qui ne lui appartenaient pas. Hanifah avait cessé d’exister, engloutie par une marée sans queue ni tête.
Un homme l’avait un jour trouvée dans une ruelle de Tanger; il l’avait forcée à avaler un traitement qui avait mis son mal en veilleuse. En ouvrant les yeux, pour la première fois depuis une éternité, elle avait retrouvé un semblant de cohérence, d’identité : Tricane était née.  
Chose étrange, elle avait reconnu celui qui l’avait soignée, bien qu’elle ne l’eût jamais vu. Il avait habité ses délires, une présence rassurante parmi cent mille autres… Il avait toujours été destiné à la sauver. Une autre certitude était venue avec la reconnaissance : son futur dépendait d’une autre personne qu’elle devait trouver avant qu’il ne soit trop tard. Qui? Elle l’ignorait. Une vision s’imposait toutefois à son esprit : trois lignes horizontales, ondulées et parallèles. Ce dessin saurait la guider, c’est tout ce qu’elle retenait. Elle conservait l’impression d’en avoir su davantage dans ce moment-là, mais le reste s’était estompé en quelques secondes, comme les détails d’un rêve fiévreux après le réveil.
Son sauveteur l’avait initiée aux secrets de ses traditions pour découvrir qu’elle l’avait sans doute déjà été auparavant. Elle n’en gardait aucun souvenir, mais c’était comme si son corps se souvenait des exercices et des procédés que son esprit ignorait. Elle avait pu connecter avec l’état d’acuité facilement, et en un an, elle commençait – recommençait? – à accomplir des effets de plus en plus complexes à un rythme stupéfiant.
Elle avait par la suite suivi Abran Gordon dans tous ses déplacements.
Ils étaient arrivés dans La Cité depuis quelques mois lorsqu’elle vit un matin les mêmes trois lignes ondulantes que dans sa vision. Le soleil levant frappait une petite flaque d’eau stagnante que les vibrations avoisinantes faisaient remuer légèrement. Ce matin-là, elle bondit hors de son lit de fortune pour aller aux devants du destin à la ville.
Lorsque Tricane avait croisé Karl Tobin ce jour-là, c’était comme si les cieux s’étaient ouverts pour l’auréoler. Il portait au bras le tatouage d’une sirène assise sur une pierre; l’eau était représentée en dessous par les mêmes trois lignes qu’elle avait vues dans sa vision – et revues le matin même.
Elle l’avait observé à distance pendant quelques jours avant de l’approcher. Prétextant avoir besoin d’aide, elle l’avait interrogé sur son tatouage. De fil en aiguille, ils s’étaient échangé des faveurs. Tricane avait vu dans sa conduite un indice qu’il se montrerait réceptif aux coutumes d’obligations réciproques qui cimentaient les liens entre initiés.  
Forte de la certitude d’avoir trouvé celui qu’elle cherchait, elle l’aurait initié sur-le-champ, mais Gordon avait refusé. Il ne le lui permit qu’après qu’elle eut reçu son anneau.
Tobin s’était avéré un piètre élève. Il ne pratiquait ses exercices purificatoires que sous supervision, comme un écolier. Après plusieurs mois de travail, il ne semblait pas même proche d’être en mesure d’entreprendre les exercices méditatifs qui conduisaient à l’acuité, puis à l’accomplissement de procédés. D’ordinaire, un maître sélectionnait soigneusement ceux et celles avec qui il partageait ses secrets; Karl Tobin avait été choisi seulement en raison d’un détail de son tatouage. L’avait-elle trouvé en raison d’une fausse manifestation synchrone? Le reflet sur le mur avait conduit Tricane à lui le même jour. Ça ne pouvait être qu’une simple coïncidence. À moins que l’erreur eût été commise lors de l’interprétation de la vision originelle?
Elle avait reçu la formule du médicament après que Gordon eut décidé qu’elle méritait son anneau. Il recollait les pièces de son esprit cassé, mais sa lucidité actuelle n’était pas sans prix. Paradoxalement, son chaos mental lui donnait aussi une forme de clarté, comme si une oasis de sagesse illuminée fleurissait au cœur d’un désert mouvant de délires. Il lui arrivait d’éprouver une certaine nostalgie pour cet état bien particulier que Gordon avait su entretenir en ajustant sa posologie, mais elle n’était pas prête à y retourner, même momentanément. Pas encore…
Elle avait demandé à Karl d’arriver pour midi; il arriva avec quinze minutes de retard. « Le trafic », expliqua-t-il d’un ton narquois. Ils savaient tous les deux que la seule voiture des environs était celle de Mitch qui venait de le déposer à la porte.
« C’est aujourd’hui qu’on enlève tes bandages », répondit-elle d’un ton plat.
Malgré ses sourcils toujours froncés, les yeux de Karl s’illuminèrent. Il boita jusqu’au tabouret que Tricane lui montra. Ils n’avaient pas besoin de se rendre jusqu’à la chambre secrète pour accomplir l’opération : si elle avait réussi, il pourrait y monter par ses propres moyens.
Elle alla chercher des sécateurs rouillés dans son jardin à l’arrière. Son choix d’outil sembla inquiéter Karl. Elle glissa néanmoins une lame sous les bandages enserrés contre sa cuisse. Ils cédèrent facilement au coup de cisaille, libérant du coup une horrible odeur de putréfaction. Tobin chercha le regard de Tricane, troublé à l’idée que la puanteur soit celle de sa chair plutôt que celle du traitement. Tricane se contenta de continuer à entailler le tissu jusqu’à ce qu’il tombe par terre, emportant avec lui les éclisses qui avaient maintenu sa jambe immobile depuis des semaines.
Tricane se releva en laissant les sécateurs par terre. La cuisse de Tobin était entière, la peau lisse et sans poil. Les endroits où la chair avait été arrachée par les shrapnels avaient la blancheur de cicatrices, sans en avoir la raideur ou les boursouflures. Incrédule, Karl fléchit sa jambe en la tapotant du bout des doigts… Prudent, il se leva en s’appuyant sur sa jambe intacte avant de transférer graduellement son poids sur celle qui, récemment encore, avait été esquintée…
Il regarda Tricane, le visage surpris incrédule, comme s’il n’avait jamais réellement cru que Tricane fût capable d’honorer sa promesse. Il poussa un cri de joie en empoignant Tricane; il voulut la faire tourner, mais sa jambe faillit un instant. Il déposa Tricane juste à temps pour pouvoir s’appuyer sur elle. Instantanément, sa mine redevint sombre.
 « N’en fais pas trop, petit Karl! Elle manque d’exercice, ta jambe, c’est tout… vas-y lentement! »
Il put constater que Tricane disait vrai : la défaillance n’était que passagère. Sa bonne humeur revint aussi vite qu’elle était partie. « Je suis guéri! », déclara-t-il avant d’éclater d’un rire sans retenue. « Je suis correct! » Tricane était touchée de le voir rire et bouger spontanément après tous ces mois de morosité!
À la surprise de Tricane, il devint subitement solennel. Il tomba à genoux devant elle en lui prenant la main. Même accroupi, il pouvait presque la regarder dans les yeux. Il fixa son regard dans le sien avec une intensité qu’elle avait pensé ne jamais revoir. « Merci », lui dit-il en baisant sa main. Toute la reconnaissance du monde se trouvait dans cette simple parole. « Je ne douterai plus.
— Montons alors. Tu as encore beaucoup de travail... » 

dimanche 10 octobre 2010

Le Noeud Gordien, épisode 141 : Herméneutique de la santé mentale

La séance commença par un long silence, comme c’était souvent le cas avec ce client. Lorsqu’il parla finalement, Édouard Gauss demanda au docteur Lacombe : « Qu’est-ce que c’est au juste, la folie? »

Il aurait été tentant de répondre directement : le thérapeute s’intéressait à la question depuis longtemps. Il ne mordit toutefois pas à l’hameçon pour demeurer concentré sur son client. « Pourquoi poser la question? »
Édouard haussa les épaules en disant : « On en parle souvent ici. Depuis la semaine dernière, je me demande… de quoi parle-t-on exactement? Qu’est-ce que la folie?
— Et quelles sont vos conclusions?
— Je tourne en rond.
— C’est-à-dire?
— Lorsque quelqu’un est vraiment déconnecté du réel, il est clairement fou.
— C’est un bon début de définition, en effet.
— Lorsque quelqu’un n’a pas de symptômes, qu’il n’est pas malade, on va dire de lui qu’il est en santé. C’est la même chose pour la santé mentale, non?
— On peut dire ça.
— C’est ce que je veux dire : les fous sont ceux qui ne sont pas en bonne santé mentale. Les gens sains sont ceux qui ne sont pas fous.
— C’est comme si chacune se définissait plus par son contraire que par elle-même.
— Oui! », dit Édouard, content qu’on le comprenne, ravi qu’on mette des mots plus précis sur son inconfort diffus.
« Ceci nous ramène à ce que je vous demandais : pourquoi poser la question? »
Édouard poussa un soupir en mimant l’exaspération. « Avez-vous remarqué comment vous répondez toujours avec des questions?
— Ça n’est pas à moi de vous donner des réponses. Je peux vous aider à les trouver pour vous-même… Je suis un thérapeute, pas un gourou.
— Mais ma question n’est pas à propos de moi! Je me pose la question à un niveau plus général, intellectuel.
— Je vous offre un marché. Vous réfléchissez sur les raisons qui vous amènent à revenir sur le sujet. En échange, je vous donne mon point de vue sur la nature de la folie. Est-ce que ça vous convient?
— Pourquoi ne pas commencer par vous?
— Parce que mon point de vue est déjà prêt à être partagé. Peut-on en dire autant du vôtre? »
Le dernier commentaire fit réfléchir Édouard. Après un moment, il acquiesça aux conditions. Il replongea ensuite dans son introspection.
Il lui fallut plusieurs longues minutes pour structurer sa pensée. « Il y a deux choses qui me préoccupent. Premièrement, il y a les critères qui nous permettent de départager la folie de la santé mentale. Comme nous disions tout à l’heure, c’est facile de dire lequel est lequel en se servant de l’autre. C’est presque impossible de les définir pour eux-mêmes. Normalité, particularité, excentricité, marginalité, folie. Des teintes de gris.
— D’accord. Et la deuxième chose?
— C’est toute l’idée de perte de contact avec la réalité. Au fond, le vrai fou n’aura pas conscience qu’il est fou. Si on dit d’un homme sain qu’il est fou, il niera; idem si on dit d’un fou qu’il est fou. Si l’homme sain et le fou sont convaincus d’être sains… Lorsque quelqu’un s’interroge sur sa propre santé mentale… Comment peut-il être certain de quoi que ce soit?
— Devrais-je comprendre que vous vous souciez encore de votre propre santé mentale?
— Vous savez bien que oui.
— C’est encore ce projet dont vous refusez de me parler?
— Je suis venu ici pour y voir plus clair dans ma vie…
— Mais il semble évident que ce projet secret en est une partie importante ces jours-ci! »
Édouard haussa les épaules. « Je vis des… situations qui me font remettre en question bien des choses… J’en parle à certains de mes proches et ils semblent aussi confus que moi. Je me demande si c’est parce qu’ils voient ça comme moi ou parce qu’ils croient que je délire.
— Au moins, vous vous posez la question, ce qui est déjà quelque chose…
— Une bonne chose?
Les hommes qui croient vraiment en eux sont tous dans des asiles », dit Lacombe sur le ton de la citation.
— Intéressant. C’est de qui?
— C’est G.K. Chesterton.
— Ah! Je le connais : il a aussi écrit Le journalisme, c’est dire « Lord Jones est mort » à des gens qui n’ont jamais su que Lord Jones vivait… »
Ils échangèrent un sourire. Édouard demanda : « Alors, êtes-vous satisfait de mes réponses?
— Je vais m’en satisfaire. Vous voulez donc avoir un point de vue informé sur ce qu’est la folie?
— Le suspense me tue », répondit Édouard sur un ton sarcastique.
« En fait, c’est un sujet qui m’intéresse depuis longtemps. » Il alla prendre un épais volume sur une étagère pour le tendre à Édouard. Il était titré Herméneutique de la santé mentale par… Luc Lacombe.
« C’est ma thèse de doctorat », dit-il avec une pointe de fierté.
Édouard feuilleta les quelque six cent trente pages de l’ouvrage. « Je ne sais même pas ce que herméneutique veut dire… 
— En fait, je n’ai jamais utilisé ou même entendu le mot en dehors d’un contexte académique…
— Est-ce que je peux avoir la version courte? », demanda Édouard en rendant la thèse à son auteur.
« Je ne crois pas que ce serait une bonne thèse si on pouvait la résumer au complet, mais pour en venir à l’essentiel… La santé mentale peut être vue comme une évaluation sociale et normative de comportements individuels.
— Plaît-il?
— Pour donner du sens à la notion de santé mentale, il y a deux éléments essentiels : un individu qui se conduit d’une certaine manière et une société qui situe et interprète son comportement en fonction d’un cadre culturel donné.
— Par exemple?
— L’oracle de Delphes disait ses prophéties dans un langage confus qui devait ensuite être interprété par les prêtres… Les grands du monde antique traversaient le monde pour l’entendre. De nos jours, l’oracle dormirait dans une ruelle sans que personne ne porte attention à ce qu’elle dit. Et comment me recevriez-vous si je disais que je me suis entretenu avec un buisson en flammes qui m’a donné dix commandements sur la façon correcte de vivre?
— Je vois ce que vous voulez dire.
— En d’autres termes, il est peut-être moins intéressant de statuer sur qui est fou et qui ne l’est pas, et peut-être plus pertinent d’analyser les mécanismes par lesquels une société donnée va se servir de comportements pour étiqueter et contrôler ceux qui divergent de la norme. À ce sujet, les travaux de Thomas Sz… 
— Ça s’en vient un peu trop académique pour moi », coupa Édouard. « Mais je comprends  quand même, en gros.
— Je vous avais dit que ça n’était pas facile à résumer!
— Mais si quelqu’un soutient dur comme fer qu’il y a un éléphant dans la pièce… On peut dire qu’il est fou sans que ça devienne une question de normes et de société, non?
— À deux conditions…
— Quoi?
— Même si vous dites que ça n’est pas une question de société, pour qu’on le déclare fou, il faudrait quand même qu’il y ait d’autres personnes qui, eux, ne voient pas l’éléphant… Ceux-là se font les représentants de la société en identifiant le discours du premier comme erroné.
— Et quelle est la seconde condition? »
Le docteur Lacombe eut un sourire espiègle. « Il faut qu’il n’y ait pas d’éléphant dans la pièce! » 

dimanche 3 octobre 2010

Le Noeud Gordien, épisode 140 : Punitions, 5e partie

« C’est tout? », demanda Félicia Lytvyn, interloquée.

Gianfranco Espinosa passa une paume de son front à sa nuque. Son visage avait pris une teinte rosée durant le récit; il suait légèrement.
« C’est tout.
— Et puis, c’est quoi le problème? Il t’a fait faire un vœu de chasteté?
— Non… Il m’a fait dire que j’étais prêt à tout. Je ne pouvais pas mentir : c’était vrai. À ce moment-là, je pensais que j’avais affaire au diable.
— Et tu étais prêt à vendre ton âme au diable?
— Je pensais que j’étais déjà damné… Si le diable m’avait choisi pour de grandes choses, comment aurais-je pu refuser?
— Alors, qu’est-ce qu’il a fait? Il a forcé ta chasteté avec sa statuette?
— Non… » Espinosa marqua une pause pendant qu’il cherchait laborieusement les bons mots.
Il pointa la poitrine de Félicia, beaucoup plus généreuse qu’avant son séjour en Europe « C’est Polkinghorne qui t’a montré comment faire? » Elle acquiesça. Qu’est-ce que son changement de silhouette venait faire là-dedans?
« Moi, je ne sais toujours pas comment faire. Avramopoulos a demandé comme faveur à Gordon, Hoshmand et Polkinghorne de ne jamais me l’enseigner…
— C’est quoi le rapport? »
« Excuse-moi, c’est très difficile… Je n’en ai encore jamais parlé… » Espinosa inspira profondément. « C’est Avramopoulos qui maîtrise le mieux tout ce qui a trait aux modifications corporelles…
— Oui, tu me l’as dit : c’est probablement comme ça qu’il a trouvé sa cure de jouvence.
— Eh bien, c’est comme ça qu’il s’est assuré que sa volonté soit respectée. » Espinosa jeta un coup d’œil furtif vers le bas.
Il fallut quelques secondes à Félicia pour qu’elle assemble les pièces du puzzle. « Il t’a… émasculé?
— Oui. Physiquement. » Son visage était passé du rosé au cramoisi.
Le souffle court, les tripes tordues, les émotions de Félicia se bousculèrent en tempête : tristesse, compassion, colère, dégoût. Puis les lettres écrites dans les épices qu’elle devait trier lui rappelèrent que la discussion n’était pas à propos d’Espinosa. Elle cracha : « Alors tu t’es dit que si tu n’avais pas de sexe, j’en aurais pas non plus? »
Espinosa tressaillit, comme s’il avait été frappé par un coup plutôt que des paroles. Un coup qui continuait à blesser, à en voir son visage crispé et ses lèvres pincées. « Lorsque tu m’as demandé que je t’aime, comme une faveur… J’avais fermé la porte depuis si longtemps…
— Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé? J’aurais compris! » Une petite voix lui soufflait que ça n’était pas exactement vrai, mais celle de l’indignation était plus forte. « Tu m’as volé mes désirs pour que je ne découvre pas que… que tu n’es même pas un vrai homme? Puis moi, la folle, je m’en vais t’aimer…
— Je t’aime aussi…
— …je t’aimais parce que je t’admirais, parce que je pensais qu’on pouvait se faire confiance… Mais toi, tu coupes mon désir, tu modifies mes pensées pour que je ne m’en rende pas compte… C’est ça l’amour pour toi?
Espinosa ne dit rien, son visage normalement impénétrable trahi par le rouge de la honte. Au bout d’un moment, le bouillonnement intérieur de Félicia se cristallisa en froide acrimonie.
« Fuck you », dit Félicia posément. « Tu me dois encore une faveur. »
Silence.
« Après ma cérémonie, je veux ma liberté. »
Après un long moment, Espinosa acquiesça. « Et après? Qu’est-ce que tu vas faire? 
— Je trouverai bien quelqu’un pour m’enseigner. » Félicia se leva et prit une poignée des épices qui jonchaient toujours la table. « Mais pour l’instant… je veux me sentir femme. » Elle sous-entendait manifestement J’ai besoin d’un vrai mâle, même si elle ne ressentait pas plus de désir que ces derniers mois.  Tourner le fer dans la plaie lui procura un plaisir mesquin.
Elle lança les épices au visage d’Espinosa avant de s’éloigner d’un pas décidé. Ils n’avaient plus rien à se dire.