Il lui tendit
un sac où quatre bouteilles tintaient en s’entrechoquant. « Housewarming gift… Comment dit-on ça
ici?
— Chez nous,
on pend la crémaillère… Les cadeaux sont un à côté pour souligner l’occasion…
— Qu’est-ce
que c’est, une crémaillère?
— Tu sais
quoi? Je n’en ai aucune idée. Allez, entre, entre!
— C’est grand
ici! »
Le hall
d’entrée se trouvait au pied d’un large escalier qui conduisait au deuxième; le
rez-de-chaussée s’étalait en vastes pièces à peu près nues. Les murs avaient
encore leurs anciennes couleurs, entachées ici et là par des retouches de
plâtre.
Félicia le
conduisit dans la salle de séjour. Un futon, un banc de méditation et une
glacière électrique représentaient la totalité de son mobilier; il suffisait
d’ajouter deux valises pleines d’effets personnels, quelques livres et de la
vaisselle jetable pour compléter l’inventaire de la maison.
« Quand
j’étais petite, ma mère ne voulait jamais qu’on joue dans le salon…
— Alors tu te
reprends en faisant du camping! »
Le
commentaire se voulait plaisant, Félicia prit plutôt une expression
mélancolique. « Ça fait deux semaines que je suis coincée. On dirait que je
ne suis pas capable d’imaginer la maison autrement que comme mes parents
l’avaient décorée, mais en même temps, je ne peux quand même pas… Je ne sais
juste pas quoi faire avec tout ça. »
Elle se
laissa glisser dans une rêverie que Polkinghorne n’osa pas interrompre. Il
s’ingénia plutôt à déboucher une bouteille à l’aide de son couteau suisse. Il
remplit deux verres en plastique avant d’en tendre un à Félicia.
Elle lui
sourit mollement. « Oh, en passant… pour la faveur des chocolats, laisse
tomber… »
Il était
reconnaissant qu’elle ait trouvé ses réponses sans son aide: il n'avait pas eu
à lui mentir davantage. « Je sais que tout ça a dû être difficile pour
toi…
— Ça l’est
encore…
— …mais as-tu
pensé à ton futur?
— Ah! Mais je
ne pense qu’à ça… J’ai tout perdu : mon mentor, mon tuteur, mon amoureux.
Et là, Gordon et Tricane ont chacun leur élève… Remarque que je n’ai pas
particulièrement envie de travailler avec elle… Avramopoulos et Hoshmand ne
prennent pas les filles… Et je crois que Mandeville ne m’aime pas trop. C’est
dommage, elle me doit déjà des faveurs…
— Mandeville
te doit des faveurs? »
« …il ne
reste pas beaucoup de possibilités dans La Cité, hein? », continua-t-elle
comme s’il n’avait rien dit. Elle regardait Polkinghorne d’un air piteux. Son
message était on ne peut plus clair… Polkinghorne but lentement deux gorgées de
vin avant de répondre.
« Je ne
dis pas non, je ne dis pas oui; en temps de Joute, je ne peux pas prendre ce
genre de décision sur un coup de tête.
— OK, OK, je
comprends. Mais toi, qu’est-ce que tu en dis?
— Lytvyn, il
n’y a personne que je voudrais plus que toi comme disciple. »
Le
commentaire fit manifestement chaud au cœur de Félicia : elle devint aussi
rayonnante qu’elle avait été morose la minute précédente. « En attendant
de savoir si tu peux me prendre ou pas, est-ce que je peux te poser quand même
quelques questions, heu, spécialisées?
— Bien sûr…
Qu’est-ce que tu veux savoir?
— Je veux
tout savoir sur Harré. Comment il est devenu si puissant, si vite. Pourquoi il
s’est mis à tuer les Maîtres. Comment on l’a finalement stoppé… »
Polkinghorne
fronça les sourcils; il avait l’air perplexe d’un parent dont l’enfant lui
demande à brûle-pourpoint de lui prêter un briquet et une machette.
« C’était
avant mon initiation… Personne ne connaît toute l’histoire. Ceux qui y étaient
n’en parlent pas souvent…
— Si tu as
des bribes, je vais les prendre. »
Polkinghorne
fit un mouvement de la tête qui trahissait son indécision. « Comme j’ai
été initié par Kuhn, j’imagine que c’est moi qui suis le mieux placé pour t’en
parler. » Il soupira.
« Par où
commencer? »