dimanche 29 novembre 2015

Le Noeud Gordien, épisode 398 : Faire le pont, 1re partie

 Une certaine méfiance avait régné tout au long des pourparlers, sans cesse nourrie par les commentaires d’un Avramopoulos qui n’arrivait pas à digérer qu’on fasse la paix avec les héritiers de l’anathème. Olson – comme la plupart des autres – préférait croire Tobin, selon qui l’autre partie était sincère dans sa volonté de discuter… Donc d’en arriver à un accord qui serait bénéfique à tous.
La confiance n’excluait pas une certaine mesure de prudence. À en croire les récits à leur sujet, les Trois qui avaient pris en charge le Terminus étaient capables de tout sur leur territoire, là où la menace d’un contrecoup privait les Seize de leur arsenal. Loin des Cercles de Harré, la situation était inversée. Trouver un terrain neutre s’était avéré problématique, jusqu’à ce que la prospection d’Olson et Pénélope trouve une piste intéressante.
Après des heures de mesures sous la pluie battante, ils avaient trouvé un secteur susceptible de désavantager également les deux partis. Il s’agissait d’un pont ferroviaire, à l’est du Centre-Sud, où Olson avait calculé que l’énergie radiesthésique serait insuffisante pour nourrir les prouesses des Trois. L’énergie demeurait toutefois trop turbulente pour tenter les procédés classiques impunément.
Il avait été convenu que le face-à-face aurait lieu au milieu du pont. Au signal donné par Karl Tobin, l’un des Trois, accompagné d’un auxiliaire s’il le désirait, s’engagerait par le nord jusqu’au milieu de la rivière; pendant ce temps, les deux représentant des Seize iraient à leur rencontre.
Les initiés, réunis en concile, n’avaient plus qu’une chose à décider : qui, parmi les Seize, allait être choisi comme émissaire. Au fil des rencontres répétées, le décorum des premiers conciles avait été remplacé par une atmosphère de palabres où chaque Maître y allait de son opinion.
Avramopoulos parla le premier : « C’est à Gordon que la tâche devrait revenir. Lui qui s’est toujours empressé à défendre les actions de sa précieuse Tricane, il aurait été logique qu’il répare ses pots cassés. 
— Il nous a dit de ne pas attendre son retour d’Europe pour aller de l’avant avec la rencontre », rappela Mandeville.
« Quel heureux hasard », dit Avramopoulos, moqueur.
« Tu es de mauvaise foi », dit Latour. « Ce n’est pas parce que tu es terrorisé que Gordon…
— Terrorisé, moi? Et pas toi, j’imagine? Eh bien! Pourquoi tu ne vas pas les rencontrer? »
Latour ne répondit pas.
Olson jeta un coup d’œil à Pénélope. Ils se connaissaient si bien qu’il n’eut pas besoin de verbaliser sa question pour qu’elle la comprenne. Personne ne semble intéressé à se porter volontaire. Et nous?
Un mouvement d’épaule, un sourcil haussé… Sa réponse muette était on ne peut plus claire. T’attendais-tu à autre chose de leur part? Alors, qu’est-ce que tu attends?
« Je me porte volontaire comme émissaire », déclara Olson.
« Et moi comme auxiliaire », dit Asjen Van Haecht, à la surprise générale.
Good man. « J’apprécie ton offre, mais je préférerais que ce soit Vasquez. Nous sommes habitués à travailler ensemble…
— …cela peut nous avantager durant une négociation.
— …et chaque avantage peut s’avérer crucial. »
Asjen haussa les épaules et se cala sur sa chaise.
« La question est donc réglée », conclut Latour.
« Vous verrez », dit Avramopoulos. « Ça ne sera pas long que vous verrez que tout ça, c’est une erreur. Une grave erreur. Nous n’avons pas fini de regretter ce qui commence maintenant. Oh, je vais rire en vous rappelant que je vous l’avais dit, sans que personne ne m’écoute… »

dimanche 22 novembre 2015

Le Nœud Gordien, épisode 397 : Fraternité, 3e partie

Philippe s’assit sur la chaise devant Édouard.
Alexandre savait bien que les deux frères étaient en froid depuis toujours, mais il ne s’était pas attendu à une réaction aussi intense de la part d’Édouard… Sa déconfiture semblait totale. Affaissé sur son siège, les bras tombants, il ne restait rien du modèle de volonté et de persévérance que son oncle avait toujours incarné à ses yeux.
Les deux frères étaient aussi immobiles que s’ils avaient été peints en tableau. À sa gauche, Édouard, transformé en guenille; à sa droite, Philippe, scrutant l’autre d’un regard inexpressif.
Alexandre avait voulu jouer le rôle du réconciliateur en orchestrant cette rencontre… Il avait conscience qu’il jouait la confiance d’Édouard contre le gain de quelques bons points auprès de son père. À voir sa mine abattue, Alexandre craignait qu’il ait perdu la mise, que sa bonne intention ait plutôt été reçue comme une trahison de la pire espèce.
« Édouard », dit Alexandre pour briser le silence, « ce n’est pas ce que tu crois… » La formule, déjà convenue, sonnait particulièrement creuse. Il valait mieux venir aux faits dès que possible. « Mon père est un initié! » Édouard se redressa comme un ressort, les points d’interrogation dans les yeux. « J’ai eu comme un flash », continua Alex. « Je me suis dit qu’il y avait peut-être une raison cachée pour expliquer qu’il ne parle plus à personne. Alors j’ai fait comme avec toi. Je lui ai révélé que j’en étais un aussi. J’avais raison…
— Quoi? Non, ça ne se peut pas. Quand même, Alex, tu ne vas pas croire cela! Il a juste pris la balle au bond pour te faire avaler n’importe quoi… Et puis, initié par qui? »
Philippe remonta ses lunettes. « Gordon. Il avait besoin d’un allié pour distribuer son composite O dans La Cité…
— Comment ça, son composite O? Gordon, derrière l’Orgasmik? N’importe quoi! Je connais le gars… Je ne peux même pas l’imaginer en vendeur de drogues!
— Écoute, garde l’esprit ouvert », suggéra Alex.
— Je n’ai pas pu en parler durant le procès parce qu’il a utilisé sa… » il fit un geste de la main « …magie pour m’empêcher de le faire.
— Ah oui? Tu l’aurais dénoncé, sinon?
— Sincèrement, je ne sais pas. Peut-être. Mais je n’ai pas eu le choix… »
Édouard se redressa. Alexandre reconnaissait son expression : il avait la puce à l’oreille. Il devinait que son oncle passait en revue l’intégralité de leur enquête à la lumière de cette nouvelle information. Déclic. « Alex! Si c’est vrai… c’est pour ça qu’Avramopoulos t’a approché!
— Hein?
— Après le procès… Quand Aleksi Korhonen t’a posé plein de questions sur l’Orgasmik et l’entourage de ton père… Pour finir par te refiler une photo de Gordon…
— Oui? » Ses motivations demeuraient nébuleuses à ce jour, et Alexandre n’était pas certain de comprendre à quoi Édouard référait.
« Tu sais comment Avramopoulos et Gordon sont toujours en train de se piquer… Toujours à essayer de montrer que l’un est meilleur que l’autre… Gordon a le père? Avramopoulos va vouloir le fils. Surtout si c’est un beau jeune homme comme toi…
— Mais encore? Pourquoi me lancer sur la piste de Gordon?
— je ne sais pas… Le déconcentrer, en le forçant à mieux se cacher? Ou peut-être qu’Avramopoulos voulait te tester avant de t’initier? »
Il ne restait plus rien de l’Édouard de guenille. Il était à nouveau habité de cette énergie qui l’habitait tout entier lorsqu’il tenait un filon.
« Qui est Avramopoulos? », demanda Philippe. Édouard se renfrogna, comme si l’excitation lui avait fait oublier sa présence un instant.
« Un autre Maître », dit Alexandre.
« Ah. Et c’est lui qui t’a initié?
— C’est un peu plus compliqué que cela… C’est Édouard qui… »
Ce dernier ne laissa pas Alexandre finir sa phrase. « Qu’est-ce que tu me veux, Philippe? 
— Alexandre m’a dit que tu avais réussi à annuler le procédé qui t’empêchait de parler. Je veux que tu le fasses pour moi aussi. »
Alex retint son souffle. Il craignait qu’Édouard explose de rage, qu’il s’en aille, qu’il coupe les ponts. Stoïque, il répondit plutôt : « une faveur pour une faveur? »
Philippe hésita un instant avant d’acquiescer. Il semblait méfiant.
Édouard déchira son napperon de papier en deux. « Je vais avoir besoin d’équipement… » Il sortit un crayon de sa poche et dressa une liste sur chaque demi-napperon. Il tendit la première à Alexandre. « Toi, tu es sur le dossier de la quincaillerie. »
Il jeta un coup d’œil à la liste. Une boîte de craie, une lampe frontale… « Des pinces cutter?
— Mmm mmm », répondit Édouard en travaillant sur la deuxième liste. « Quelque chose capable de passer à travers un cadenas.
— Mais pourquoi?
— Parce que ce n’est pas possible d’acheter tout ce dont on a besoin… Il va falloir qu’on emprunte un laboratoire. »

dimanche 15 novembre 2015

Le Nœud Gordien, épisode 396 : Fraternité, 2e partie

Alexandre se pointa avec une dizaine de minutes de retard. Il courait sous la pluie, tête basse, le capuchon remonté. Il fit un signe à Édouard dès qu’il l’aperçut à son entrée dans le restaurant. Il avait choisi un box en coin, avec une banquette pour deux des côtés de la table – idéal pour les conversations discrètes.
« Hey!
— Hey. »
Édouard était en alerte, à la recherche de quelque chose qui soit capable de justifier l’inquiétude qu’il avait pressentie. Un détail attira son attention, mais Alexandre prit la parole avant qu’il ne puisse le mentionner. « As-tu eu des nouvelles de la Fondation? », demanda-t-il en se glissant sur la banquette capitonnée.  
— Non… Hey, Alex, as-tu eu un lift pour venir ici?
— Un lift? » La question semblait venir de nulle part, mais elle l’embarrassa clairement.
« Un taxi, peut-être?
— Pourquoi tu demandes ça? », dit-il avec un rire nerveux.
« Ton manteau n’est pas tout mouillé… Vu que tu n’as pas de voiture, je me demandais… »
Une serveuse arriva, toute pimpante. « Allô! », dit-elle à Alexandre. « Est-ce que je vous sers quelque chose? 
— Je vais prendre un café.
— Quelque chose à manger?
— Ouais. Euh… Des gaufres? Avec du sirop.
— De la crème fouettée avec ça?
— Je ne peux pas dire non! »
Elle lui fit un sourire adorable en remplissant sa tasse, puis elle continua sa tournée. Alexandre huma son café. « Comment ça se fait que je n’étais jamais venu dans ce resto avant que tu me le fasses connaître?
— Bien essayé…
— Quoi?
— Tu esquives mes questions... Alex, qu’est-ce qui se passe? »
Son neveu soupira et frotta ses paumes contre le coin de table en un geste à moitié nerveux, à moitié distrait. Il semblait chercher ses mots. Après un long moment, il fit une grimace en haussant les épaules. Il prit son téléphone et tapa un court message, trois ou quatre caractères.
« Alex… Dis quelque chose… »
À défaut de répondre à sa demande, il tourna la tête vers la vitrine. Interloqué, Édouard suivit son regard. Une silhouette familière trottait sous la pluie, arrivant par le même chemin qu’Alex quelques minutes auparavant…
Oh non.
Il se leva comme s’il avait reçu un coup de fouet.
De vieilles blessures furent ravivées en un clin d’œil, et avec elles toutes ces douleurs enfouies dans la poussière du temps, mais jamais guéries…
Philippe, son frère, entra dans le restaurant, les lunettes embuées, le front dégoulinant.
« Alex… », dit Édouard d’un ton geignard dans lequel il reconnaissait l’adolescent qu’il n’était plus depuis longtemps. « Pourquoi? » Tristesse, colère, sentiment de trahison, de vulnérabilité… Il débordait d’émotions, toutes désagréables.
« Assis-toi », dit Philippe. « Il est temps qu’on se parle. »
Si une sortie s’était trouvée derrière lui, Édouard aurait battu en retraite. Mais le box qu’il avait lui-même choisi l’acculait au pied du mur. Le visage déformé par une moue désabusée, il se laissa tomber sur son siège.

dimanche 8 novembre 2015

Le Nœud Gordien, épisode 395 : Fraternité, 1re partie

Comme à chaque fois qu’il mettait le nez dehors, Édouard se retrouva trempé en quelques secondes. La pluie n’avait toujours pas cessé de tomber depuis la nuit du grand rituel, confondant les météorologues du pays et consternant toute la population de La Cité. Ceux qui s’en plaignaient ne pouvaient pas comprendre qu’elle était un moindre mal, comparé au feu bleu, aux vomissements, au coma et à la mort qui pouvait frapper ceux qui se trouvaient dans la zone survoltée…
Il tira de sa boite aux lettres dix jours de courrier accumulé avant d’entrer dans son appartement.
Il s’était retiré de tout pendant presque deux semaines pour simplement jouir de la vie avec Félicia. Passer autant de temps dans son ancienne maison l’avait vite conduit à se sentir chez lui. Il fallait l’admettre : il ne se souvenait pas d’avoir déjà eu autant de plaisir. Ils passaient le cœur de leurs journées au lit, à discuter, à rire, à baiser; ils devaient avoir goûté à tout ce que La Cité avait à offrir en terme de livraison. Ils étaient un peu ivres de l’apéro – qui avait lieu longtemps avant le repas du soir – jusqu’au coucher. Félicia travaillait quelques heures par jour sur un nouveau projet commandé par Gordon, un projet à propos duquel elle n’avait rien dit. Pendant ce temps, Édouard méditait, ou, chose rare dans son existence, il ne faisait rien du tout.
Aucune vacance ne l’avait fait autant décrocher que ces jours en-dehors du temps. Toute bonne chose a une fin, toutefois : Félicia devait accompagner Gordon en Suisse. La veille, alors qu’elle faisait ses bagages, elle lui avait offert de squatter chez elle pendant son absence. Il avait décliné : se retrouver seul en ces murs avec la présence probable du fantôme de Hill le rendait méfiant. Il l’avait reconduite à l’aéroport avant de retourner chez lui.
Il fut accueilli par cette odeur de poussière signalant un lieu inoccupé. Il fit la tournée pour ouvrir quelques fenêtres en se disant que son logement ne lui avait jamais paru aussi petit.
Après le tumulte de ses aventures – infiltration, compulsions, possession –, ce petit appartement vide et silencieux rendait tout le reste surréaliste. Et pourtant… Ce symbole de normalité lui rappelait tout ce qu’il avait négligé pendant qu’il se consacrait à cette affaire… Son milieu de vie, son alimentation, ses filles… Ah, ses filles! Depuis qu’il avait été confronté au fait qu’il n’était pas un très bon père, chaque pensée tournée vers elles était marquée par la culpabilité. Paradoxalement, le sentiment ne le poussait pas à les voir; sa honte le gardait à distance, par crainte de voir et d’entendre venant d’elles le même genre de réprimandes qu’il se servait déjà.
Il enleva ses chaussures et entreprit de se faire du café. Pendant que l’eau chauffait, il passa en revue son courrier… Il fut déçu de ne trouver rien d’autre que les habituelles factures et circulaires. La réponse qu’il avait espérée se faisait attendre… N’ayant pas reçu de confirmation par courriel durant son absence – il l’aurait reçu sur son téléphone –, il s’était dit que peut-être une bonne vieille lettre avait été envoyée chez lui. Il se permit d’espérer que ce délai était en fait un indice du sérieux avec lequel on considérait sa candidature.
Une fois le café prêt, il s’installa à son bureau. Il vit dès le premier coup d’œil que rien n’avait été déplacé. Il avait disposé des marqueurs discrets sur son poste de travail, des indices qui trahiraient une ingérence dans ses affaires. Édouard ne doutait pas un instant être surveillé par les maîtres; toutefois, Avramopoulos snobait les technologies récentes, se targuant de rejeter ce qu’il voyait comme de simples modes pendant qu’il restait attaché à la notion romantique que rien d’important n’avait été développé depuis sa jeunesse.
Il démarra son ordinateur et connecta son téléphone pour transférer ses nouveaux enregistrements. Il n’était pas assez naïf pour croire que l’analphabétisme technologique d’un maître suffirait à protéger ses secrets. Il avait bien entendu veillé à garder des copies de sûreté en lieux sûrs, mais surtout, tous ses disques durs étaient encryptés avec les meilleurs outils sur le marché… Et, à sa connaissance, aucun procédé ou truc ne permettait encore de les déjouer.
Le transfert était assez volumineux – son absence prolongée avait presque conduit à la saturation de la mémoire de son appareil. Il profita du délai pour envoyer un texto à Alexandre, à qui il n’avait pas donné de nouvelles depuis un moment.
Édouard ne s’attendait pas à une réponse immédiate; en général, Alexandre dormait à cette heure du matin. Il reçut néanmoins une alerte quelques secondes après son message. Son neveu lui proposa d’entrée de jeu une rencontre à midi. Il accepta en offrant qu’ils se rejoignent à Moka Moka.
Quelque chose clochait… Alexandre et lui avaient adopté au fil du temps un certain mode d’échanges, dont ils dérogeaient rarement… Les différences dans celui d’aujourd’hui étaient assez subtiles pour lui mettre la puce à l’oreille. Il n’aurait pas dû s’en inquiéter, mais… Pourquoi, alors, ressentait-il pareil sentiment d’appréhension?

dimanche 1 novembre 2015

Le Nœud Gordien, épisode 394 : Maya

Aizalyasni revint avec la poupée de chiffon. Timothée et elle s’assirent en tailleur face à face; elle la déposa entre eux avec autant de soin que si elle avait été un enfant de chair de sang. Les deux jeunes gens inspirèrent en même temps; un instant plus tard, leurs visages s’éclairèrent d’un sourire maniaque. Ils scrutèrent longuement la poupée sans rien dire, sans même battre des paupières une seule fois.
Karl ne pouvait pas lire le moindre indice quant à leur progrès : leur expression exaltée masquait tout. Au terme d’une éternité apparente, les deux exhalèrent, comme s’ils venaient de relâcher une lourde charge soutenue trop longtemps. « Ça ne donne rien », dit l’un.
« Comme les autres fois », dit l’autre.
Karl, pour sa part, entretenait la réflexion inverse : si la poupée avait bougé une fois pour faire connaître l’opinion de Tricane, il était convaincu qu’elle pouvait le faire à nouveau. « Est-ce que vous avez essayé en bas? », proposa Karl. « Dans la zone interdite?
— Bon bon bon », railla Mike. « Du grand Karl : pas facile de te faire dire non, hein? 
— Tu parlais de potentiel infini », dit-il en s’adressant à Aizalyasni, ignorant Mike.
« Je parlais aussi de risques infinis, si tu te souviens bien. »
Karl haussa les épaules. « Qui ne risque rien n’a rien. »
 Tim et Aizalyasni échangèrent un regard. Se consultaient-ils, avaient-ils une discussion muette d’esprit à esprit? Karl ne pouvait même pas imaginer comment tout cela se passait pour eux.
Après un moment, ils hochèrent la tête. « C’est une idée », dit Aizalyasni.
« C’est de là que la poupée vient », dit Timothée. « Allons-y. »
 Karl fit un sourire à Mike, un sourire qui voulait dire t’as raison, le kid. J’ai toujours ce que je veux.
Ils descendirent ensemble. Le couloir derrière la porte interdite n’avait, au final, rien de bien spécial. La nervosité de Tim et Aizalyasni était toutefois palpable, ce qui encouragea Karl à demeurer sur ses gardes. Timothée ouvrit la marche dans ce qui s’avéra des méandres de corridors identiques qu’il navigua d’un pas assuré.
Ils débouchèrent sur une chambre d’enfant tapissée de toutous et autre bébelles. Tim et Nini s’installèrent sur le lit et refirent le même manège qu’auparavant.
Cette fois, Karl sentit l’atmosphère s’alourdir de seconde en seconde, comme si la pièce se chargeait d’une quantité croissante d’électricité, à un point tel qu’il n’aurait pas été surpris que cette énergie se décharge en un coup de tonnerre. Il jeta un coup d’œil à Mike; il vit la sueur perler sur le front de son neveu. Celui-ci avait dégainé son arme. Un geste inutile, à la limite de la stupidité, mais Karl comprenait le réconfort que pouvait apporter un gun dans sa main… L’impression d’être en contrôle. Même si, au final, ce n’était qu’une illusion.
Il ne laissa rien transparaître, mais le cœur de Karl bondit lorsqu’il vit la poupée tressaillir et se redresser.
« Madame », dit Timothée. « Nous avons perdu Martin.
— Nous ignorons qui l’a enlevé », continua Aizalyasni.
« Il est hors de notre zone magique.
— Nous ne savons pas quoi faire.
— Nous avons besoin de conseils. »
La poupée tourna son visage inexpressif vers chacun des individus présents. Ses yeux en boutons lui donnaient un air ahuri. Timothée, Aizalyasni, Mike, tout le monde attendait quelque chose… Quelque chose qui ne venait pas.
Karl les surprit tous lorsqu’il saisit la poupée pour la déposer par terre. Il trouva un kit à dessin parmi les jouets; il déposa une feuille vierge devant elle avant de lui tendre un crayon feutre.
Celle-ci le prit avec ses bras sans mains et traça maladroitement une lettre, puis une autre. « J’vous dit que vous êtes chanceux de m’avoir », dit Karl, satisfait, pendant que la poupée s’affairait à transmettre son message.