dimanche 14 décembre 2014

Le Nœud Gordien, épisode 350 : Tout ou rien, 2e partie

Les trois étaient alignés devant l’étrange phénomène qui marquait la frontière entre le Cercle de Harré et le reste de La Cité.
Les couleurs qu’ils avaient vu chatoyer dans le ciel n’avaient rien en commun avec celle des aurores boréales. Le voile de lumière qui tapissait le ciel s’incurvait à la limite de la zone pour tomber comme un rideau, traçant une ligne précise qui se déplaçait graduellement vers le sud. À cette distance, leur acuité surnaturelle ne laissait aucun doute quant à la nature du procédé : leurs ennemis – ceux que Madame appelait les Seize – avaient trouvé un moyen de puiser l’énergie du Cercle sans qu’elle ne les brûle. Mais à quelles fins?
Ils perçurent Madame s’approchant d’eux bien avant qu’ils ne la voient. Son approche fut longue; les trois avaient eu l’impression de couvrir la distance depuis le Terminus en quelques foulées à peine.
« Il ne fallait pas sortir seule », dit Martin lorsque Madame se trouva à portée de voix.
« Cette nuit, en particulier… », ajouta Timothée.
« Cessez de me dire quoi faire », répondit Tricane d’un ton sec, en essayant de ralentir sa respiration haletante. « Est-ce que j’ai l’air d’un œuf, moi? Je ne demande pas à être couvée! »
Aizalyasni ravala les mots qu’elle avait prévu dire à son tour.
Madame s’approcha du rideau luminescent. Elle renifla l’air ambiant à la manière d’un chien méfiant. « Ils ne sont pas contents de m’avoir tuée, hein? Ils veulent ma peau en plus! Ils pensent que je vais me laisser faire, moi? Blonde ou brune, poivre ou sel, ils vont voir ce qu’ils vont voir! » Elle s’avança d’un pas décidé au-delà du voile; les trois la suivirent comme un seul homme.  
Aizalyasni cligna des yeux en traversant à son tour, choquée de retrouver son individualité pour la première fois depuis leur fusion. La présence de Timothée et de Martin en elle n’était plus qu’un souvenir. Elle avait l’impression étrange d’être diminuée en n’étant… qu’elle.
« C’est… inconfortable », dit-elle en remarquant que les deux autres grimaçaient aussi.
« Martin, tu n’avais pas dit que le lien durait même quand tu étais hors de la zone?
— Ben, oui… » Il haussa les épaules. « C’est peut-être parce que nous sommes sortis les trois en même temps? C’est la première fois… »  
Tricane continuait à s’éloigner vers le nord en maugréant, sans leur porter la moindre attention.
« Qu’est-ce qu’on fait? », demanda Aizalyasni, agacée de devoir passer par la parole pour obtenir une réponse. Timothée allait parler lorsque Madame s’écroula en gémissant.
« Madame! », dit Martin, sprintant pour la rejoindre. « Est-ce que ça va? 
— Il faut la ramener dans le Cercle », dit Timothée.
Tricane s’écria : « Non! Nous devons avancer! Nous devons les empêcher… » Elle tenta de se relever. Dans la pénombre, Aizalyasni entr’aperçut que le visage de Madame avait changé… Sa peau lisse était redevenue ravagée, comme si elle avait vieilli de dix ans en autant de secondes. Elle s’appuya sur Martin pour se relever, puis continua son chemin en claudiquant, les deux mains posées sur son visage, comme pour retenir la jeunesse qui lui glissait entre les doigts.
« C’est le Cercle qui la maintenait jeune », dit Timothée. « Comme il maintenait notre connexion. »
Aizalyasni fut de nouveau irritée, cette fois parce que Timothée avait ressenti le besoin de souligner quelque chose qu’elle avait déjà compris. Pour sa part, elle n’avait nulle envie de rajouter quoi que ce soit. Elle se concentra plutôt sur les grommellements de Madame.
« Je comprends, maintenant », disait-elle d’une voix étouffée par ses mains. « J’avais vu ce futur sans le comprendre. Ils ne nous laisseront jamais tranquilles. Jamais. C’est la guerre, mais on ne le savait pas… Désarmés… Il faut penser à l’après, parce qu’avant c’est fait, mais après, hein, c’est encore en train de se faire… » Tricane laissa échapper son rire caquetant.
Aizalyasni lança un regard à Timothée. Le message était clair. Elle recommence à délirer. La jeune femme toucha du bout des doigts le sachet d’herbes médicinales qu’elle portait toujours dans son manteau. Celles-ci l’avaient bien servi lorsqu’ils avaient trouvé Madame dans la chambre d’enfants. Si les choses dégénéraient, elle pourrait lui en mettre dans la bouche de force. « Madame », murmura-t-elle, « vous l’avez dit mille fois : vous ne devez pas agir…
— Si je n’agis pas, qui va le faire? Vous autres, vous êtes désarmés. Dégriffés. Mes trois p’tits chats, trois p’tits chats, chapiteau, totalement, menterie, ricanement, menterie, ricanement… » Elle continua à fredonner les mêmes mots sur un air de comptine.
Aizalyasni montra son sachet à Timothée. Avant même que celui-ci n’ait réagi, Madame lançait sans se retourner : « N’y pensez même pas! »
Une fois de l’autre côté du boulevard St-Martin, Madame se remit à humer l’air ambiant. Elle passa un moment à regarder vers l’horizon en plusieurs endroits sans qu’Aizalyasni ne puisse discerner ce qui retenait son attention.
« On va leur donner ça : ils sont brillants », dit-elle à personne en particulier. « Cinq as. Comment veux-tu battre cinq as? Tu ne peux pas battre cinq as. À moins de tricher toi aussi. Ah! Tricane typique, tricheuse triptyque… tricherie! Approchez, mes trois chéris! On va faire ça ici.
— Faire quoi? », demanda Timothée.
« Le tout pour le tout! »
Aizalyasni fut soulagée de voir Madame adopter une posture de méditation debout. Elle était imprévisible par moment, mais elle réussissait toujours à trouver le calme et la clarté en se repliant sur elle-même.
Une image s’imprima dans l’esprit d’Aizalyasni avec une netteté surnaturelle. L’apparition fut soudaine et intense, assez pour la sonner. Il s’agissait du diagramme qui permettait l’accomplissement d’un procédé magique; c’est par le même moyen que Madame leur avait appris comment créer une illusion capable de berner les assassins. Ce procédé-ci paraissait toutefois d’une complexité sans commune mesure avec le premier.
Étonnamment, elle comprit tout de suite à quoi le procédé était destiné. « Oh, Madame, non!
— Oh oui », répondit-elle. « Ne t’inquiète pas pour moi : je sais ce que je fais. Le tout pour le tout! » Sa minute de méditation semblait déjà avoir restauré une mesure de lucidité. Mais était-ce un leurre? Comment pouvait-elle leur demander de faire… cela?
« Allez! Maintenant! 
— Maintenant?
— Oui. Concentrez-vous sur l’image…
— Il ne faut pas la dessiner, cette fois? », demanda Timothée, confus.
— Non! Ce sera moi, votre dessin. C’est là tout le secret de la metascharfsinn! Tout est tout! »
Aizalyasni jeta un regard paniqué en direction de Timothée qui haussa les épaules, tout aussi perplexe qu’elle. Martin, pour sa part, semblait déjà à la recherche de l’état d’acuité, de l’étincelle entre ses paumes. Après un instant d’hésitation, Timothée se mit à l’ouvrage lui aussi.
Était-elle la seule à comprendre ce que ce processus devait accomplir? 
Madame ouvrit les paupières. « Aizalyasni », dit-elle. Elle la regarda comme elle l’avait fait à leur première rencontre, d’un regard qui semblait capable de mettre son âme à nu. « Tu m’as toujours fait confiance. J’en ai besoin, une fois de plus.
— Mais… » L’étincelle apparut entre les paumes de Timothée.
« Ne t’inquiète pas pour moi, ma jolie », dit-elle alors qu’un autre éclat de lumière jaillissait, cette fois entre les mains de Martin. « Une dernière chose… Peux-tu t’occuper de Maya? Elle est cachée derrière mon dais. » Les yeux de Madame s’étaient embués. À cet instant, Aizalyasni revit la petite fille apeurée qu’elle avait trouvée recroquevillée au fond du trou. Elle hocha la tête et leva les mains à son tour. L’étincelle apparut presqu’instantanément.
« Et n’oublie pas, ma chère amie… Tout est tout. »
Aizalyasni se concentra sur l’image imprimée dans son esprit. Tricane eut le temps de lever le menton pour regarder le ciel avant que son corps se désintègre en un nuage d’embruns rouges et gris. Au même moment, Aizalyasni ressentit l’énergie radiesthésique la balayer comme un raz-de-marée. Elle se mit à rire, sa tristesse emportée avec la vague de puissance brute dans laquelle elle baignait. Elle fut rejointe dans son hilarité par les deux autres. Ils ressentaient la même chose qu’elle : ils étaient redevenu un.
Les Seize avaient voulu s’en prendre à eux et juguler l’énergie du Centre-Sud? Ils n’avaient qu’à bien se tenir. Un nouveau Cercle venait d’être ouvert dans La Cité.
Et les trois savaient désormais comment en ouvrir d’autres.

dimanche 7 décembre 2014

Le Noeud Gordien, épisode 349 : Tout ou rien, 1re partie

Tricane passait la totalité de son temps dans une méditation qui n’avait que peu de choses en commun avec les méthodes qu’elle avait apprises avec Kuhn et raffinées auprès de Gordon. Celles-ci avaient pour but d’ouvrir l’initié aux forces cachées de l’Univers; Tricane avait plutôt besoin de restreindre sa conscience à un degré acceptable pour l’esprit humain. Tant qu’elle méditait, elle pouvait rester fixée sur ce point que d’aucuns considéraient inextricable, ce point qui lui avait néanmoins souvent échappé : ici et maintenant. Elle tenait ainsi à distance le faisceau infini des futurs possibles jusqu’à ce que ceux-ci ne deviennent qu’une seule chose en passant par le chas du présent.
Certes, des images d’ailleurs, du passé ou de différents futurs s’imposaient de temps à autre à elle, mais elle ne cherchait plus à découvrir à quoi ils se rattachaient. Ces explorations invitaient des dérives qu’elle préférait éviter.
Les gens du Terminus, voire de La Cité tout entière, ne sauraient jamais à quel point ils avaient frôlé l’annihilation. Lorsque l’homme de Tobin avait pointé son arme sur elle pendant sa crise, la providence avait voulu qu’elle fuie plutôt qu’elle se déchaîne. Est-ce qu’une parcelle de son esprit avait reconnu en lui un allié plutôt qu’un ennemi? Elle ne pouvait répondre à cette question : elle ne conservait aucun souvenir de cet épisode. Une chose était claire : elle avait anéanti Hoshmand et Espinosa avec une facilité surprenante. Plus étonnant encore : elle avait creusé dans sa fuite un passage qui permettait de traverser l’Atlantique en quelques minutes. Le mystère de ces tunnels et de leurs propriétés demeurait entier. La pièce où Aizalyasni et Timothée l’avaient trouvée lui laissait croire que ses pensées ou son passé se reflétaient de quelque manière dans la nature de ce qui se trouvait dans le trou… C’est pourquoi elle leur avait interdit d’y retourner : elle craignait que des choses bien pires qu’une chambre d’enfant idéalisée ne s’y trouvent.
Elle était dangereuse comme une flamme nue dans une poudrière. C’est pourquoi elle se devait de maintenir un état d’immobilité, de stabilité, de constance.
Une sensation aussi soudaine et brutale que si on lui avait versé un seau d’eau glacée sur la tête vint cependant troubler sa concentration. Elle ouvrit les yeux, affolée. Le Terminus était silencieux. Les résidents dormaient agglutinés dans la grande salle d’à-côté; seuls ses alliés les plus proches dormaient au pied de son dais.
Une seconde après qu’elle ait ouvert les yeux, Aizalyasni, Timothée et Martin se réveillèrent simultanément. Ils avaient sans doute perçu la même chose.
Les trois se levèrent et se tournèrent vers elle. « Madame?
— Que se passe-t-il?
— L’énergie… Elle remue…
— C’est terrible », répondit Tricane. « Terrible… »
Elle posa un pied à terre, puis un autre, ses membres roides d’avoir été si longtemps immobiles. Elle se dirigea vers la sortie à petits pas, pendant que le sang affluait vers ses jambes. Le processus était beaucoup plus rapide depuis sa cure de jouvence. Les trois lui emboîtèrent le pas.
La vigile, un jeune homme nommé Gary, sursauta lorsque la porte s’ouvrit. Il s’était assoupi; il bondit au garde-à-vous, soucieux d’atténuer le fait qu’on l’avait pris en défaut.
« Vous voyez? », demanda Madame, les yeux rivés sur le ciel.
« Quoi? », demanda Gary.
« Nous voyons », répondit Timothée.
Toute la partie visible du ciel avait pris une teinte impossible, un rouge jaunâtre, qui chatoyait comme une aurore boréale.
Gary insista. « Voir quoi? » Le garçon était incapable de percevoir les remous qui coloraient les nues. « Nos ennemis passent à l’attaque une fois de plus. Il nous faut… » La vision de Tricane se brouilla, et ses pensées encore plus. « Les salauds! Ils jouent avec un cinquième as! » Tricane entendit un rire caquetant; il lui fallut un instant pour réaliser que c’est elle qui l’avait produit.
« Madame. Il ne faut pas agir », dit Martin. Ils avaient compris que sa concentration était compromise.
« Nous sommes là pour ça », dit Aizalyasni.
« Nous allons nous en occuper », conclut Timothée.
Sans attendre de confirmation – peut-être avaient-ils déjà lu l’assentiment dans ses pensées – les trois se mirent à courir vers le nord d’un pas synchronisé. En les regardant s’éloigner, Tricane nota que leur vitesse dépassait largement le rythme de leur foulée, comme s’ils couraient non pas sur le sol, mais sur un tapis roulant qui les propulsait en avant. Leur connexion – les uns aux autres, mais aussi avec l’énergie du Cercle – était prodigieuse. Les brumes du délire s’atténuèrent immédiatement. Elle continua toutefois à suivre en son for intérieur l’évolution des trois qui s’éloignaient toujours, de plus en plus vite…
« Madame », dirent trois voix dans sa tête, parfaitement à l’unisson. « Nous sommes à la frontière du Cercle. » Il leur avait fallu moins d’une minute. « Il s’affaiblit, et notre connexion avec lui… Si nous continuons notre avancée, nous deviendrons impuissants; si nous demeurons ici, nous resterons trop loin pour agir. »
 « Restez là », transmit-elle en guise de réponse. « Je vous rejoins. »
Elle se releva et marcha d’un pas décidé dans la direction des trois, laissant derrière un Gary interloqué.
Elle détecta alors une altération subtile de ses perceptions, du même genre que celles qui précédaient une manifestation synchrone… Elle comprit vite que ce n’était guère le cas. Elle vivait plutôt une impression puissante de déjà-vu.
Elle avait entrevu jadis le futur qui s’apprêtait à devenir réalité… Tout avait commencé lorsque Tobin avait tiré en premier…
Elle avait craint que la séquence aboutisse ainsi. Il ne lui restait qu’une décision à prendre entre trois choix, chacun loin d’être idéal…
Soit elle laissait les Seize anéantir ce qu’elle avait bâti; elle n’aurait alors d’autre choix que vivre une vie paisible mais médiocre loin de leur influence.
Soit elle contre-attaquait sans retenue et mettait le feu aux poudres.
La troisième option? C’était tout ou rien.