jeudi 31 décembre 2009

Le Noeud Gordien épisode 101

Je vous ai demandé qui vous vouliez voir pour défoncer l'année; toutes les réponses que j'ai reçues incluaient Félicia Lytvyn. Avec quelques jours d'avance (question d'enfin tomber en vacances pour vrai!), le voici le voilà, le début du volume 3! Bonne lecture et bonne année à tous et merci de me lire!!
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Des intérêts communs
Le cœur de Félicia roucoulait et ronronnait.
Elle se sentait à son meilleur. Partout sur son passage, elle pouvait sentir les regards s’infléchir, autant ceux des hommes qui la reluquaient avec désir et admiration que ceux, plus délicieux encore, des femmes chez qui elle devinait l’envie, la jalousie, l’hostilité. Elle était habituée à être ainsi lorgnée, mais aujourd’hui, l’énergie déployée à sa préparation avait été entièrement destinée à un homme en particulier.
Après quelques semaines, leur relation demeurait jeune. Habituée aux histoires plus volatiles, plus éphémères, c’était une sensation étrange qu’elle ressentait… Étrangement, la restreinte dont ils faisaient preuve rendait leur relation encore plus passionnée… Qui eût cru qu’un jour, Félicia Lytvyn fréquenterait un homme durant un mois sans le conduire au lit, sans même que ça ne lui manquât? Ils procédaient lentement, mais elle sentait leur lien s’approfondir de jour en jour. Elle se sentait… complétée par leur relation.
Le maître d’hôtel la reconnut dès qu’elle franchit le seuil du restaurant privé où ils s’étaient donné rendez-vous. Il la conduisit personnellement à leur table habituelle.
« M. Smith s’excuse, il sera là sous peu… » Il était inhabituel qu’il soit en retard; fidèle à son habitude, elle était arrivée fashionably late, ce qui poussait l’inhabituel jusqu’à l’inquiétant.
Vingt-cinq minutes, deux verres et trois appels plus tard, elle s’apprêtait à quitter le restaurant lorsque son maître, son professeur, son amoureux arriva. Il lui suffit de voir le sourire contenu de Gianfranco Espinosa pour que son cœur se remette à roucouler. Il lui baisa la joue et prit place devant elle.
« Je m’excuse de mon retard, mais c’est pour une bonne raison… » Ses yeux pétillaient.
« Ah oui?
— Oui… La Joute est déclarée! »
Félicia ressentit une bouffée d’excitation. Espinosa continua : « Gordon m’a choisi comme lieutenant! Je m’y attendais, bien entendu, mais c’est maintenant officiel…
— J’ai bien hâte de revoir Polkinghorne », répondit-elle sans douter un instant qu’Avramopoulos l’avait retenu comme lieutenant. « Je connais quelqu’un qui va avoir quelques surprises! 
— Tu as tellement progressé depuis que je t’ai envoyée étudier avec lui… Mais ne le sous-estime pas! Il a la coupe, l’épée et le bâton…
— Je sais, je sais, et moi je n’ai encore qu’une toge blanche. Mais tout n’est pas dans la panoplie… Damn! Après tout ce temps, c’est moi qui redécouvre comment contenir l’âme d’un défunt et on me traite…
— Chut! Ne parle pas de ça ici!
— Quand même, c’est frustrant de repousser les limites de notre art et encore être traitée comme une putain de novice…
— Félicia, ils ne le savent même pas… » C’était un secret bien trop précieux pour le dévoiler gratuitement.
« Bien justement : s’ils étaient capables de voir au-delà des traditions, ils verraient bien mon potentiel ».
Espinosa posa sa main sur celle de Félicia. Ses yeux disaient je le vois, moi. Son sourire était un peu plus large; sur son visage d’ordinaire stoïque, il apparaissait presque forcé. Il chassa néanmoins l’indignation de Félicia.
D’un air malicieux, elle demanda : « alors, cette Joute… par quoi on commence? 
— Par qui, tu veux dire! »
Le maître et l’élève passèrent des heures à comploter à mots couverts. Le cœur de Félicia pouvait bien ronronner : elle n’avait jamais encore été en relation avec un homme avec qui elle partageait autant d’intérêts communs.

mardi 29 décembre 2009

Défoncer l'année...

Dites-moi, selon vous, par quels personnages le volume 3 du Noeud Gordien devrait commencer?

Laissez vos commentaires ici ou par courriel. Et de joyeuses fêtes à tous!

samedi 19 décembre 2009

vendredi 18 décembre 2009

It's the most wonderful time of the year ♫

Le Noeud Gordien fera relâche pendant 2 semaines (52 semaines - 50 épisodes durant l'année = congé). De retour début janvier!

dimanche 13 décembre 2009

Le Noeud Gordien épisode 100

La déclaration
Les prévisions météo étaient unanimes : on annonçait de la neige en abondance durant la nuit. Un soleil d’automne se couchait sur La Cité et il se lèverait sur une ville toute blanche. Déjà, de petits flocons tombaient mollement sur l’asphalte. L’air était vif quoique pas trop froid : le mercure se maintenait juste en-dessous du zéro. Le calme avant la tempête.
La journée de Gordon avait été bien remplie, mais tout était prêt : ses affaires finissaient d’être transférées à un nouveau sanctuaire qui n’aurait pas pignon sur rue. Dorénavant, il garderait son bureau  complètement nettoyé de toute information quant à lui ou ses activités. Avait-il ramolli depuis Tanger? « Jean Smith » l’avait trouvé sans qu’il ne le voie venir quelques mois plus tôt, mais il était initié, on pouvait s’attendre à ce qu’il réussisse ce genre d’exploit. La mise au jour de son dispositif de sécurité l’inquiétait davantage. Il devait être plus vigilant. Bonne chose qu’il ait choisi d’installer son nouveau laboratoire ailleurs plus tôt cet automne… Certains lieux s’accommodent moins bien des déménagements.
Gordon laissait ses pas le guider dans La Cité à un rythme de promenade, sans but particulier. Son haleine projetait un nuage de vapeur rapidement dissipé par la brise. Les rues du quartier étaient relativement peu achalandées à cette heure.
Il y avait bien un type qui se tenait à l’intersection; il semblait indécis quant à la direction qu’il devait prendre. Dès qu’il le vit, son attention fut piquée : il l’avait déjà vu quelque part, il en étant certain. Mais où? Il creusa sa mémoire : s’il pouvait le reconnaître, il figurait presque assurément dans son Nœud. Après quelques secondes, Gordon le replaça.
C’était Aleksi Korhonen, le petit ami du génial Derek Virkkunen. Il l’avait vu maintes fois en photographies – et même une fois en personne à l’encan de Cité-Solidaire. Mais n’avait-il pas lu que l’exposition Tempo s’était mise en route vers Grandeville quelques semaines plus tôt?
Ceci aurait été un mystère sans grande importance qui aurait vite été relégué au statut de potin mondain si le jeune Korhonen ne s’était pas mis à sourire largement à la vue de Gordon. L’avait-il reconnu lui aussi? C’était bien peu probable… Mais Aleksi ne quittait plus Gordon des yeux.
« Bonsoir, jeune homme », dit Aleksi sur un ton chaleureux. Bienveillant. Familier. Les pièces du puzzle trouvèrent leur place immédiatement dans l’esprit de Gordon. Il devinait déjà où mènerait cette conversation; il demanda néanmoins : « J’ai au moins deux fois votre âge et vous me traitez de jeune?
— Tsk tsk tsk, Gordon. Les mains qui ont mis les lauriers sur ton front étaient peut-être plus ridées que celles-ci, mais je m’attendais à un minimum de reconnaissance de la part de mon meilleur étudiant…
— Eleftherios… Je n’en crois pas mes yeux! Comment est-ce possible?
— Trois faveurs pour un secret… Est-ce trop cher payer? »
Gordon se mordit la lèvre. Qu’Eleftherios Avramopoulos se présente à lui sous les traits d’un jeune homme était un exploit comparable à ce que Gordon avait accompli avec le composite O – même tenant compte des surprises qu’il gardait en réserve. Ce secret pourrait bénéficier grandement à ses recherches, mais il n’était pas dupe. « Trois faveurs au moment de s’engager dans la Joute m’apparaît imprudent… »
Eleftherios continuait à afficher ce sourire paternel qui cachait l’incroyable dureté dont il était aussi capable. Il haussa les épaules d’un air faussement naïf. Il dit : « Je crois qu’alors, il ne me reste qu’à lancer ma déclaration… »
Il prononça les paroles rituelles qui ouvraient ce round de la Joute dans La Cité. Gordon accepta avec la formule consacrée avant de demander : « Qui seront tes lieutenants?
— Hoshmand et Polkinghorne, évidemment. Et toi?
— Tricane et… Espinosa. Mais tu le sais déjà, n’est-ce pas?
— Et qui sera ton pion pour ce tour?
— Je choisis Karl Tobin.
— Moi, je me suis arrêté sur le cas d’Alexandre Legrand durant mes recherches préliminaires, mais il n’a pas su se montrer à la hauteur de mes exigences. Il m’aura tout de même permis d’en trouver un autre.
— Alors?
— Je choisis Édouard Gauss », répondit-il du tac au tac. Gordon pâlit. Eleftherios sourit encore, satisfait de l’effet de son choix.
Eleftherios tendit la main à Gordon. « Que le meilleur gagne, jeune homme.
— Oui », répondit Gordon. « Que le meilleur gagne… jeune homme. »
Les deux maîtres se séparèrent. Dès qu’il tourna le coin, Gordon appela Espinosa. Les choses avaient changé : il était trop tard pour soustraire Gauss de l’équation. Il en était dorénavant partie prenante.
Le vent et la neige gagnaient en force : l’hiver était là.

vendredi 11 décembre 2009

Jack Kerouac à Radio-Canada

Une entrevue avec Jack Kerouac, auteur de "On the road" et d'autres romans qui ont fait époque aux États-Unis au point où on le considère comme l'un des porte-flambeaux de la Beat Generation.

L'entrevue est en français. C'est vraiment un bijou sur le plan socio-historique. Merci à mon frère pour la découverte!

dimanche 6 décembre 2009

Le Noeud Gordien épisode 99

Le voyageur et le petit garçon
C’était une belle journée pour explorer une ville. Le soleil rendait les pavés et les pignons éclatants; les habitants de Vienne se laissaient toucher par la langueur de ces beaux après-midi de juillet. Le voyageur avait fait déposer ses valises à son hôtel; après tout ce temps passé dans le train, il avait une furieuse envie de se dégourdir les jambes.

C’était sa première visite à Vienne. Il comptait y séjourner deux semaines, peut-être trois avant de retourner vers sa Grèce bien-aimée. Ses pérégrinations n’avaient qu’un but : la promotion des intérêts du roi Georges 1er – et les siens, par le fait même. Même s’il savait à quel point son temps passé dans les cours d’Europe leur était utile, il préférait de loin demeurer près du trône dont il s’était fait l’éminence grise. Ils avaient tant accompli durant ces dernières années! Il savait qu’il était en voie d’effacer le fiasco de 1897, mais beaucoup restait encore à accomplir…
Le voyageur était de ces hommes toujours ouverts aux coïncidences, aux présages, aux conjonctures inusitées. Une scène qui serait passée inaperçue pour d’autres retint son regard. Assis sur un banc de parc, un garçonnet pré-pubère semblait tout entier absorbé par la lecture d’un gros volume déposé à angle droit sur ses cuisses. L’image était cocasse sans être une rareté en soi, jusqu’à ce qu’on remarque que sa lecture n’était rien de moins qu’une édition anglaise de La république de Platon. Suivant son instinct qui lui disait qu’il s’agissait là d’un garçon pas comme les autres, il s’assit à ses côtés. Rien n’indiquait que le lecteur l’ait remarqué. Le voyageur toussota pour attirer son attention sans plus de succès : ses grands yeux bleus étaient rivés sur la page, les sourcils froncés par l’effort de la concentration.
« Garçon? », dit-il finalement.
Le petit sursauta. Ses yeux affolés se fixèrent sur ce vieux monsieur inconnu qui lui parlait sans raison. En voyant le sourire bienveillant de l’homme, il retrouva son calme rapidement. « Pardonnez-moi, monsieur. J’étais captivé ». Le garçon parlait avec un fort accent. Ses r trahissaient le fait que l’allemand n’était pas sa langue maternelle. Comme il lisait en anglais, le voyageur n’eut pas de mal à avancer une hypothèse.
« You’re British, yes? » Le visage du garçon s’illumina immédiatement. Il répondit d’un ton enjoué : « My family is from Scotland, actually… » et ils continuèrent leur échange dans la langue de Shakespeare.
« Que lis-tu, garçon?
La république de Platon.
— Et qu’en comprends-tu? »
L’enfant eut l’air embarrassé un instant avant de répondre en rougissant. « Pas grand-chose, monsieur ». Le voyageur éclata d’un rire sincère. Le garçon rougit un peu plus.
« Ça n’est pas surprenant, c’est un ouvrage très corsé… Pourquoi le lis-tu, si tu n’y comprends rien?
— Mon papa dit que c’est le livre le plus important jamais écrit à part la Bible.
— Et il te le fait lire?
— Non. J’ai choisi de le lire parce que mon père est très intelligent; si j’en viens à le comprendre, je serai aussi intelligent que lui.
— Ce sont des paroles très sages pour un aussi jeune garçon…
— Je ne suis si pas jeune, vous savez : j’ai presque treize ans. » Le voyageur lui fit un sourire chaleureux. Il ressentait pour ce garçon une sympathie sincère. Il était vif, curieux et poli. Et comme lui, il avait été contraint de vivre une enfance déracinée dans une patrie autre que celle de ses aïeuls.
Le voyageur dit : « J’ai un ami qui s’appelle Friedrich, et tu sais quoi?
— Quoi?
— Il pense tout le contraire de ton papa…
— Le contraire?
— Pour commencer, il soutient que Dieu est mort… » Surprise et choc dans les yeux du garçon. « Si tu lis Platon pour être aussi intelligent que ton papa, peut-être devrais-tu plutôt lire les livres écrits par mon ami… Il a eu le courage de penser au-delà du bien et du mal.
— Vous en parlez au passé, est-il…
— Il est très malade… » Le voyageur ressentit la tristesse monter en lui. Comme il s’ennuyait de tous ces bons moments passés avec Friedrich, les aventures qu’ils avaient partagées à travers l’Italie dans les années quatre-vingt… Et maintenant, il était malade, un peu fou, paralysé, peut-être même mort. Le voyageur regrettait de ne rien avoir pu faire pour l’aider avant qu’il ne soit trop tard. Il soupira pour chasser la mélancolie et se retourna vers le garçon.
Le regard du petit était méfiant… Ne venait-il pas d’entendre quelque chose qui allait à l’encontre de tout ce que sa famille et l’école lui avaient appris? « Tiens, j’ai une idée », dit le voyageur. « Tu m’apparais comme un garçon bien sympathique. Reviens me voir demain à midi, sur ce même banc. Je vais te donner un livre de mon ami. Si tu l’as lu d’ici deux semaines et que tu me démontres que tu le comprends au moins un peu, je te ferai une faveur en retour.
— Quel genre de faveur?
— Je t’apprendrai le message derrière La république et je t’aiderai à le comprendre profondément. »
Les yeux de l’enfant pétillaient : il voyait définitivement une vraie faveur dans cette offre. « Mais ça n’est pas tout », continua le voyageur. « Si tu te montres un bon élève, je serai ton ami. Beaucoup de gens voudraient être mon ami, je t’assure.
— Mais monsieur, nous ne nous connaissons pas! Comment se fait-il que vous voulez m’enseigner, que vous voulez être mon ami, comme ça? Sauf votre respect… » Sa petite voix aiguë était émotive, excitée, mais aussi contenue, délibérée. C’était vraiment un jeune exceptionnel. Le voyageur était maintenant convaincu de son potentiel.
« C’est un problème légitime que tu soulèves, mais facilement réglé : il suffit que nous nous présentions ». Il tendit sa main au garçon qui l’empoigna avec assurance.
« Je m’appelle Eleftherios Avramopoulos », dit le vieil homme.
« Enchanté, monsieur. Je m’appelle Abran Gordon.
— Nous nous reverrons donc demain, Abran. Je te laisse à tes lectures. »
Ils se saluèrent et le voyageur continua sa promenade. Il était impatient de découvrir si ce garçon serait à la hauteur de ses espérances... Qui eût cru qu’il trouverait peut-être ce qu’il cherchait depuis si longtemps au beau milieu de l’Autriche-Hongrie?
La suite des choses reposait entre les mains du jeune, de sa curiosité et de sa volonté d’apprendre. S’il se montrait à la hauteur, le petit Abran se souviendrait pour toujours de cet après-midi de juillet 1899, le jour où Elefterios Avramopoulos l’avait choisi comme étudiant.

jeudi 3 décembre 2009

Moi, hypnotiseur?

Eh ben oui.
Mes proches savent que je m'intéresse depuis un moment à l'hypnose. C'est généralement reçu avec une certaine incrédulité jusqu'à ce que j'en fasse une démonstration. Mes avancées dans le domaine sont encore récentes. En début de session, lorsque je présentais les questions soulevées par l'hypnose en relation avec ce qui allait devenir la psychanalyse, j'étais enchanté de démystifier la chose auprès de mes étudiants. Certains de mon groupe du mercredi m'avaient demandé si j'en ferais la démonstration. J'avais répondu sincèrement "J'en meurs d'envie". Ce commentaire n'était pas tombé dans l'oreille de sourds: on me l'a rappelé en fin de trimestre.
Hier, c'était le dernier cours dans cette section. J'avais vérifié la semaine précédente qu'aucune activité n'avait lieu dans la salle après mon cours. Une fois la chose conclue, j'ai invité les curieux et volontaires à rester pour assister à ma première tentative d'hypnose en public, avec de relatifs inconnus. J'étais stressé ce matin-là... Mais une fois sur place, j'étais confiant. Il devait y avoir entre soixante et quatre-vingt personnes dans l'assistance lorsque j'ai commencé.

J'ai offert quelques explications sur l'hypnose et ce qui allait se produire. J'ai souligné que ceux qui n'étaient pas là pour tenter le jeu ne couraient aucun danger d'être hypnotisés contre leur gré. Je misais plutôt sur le fait qu'entre 1 et 5% de la population était particulièrement sensible à la suggestion pour trouver quelques sujets chez qui se serait facile. Je ne me trompais pas.

J'ai commencé par une relaxation en mettant l'accent sur la respiration profonde et la détente graduelle du corps jusqu'aux extrémités. Déjà, je voyais des gens se laisser aller... Mais tout restait à faire. J'ai compté jusqu'à 10 pour approfondir la détente, puis j'en étais au moment de vérité: une première suggestion.

J'ai demandé à l'assistance de joindre leurs mains... leurs mains de plus en plus soudées... jusqu'à ce qu'il soit impossible de les décoller. J'ai ensuite demandé qu'on essaie de les séparer. Plusieurs l'ont fait sans peine mais beaucoup ont hésité quelques secondes avant de réussir. Oh joie, trois ou quatre ont été incapables de les séparer. On a ensuite attiré mon attention sur celle qui deviendrait mon premier sujet de démonstration. C. avait encore le bout des doigts collés à la fin de l'exercice. Elle avait mentionné être particulièrement sensible à l'hypnose... Elle ne mentait pas.

Je l'ai fait asseoir sur une chaise sur l'estrade. Durant l'exercice de mains collantes, j'avais dit qu'ils retourneraient dans la détente profonde lorsque je claquerais des doigts en disant "dors". Après avoir mentionné que c'était seulement à C. que je m'adressais - question de ne pas endormir les autres qui avaient bien répondu aux mains collantes -, j'ai donné le signal. *Immédiatement*, sa tête est tombée en avant et ses yeux se sont fermés. Le bout de ses doigts étaient encore collés. Ce simple moment a créé toute une réaction dans l'auditoire: on était surpris du caractère immédiat et total de la réponse à mon signal. J'ai décollé les doigts de C., mais j'ai profité de l'occasion pour lui dire qu'une fois réveillée, elle ne se souviendrait pas du chiffre quatre. 1-2-3-4-5 RÉVEILLE-TOI!
"On va faire des tests pour savoir si tu es encore hypnotisée", dis-je. "Quel est ton nom? J'enseigne quel cours?" Elle répond sans problème. "Compte jusqu'à 10".
"1-2-3-5-6-7-8-9-10."
Elle n'a pas remarqué qu'elle a sauté 4. "Compte sur tes doigts..."
"1-2-3-5-6-7-8-9-10... 11?"
Je ne la laisse pas confuse trop longtemps: je la rendors. Cette fois, ma suggestion est qu'elle se réveillera elle-même à tout point de vue et qu'elle expliquera ce qui s'est passé à l'assistance, mais qu'elle sera prise d'un bégaiement irrépressible. Je la réveille et elle commence son récit; le bégaiement est plutôt discret pour commencer mais il s'accentue rapidement. Je l'endors puis la réveille à nouveau, cette fois-ci en lui disant qu'elle va parler et agir comme une petite fille de 5-6 ans. Je la réveille et c'est effectivement ce qui se passe. Elle parle avec une candeur totale. Je lui fais dessiner une maison au tableau; le dessin ressemble beaucoup à ce qu'on peut s'attendre d'une fillette... une façade carrée, deux fenêtres à quatre carreaux et un joli arbre à côté, tout ça dessiné sans hésitation, avec naturel. Nous discutons de sa famille et ses toutous (dont son préféré qui mange ses cauchemars). Je la rendors ensuite. Je regrette de ne pas lui avoir fait écrire son nom: le résultat est généralement frappant... Les suggestions de retour à l'enfance sont parmi mes préférées! On voit que ça n'est pas une adulte qui joue à la petite fille, mais... une petite fille tout court, avec un naturel que des acteurs professionnels auraient de la difficulté à saisir. Je remercie C. et elle retourne dans l'auditoire.

C'est au tour de J-P. de monter sur l'estrade. Étant donné que la détente et l'induction d'origine sont plus éloignées (après tout ce temps passé avec C.) je ne suis plus certain de son état. Je fais donc le test: claquement des doigts et "DORS", et paf! C'est chose faite. Les choses continuent de bien aller.

Je commence ici encore par jouer sur sa mémoire. Je lui fais oublier son prénom en lui disant qu'il aura plutôt "Arnold" sur le bout de la langue. Une fois réveillé, il compte jusqu'à 10 sans problème, il sait quel cours j'enseigne, mais il est incapable de dire son nom. On le voit presque vocaliser "A..." à répétition sans qu'un son ne sorte. Je le rendors. Dans l'assistance, on demande comment cela se fait-il qu'il réagisse à mes consignes sans que ça ne soit le cas des gens qui pourraient être hypnotisés dans la salle... je rappelle que j'ai mentionné ne m'adresser qu'à lui. Pour démontrer la différence que ça fait, je déclare: "C., je m'adresse à toi maintenant. DORS!". Paf! Elle tombe sur son bureau sans hésiter. Je la réveille et reviens à J-P.

Je le transforme en candidat à Star Académie qui arrive en audition et qui ne se souvient pas de son numéro. Il vit tout ça comme s'il y était. Il mentionnera plus tard (et hors d'hypnose) qu'il ressentait vraiment le stress. Après cette scène, il continuait à avoir froid aux extrémités... Évidemment, dans son esprit, c'était vécu sincèrement! Je n'abuse cependant pas de son malaise. Je le rendors peu après. À la demande de l'auditoire, je lui fais raidir un bras que j'essaie de plier sans succès - sa chaise se déplace lorsque je force, mais son coude ne plie pas d'un millimètre. Je le réveille et essaie à nouveau. Sa chaise se déplace encore, mais le coude ne résiste pas cette fois.

On discute ensuite de l'idée de jouer un personnage bien connu et J-P. accepte de se prêter au jeu une dernière fois. On suggère Elvis. Tout de suite en le réveillant, il retourne son collet et agit vraiment comme le King (ici encore, avec une candeur désarmante et sans hésitation) devant un auditoire en liesse. Je le réveille et nous discutons de tout cela.

Suite à la démonstration, j'ai eu des commentaires de sceptiques qui sont maintenant convaincus... Effectivement, ils ont vu comment les sujets répondaient aux suggestions complètement, sans hésiter et sans jamais montrer le moindre signe de déconcentration ou de décrochage... Les gens dans la salle pouvaient rire, commenter, ceux qui étaient hypnotisés n'affichaient même pas un sourire en coin ou un regard complice. Le fait que ce soit des collègues du bac leur donne de bonnes raisons de penser qu'il ne s'agit pas de quelque manipulation orchestrée à des fins spectaculaires.

D'autres commentaires qui ont été soulevés à répétition... "Comment ça se fait que ça n'est pas plus populaire que ça?" En fait, moi aussi ça me mystifie. Ceux qui y étaient ont vu comment c'était simple d'hypnotiser - pas de magie, pas de gros secret, seulement quelques techniques et un peu d'expérience. Bien entendu, tous ne sont pas nécessairement aussi faciles à hypnotiser que les sujets de ma démonstration... mais quand même! C'est vraiment un monde à découvrir qui n'a rien d'ésotérique ni de compliqué (contrairement à ce qu'on pourrait penser).

Pour ma part, je suis vraiment content d'avoir eu l'occasion de tenter ma chance avec un auditoire. Oserai-je présenter un spectacle amateur d'hypnose à Laval en spectacles en 2011? À tout le moins, maintenant je sais que c'est possible!

dimanche 29 novembre 2009

Le Noeud Gordien épisode 98


Hanifah
Onze ans plus tôt…
C’était Kuhn qui avait l’avantage du terrain à Tanger, mais Gordon croyait que s’il réussissait à trouver ce qu’il cherchait, il disposerait d’un atout de taille.
S’il comprenait bien les informations de ses espions, Kuhn avait tenté une procédure audacieuse qui avait mal tourné; il s’était débarrassé du résultat sans s’y attarder davantage. Gordon espérait maintenant le récupérer à son avantage. Ce résultat n’était pas un objet mais une personne. Même si elle n’était pas initiée aux rouages de leur tradition, elle avait été tirée dans la joute; il pourrait donc l’aborder directement plutôt que par les mille et un détours que ses pairs et lui s’imposaient pour préserver leurs secrets.
Son pantalon kaki et sa chemise bien pressée l’identifiaient comme un étranger dans ce quartier pauvre. Des mendiants et des commerçants itinérants le sollicitaient à chaque pas, l’entourant comme une nuée de mouches. Il n’y portait plus guère attention tant cela faisait partie du paysage local. De toute façon, il n’avait sur lui rien qui puisse les intéresser.
La nuée disparut d’un coup lorsqu’il arriva dans une ruelle puante qui apparaissait complètement abandonnée. L’air fétide semblait malsain au point de pouvoir corrompre l’âme; sensible à ce genre de signaux, Gordon devinait que l’impureté de l’endroit n’était pas seulement physique... Malgré la chaleur qui collait sa chemise à son dos, Gordon frissonna avant de s’engager dans la ruelle.
Après un détour, il vit que comme il s’y attendait, l’endroit n’était pas complètement désert. Quelqu’un dormait en position fœtale, face au mur, sur un matelas de détritus.
« Hanifah? », demanda Gordon.
La dormeuse se réveilla avec le sursaut de ceux pour qui le sentiment de sécurité est un luxe qu’ils ne peuvent se permettre. Elle regardait dans toutes les directions sans que ses yeux ne s’arrêtassent là où Gordon se tenait.
« Qui? Quoi? Non! Non! Pas Hanifah! Non! », hurla-t-elle avant que ses cris ne se transforment en hululement, puis en pleurs. C’était pathétique.
Gordon releva ses manches et s’approcha silencieusement de la malheureuse qui continuait à sangloter. Il prit une profonde inspiration, compta jusqu’à trois et sauta sur elle.
Elle réagit vigoureusement à l’attaque, bien qu’avec peu de coordination; quelques secondes suffirent à Gordon pour l’immobiliser en s’asseyant sur sa poitrine, les genoux sur ses bras. Gordon tira un sachet de la poche de la chemise et l’enfonça de force dans la bouche de la femme qui en profita pour lui mordre le doigt. Il le retira avec un juron et un nouveau frisson, de dégoût cette fois. Mais il avait réussi : le regard de la femme changeait déjà. Elle le fixait silencieusement alors qu’il se remettait debout.  
« Je te connais », dit-elle.
« Comment est-ce possible? C’est la première fois que nous nous voyons.
— Et pourtant je te connais… Je te reconnais et tu ne me connais pas.
— Comment est-ce possible? », demanda Gordon même s’il le savait : c’est précisément ce qu’il avait espéré trouver en la cherchant.
« Je ne sais pas, mais je sais… je sais que tu vas tout me donner », dit-elle en recommençant à pleurer. Ses pleurs étaient doux et contenus, loin des cris désarticulés qu’elle avait poussés précédemment.
« Pourquoi pleures-tu si tu sais que je vais tout te donner?
— Parce que si je ne trouve pas l’autre, je vais tout perdre! »
Gordon allait lui demander ce qu’elle voulait dire par là, mais elle l’examina d’un regard si intense, si pénétrant qu’il perdit le fil de la conversation. Elle murmura : « l’araignée au centre de sa toile… Et toi au centre! Le nœud au centre de tout ce qui est toi… »
Il n’avait pas besoin de plus de preuves quant à ses présomptions. Kuhn avait mieux réussi qu’il ne l’avait cru. « Je peux t’aider. Tu es brisée. Ensemble, nous pourrons te reconstruire. Mais tu devras m’obéir pour y parvenir. Si tu m’obéis, tu verras que je rends les faveurs qu’on m’accorde. » Il lui tendit la main. « Je m’appelle Gordon, et ensemble, nous pourrons te reconstruire, Hanifah.
— Non! Non! Hanifah est blonde, je ne suis pas blonde, je ne suis pas Hanifah! Je suis… »
Elle s’arrêta, pensive. Le médicament que Gordon lui avait administré n’était déjà plus aussi efficace qu’à la première minute : elle se remettait déjà à délirer. Elle replongerait graduellement dans son état de confusion hébéphrénique en quelques jours – plus qu’il n’en fallait à Gordon pour lui administrer un nouvelle dose de son traitement. Et comme personne d’autre ne connaissait sa formule, il était assuré de demeurer son seul allié…
« Je suis Tricane? », dit-elle finalement d’un ton étrange, comme si elle avait découvert son nom au moment même où elle l’avait prononcé.
Elle prit la main de Gordon, et ils sortirent ensemble de la ruelle sordide. 

dimanche 22 novembre 2009

Le Noeud Gordien épisode 97

Une bonne action
Cinq ans plus tôt
« Monsieur! »
L’appel provenait d’une femme en haillons accroupie le long d’un mur. Karl Tobin ne comptait pas ralentir le pas en passant devant : les mendiants étaient une réalité inévitable dans La Cité, aussi intégrés au paysage que les lampadaires ou les arrêts d’autobus. Tobin était de ceux qui étaient disposés à prêter de l’argent à ceux qui consentaient à un taux usuraire, donc peu enclin à en donner à quiconque le demandait. Sa philosophie était simple : lorsqu’on veut quelque chose, on se donne les moyens d’aller le chercher; on ne s’appuie pas sur la gentillesse d’inconnus!
Quelque chose attira son regard. Quelque chose d’inattendu. La vieille lui tendait un billet de vingt dollars.
« Pardon monsieur! J’ai besoin d’aide pour transporter mes sacs! Voulez-vous m’aider? Un garçon musclé comme vous… » Elle sursauta soudainement et regarda par-dessus son épaule, comme si quelqu’un l’avait surprise par derrière. Pourtant, il n’y avait rien.
Amusé par la conduite inattendue de la femme – et par son vingt dollars inattendu! – il acquiesça. Au moins elle ne voulait pas d’argent. Il décida de l’aider sans prendre le billet tendu. « Vous allez où?
— Par là », répondit-elle en pointant vaguement dans la direction où se rendait Karl. Ses sacs étaient plutôt légers : elle devait être très faible, quoique son teint foncé et sa mauvaise peau rendaient impossible l’évaluation précise de son âge ou de sa condition physique.
« Beau tatouage », dit-elle en lorgnant son épaule musclée. Le dessin dépeignait une sirène dont le visage et le buste avaient été tracés à partir de ceux de son épouse. Depuis que leur relation battait de l’aile, son tatouage – qui lui avait paru si évident et nécessaire – ne lui semblait plus une si bonne idée. « Ouais », répondit-il sans se commettre.
« Le chant de la sirène… Qui fait jeter les hommes à la mer! On va à sa rencontre, mais on ne peut plus repartir! »
Karl sourit de l’ironie – involontaire – des propos de la vieille. Son rapport avec sa femme avait toujours été passionné, autant dans ses hauts que dans ses bas. La fréquence accrue des bas lui donnait le goût de s’en éloigner définitivement, mais… il craignait le prix qu’il aurait sans doute à payer. En cas de séparation, elle n’hésiterait pas à mêler leurs enfants à la guerre qu’elle ne manquerait pas de lui livrer. Qui aurait pensé que le redouté caïd de la banlieue Nord craignait les représailles d’un petit bout de femme qui était, à tout prendre, la seule capable de lui faire vraiment mal…
La vieille continuait à délirer. « Je connais ça les sirènes, oui Monsieur! Les hommes ne voient que la partie femme, moi je ne vois qu’un poisson avec des tétons! Alors chanter, elle peut bien chanter… Il faudrait que la sirène se la ferme, hein? Qu’elle cesse de déranger les marins, qu’elle se tienne loin des bateaux! » Tobin acquiesça avec un sourire, amusé par le double-sens qu’il percevait dans les élucubrations de la vieille, qui aurait aussi bien pu parler de sa femme que d’une véritable sirène.
« Ça peut s’arranger », dit-elle sérieusement. Tobin fronça les sourcils. Était-elle schizophrénique ou télépathe? « Si ta sirène garde ses distances, est-ce que tu vas me faire une faveur en retour? »
Présumant qu’elle délirait, il dit sur un ton sarcastique : « Ouais. Si ma sirène me laisse tranquille et garde ses distances, je vais vous devoir une faveur.
— Oh! Comme il est bien élevé, ce garçon! Tutoie-moi, je m’appelle Tricane.
— Enchanté Tricane, moi c’est Karl », répondit-il, de moins en moins certain de savoir sur quel pied danser.
« Oh, je sais », dit-elle en s’éloignant d’un pas vif qui portait à croire qu’elle n’était ni vieille, ni malade après tout.
« Tu oublies tes sacs! », dit Tobin en classant son je sais comme un autre indice de maladie mentale.
« Ce ne sont pas mes sacs », répondit-elle d’un ton facétieux avant de tourner le coin. En les examinant, Karl Tobin découvrit que chacun transportait une brique enfouie sous plusieurs couches de vieux papiers journaux.
« Elle, elle est bizarre », dit-il à voix haute avant de se remettre en marche, convaincu qu’il ne la reverrait jamais plus.
Il découvrit plus tard qu’elle avait glissé le billet de vingt dollars dans ses poches sans qu’il ne s’en rendît compte.

dimanche 15 novembre 2009

Le Noeud Gordien épisode 96

L’œil du cyclone
Les dernières semaines avaient été marquées par le tourment des remises en question profondes. Mais lorsque Geneviève Gauss avait arrêté sa décision, c’était comme si elle avait trouvé l’œil du cyclone, un îlot de calme au beau milieu des perturbations.  Une fois la voie trouvée, toutes les autres se révélaient à elle comme autant de fausses pistes. C’est aujourd’hui qu’elle avait choisi de faire connaître sa décision à Édouard. À l’approche de ce nouveau face-à-face, le stress avait repris du terrain. Elle devait se calmer avant qu’il n’arrive…
Elle venait de finir son maquillage. La fatigue accumulée qui tirait ses traits lui semblait moins apparente, quoique ses gestes secs et son cou tendu au point de la douleur ne pouvaient profiter d’une dissimulation cosmétique. Elle devait vraiment se calmer. Il était 11:38. Édouard s’était annoncé pour midi. Typiquement, elle attendait l’heure pile pour une dose, mais la présence d’un visiteur l’en empêcherait… Vu les circonstances et son besoin criant de relaxation, elle était justifiée de modifier son horaire, non?
Elle fit tourner la clé du petit coffre décoratif qu’elle s’était procuré récemment. Sa boîte à bijoux était devenue trop petite pour contenir son attirail : le coffre cachait un petit sachet de cocaïne, deux grammes de cannabis, une petite pipe de métal, un briquet, un papier avec deux numéros de téléphone mais surtout une cinquantaine de pilules d’O. Elle en prit une et la laissa dissoudre très lentement dans sa bouche. Lorsqu’elle ne la prenait pas d’un coup, elle ne ressentait pas le pic orgasmique qu’elle appréciait d’ordinaire; l’effet était plus diffus mais plus long à disparaître. Graduellement, le frisson familier se répandit en elle. Elle se sentait déjà plus sereine. Machinalement, elle plongea la pointe d’une lime à ongles dans le sachet et la porta à sa narine. Une profonde inspiration et la foudre frappa son cerveau. Elle était prête.

Édouard stationna sa voiture devant cette grosse maison qui lui devenait un peu plus étrangère de semaine en semaine. Il n’était plus exactement le même homme que celui qui avait fui devant l’infidélité de sa femme. Trois mois auparavant, l’idée qu’il puisse lui-même demander qu’on prolonge son congé forcé aurait été inconcevable. Sa thérapie progressait à petits pas… Mais elle lui permettait de prendre du recul par rapport à lui-même pour la première fois. Il avait mis sa vie sur des rails à la fin de son adolescence et il n’avait jamais remis en question ses orientations depuis. Les années lui avaient fait oublier que c’était son choix de continuer dans cette lancée… Ou qu’il pouvait donner un coup de barre si et quand l’envie lui prenait. Mais dans quelle direction? Heureusement, Geneviève comprenait que le processus prendrait du temps. Elle me le doit bien, lui disait une petite voix. Après tout, j’ai accepté de voir au-delà de son infidélité.
Avec un soupir, il frappa à la porte. C’est toujours étrange de se comporter comme un visiteur dans sa propre maison…
C’est une Geneviève détachée et froide qui l’accueillit. Édouard sentit quelque chose se nouer dans son ventre : il ne s’attendait pas à pareil changement d’attitude. Leur dernière rencontre avait été quelque peu distante, certes, mais chaleureuse. Après les salutations d’usage, elle plongea : « Ça ne peut plus marcher ».
Édouard devint livide.
« Je comprends que tu sois en colère contre moi, j’ai pas été correcte… Toi, tu ne travailles pas en ce moment paraît-il, mais tu restes absent de ma vie, les filles ne te voient pas plus qu’avant, ces temps-ci je suis seule à la maison, en même temps je me rends compte que ça fait un moment que c’est comme ça, est-ce que c’est ça la vie de couple? La vie de famille? Moi j’ai décidé que ce ne serait pas ça ma vie. Que ma vie ne serait plus ça. Nos vies vont changer, mais ça n’est plus ça que je veux. »
Elle avait parlé à toute vitesse, d’un seul souffle. Elle semblait tendue comme un ressort, prête à bondir.
Les tripes d’Édouard subirent une nouvelle torsion. « C’est… fini? C’est final? »
Geneviève fit oui de la tête. Elle conservait son attitude distante malgré ses yeux larmoyants. « T’es important pour moi, tu es le père de nos enfants et ça ça ne changera jamais mais maintenant je vais plus penser à moi en tant que personne, en tant que femme, et je te souhaite de faire pareil. » Elle l’embrassa sur la joue. « Prends soin de toi. »
Elle monta en courant presque vers leur chambre. Vers sa chambre, laissant Édouard seul avec son choc.
Les pensées d’Édouard gravitèrent spontanément vers l’impact que cette nouvelle aurait sur leurs filles. En le réalisant, il se surprit de sa propre attitude détachée qui n’avait rien à voir avec la vague de stupéfaction dépressive qui avait suivi la découverte de l’infidélité de Geneviève. Il ressentait assurément une certaine amertume, mais étrangement, il sentait aussi fleurir en lui un sentiment magnifique et rare… Un sentiment qui lui donnait l’impression d’avoir porté un poids assez longtemps pour l’oublier, un poids qu’on venait de lui enlever.
 À l’étage, Geneviève ressentit des sentiments confus en voyant la voiture de son ex tourner le coin de la rue Hill. Une boule d’émotion menaçait de la faire éclater en sanglots d’un moment à l’autre… mais elle vibrait aussi d’un élan d’espoir.
Elle composa le numéro de son ancien amant; elle tomba sur sa boîte vocale. Comme d’habitude : il devait filtrer ses appels. « Allô Mitch, c’est moi », dit-elle simplement en faisant de son mieux pour paraître désinvolte. « Ma vie sera plus simple à partir d’aujourd’hui… rappelle-moi, ok? »
Son cœur battait la chamade : elle avait encore besoin de se calmer. Elle bourra sa petite pipe.

dimanche 8 novembre 2009

Le Noeud Gordien épisode 95

Soustraction
Gianfranco Espinosa entra dans la pièce spacieuse où il rencontrait Gordon Abran pour ses leçons. L’espace central était occupé par un laboratoire complet où se côtoyaient l’ancien et le moderne : ici, microscope, centrifugeuse, spectromètre et béchers de pyrex; là, creuset, alambics et jarres de poterie. Les murs étaient couverts d’étagères qui ployaient sous le poids d’ouvrages poussiéreux, de livres récents, de feuillets brochés ou boudinés – on y trouvait même quelques rouleaux de parchemin. Certaines sections supportaient plutôt des jarres transparentes, chacune contenant un produit différent – des végétaux, des minéraux, mais aussi des organes préservés.
Pour compléter ce décor hétéroclite, le mur du fond semblait constitué d’une panoplie d’appareils électroniques. Malgré son âge, Godron Abran était féru de nouvelles technologies.
Il était en train de visionner une vidéo projetée simultanément sur six moniteurs. À son grain flou, on pouvait reconnaître l’image d’une caméra de surveillance. « Venez voir », lui dit Gordon en guise de bienvenue.
Espinosa reconnut à l’écran l’une des rues adjacentes au bureau de Gordon. On voyait à la périphérie de l’image une voiture stationnée dans laquelle on pouvait distinguer la silhouette d’un conducteur.
Gordon dit : « C’est Édouard Gauss.
— Le journaliste?
— Oui. Je sais qu’il s’informe à mon propos depuis quelques semaines, mais j’étais confiant que mes défenses suffiraient à le tenir à distance. Or, il a réussi à suivre ma piste jusqu’ici, ce qui est déjà surprenant… Mais pire encore : plus tôt aujourd’hui, je l’ai vu tourner autour de mon bureau… Il a activé  mon dispositif de sécurité…
— Le problème est donc réglé!
— …si ça n’est qu’il l’a fait déclencher par quelqu’un d’autre, pendant qu’il filmait le résultat à distance.
— Quoi! Comment a-t-il pu en arriver là?
— C’est bien ce que je cherche à savoir, mais il est plus que probable qu’Elefterios Avramopoulos ait commencé à placer ses pions…
— Avec une personnalité médiatique… avant sa déclaration… Il ne perd pas de temps!
— Oui… Il ne tardera plus à se manifester ouvertement! » La voix de Gordon trahissait son excitation face à ce prospect. Espinosa la partageait à sa manière : il y a toujours quelque chose de délicieux à l’idée de se mesurer à son ancien maître…
« Elefterios joue avec le feu… Peut-être veut-il tester mon jeu… Profitons du fait que j’ai réussi à voir le sien avant la déclaration. C’est pourquoi je vous ai demandé de me rejoindre aujourd’hui : je veux me prévaloir pour une seconde fois des ressources de votre organisation.
— Oui, bien entendu. À quelles fins?
— Je veux qu’Édouard Gauss soit soustrait de l’équation. Et je veux que cette soustraction apparaisse accidentelle.
— J’y verrai moi-même. »
Gordon lui fit un sourire complice. « Oui… Après tout, vous êtes le Conseil Central maintenant, n’est-ce pas? »
Voyant que son élève ne répondait pas à son commentaire, Gordon dit : « ce sera tout ».
Espinosa sortit sans bruit et Gordon retourna à ses moniteurs.

dimanche 1 novembre 2009

Le Noeud Gordien, épisode 94

Les nouveaux détectives
Édouard avait donné rendez-vous à Alexandre Legrand et à Claude Sutton à deux coins de rue de l’édifice qu’il avait surveillé toute la semaine.
Il avait pu sentir que leur petite enquête ne les intéressait plus autant qu’aux premiers jours. Si ça n’était de son obstination, elle aurait peut-être déjà été abandonnée – et il n’aurait jamais découvert cette étrangeté qu’il voulait leur présenter. Claude et Alex avaient néanmoins perçu l’urgence et l’excitation dans la voix d’Édouard; ils avaient accepté de le rencontrer séance tenante.
Ils arrivèrent ensemble, conduits par Claude. Alexandre avait les yeux cernés et un gros café à la main. Édouard n’y avait pas pensé : son appel devait l’avoir tiré du sommeil diurne auquel son emploi le condamnait.
 « Merci à vous deux d’être venus si vite », dit-il sans autre préambule.
Sutton demanda : « Qu’est-ce qui se passe? Est-ce qu’il y a du neuf par rapport à notre homme?
— On peut dire ça! Deux choses : premièrement, nous ne sommes pas les seuls qui s’intéressent à lui.
— Qui d’autre?
— Un certain Laurent Hoshmand est venu me parler directement dans ma voiture…
— Et?
— Il m’a fait remarquer quelque chose. Et c’est pour ça que vous êtes ici. Alexandre? »
Alex sursauta. Son regard s’était fixé sur l’infini et son esprit s’était mis à divaguer sans but. « Tu as amené la caméra comme je te l’ai demandé? » Il fit oui de la tête avant de la lui tendre.
« Alex, tu vas aller jusqu’à l’édifice là-bas; tu vas entrer dans le lobby et tu vas essayer de trouver des informations sur notre homme.
— Quel genre d’informations?
— Je ne sais pas… Peut-être une liste des locataires, peut-être une boîte aux lettres... Un nom de compagnie, n’importe quoi…
— Tu as besoin de nous autres pour ça? Comment ça se fait que tu n’y es pas allé toi-même?
— Justement : j’ai besoin que tu y ailles pour voir… En fait, vas-y, tu comprendras après. Tu as ton cellulaire?
— Oui.
— Go! » Alexandre s’éloigna non sans jeter quelques regards agacés à son oncle. Il n’était pas le seul à n’y rien comprendre : Claude avait les sourcils froncés. Édouard pensa d’abord qu’il s’agissait d’une inquiétude envers Alex; il soupçonna ensuite que Claude se préoccupait de sa santé à lui… sa santé mentale. Il ne pouvait pas le blâmer : les gestes qu’il aurait oubliés sans le savoir si Hoshmand ne les avait pas saisis sur film le faisaient douter de lui-même.
Ils suivirent Alexandre à distance, caméra à la main.
Alex approcha de l’édifice. Devant la porte d’entrée, il leva la tête et regarda vers le haut. Il examina la façade pendant quelques secondes, il but une gorgée de café, regarda l’heure et se mit en marche dans une direction qui s’éloignait à la fois de l’édifice et de ses compagnons.
« Qu’est-ce qui se passe? », demanda Claude. « Il nous abandonne?
— On va voir », répondit Édouard, de plus en plus excité. Il téléphona à Alexandre.
« Salut Alex! Qu’est-ce que tu fais?
— Je m’en allais me coucher…
— Est-ce que tu as vu dans le lobby? » Silence. « Je pense que oui », répondit-il finalement.
« Viens nous rejoindre, on est là… Regarde à trois heures… » Alexandre se détourna et fit un signe à son oncle. Ils raccrochèrent et se retrouvèrent à mi-chemin.
« Et puis? Qu’est-ce que tu as vu dans le lobby? »
Alex sembla fouiller dans ses souvenirs. Il répondit avec un « rien d’important? » peu assuré.
« Je n’étais donc pas fou! », dit Édouard avant de finir de leur raconter sa rencontre avec Hoshmand – et leur montrer l’enregistrement des multiples approches avortées dont il ne conservait aucun souvenir.
Alex dut lui-même voir l’enregistrement de sa propre approche pour vraiment comprendre ce qu’Édouard essayait de leur faire comprendre. Claude demeurait incrédule; il proposa de tenter l’expérience pour lui-même. À travers le viseur de la caméra, Édouard aperçut Claude s’approcher de l’édifice, poser la main sur la porte… et entrer dans le lobby.

À l’étage, Gordon Abran avait vu Alexandre s’approcher. Il n’avait pas eu de peine à le reconnaître : il était un temps où il figurait de façon proéminente dans son Nœud, fils de Philippe Gauss, agent de distribution de la première vague du composite O. Il avait remarqué Claude Sutton et Édouard Gauss plus loin, caméra à la main. Il avait compris trop tard leur petit jeu : il n’avait pas eu le temps d’annuler son dispositif de sécurité avant qu’Alexandre ne le déclenche. Ce dispositif perdait tout son sens si on venait à en réaliser l’existence; Gordon ne voulait assurément pas leur fournir l’occasion d’étudier ses effets, même à tâtons.
Lorsque Sutton s’approcha quelques minutes après, c’était chose faite, et tant pis s’il entrait dans le lobby. Il n’y trouverait aucune information substantielle. Au contraire, tant mieux s’il réussissait là où les autres avaient échoué : cela ne manquerait pas de les confondre et de les conduire à remettre en question ce qu’ils pensaient avoir trouvé.
Il savait que Gauss surveillait son quartier-général, mais il l’avait cru inoffensif, protégé qu’il était par son dispositif. Il était peu probable que le trio l’eût mis au jour par ses propres moyens… Un autre des Seize avait dû contribuer à rendre possible cette « découverte ». Plus de doute possible : il n’était pas seul dans La Cité. Une Déclaration serait imminente.
Il avait cependant un problème plus urgent à régler, une menace à son anonymat : la curiosité opiniâtre d’Édouard Gauss. Il fit devancer sa prochaine rencontre avec Gianfranco Espinosa : le temps était venu de recourir aux ressources de son organisation pour la seconde fois.

dimanche 25 octobre 2009

Le Noeud Gordien épisode 93

Euréka, 2e partie

Pour celui qui s’engage dans la voie du perfectionnement, la route n’est pas qu’ascendante; l’artiste, l’inventeur, le sportif connaît trop bien les aléas du parcours jalonné de crevasses et d’obstacles qui le distraient de ses visées. Pour celui qui s’élève à la fine pointe de son art, l’ascension est d’autant plus ardue que la route semble cesser sa montée; beaucoup de ceux qui y parviennent continuent vers l’horizon, convaincus que leur plafonnement est dû au fait qu’il n’est pas possible de s’élever davantage.

D’autres réussissent à dépasser ce plafond et découvrent de nouveaux sommets.

Gianfranco Espinosa s’était révélé à Félicia cinq ans plus tôt; Jean Smith, « l’homme aux solutions » de son père lui avait montré sa véritable nature : il était le détenteur de savoirs fabuleux issus d’une tradition séculaire. Et il l’avait choisie, elle, pour en faire partie.

À la grande satisfaction de son maître, elle s’était investie tout entière dans ses études. Espinosa lui offrait à la fois l’attention et l’encadrement qu’elle n’avait jamais connus auprès de ses parents, mais aussi et surtout, il l’avait introduite au domaine le plus digne d’être maîtrisé – mieux encore que la musique!

Il lui avait d’abord dépeint le noviciat comme un dur moment à traverser avant d’arriver au cœur de sa formation; l’expérience de Félicia fut tout autre. Il lui suffit de quelques mois pour apprendre tous les exercices purificatoires et méditatifs, et elle les pratiqua tous avec constance et diligence. Espinosa lui avait souligné avec fierté qu’elle progressait beaucoup plus rapidement que tous ses étudiants précédents; il avait ajouté qu’à ce rythme, elle deviendrait peut-être le Mozart de leur art… Le commentaire lancé avec légèreté avait été reçu sérieusement : Félicia avait redoublé d’intensité dans son engagement.

Moins d’un an après son initiation, elle réussissait déjà à obtenir les petits résultats qui ne devenaient habituellement possibles qu’après cinq ou sept ans – deux ou trois pour les élèves les plus acharnés. Après deux ans, son maître la jugea prête à commencer sa formation pratique… Il ignorait qu’elle avait déjà effectué quelques expérimentations sans son aval, quoiqu’aucune n’ait porté fruit. Espinosa l’envoya en visite chez ses alliés outre-Atlantique pour qu’elle y reçoive une éducation à la mesure de son talent. Il était ironique qu’on pensât que ses études européennes n’étaient qu’un prétexte pour une vie hédoniste et dissolue alors qu’il s’agissait de la chose la plus sérieuse et importante qu’elle eût entreprise de sa vie!

Elle était revenue d’Europe avec la certitude d’être prête à clore son noviciat et recevoir sa coupe, mais elle savait que sa certitude ne pourrait suffire à faire oublier les traditions qui géraient sa progression. Il lui fallait donc démontrer hors de tout doute qu’elle était réellement de la trempe d’un Mozart.

Elle avait réussi et maintenant son maître constatait sa réussite.

Gianfranco Espinosa était pâle et ses poils tout hérissés : il n’en croyait tout simplement pas ses yeux. Un observateur moins informé se serait arrêté aux apparences… Une cloche de verre à la surface gravée de symboles incompréhensibles, à moitié remplie d’une fine poudre d’où on pouvait voir émerger de menus objets à moitié enfouis… Quelques fragments informes de couleur d’ivoire mais aussi un anneau, un papier plié…

Espinosa savait que la poudre était en fait de la cendre, que les fragments étaient des os; il pouvait aussi facilement lire les symboles sur la cloche. Mais plus encore, il pouvait entrevoir de fines volutes grisâtres s’élever des cendres sans jamais les voir clairement. Elles semblaient se dissiper dès que son œil s’attardait sur elles.

« Comment…? » Félicia n’avait pratiquement jamais vu son maître ébahi… et jamais encore désemparé. Elle ne pouvait pas s’empêcher de sourire fièrement.

— J’ai trouvé l’élément manquant.

— Comment? Es-tu certaine qu’il ne s’agit pas d’une simple impression?

— Oui! »

Espinosa se tourna vers son étudiante. Elle n’avait jamais été l’objet d’un regard aussi intense.

« Et comment le sais-tu?

— Les impressions observées par Paicheler ont toutes en commun qu’elles sont liées soit au lieu du décès, soit à un lieu d’importance pour le décédé; ici n’est ni l’un ni l’autre. » Ce phénomène ne pouvait donc s’apparenter à une simple impression; ils avaient donc affaire à un phénomène inédit dont l’existence même soulevait des enjeux dont ils mesuraient encore mal la portée. Ils se retournèrent vers la cloche et continuèrent à observer les fumerolles se former et se dissoudre à la périphérie de leur regard.

« C’est majeur », soupira Espinosa.

« C’est gigantesque », ajouta Félicia, rayonnante. « Trois faveurs pour un secret…

You got it », répondit Espiniosa sans hésiter. « Quel est l’élément qui nous manquait?

— Le consentement », répondit-elle simplement. Elle pointa la cloche. « C’est Frank Batakovic! »

Son maître prit une minute à assimiler les ramifications de sa découverte. « C’est majeur », répéta-t-il, « et cela jette une nouvelle lumière sur bien des pratiques funéraires anciennes… Bravo, Félicia. Décidément, je ne m’étais pas trompé sur ton potentiel. As-tu pensé à ce que tu veux demander comme faveurs? »

Il s’attendait à ce que la première chose qu’elle veuille soit de lui rendre sa toge blanche pour recevoir la pourpre. Il était prêt à lui donner : sa découverte la rendait déjà plus digne de porter le pourpre que plusieurs de ses pairs à lui.

Plutôt, Félicia lui dit d’un ton calme mais émotif : « Je veux que tu m’aimes ».

Elle n’avait jamais vu Espinosa désemparé avant ce jour. Mais aujourd’hui, elle put le voir une deuxième fois.

dimanche 18 octobre 2009

Noeud Gordien épisode 92

Euréka, 1re partie

Félicia Lytvyn avait trois champs d’intérêt dans la vie. Le premier était un hédonisme militant, une recherche des plaisirs sensuels élevée au rang de mode de vie. C’était bien le moins important des trois, même si c’était celui qui la caractérisait aux yeux de ceux qui croyaient la connaître.

Le second domaine avait toujours fait partie de son quotidien… la musique. Bébé, elle chantait des comptines en battant des mains; petite fille, elle s’amusait avec ses copines à émuler les succès et les mimiques des chanteuses pop qui étaient leurs idoles adorées. Adolescente, elle s’était tournée vers le punk et le métal; la violence déchaînée des guitares lourdes vibrait parfaitement avec le mal-être avec lequel elle composait durant ces années-là.

Peu avant sa graduation, elle s’était surprise à prêter l’oreille à cette musique qu’elle avait jusque-là associée à son père et à toute chose vieille et plate : le classique. Elle avait découvert un univers beaucoup plus profond et divers qu’elle aurait cru possible… On s’était moqué d’elle lorsqu’elle avait choisi d’étudier l’histoire de l’art à l’université en supposant que c’était un choix par dépit, l’engagement d’une dilettante fille de riche dans une formation cul-de-sac et sans carrière possible. Mais c’était par conviction qu’elle avait choisi cette voie; elle devinait l’existence d’un je-ne-sais-quoi de magique derrière l’évolution des musiques, un mystère unissant l’intention derrière les œuvres de Mozart et de Kraftwerk, celles de Schumann et de Johnny Cash, ou encore de Chopin et de Miles Davis…

Cette préoccupation pour l’essence commune d’œuvres pourtant rattachées à des mouvements différents transforma son regard sur la musique mais sur la vie également. La question qui l’habita toute entière durant ces années était comment l’innovation est-elle possible? Après tout, aucune note, aucun son n’était absolument inédit; comment pouvait-on arriver à en agencer plusieurs de façon créative? L’innovation était assurément ancrée dans la musique existante capable de toucher et d’influence le compositeur, mais elle ne pouvait y être circonscrite. Les véritables pionniers dépassaient la redite, s’élevaient au-delà du collage. En alliant ce qu’ils apprenaient de leurs prédécesseurs à leur propre génie, ils devenaient de véritables démiurges, les causes premières d’un nouveau cycle susceptible de polliniser à son tour les œuvres de la génération montante…

Il y avait les Bach et Mozart qui avaient atteint les sommets pour leur époque respective… L’audace de Stravinsky capable de causer une émeute (à l’Opéra!) lors de la première de son Sacre du printemps… Mais il y avait aussi ces vieux punks qu’elle écoutait adolescente : elle comprenait maintenant qu’ils n’étaient pas que des rebelles bruyants, mais surtout qu’ils avaient été de jeunes visionnaires capables de tirer de l’air du temps une nouvelle façon de voir, d’être, de vivre… par l’entremise de quelques accords lourds et tout simples capables de former un véritable mur de son.

Cette conscience de la possibilité de transcender le connu, d’inventer le nouveau en le tirant du néant toucha l’inconscient de la jeune Félicia au point de devenir le moteur de ses aspirations.

Elle avait exploré les rudiments de la guitare, de la flûte traversière et du piano sans jamais réussir à persévérer jusqu’à l’acquisition de bases solides. Le spectre du regard de ces titans qu’elle admirait ne la quittait pas; face à leur génie, elle ne pouvait qu’apparaître incompétente avec ses gammes maladroites. Son incapacité à suivre les traces de ses idoles fut une source de frustration importante; elle en vint cependant à réaliser que l’invention n’est pas l’apanage du compositeur. Les artistes, les inventeurs, les sportifs, certains professionnels, tous ceux dont l’activité repose sur une certaine expertise pouvaient s’engager sur la voie du perfectionnement. La musique n’était pas le domaine dans lequel elle pourrait briller? Qu’à cela ne tienne : il ne lui restait qu’à trouver son créneau.

À vingt ans, ses prières furent exaucées. Quelqu’un décida de la prendre au sérieux et lui fit enfin découvrir un champ dans lequel elle pourrait devenir experte.

Et aujourd’hui, c’était à son tour de reculer les limites du possible dans ce champ-là.

dimanche 11 octobre 2009

Noeud Gordien épisode 91

Épisode 91 : Nouveau venu

« Goudron, franchement… C’est ça ton tough guy? »

Les motards de La détente pouvaient être séparés en deux catégories : ceux qui connaissaient Mike Katzko personnellement et ceux qui ne le connaissaient que de réputation.

Maintenant que Katzko se trouvait en personne devant eux, ceux qui composaient la seconde catégorie le lorgnaient avec incrédulité. Comment réconcilier sa réputation de tueur sans remord, de batailleur aguerri, de casse-gueule professionnel avec son corps maigre, ses grosses lunettes démodées, sa chemise à carreaux? On aurait dit l’un de ces adolescents maladroits et impopulaire, ou peut-être un nerd adulte. Ceux qui ne connaissaient pas Katzko fronçaient les sourcils et montraient leur incrédulité, leur pensée parfaitement résumée par celui qui avait parlé.

Ceux qui connaissaient personnellement Katzko souriaient, complice : ils savaient très bien comment la scène se terminerait. Déjà, Katzko avait fait un pas en direction du commentateur. Goudron le retint néanmoins. « Si quelqu’un a un problème avec le fait que Mike travaille avec nous autres, il n’a qu’à le dire ».

Jésus Crisse fit un pas en avant. La tour de chair et de muscles dépassait d’une tête tous les autres gangsters sur les lieux – certains déjà imposants. « Moi, j’ai un problème.

— T’as un problème, hein? » Katzko tenta de se libérer de la poigne de Goudron. Le chef savait qu’il retiendrait pas longtemps le nouveau venu, mais ça n’était pas son plan : il lança plutôt : « On tasse les meubles! Mike contre Jésus! »

Tous les motards crièrent leur approbation. Les paris furent ouverts durant l’aménagement de l’espace de combat; chaque parti était convaincu d’avoir une affaire sûre.

Il ne fallut pas plus que trois minutes pour que le chétif Katzko se retrouve torse nu au centre du ring face à l’imposant Jésus. Goudron prit le rôle de l’arbitre. « Pas de coups aux yeux, pas de coups aux gosses, et Mike : c’est pas un combat à mort! »

Tous éclatèrent de rire – tous sauf les combattants. Goudron donna le signal : « GO! »

Jésus s’élança sur Mike; il le saisit au prix d’un coup de poing sur la mâchoire. Le géant pensait déjà avoir gagné en l’immobilisant, mais c’était sans compter l’opiniâtreté de Katzko. Il se débattit comme un démon, forçant dans une direction puis une autre; en peu de temps, il dégagea suffisamment un bras pour pouvoir frapper. Et il frappa.

Jésus Crisse reçut une douzaine de coups à l’abdomen en quatre secondes. L’emprise du colosse se desserra imperceptiblement, mais assez pour permettre à son adversaire de dégager son deuxième bras. Instinctivement, Katzko abattit ses deux poings sur les biceps de Jésus qui, surpris, lâcha prise. Katzko sauta sur lui en s’agrippant à son cou avec l’agilité d’un singe. Il banda tout son corps à la manière d’un ressort et lui administra un magistral coup de coude au visage.

Jésus Crisse s’écroula comme une tonne de briques. Des cris fusèrent de toutes parts, des billets changèrent de main : le combat était fini, la réputation de Katzko était confirmée.

Jésus se releva dans la minute. Les conversations se turent. La montagne humaine s’avança jusqu’à Katzko qui l’attendait, nonchalant en apparence mais prêt à bondir.

Mais Jésus était impressionné au même titre que tous ceux qui, quelques minutes auparavant, avaient été perplexes. Il lui claqua l’épaule amicalement en lui disant : « Je te paye un cognac!

— Double! » répondit Katzko.

La détente au grand complet éclata de rire. Le nouveau venu était maintenant l’un des leurs.

dimanche 4 octobre 2009

Noeud Gordien épisode 90

À partir de maintenant, je vais mettre à jour http://noeudgordien.com à tous les 5 épisodes. Vous pourrez toujours lire l'épisode hebdomadaire en primeur ici!

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Épisode 90 : La boucle

Laurent Hoshmand monta dans la voiture d’Édouard Gauss.

Un silence inconfortable prit toute la place pendant un moment. Édouard se demandait bien ce que cet homme pouvait avoir à lui dire – et lucidement, ce qu’il pouvait vouloir de lui.

Impatient d’en savoir plus, il demanda un peu brusquement : « Alors?

— Alors quoi?

— À vous de me le dire! »

Hoshmand fit un signe de la tête vers la bâtisse qu’Édouard surveillait. « Ça fait longtemps que vous surveillez ce bâtiment? »

Édouard n’était pas né de la dernière pluie. Il n’allait quand même pas s’ouvrir sur simple demande à quelqu’un qui pouvait tout aussi bien travailler pour son homme-mystère!

« Je ne sais pas de quoi vous parlez…

— Vous m’avez bien fait monter! »

Édouard ironisa : « Peut-être que je me sens seul? Peut-être que je suis habitué que mes fans usent de prétextes pour m’approcher? »

Hoshmand rit d’un petit rire sec et sans humour. « Peut-être bien… dans ce cas, il vous suffira de m’écouter. Imaginons que vous surveillez cet édifice parce que l’un de ses occupants a attiré votre attention.

— Ouais, imaginons.

— Un enquêteur chevronné commencerait sans doute en se penchant sur la sécurité de l’édifice et sur la disposition des lieux… Comment l’espace est divisé, les voies d’accès, les dispositifs de sécurité…

Il n’avait pas tort. « J’imagine qu’un enquêteur procéderait ainsi. Mais encore?

— Cela fait quelques jours que j’ai eu l’occasion de remarquer votre présence dans les environs. Pourtant, vous n’avez jamais vu le lobby de l’édifice et vous ne savez rien d’autre que ce que vous pouvez apercevoir d’ici. Non? »

Spontanément, Gauss allait protester lorsqu’il réalisa que Hoshmand avait parfaitement raison. Comment avait-il pu surveiller un édifice aussi longtemps sans penser une seule fois à s’en approcher davantage? Un frisson lui traversa l’échine. Cela ne lui ressemblait vraiment pas.

Il tenta de cacher son malaise. « Vous n’êtes quand même pas venu me donner un cours de filature, quand même? »

Sans montrer qu’il remarquait le malaise d’Édouard, Hoshmand déposa son sac sur ses genoux et produisit un caméscope numérique. Il déploya l’écran et fit jouer un enregistrement. C’était Édouard stationné sur la même rue qu’aujourd’hui, quoiqu’il ne portât pas les mêmes vêtements. La vidéo avait été prise un autre jour.

Édouard se vit sortir de son auto, s’approcher de l’édifice jusqu’à son entrée, après quoi il tourna les talons et revint à sa voiture sans même avoir jeté un regard au-delà de la porte vitrée.

L’extrait le laissa perplexe. « C’était la semaine dernière », dit Hoshmand. « Celui-ci, le jour d’après ».

Édouard se vit à nouveau approcher du building sans s’y rendre. Hébété, il vit comment il avait répété ce manège plusieurs fois… Dont la dernière avait eu lieu aujourd’hui même.

Il n’avait pas le moindre souvenir de l’avoir fait ne serait-ce qu’une seule fois.

« Qu’est-ce qui se passe? Qu’est-ce que ça veut dire? » Il n’était plus perplexe ni hébété, mais carrément affolé.

« Qu’est-ce qui se passe, indeed », répondit Hoshmand. Il fit glisser une carte-mémoire de la caméra et la déposa dans la main d’Édouard. « Je vous laisse y réfléchir », dit-il avant de sortir prestement de la voiture, laissant Édouard stupéfié.

dimanche 27 septembre 2009

Le Noeud Gordien épisode 89

Épisode 89 : Des forces opposées

Suite à leurs retrouvailles, Édouard et Geneviève Gauss avaient changé de cap. Une fois leurs larmes taries, ils avaient renoncé à la médiation des avocats pour tenter de résoudre leur différend d’une manière peut-être moins sophistiquée mais pas moins civilisée : la discussion face-à-face.

Ils s’étaient déplacés vers un café et pour la première fois depuis des mois – des années? – ils avaient partagé un véritable cœur-à-cœur.

Ils s’étaient excusés à profusion, elle surtout pour l’erreur ineffaçable qu’elle avait commise; lui, pour le silence entêté dans lequel il s’était emmuré après sa triste découverte. Sa thérapie l’avait conduit à réaliser qu’il avait agi ainsi pour la punir : il ne se permettait jamais d’être en colère contre elle, mais inconsciemment, il savait qu’il la faisait payer. Passif-agressif. Le terme avait pris tout son sens...

Deux choses étaient ressorties de leurs retrouvailles. Premièrement, malgré les remous qui avaient secoué leur engagement, ils avaient tous deux professé leur profond attachement l’un à l’autre, et leur volonté de prioriser le bien-être de leurs filles, peu importe ce qu’il adviendrait de leur couple. Deuxièmement, au prix d’un effort psychologique incroyable, Édouard s’était permis de lui expliquer qu’il n’était pas en mesure de décider dès maintenant de leur futur. Il lui avait raconté comment il se débattait avec mille et un doutes; elle avait alors posé une main sur la sienne avec un sourire tendre qui semblait dire ne t’en fais pas, je serai toujours là.

Ils s’étaient quittés peu après; il n’avait pas vu comment elle s’était empressée d’avaler une petite pilule jaune dès qu’il avait tourné le coin à la sortie du café.

Il repensait souvent à ce moment intime durant les temps morts de ses filatures où les heures s’égrenaient lentement, comme en ce moment alors qu’il demeurait prisonnier de sa voiture sous la pluie d’automne avec pour seule compagnie un café tiède. Lorsque son esprit divaguait dans cette direction, il prenait conscience de plusieurs forces qui tiraillaient son cœur dans des directions opposées. Il voulait retourner avec sa femme, effacer ce qui les séparait, revenir à la simplicité de l’équilibre d’antan. À quelque part, il savait aussi qu’il idéalisait leur relation passée, vécue en parallèle, empreinte de distance… Le fait qu’il n’ait pas remarqué l’infidélité de sa femme malgré son sens de l’observation affûté et son esprit inquisiteur, n’était-ce pas là un indice de leur éloignement? Est-ce que l’infidélité de Geneviève était le problème ou plutôt un symptôme d’un mal plus profond?

Il demeurait aussi qu’elle avait fait de lui un cocu, qu’elle s’était fait baiser dans leur propre chambre… Les sentiments de rage et d’impuissance s’accentuaient au fil de sa thérapie. Il aurait à réfléchir encore et encore avant d’être capable de démêler ce nœud d’émotions et d’impressions qui lui serrait la poitrine…

Édouard fut tiré de ses rêveries circulaires par des petits coups secs frappés sur la portière de sa voiture. C’était un homme de petite taille au teint pâle et aux cheveux noirs coupés à la manière des jeunes Beatles qui avait frappé. Son embonpoint et sa silhouette carrée lui donnaient un air bonhomme quoique dépourvu de toute grâce. Intrigué, Édouard ouvrit la fenêtre. D’un ton posé, l’homme lui dit sans détour : « Bonjour, M. Gauss. Je suis Laurent Hoshmand. Je crois que nous partageons un intérêt commun. »

Hoshmand pointa un édifice au coin de la rue. C’était celui qu’Édouard surveillait… C’était là que l’homme-mystère qu’il supposait être le créateur de l’O s’était rendu après qu’Édouard l’eût croisé par hasard à la sortie d’une église abandonnée. Il l’avait vu aller et venir plusieurs fois depuis sans réussir à découvrir quelque information significative en suivant sa trace. L’arrivée imprévue de ce M. Hoshmand ajoutait au mystère et ne manqua pas de l’intriguer… Il déverrouilla la porte du passager et lui fit signe de monter.

dimanche 20 septembre 2009

Le Noeud Gordien épisode 88

Épisode 88 : Le changement

Ce soir, Mélanie Tremblay sortit au Den pour se changer les idées.

Sa rencontre avec Jean Smith avait mis en branle de drôles de pensées. C’était comme si toute sa vie personnelle et professionnelle passait au crible de la question « …et si j’acceptais? »

L’option qu’on venait de lui offrir signifiait peut-être une vie où elle entrerait de plain-pied dans l’illégalité, mais peut-être également une façon de redonner du sens à sa vie professionnelle. Jadis, elle vivait pour son travail, et encore aujourd’hui, il demeurait le segment prioritaire de sa vie. Mais était-ce par conviction ou par habitude qu’elle continuait sur sa lancée?

Elle pouvait facilement entrevoir où sa trajectoire actuelle la conduirait au fil des ans : elle continuerait à jongler avec des sommes faramineuses en enrichissant ses clients, peu importe qu’elles provinssent de sources légales ou non. Elle était assez nantie pour prendre sa retraite demain si elle le souhaitait tout en maintenant son niveau de vie actuel… Mais encore? Que deviendrait-elle après? L’image qu’elle entretenait de ces femmes avec trop de temps et d’argent n’était pas très flatteuse… Ces dilettantes qui se consacraient tantôt à une œuvre caritative, tantôt à un hobby… Qui mesuraient leur valeur à celle de leurs possessions… Qui chassaient comme des couguars ces charmants jeunes hommes qui ne manquaient pas de graviter à la périphérie de leur univers – entraîneurs, employés ou simple bibelots-Adonis.

Comme elle les méprisait celles-là! Comme elle les haïssait!

Et pourtant, elle avait engagé une conseillère pour l’habiller à la fine pointe des tendances internationales.

Et pourtant, il lui arrivait de ramener des amants dans la jeune vingtaine dont elle appréciait la relative inexpérience, mais surtout l’admiration qu’ils démontraient envers son apparence, ses moyens… La reconnaissance qu’une femme aussi exceptionnelle qu’elle daigne les remarquer.

Elle les détestait d’autant plus qu’à la périphérie de sa conscience, elle reconnaissait en elles son propre futur potentiel…

Comme c’était son habitude, Eric Henriquez vint la saluer à son arrivée. Il remarqua immédiatement son air pensif, renfrogné. « Que se passe-t-il, ma chère amie?

— Je me dis que j’ai besoin de changement…

— J’ai ce qu’il te faut », dit Henriquez lui fit un clin d’œil et la conduisit au bar.

Henriquez versa du Grand Marnier et du jus de canneberges dans un shaker chromé qu’il fouetta vigoureusement. Il transvida le mélange dans un verre à martini avant de presser un quartier de lime au-dessus. Avec une révérence caricaturale, il le tendit à Mélanie.

Elle le but d’un coup. C’était délicieux. « J’en prendrais un autre, Maestro ».

« Le changement a du bon, hein?

— Absolument », répondit-elle. Elle remarqua Loulou Kingston faire son entrée de l’autre côté du bar. Elle fit craquer ses jointures. Elle ressentait une envie féroce de chercher la bagarre. Combien de temps depuis leur dernière engueulade avec elle? Un mois? Un mois et demi?

Henriquez lui versa son deuxième verre.

« D’autres choses ne changent pas », dit-elle avec un sourire carnassier. Comme elle se sentait vivante dans ces moments-là! Une partie d’elle espérait qu’elles en vinssent aux coups.

Henriquez connaissait ce regard. Le salon privé était presque vide : elles pourraient s’en donner à cœur joie, entretenir leur mythe sans blesser personne. Cette fois.