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Des intérêts communs
Le cœur de Félicia roucoulait et ronronnait.
Euréka, 2e partie
Pour celui qui s’engage dans la voie du perfectionnement, la route n’est pas qu’ascendante; l’artiste, l’inventeur, le sportif connaît trop bien les aléas du parcours jalonné de crevasses et d’obstacles qui le distraient de ses visées. Pour celui qui s’élève à la fine pointe de son art, l’ascension est d’autant plus ardue que la route semble cesser sa montée; beaucoup de ceux qui y parviennent continuent vers l’horizon, convaincus que leur plafonnement est dû au fait qu’il n’est pas possible de s’élever davantage.
D’autres réussissent à dépasser ce plafond et découvrent de nouveaux sommets.
Gianfranco Espinosa s’était révélé à Félicia cinq ans plus tôt; Jean Smith, « l’homme aux solutions » de son père lui avait montré sa véritable nature : il était le détenteur de savoirs fabuleux issus d’une tradition séculaire. Et il l’avait choisie, elle, pour en faire partie.
À la grande satisfaction de son maître, elle s’était investie tout entière dans ses études. Espinosa lui offrait à la fois l’attention et l’encadrement qu’elle n’avait jamais connus auprès de ses parents, mais aussi et surtout, il l’avait introduite au domaine le plus digne d’être maîtrisé – mieux encore que la musique!
Il lui avait d’abord dépeint le noviciat comme un dur moment à traverser avant d’arriver au cœur de sa formation; l’expérience de Félicia fut tout autre. Il lui suffit de quelques mois pour apprendre tous les exercices purificatoires et méditatifs, et elle les pratiqua tous avec constance et diligence. Espinosa lui avait souligné avec fierté qu’elle progressait beaucoup plus rapidement que tous ses étudiants précédents; il avait ajouté qu’à ce rythme, elle deviendrait peut-être le Mozart de leur art… Le commentaire lancé avec légèreté avait été reçu sérieusement : Félicia avait redoublé d’intensité dans son engagement.
Moins d’un an après son initiation, elle réussissait déjà à obtenir les petits résultats qui ne devenaient habituellement possibles qu’après cinq ou sept ans – deux ou trois pour les élèves les plus acharnés. Après deux ans, son maître la jugea prête à commencer sa formation pratique… Il ignorait qu’elle avait déjà effectué quelques expérimentations sans son aval, quoiqu’aucune n’ait porté fruit. Espinosa l’envoya en visite chez ses alliés outre-Atlantique pour qu’elle y reçoive une éducation à la mesure de son talent. Il était ironique qu’on pensât que ses études européennes n’étaient qu’un prétexte pour une vie hédoniste et dissolue alors qu’il s’agissait de la chose la plus sérieuse et importante qu’elle eût entreprise de sa vie!
Elle était revenue d’Europe avec la certitude d’être prête à clore son noviciat et recevoir sa coupe, mais elle savait que sa certitude ne pourrait suffire à faire oublier les traditions qui géraient sa progression. Il lui fallait donc démontrer hors de tout doute qu’elle était réellement de la trempe d’un Mozart.
Elle avait réussi et maintenant son maître constatait sa réussite.
Gianfranco Espinosa était pâle et ses poils tout hérissés : il n’en croyait tout simplement pas ses yeux. Un observateur moins informé se serait arrêté aux apparences… Une cloche de verre à la surface gravée de symboles incompréhensibles, à moitié remplie d’une fine poudre d’où on pouvait voir émerger de menus objets à moitié enfouis… Quelques fragments informes de couleur d’ivoire mais aussi un anneau, un papier plié…
Espinosa savait que la poudre était en fait de la cendre, que les fragments étaient des os; il pouvait aussi facilement lire les symboles sur la cloche. Mais plus encore, il pouvait entrevoir de fines volutes grisâtres s’élever des cendres sans jamais les voir clairement. Elles semblaient se dissiper dès que son œil s’attardait sur elles.
« Comment…? » Félicia n’avait pratiquement jamais vu son maître ébahi… et jamais encore désemparé. Elle ne pouvait pas s’empêcher de sourire fièrement.
— J’ai trouvé l’élément manquant.
— Comment? Es-tu certaine qu’il ne s’agit pas d’une simple impression?
— Oui! »
Espinosa se tourna vers son étudiante. Elle n’avait jamais été l’objet d’un regard aussi intense.
« Et comment le sais-tu?
— Les impressions observées par Paicheler ont toutes en commun qu’elles sont liées soit au lieu du décès, soit à un lieu d’importance pour le décédé; ici n’est ni l’un ni l’autre. » Ce phénomène ne pouvait donc s’apparenter à une simple impression; ils avaient donc affaire à un phénomène inédit dont l’existence même soulevait des enjeux dont ils mesuraient encore mal la portée. Ils se retournèrent vers la cloche et continuèrent à observer les fumerolles se former et se dissoudre à la périphérie de leur regard.
« C’est majeur », soupira Espinosa.
« C’est gigantesque », ajouta Félicia, rayonnante. « Trois faveurs pour un secret…
— You got it », répondit Espiniosa sans hésiter. « Quel est l’élément qui nous manquait?
— Le consentement », répondit-elle simplement. Elle pointa la cloche. « C’est Frank Batakovic! »
Son maître prit une minute à assimiler les ramifications de sa découverte. « C’est majeur », répéta-t-il, « et cela jette une nouvelle lumière sur bien des pratiques funéraires anciennes… Bravo, Félicia. Décidément, je ne m’étais pas trompé sur ton potentiel. As-tu pensé à ce que tu veux demander comme faveurs? »
Il s’attendait à ce que la première chose qu’elle veuille soit de lui rendre sa toge blanche pour recevoir la pourpre. Il était prêt à lui donner : sa découverte la rendait déjà plus digne de porter le pourpre que plusieurs de ses pairs à lui.
Plutôt, Félicia lui dit d’un ton calme mais émotif : « Je veux que tu m’aimes ».
Elle n’avait jamais vu Espinosa désemparé avant ce jour. Mais aujourd’hui, elle put le voir une deuxième fois.
Euréka, 1re partie
Félicia Lytvyn avait trois champs d’intérêt dans la vie. Le premier était un hédonisme militant, une recherche des plaisirs sensuels élevée au rang de mode de vie. C’était bien le moins important des trois, même si c’était celui qui la caractérisait aux yeux de ceux qui croyaient la connaître.
Le second domaine avait toujours fait partie de son quotidien… la musique. Bébé, elle chantait des comptines en battant des mains; petite fille, elle s’amusait avec ses copines à émuler les succès et les mimiques des chanteuses pop qui étaient leurs idoles adorées. Adolescente, elle s’était tournée vers le punk et le métal; la violence déchaînée des guitares lourdes vibrait parfaitement avec le mal-être avec lequel elle composait durant ces années-là.
Peu avant sa graduation, elle s’était surprise à prêter l’oreille à cette musique qu’elle avait jusque-là associée à son père et à toute chose vieille et plate : le classique. Elle avait découvert un univers beaucoup plus profond et divers qu’elle aurait cru possible… On s’était moqué d’elle lorsqu’elle avait choisi d’étudier l’histoire de l’art à l’université en supposant que c’était un choix par dépit, l’engagement d’une dilettante fille de riche dans une formation cul-de-sac et sans carrière possible. Mais c’était par conviction qu’elle avait choisi cette voie; elle devinait l’existence d’un je-ne-sais-quoi de magique derrière l’évolution des musiques, un mystère unissant l’intention derrière les œuvres de Mozart et de Kraftwerk, celles de Schumann et de Johnny Cash, ou encore de Chopin et de Miles Davis…
Cette préoccupation pour l’essence commune d’œuvres pourtant rattachées à des mouvements différents transforma son regard sur la musique mais sur la vie également. La question qui l’habita toute entière durant ces années était comment l’innovation est-elle possible? Après tout, aucune note, aucun son n’était absolument inédit; comment pouvait-on arriver à en agencer plusieurs de façon créative? L’innovation était assurément ancrée dans la musique existante capable de toucher et d’influence le compositeur, mais elle ne pouvait y être circonscrite. Les véritables pionniers dépassaient la redite, s’élevaient au-delà du collage. En alliant ce qu’ils apprenaient de leurs prédécesseurs à leur propre génie, ils devenaient de véritables démiurges, les causes premières d’un nouveau cycle susceptible de polliniser à son tour les œuvres de la génération montante…
Il y avait les Bach et Mozart qui avaient atteint les sommets pour leur époque respective… L’audace de Stravinsky capable de causer une émeute (à l’Opéra!) lors de la première de son Sacre du printemps… Mais il y avait aussi ces vieux punks qu’elle écoutait adolescente : elle comprenait maintenant qu’ils n’étaient pas que des rebelles bruyants, mais surtout qu’ils avaient été de jeunes visionnaires capables de tirer de l’air du temps une nouvelle façon de voir, d’être, de vivre… par l’entremise de quelques accords lourds et tout simples capables de former un véritable mur de son.
Cette conscience de la possibilité de transcender le connu, d’inventer le nouveau en le tirant du néant toucha l’inconscient de la jeune Félicia au point de devenir le moteur de ses aspirations.
Elle avait exploré les rudiments de la guitare, de la flûte traversière et du piano sans jamais réussir à persévérer jusqu’à l’acquisition de bases solides. Le spectre du regard de ces titans qu’elle admirait ne la quittait pas; face à leur génie, elle ne pouvait qu’apparaître incompétente avec ses gammes maladroites. Son incapacité à suivre les traces de ses idoles fut une source de frustration importante; elle en vint cependant à réaliser que l’invention n’est pas l’apanage du compositeur. Les artistes, les inventeurs, les sportifs, certains professionnels, tous ceux dont l’activité repose sur une certaine expertise pouvaient s’engager sur la voie du perfectionnement. La musique n’était pas le domaine dans lequel elle pourrait briller? Qu’à cela ne tienne : il ne lui restait qu’à trouver son créneau.
À vingt ans, ses prières furent exaucées. Quelqu’un décida de la prendre au sérieux et lui fit enfin découvrir un champ dans lequel elle pourrait devenir experte.
Et aujourd’hui, c’était à son tour de reculer les limites du possible dans ce champ-là.
Épisode 91 : Nouveau venu
« Goudron, franchement… C’est ça ton tough guy? »
Les motards de La détente pouvaient être séparés en deux catégories : ceux qui connaissaient Mike Katzko personnellement et ceux qui ne le connaissaient que de réputation.
Maintenant que Katzko se trouvait en personne devant eux, ceux qui composaient la seconde catégorie le lorgnaient avec incrédulité. Comment réconcilier sa réputation de tueur sans remord, de batailleur aguerri, de casse-gueule professionnel avec son corps maigre, ses grosses lunettes démodées, sa chemise à carreaux? On aurait dit l’un de ces adolescents maladroits et impopulaire, ou peut-être un nerd adulte. Ceux qui ne connaissaient pas Katzko fronçaient les sourcils et montraient leur incrédulité, leur pensée parfaitement résumée par celui qui avait parlé.
Ceux qui connaissaient personnellement Katzko souriaient, complice : ils savaient très bien comment la scène se terminerait. Déjà, Katzko avait fait un pas en direction du commentateur. Goudron le retint néanmoins. « Si quelqu’un a un problème avec le fait que Mike travaille avec nous autres, il n’a qu’à le dire ».
Jésus Crisse fit un pas en avant. La tour de chair et de muscles dépassait d’une tête tous les autres gangsters sur les lieux – certains déjà imposants. « Moi, j’ai un problème.
— T’as un problème, hein? » Katzko tenta de se libérer de la poigne de Goudron. Le chef savait qu’il retiendrait pas longtemps le nouveau venu, mais ça n’était pas son plan : il lança plutôt : « On tasse les meubles! Mike contre Jésus! »
Tous les motards crièrent leur approbation. Les paris furent ouverts durant l’aménagement de l’espace de combat; chaque parti était convaincu d’avoir une affaire sûre.
Il ne fallut pas plus que trois minutes pour que le chétif Katzko se retrouve torse nu au centre du ring face à l’imposant Jésus. Goudron prit le rôle de l’arbitre. « Pas de coups aux yeux, pas de coups aux gosses, et Mike : c’est pas un combat à mort! »
Tous éclatèrent de rire – tous sauf les combattants. Goudron donna le signal : « GO! »
Jésus s’élança sur Mike; il le saisit au prix d’un coup de poing sur la mâchoire. Le géant pensait déjà avoir gagné en l’immobilisant, mais c’était sans compter l’opiniâtreté de Katzko. Il se débattit comme un démon, forçant dans une direction puis une autre; en peu de temps, il dégagea suffisamment un bras pour pouvoir frapper. Et il frappa.
Jésus Crisse reçut une douzaine de coups à l’abdomen en quatre secondes. L’emprise du colosse se desserra imperceptiblement, mais assez pour permettre à son adversaire de dégager son deuxième bras. Instinctivement, Katzko abattit ses deux poings sur les biceps de Jésus qui, surpris, lâcha prise. Katzko sauta sur lui en s’agrippant à son cou avec l’agilité d’un singe. Il banda tout son corps à la manière d’un ressort et lui administra un magistral coup de coude au visage.
Jésus Crisse s’écroula comme une tonne de briques. Des cris fusèrent de toutes parts, des billets changèrent de main : le combat était fini, la réputation de Katzko était confirmée.
Jésus se releva dans la minute. Les conversations se turent. La montagne humaine s’avança jusqu’à Katzko qui l’attendait, nonchalant en apparence mais prêt à bondir.
Mais Jésus était impressionné au même titre que tous ceux qui, quelques minutes auparavant, avaient été perplexes. Il lui claqua l’épaule amicalement en lui disant : « Je te paye un cognac!
— Double! » répondit Katzko.
La détente au grand complet éclata de rire. Le nouveau venu était maintenant l’un des leurs.
Épisode 90 : La boucle
Laurent Hoshmand monta dans la voiture d’Édouard Gauss.
Un silence inconfortable prit toute la place pendant un moment. Édouard se demandait bien ce que cet homme pouvait avoir à lui dire – et lucidement, ce qu’il pouvait vouloir de lui.
Impatient d’en savoir plus, il demanda un peu brusquement : « Alors?
— Alors quoi?
— À vous de me le dire! »
Hoshmand fit un signe de la tête vers la bâtisse qu’Édouard surveillait. « Ça fait longtemps que vous surveillez ce bâtiment? »
Édouard n’était pas né de la dernière pluie. Il n’allait quand même pas s’ouvrir sur simple demande à quelqu’un qui pouvait tout aussi bien travailler pour son homme-mystère!
« Je ne sais pas de quoi vous parlez…
— Vous m’avez bien fait monter! »
Édouard ironisa : « Peut-être que je me sens seul? Peut-être que je suis habitué que mes fans usent de prétextes pour m’approcher? »
Hoshmand rit d’un petit rire sec et sans humour. « Peut-être bien… dans ce cas, il vous suffira de m’écouter. Imaginons que vous surveillez cet édifice parce que l’un de ses occupants a attiré votre attention.
— Ouais, imaginons.
— Un enquêteur chevronné commencerait sans doute en se penchant sur la sécurité de l’édifice et sur la disposition des lieux… Comment l’espace est divisé, les voies d’accès, les dispositifs de sécurité…
Il n’avait pas tort. « J’imagine qu’un enquêteur procéderait ainsi. Mais encore?
— Cela fait quelques jours que j’ai eu l’occasion de remarquer votre présence dans les environs. Pourtant, vous n’avez jamais vu le lobby de l’édifice et vous ne savez rien d’autre que ce que vous pouvez apercevoir d’ici. Non? »
Spontanément, Gauss allait protester lorsqu’il réalisa que Hoshmand avait parfaitement raison. Comment avait-il pu surveiller un édifice aussi longtemps sans penser une seule fois à s’en approcher davantage? Un frisson lui traversa l’échine. Cela ne lui ressemblait vraiment pas.
Il tenta de cacher son malaise. « Vous n’êtes quand même pas venu me donner un cours de filature, quand même? »
Sans montrer qu’il remarquait le malaise d’Édouard, Hoshmand déposa son sac sur ses genoux et produisit un caméscope numérique. Il déploya l’écran et fit jouer un enregistrement. C’était Édouard stationné sur la même rue qu’aujourd’hui, quoiqu’il ne portât pas les mêmes vêtements. La vidéo avait été prise un autre jour.
Édouard se vit sortir de son auto, s’approcher de l’édifice jusqu’à son entrée, après quoi il tourna les talons et revint à sa voiture sans même avoir jeté un regard au-delà de la porte vitrée.
L’extrait le laissa perplexe. « C’était la semaine dernière », dit Hoshmand. « Celui-ci, le jour d’après ».
Édouard se vit à nouveau approcher du building sans s’y rendre. Hébété, il vit comment il avait répété ce manège plusieurs fois… Dont la dernière avait eu lieu aujourd’hui même.
Il n’avait pas le moindre souvenir de l’avoir fait ne serait-ce qu’une seule fois.
« Qu’est-ce qui se passe? Qu’est-ce que ça veut dire? » Il n’était plus perplexe ni hébété, mais carrément affolé.
« Qu’est-ce qui se passe, indeed », répondit Hoshmand. Il fit glisser une carte-mémoire de la caméra et la déposa dans la main d’Édouard. « Je vous laisse y réfléchir », dit-il avant de sortir prestement de la voiture, laissant Édouard stupéfié.
Épisode 89 : Des forces opposées
Suite à leurs retrouvailles, Édouard et Geneviève Gauss avaient changé de cap. Une fois leurs larmes taries, ils avaient renoncé à la médiation des avocats pour tenter de résoudre leur différend d’une manière peut-être moins sophistiquée mais pas moins civilisée : la discussion face-à-face.
Ils s’étaient déplacés vers un café et pour la première fois depuis des mois – des années? – ils avaient partagé un véritable cœur-à-cœur.
Ils s’étaient excusés à profusion, elle surtout pour l’erreur ineffaçable qu’elle avait commise; lui, pour le silence entêté dans lequel il s’était emmuré après sa triste découverte. Sa thérapie l’avait conduit à réaliser qu’il avait agi ainsi pour la punir : il ne se permettait jamais d’être en colère contre elle, mais inconsciemment, il savait qu’il la faisait payer. Passif-agressif. Le terme avait pris tout son sens...
Deux choses étaient ressorties de leurs retrouvailles. Premièrement, malgré les remous qui avaient secoué leur engagement, ils avaient tous deux professé leur profond attachement l’un à l’autre, et leur volonté de prioriser le bien-être de leurs filles, peu importe ce qu’il adviendrait de leur couple. Deuxièmement, au prix d’un effort psychologique incroyable, Édouard s’était permis de lui expliquer qu’il n’était pas en mesure de décider dès maintenant de leur futur. Il lui avait raconté comment il se débattait avec mille et un doutes; elle avait alors posé une main sur la sienne avec un sourire tendre qui semblait dire ne t’en fais pas, je serai toujours là.
Ils s’étaient quittés peu après; il n’avait pas vu comment elle s’était empressée d’avaler une petite pilule jaune dès qu’il avait tourné le coin à la sortie du café.
Il repensait souvent à ce moment intime durant les temps morts de ses filatures où les heures s’égrenaient lentement, comme en ce moment alors qu’il demeurait prisonnier de sa voiture sous la pluie d’automne avec pour seule compagnie un café tiède. Lorsque son esprit divaguait dans cette direction, il prenait conscience de plusieurs forces qui tiraillaient son cœur dans des directions opposées. Il voulait retourner avec sa femme, effacer ce qui les séparait, revenir à la simplicité de l’équilibre d’antan. À quelque part, il savait aussi qu’il idéalisait leur relation passée, vécue en parallèle, empreinte de distance… Le fait qu’il n’ait pas remarqué l’infidélité de sa femme malgré son sens de l’observation affûté et son esprit inquisiteur, n’était-ce pas là un indice de leur éloignement? Est-ce que l’infidélité de Geneviève était le problème ou plutôt un symptôme d’un mal plus profond?
Il demeurait aussi qu’elle avait fait de lui un cocu, qu’elle s’était fait baiser dans leur propre chambre… Les sentiments de rage et d’impuissance s’accentuaient au fil de sa thérapie. Il aurait à réfléchir encore et encore avant d’être capable de démêler ce nœud d’émotions et d’impressions qui lui serrait la poitrine…
Édouard fut tiré de ses rêveries circulaires par des petits coups secs frappés sur la portière de sa voiture. C’était un homme de petite taille au teint pâle et aux cheveux noirs coupés à la manière des jeunes Beatles qui avait frappé. Son embonpoint et sa silhouette carrée lui donnaient un air bonhomme quoique dépourvu de toute grâce. Intrigué, Édouard ouvrit la fenêtre. D’un ton posé, l’homme lui dit sans détour : « Bonjour, M. Gauss. Je suis Laurent Hoshmand. Je crois que nous partageons un intérêt commun. »
Hoshmand pointa un édifice au coin de la rue. C’était celui qu’Édouard surveillait… C’était là que l’homme-mystère qu’il supposait être le créateur de l’O s’était rendu après qu’Édouard l’eût croisé par hasard à la sortie d’une église abandonnée. Il l’avait vu aller et venir plusieurs fois depuis sans réussir à découvrir quelque information significative en suivant sa trace. L’arrivée imprévue de ce M. Hoshmand ajoutait au mystère et ne manqua pas de l’intriguer… Il déverrouilla la porte du passager et lui fit signe de monter.
Épisode 88 : Le changement
Ce soir, Mélanie Tremblay sortit au Den pour se changer les idées.
Sa rencontre avec Jean Smith avait mis en branle de drôles de pensées. C’était comme si toute sa vie personnelle et professionnelle passait au crible de la question « …et si j’acceptais? »
L’option qu’on venait de lui offrir signifiait peut-être une vie où elle entrerait de plain-pied dans l’illégalité, mais peut-être également une façon de redonner du sens à sa vie professionnelle. Jadis, elle vivait pour son travail, et encore aujourd’hui, il demeurait le segment prioritaire de sa vie. Mais était-ce par conviction ou par habitude qu’elle continuait sur sa lancée?
Elle pouvait facilement entrevoir où sa trajectoire actuelle la conduirait au fil des ans : elle continuerait à jongler avec des sommes faramineuses en enrichissant ses clients, peu importe qu’elles provinssent de sources légales ou non. Elle était assez nantie pour prendre sa retraite demain si elle le souhaitait tout en maintenant son niveau de vie actuel… Mais encore? Que deviendrait-elle après? L’image qu’elle entretenait de ces femmes avec trop de temps et d’argent n’était pas très flatteuse… Ces dilettantes qui se consacraient tantôt à une œuvre caritative, tantôt à un hobby… Qui mesuraient leur valeur à celle de leurs possessions… Qui chassaient comme des couguars ces charmants jeunes hommes qui ne manquaient pas de graviter à la périphérie de leur univers – entraîneurs, employés ou simple bibelots-Adonis.
Comme elle les méprisait celles-là! Comme elle les haïssait!
Et pourtant, elle avait engagé une conseillère pour l’habiller à la fine pointe des tendances internationales.
Et pourtant, il lui arrivait de ramener des amants dans la jeune vingtaine dont elle appréciait la relative inexpérience, mais surtout l’admiration qu’ils démontraient envers son apparence, ses moyens… La reconnaissance qu’une femme aussi exceptionnelle qu’elle daigne les remarquer.
Elle les détestait d’autant plus qu’à la périphérie de sa conscience, elle reconnaissait en elles son propre futur potentiel…
Comme c’était son habitude, Eric Henriquez vint la saluer à son arrivée. Il remarqua immédiatement son air pensif, renfrogné. « Que se passe-t-il, ma chère amie?
— Je me dis que j’ai besoin de changement…
— J’ai ce qu’il te faut », dit Henriquez lui fit un clin d’œil et la conduisit au bar.
Henriquez versa du Grand Marnier et du jus de canneberges dans un shaker chromé qu’il fouetta vigoureusement. Il transvida le mélange dans un verre à martini avant de presser un quartier de lime au-dessus. Avec une révérence caricaturale, il le tendit à Mélanie.
Elle le but d’un coup. C’était délicieux. « J’en prendrais un autre, Maestro ».
« Le changement a du bon, hein?
— Absolument », répondit-elle. Elle remarqua Loulou Kingston faire son entrée de l’autre côté du bar. Elle fit craquer ses jointures. Elle ressentait une envie féroce de chercher la bagarre. Combien de temps depuis leur dernière engueulade avec elle? Un mois? Un mois et demi?
Henriquez lui versa son deuxième verre.
« D’autres choses ne changent pas », dit-elle avec un sourire carnassier. Comme elle se sentait vivante dans ces moments-là! Une partie d’elle espérait qu’elles en vinssent aux coups.
Henriquez connaissait ce regard. Le salon privé était presque vide : elles pourraient s’en donner à cœur joie, entretenir leur mythe sans blesser personne. Cette fois.