dimanche 26 novembre 2017

Le Nœud Gordien, épisode 498 : Changer le monde

Le coup ne vint jamais. Plutôt : un frisson. Une bourrasque. Le bruit de talons hauts sur l’asphalte. Félicia rouvrit les yeux. Aizalyasni se trouvait derrière Harré. Elle fit un mouvement dans sa direction, et la lumière dont il était nimbé pâlit.
Le maître fou se retourna. « Comment… » Il n’eut pas le temps de finir sa phrase. Martin apparut à son tour, comme s’il avait franchi d’un pas le seuil d’un portail invisible. Karl Tobin se matérialisa ensuite à côté de Félicia, et Rem à sa droite. L’aura de Harré s’atténua un peu plus à chaque nouvelle arrivée, jusqu’à disparaître complètement. Pendant un instant, ils demeurèrent tous immobiles, les traits tendus par l’effort d’un combat invisible. La panique croissante affichée par Harré fut le premier indice que les quatre prenaient le dessus. Il poussa ensuite un grognement de rage, de haine, de frustration, puis sa chair se désintégra plus vite qu’il l’avait construite. Les quatre continuèrent à se concentrer sur l’impression laissée derrière; elle devint translucide, ses lignes se brouillèrent, puis elle disparut complètement.
Les quatre baissèrent les bras en soupirant à l’unisson. Ce répit ne dura qu’un instant : chacun partit dans une direction différente. Aizalyasni se précipita vers la femme qui avait porté Hill; Martin vers Gordon; Rem – qui ne pouvait en fait qu’être Timothée ressuscité – se pencha quant à lui sur le cadavre d’Édouard. Tobin offrit d’aider Félicia à se relever.
« On ne peut plus rien pour lui », dit Martin à propos de Gordon.
Félicia refusa la main tendue et accourut auprès d’Édouard et Tim. « Et lui? Fais quelque chose! »
Timothée ausculta Édouard une longue minute, pendant laquelle Félicia retint son souffle. Lorsqu’il se redressa, son cœur se serra. L’avait-elle perdu pour toujours? 
Le corps d’Édouard tressaillit, puis sa bouche s’ouvrit pour happer une grande bouffée.
Félicia avait su garder une mesure de sang-froid face à la découverte de son cadavre, face à des menaces mortelles, face à la possibilité de la fin du monde. Mais voir son amoureux revenir à la vie brisa toute sa contenance. Elle fondit en larmes en l’étreignant.
Édouard avait l’air ébaubi de quelqu’un qu’on réveille au beau milieu d’un rêve. Le sentir retourner son étreinte fut pour Félicia la plus belle sensation du monde. Ozzy vint se poser à côté d’eux; l’oiseau croassa à répétition, jaloux de l’attention d’Édouard. Celui-ci l’accueillit avec un rire tendre et une caresse, puis il se releva avec la prudence d’un nonagénaire.
Il sursauta en apercevant l’homme pétrifié qui se tenait un peu plus loin sur le boulevard. Félicia l’avait à peine remarqué. « Claude! 
— Pas d’inquiétude, dit Timothée. Encore quelques minutes, et il sera libre de ses mouvements. 
— Megan? », dit une voix féminine derrière eux. Puis : « Édouard?! » Geneviève venait de reprendre conscience. « Qu’est-ce que je fais ici?
— C’est compliqué, répondit-il d’une voix rauque. J’en ai manqué un bout, moi aussi… 
— Je veux comprendre, dit Félicia à Timothée. Que s’est-il passé avec Harré? Il a dit qu’il avait réussi… Réussi quoi?
— L’Œuvre suprême, dit Martin.
— La fin d’un monde, dit Aizalyasni.
— Le début d’un nouveau, conclut Tobin.
— Je n’y comprends rien, lança Geneviève, dépassée.
— Expliquez-nous », exigea Édouard.
Timothée acquiesça. « Harré était convaincu que la magie n’avait pas toujours été aussi rare que de nos jours. Il était obsédé par l’idée de la ramener sur Terre. C’est pour y parvenir qu’il s’est mis à ouvrir des Cercles… Chacun nécessitait le sacrifice d’un initié, qui devenait en quelque sorte le conduit entre la magie et le monde.
— Tu parles de sacrifices… Il les a assassinés, rappela Félicia.
— Son intention était noble…
Noble? Comment peux-tu dire une chose pareille?
— Il croyait surtout qu’aucune vie humaine n’avait d’importance face à la réalisation de son Œuvre, continua Timothée posément. Pas même la sienne, en fait. Il croyait devoir mourir pour atteindre son objectif… »
Cela n’excuse pas ses crimes, pensa Félicia. À tout le moins, cela expliquait son moment d’incrédulité. « Il s’est accroché à son filet in extremis, c’est ça? Et avec toute la magie dans l’air, il a pu reconstruire son corps… » Mais quelque chose clochait dans ce scénario. « En théorie, même trois Cercles ne suffiraient pas pour transformer le monde entier... Comment a-t-il fait?
— C’est simple : il a mobilisé tous les Cercles…
— Voyons donc! Personne n’aurait pu supporter toute cette énergie sans être détruit! Même avec l’aide de Hill et Gordon… Sans même parler du problème de la distance… » Elle détecta un subtil changement dans l’attitude des Quatre. Jusqu’ici, elle avait présumé qu’ils avaient découvert le plan de Harré en lisant ses pensées, comme ils faisaient avec tout le monde. Se pouvait-il que… « Vous l’avez aidé!?
— Nous avons pu voir l’esprit de Harré, sans fard, sans filtre, admit Tobin. Tricane disait sans cesse : apprend d’abord à te changer, à changer les autres, puis à changer le monde. Au final, c’était ça, son plan… Et c’est ce que Madame aurait voulu que nous fassions.
— Quand même », intervint Édouard, qui recouvrait sa forme un peu plus à chaque seconde, « même en vous y prenant à sept plutôt qu’à trois, ça ne doit pas avoir fait une grande différence…
— Tu as raison, répondit Timothée. Mais à cent? À mille? À cent mille?
— Vous parlez des mouvements ordonnés par Gordon, proposa Édouard. Ce sont ces gens vous ont aidés à supporter l’énergie…
— La plus grande oraison de l’histoire », confirma Aizalyasni.
Félicia bouillait de plus en plus. En s’alliant avec ce fou dangereux, les Quatre étaient coupables par association de la mort de Gordon. Le fait qu’ils aient ressuscité Édouard était loin de les absoudre du reste. « Si Harré était votre allié, pourquoi diable l’avoir attaqué?, demanda-t-elle.
« Il croyait accomplir la volonté de l’Univers, continua la jeune femme. Même s’il était préparé à y rester, il espérait secrètement que l’Univers le récompenserait à la hauteur de son service… S’il survivait, il se disait que le monde lui reviendrait de droit. Maya nous avait avertis : il fallait lui couper l’herbe sous le pied sans tarder.
—C’est qui, Maya? » 
Timothée poursuivit en ignorant la question de Félicia. « Notre seule chance, poursuivit-il, c’était d’y aller à quatre contre un, immédiatement après qu’il ait complété le Grand Œuvre, avant qu’il ait eu le temps d’apprivoiser son apothéose…
— Tu n’as pas tort lorsque tu le traites de fou dangereux, concéda Martin. Nous ne pouvions pas le laisser en liberté… 
— Quelle grandeur d’âme, ironisa-t-elle. Ça n’aurait rien à voir avec le risque qu’il brime votre liberté, par hasard? »
Les Quatre lui servirent un sourire narquois. « Parlant de liberté, enchaîna Tobin, l’obligation de rester cachés ne tient plus à rien. À partir de maintenant, nous allons nous afficher au grand jour, peu importe ce que les Seize en disent. Je vous rappelle que nous n’avons jamais voulu la guerre… Simplement vivre en paix, en veillant au bien de notre communauté.
— Vous avez essayé de faire de moi une marionnette! Vous avez travaillé de concert avec Harré! Si vous pensez que je vais vous croire un instant… »
D’un mouvement sec, Tobin désigna Édouard du menton. « Nous l’avons ramené à la vie en signe de bonne foi. Pour la dernière fois : nous ne voulons pas la guerre, mais nous ne tolérerons plus d’opposition de votre part. Le Centre-Sud, c’est chez nous. Tenez-vous-le pour dit. »
Les Quatre disparurent comme ils étaient arrivés, entre deux battements de paupière.
« Je dois être en train de rêver », dit Geneviève. Elle s’était éloignée de la conversation, à laquelle elle ne comprenait rien, pour examiner Claude, encore pétrifié. « Je vais me réveiller. C’est la seule explication. »
Les téléphones d’Édouard, de Félicia, de Geneviève, de Claude – même celui dans la poche de Gordon – se mirent à vibrer et à sonner au même moment. La panne du réseau cellulaire enfin finie, les textos et les notifications entraient en rafale. Le monde avait peut-être irrémédiablement changé, mais ces alertes donnaient l’impression d’un retour à une certaine forme de normalité.

dimanche 19 novembre 2017

Le Nœud Gordien, épisode 497 : Deux temps, trois mouvements

Depuis qu’elle avait pénétré dans l’intersection des trois Cercles, une idée s’imposait sans cesse à Félicia : ici, tout est possible. La façon dont elle avait commandé au vent, dont elle communiait avec les impressions… Elle pouvait se permettre de voir grand.
Aidez-moi, répéta-t-elle. Comme une fillette devant ses bougies d’anniversaire, elle fit un vœu. Je vous en prie. Aidez-moi. J’ai besoin de vous tous. Tous, sauf Édouard. Elle ne voulait surtout pas penser à Édouard. Elle ne pouvait pas penser à lui. La douleur crue menaçait d’anéantir l’aplomb qu’elle venait à peine de reconquérir.
Et les morts répondirent à son appel. Elle les sentit remuer, abandonner leur passivité coutumière pour se mettre en mouvement. Lorsqu’elle ouvrit les yeux, ils étaient des dizaines, massés devant elle en demi-cercle. Parmi eux se trouvaient Espinosa, Hoshmand, Gordon… Mais aussi Mélanie Tremblay et Éric Henriquez. Et son père, décédé dans son quartier général du Centre, recouvert par le Cercle numéro deux. Dans ce moment décisif, voir son père qui, de son vivant, avait plutôt brillé par son absence, faillit faire jaillir les larmes qu’elle avait réussi à refréner jusqu’ici.
Les impressions s’avancèrent en s’interpénétrant de plus en plus, formant autour d’elle une bulle radiant d’une énergie distincte de celle qui saturait déjà les environs. Instinctivement, elle leva les mains devant son cœur, à la manière des Trois. Une étincelle apparut entre ses paumes, brillante comme le soleil, happant les impressions dans sa blancheur éblouissante.
Harré était déjà l’initié le plus puissant que le monde ait connu. À l’intersection des Cercles, il devait frôler l’omnipotence. Pour le vaincre, Félicia devait agir, vite et décidément.
Dans un premier temps, il fallait priver le camp ennemi de ses atouts : soustraire Hill de l’équation, et couper Harré de sa magie – si possible, en se l’arrogeant. Dans un deuxième temps, il fallait frapper fort – lui balancer tout ce qu’elle avait, avant qu’il ne se ressaisisse. S’il reprenait le dessus, c’en était fait d’elle – peut-être du monde entier. Deux temps, trois mouvements. À toute vitesse.
Une nouvelle secousse la fit chanceler. Un bruit de verre cassé se fit entendre au loin. Un corbeau croassa au-dessus d’elle. En levant la tête, elle vit que trois points lumineux croissaient dans les nuages; des rayons colorés s’étendaient dans toutes les directions, donnant aux nuages noirs l’apparence de méduses titanesques.
Elle ne pouvait plus attendre : c’était le moment ou jamais.
Elle sortit de sa cachette, et poussa avec ses deux paumes l’étincelle allumée par l’essence des morts. Un rayon blanc en sortit et trancha net le cordon rattachant Hill à sa maison. Le halo de sa présence s’évanouit d’un coup; la femme qui l’avait portée poussa un petit cri éraillé et tomba sur le sol, inconsciente.
« Non! », cria Harré paniqué, sa posture ployant sous un poids invisible. Il leva les mains vers le ciel à la manière d’un Atlas supportant la voûte céleste.
« Oh oui », répondit Félicia. Profitant du désarroi de son ennemi, elle tenta de détourner à son profit le pilier de lumière.
Elle réalisa avec effroi l’ampleur de son erreur. Sa tentative équivalait à vouloir écoper des rapides à la louche. À endiguer une cataracte à mains nues.
Harré saisit à son tour l’occasion : il arracha à Félicia son étincelle. Elle eut l’impression que son âme se déchirait; la violence de la sensation lui fit perdre pied. Elle se retrouva à nouveau étalée sur l’asphalte, coupée de l’acuité, impuissante.
Le pilier de lumière absorba l’étincelle. La pression que Harré avait subie après la défaite de Hill s’évanouit d’un coup. En se redressant, il déclama : « Oui. Oui! Enfin! L’ŒUVRE SUPRÊME!
Ses pieds quittèrent le sol, comme si le pilier n’était plus fait de lumière, mais d’un fluide au courant capable de l’emporter. Il leva le menton, les bras en croix. Le pilier devint incandescent; à ce moment précis, le sourire aux lèvres, Harré explosa en une bruine rougeâtre.
Son impression demeura toutefois, suspendue entre ciel et terre. Après un instant de surprise manifeste, le fantôme de Harré retrouva son rictus détestable. Il fit un geste, et sous les yeux de Félicia, il se constitua en quelques secondes un nouveau corps de chair et d’os – cette fois, avec ses propres traits, plutôt que ceux de Van Haecht.
Un silence lourd s’était emparé du boulevard. Le vent avait tombé; les nuages se dispersaient déjà, laissant filtrer des pieds-de-vent.
« Je suis vivant », dit-il, la voix pleine d’incrédulité. Félicia, balayée par la chair de poule, voulut faire surgir l’étincelle blanche à nouveau, mais rien ne se produisit. « Je suis vivant! », répéta-t-il avant d’éclater d’un rire à glacer le sang, les mains levées vers le ciel comme un défi lancé à Dieu. « J’ai accompli mon devoir. Il ne me reste maintenant qu’à jouir de ma récompense! » L’éclat sinistre de ses yeux ne disait rien qui vaille.
Jusqu’au dernier moment, Félicia avait cru pouvoir empêcher Harré d’accomplir son dessein funeste.
Toute sa vie semblait faite d’une longue série de causes et d’effets l’ayant conduite à ce moment précis.
Espinosa s’était d’abord allié avec son père avant de la choisir comme apprentie. Il lui avait ordonné de séduire Frank Batakovic, qui lui avait voué son âme jusque dans la mort… Lorsqu’elle avait lié son essence à la cloche de verre, toutes les impressions s’étaient tournées vers elle. En les mobilisant à sa cause, en leur empruntant leur puissance pour contrecarrer Harré, elle avait sincèrement cru qu’elle pouvait gagner.
Harré pouffa de rire en lisant ses pensées. « Tu n’as rien compris. En fait, c’est tout le contraire! » Sa silhouette brillait d’une aura bleutée, la même teinte que le feu de Saint-Elme. Tout son être semblait chargé d’une énergie qui ne demandait qu’à être déchaînée. « Oh, tu étais là où il fallait. Ta destinée n’était toutefois pas de me vaincre, mais de paver la voie vers mon retour. Et mon triomphe! Et maintenant que tu as joué ton rôle jusqu’au bout… »
Il leva la main.  La lumière qu’il exsudait de partout s’accentua au bout de ses doigts en un point aveuglant, forçant Félicia à fermer les yeux.
Derrière ses paupières closes, le point clignotait encore, imprimé sur sa rétine, comme un signal annonçant le coup fatidique.

dimanche 12 novembre 2017

Le Nœud Gordien, épisode 496 : L’œuvre suprême, 4e partie

La chaleur de ses tatouages s’accentua au point de lui faire craindre qu’elle devienne intolérable. Félicia s’arrêta le temps d’examiner celui sur son épaule gauche. Chacun des traits brillait de la douce lumière du fer chauffé; la peau alentour était rougie et boursouflée, comme des suites d’un violent coup de soleil.
Une série de coups de feu la fit sursauter. Avançant à pas de loup jusqu’au coin du boulevard St-Martin, elle risqua un coup d’œil de l’autre côté. Harré riait à gorge déployée, au beau milieu du pilier aux mille couleurs. La scène baignait dans une bruine translucide, un brouillard scintillant qui ressemblait aux mirages qui agitent l’air au-dessus de l’asphalte brûlant. Cette substance arrivait du sud comme une crue éthérée, avant d’être happée en tourbillon par le pilier incandescent, et pompée jusqu’aux nuages.
Harré n’était pas seul. Une femme l’accompagnait, sa silhouette entièrement recouverte par celle, à moitié translucide, de Narcisse Hill. Un cordon argenté rattachait le fantôme à un point lointain, à l’ouest – sans doute sa maison. Ce curieux amalgame tournait autour de Harré en l’accompagnant dans ses gestes incantatoires.
Félicia fut surprise d’apercevoir Édouard à quelques pas du pilier, les yeux rivés sur elle, immobile, impassible. Il lui fallut une seconde pour comprendre que ce n’était pas son amoureux qui la scrutait ainsi, mais son impression : son cadavre gisait sur le sol, la bouche ouverte, les yeux exorbités, un pistolet tordu à côté de sa main.
L’impression de Gordon se tenait un peu plus loin, lui aussi à côté de sa dépouille.
Félicia se sentit défaillir. Sa main chercha la brique solide du mur derrière elle comme une bouée, sans laquelle elle risquait de sombrer. Dès que son étourdissement le lui permit, elle tourna les talons et s’enfuit aussi vite qu’elle le put.
Elle n’eut pas eu le temps de se rendre bien loin qu’un craquement tonitruant se fit entendre. La terre trembla; saisie, elle fit un pas de travers et chuta. La douleur de son genou éraflé cassa l’emprise de la panique aveugle. Il n’en fallait pas moins pour que la voix de la raison s’insinue dans la brèche et reprenne le volant.
Il fallait qu’elle retrouve son sang-froid. Le salut du monde en dépendait.
Elle ferma les yeux et inspira profondément en pensant à Gianfranco Espinosa, le plus stoïque des hommes, aux côtés de qui elle avait appris à juguler ses émotions – son impatience autant que son amour, mais surtout sa crainte de ne pas être à la hauteur. Elle sentit sa présence bienveillante, qui perdurait au Terminus malgré sa mort… Elle lui demanda : aide-moi.
Elle inspira à nouveau en se concentrant sur Gordon, qui la poussait sans cesse à se dépasser, à ne jamais être moins qu’excellente. Elle avait tant appris depuis qu’il l’avait prise sous son aile… Elle refusait de croire qu’il avait rejoint le camp de Harré. Il était bien plus plausible de croire que comme Van Haecht, comme la femme au corps usurpé par l’esprit de Hill, Gordon n’était plus maître de ses actions. Une fois de plus, elle sentit une connexion se nouer entre elle et lui. L’élève et le maître. Aide-moi.
Elle inspira une troisième fois, cette fois pour elle-même. Je. Me. Moi.
Depuis qu’elle l’avait découvert, son mantra avait le double effet de la détacher d’elle-même, tout en affirmant ce qu’elle avait d’essentiel.
Dans l’espace creusé par l’acuité, baignant dans le potentiel immense de la magie brute, elle perçut la présence de tous ceux qui avaient péri dans les trois Cercles – toutes ces impressions qui, depuis longtemps, étaient tournées vers elle, comme s’ils attendaient un signe de sa part, ou peut-être une parole…
Aidez-moi.

dimanche 5 novembre 2017

Le Nœud Gordien, épisode 495 : L’œuvre suprême, 3e partie

La fin d’un monde, avait dit Hill. Ces paroles dans la bouche d’un illuminé étaient les plus effrayantes que Félicia ait jamais entendues. Elle se répétait qu’elles ne devaient pas être prises littéralement, qu’aucun procédé ne pouvait avoir cette envergure, mais en levant les yeux au ciel, les nuages qui paraissaient engloutir le soleil lui rappelaient que c’était de Harré dont il s’agissait. Harré qui, à lui seul, avait vaincu presque tous les Maîtres de son époque. Qui avait su tromper la mort…
Pouvait-elle l’empêcher d’exécuter son plan? Elle en doutait. Pouvait-elle prendre le risque de ne rien faire? Absolument pas.
Elle avait retenu de sa course-poursuite avec Tobin que la plupart des accès au quartier étaient condamnés, obstrués par des blocs de béton. Elle espérait pouvoir se faufiler aussi près que possible du boulevard St-Martin avant de devoir laisser sa voiture derrière.
Elle ressentait l’énergie radiesthésique se concentrer à mesure qu’elle s’approchait du centre de l’orage, une intensité qui dépassait de loin celle du Terminus, qui avait pourtant failli lui coûter la vie. Cette fois, la sensation était différente, moins oppressante, peut-être parce qu’elle portait maintenant son procédé encré à même sa chair, plutôt que peint sur six plaquettes de bois. Harré avait évoqué l’intersection de trois Cercles... Du jamais-vu. Personne ne pouvait prédire comment la magie fonctionnerait dans pareil contexte. Il lui restait à espérer que la protection offerte par ses tatouages tienne bon.
Elle se retrouva dans un cul-de-sac, confrontée à un dilemme : faire marche arrière, chercher un chemin pénétrant plus loin dans le quartier, et perdre de précieuses minutes sans garantie d’y parvenir; ou laisser sa voiture et avancer à pied, lentement mais sûrement. Comme la tempête semblait tournoyer autour d’un point qui ne se trouvait plus bien loin, elle choisit la deuxième option.
Jusque-là, les rues étaient demeurées à peu près désertes : les gens du coin s’étaient mis à l’abri de ce ciel qui semblait sur le point de leur tomber sur la tête. Un attroupement, d’autant plus manifeste par contraste, bloquait cependant le chemin que Félicia avait choisi. Ses membres se firent menaçants dès qu’ils la virent s’approcher, certains, armés, allant jusqu’à la mettre en joue. Étaient-ils à la solde de Harré? Étaient-ils contrôlés par Gordon, comme les auditeurs de l’émission? Elle préféra battre en retraite sans leur poser la question.
Elle voulut les contourner, mais les autres voies d’accès étaient pareillement occupées. Adossée contre la brique d’une maison placardée, elle réfléchit à ses options.
Le procédé de Hoshmand s’imposait, mais elle n’avait pas une heure à lui consacrer. Si seulement elle avait pu faire comme Gianfranco l’été dernier, qui l’avait rendue invisible en quelques coups de eye liner sur sa cuisse…
L’été dernier. Difficile de croire qu’une année seulement s’était écoulée depuis la catastrophe du Hilltown. Depuis, elle avait travaillé d’arrache-pied, gagné son bâton et son anneau. Elle avait inventé des procédés capables d’impressionner les Seize.
Et si j’en étais maintenant capable?
Elle entra en acuité avec une facilité inédite. Ses tatouages se mirent à picoter, mais elle ne sentit pas la menace d’un contrecoup.
Elle trouva son crayon feutre dans son sac et traça les caractères du procédé à même son avant-bras. Espinosa avait caché les siens sous sa robe, mais l’impératif de garder secrète l’existence de la magie ne tenait plus à rien.
Lorsqu’elle boucla le procédé, ses tatouages se mirent à chauffer. Elle demeura sur le qui-vive un instant, mais la sensation s’estompa rapidement. So far, so good, pensa-t-elle. Elle s’approcha prudemment de l’un des barrages en frôlant les murs, sans que quiconque ne réagisse à sa présence. Elle se faufila de l’autre côté puis accéléra le pas. Un vent agressif, armé de poussière et de saleté, l’accueillit dans le Centre-Sud.
L’intensité radiesthésique s’accrut encore. Elle devina qu’elle se trouvait désormais à l’intersection des trois Cercles. Une douce chaleur l’enveloppa, concentrée sur ses tatouages, qui pulsaient au rythme de son cœur. L’incertitude et l’effroi de la dernière heure laissaient place à une sorte d’allégresse, au sentiment que tout était possible. Chaque élément de son environnement suggérait qu’il se trouvait là en vue d’une finalité, comme si elle entrevoyait pour la première fois un ordre profond caché derrière la réalité usuelle. Elle vivait l’émoi d’une manifestation synchrone, mais au carré : le monde entier était en phase, et elle avec lui. C’est un signe, pensa-t-elle. Moi aussi, je suis là où il faut.
Elle eut une pensée pour Rory qui, durant leur aventure en Thaïlande, lui avait parlé de l’ivresse des profondeurs. Cette altération de la chimie des gaz agissait sur la biologie des plongeurs en causant chez eux des effets psychotropes inattendus – incluant l’euphorie. Elle se demanda si l’énergie combinée de trois Cercles pouvaient avoir le même effet.
Une bourrasque la força à s’accroupir par crainte d’être emportée. Sans réfléchir, naturellement, elle tourna son acuité vers le vent, vers l’air, vers les turbulences. Elle imposa à l’atmosphère chaotique la tranquillité de son esprit discipliné; immédiatement, le vent cessa ses ruades. Elle éclata de rire. Elle se sentait forte. Puissante. Inarrêtable.
Un pilier de lumière chatoyante apparut entre ciel et terre, une lumière d’autant plus crue qu’elle détonnait avec la pénombre. Il semblait toucher le sol deux coins de rue plus loin. Elle y était presque…
Elle se remit en marche, plus déterminée que jamais.