dimanche 5 novembre 2017

Le Nœud Gordien, épisode 495 : L’œuvre suprême, 3e partie

La fin d’un monde, avait dit Hill. Ces paroles dans la bouche d’un illuminé étaient les plus effrayantes que Félicia ait jamais entendues. Elle se répétait qu’elles ne devaient pas être prises littéralement, qu’aucun procédé ne pouvait avoir cette envergure, mais en levant les yeux au ciel, les nuages qui paraissaient engloutir le soleil lui rappelaient que c’était de Harré dont il s’agissait. Harré qui, à lui seul, avait vaincu presque tous les Maîtres de son époque. Qui avait su tromper la mort…
Pouvait-elle l’empêcher d’exécuter son plan? Elle en doutait. Pouvait-elle prendre le risque de ne rien faire? Absolument pas.
Elle avait retenu de sa course-poursuite avec Tobin que la plupart des accès au quartier étaient condamnés, obstrués par des blocs de béton. Elle espérait pouvoir se faufiler aussi près que possible du boulevard St-Martin avant de devoir laisser sa voiture derrière.
Elle ressentait l’énergie radiesthésique se concentrer à mesure qu’elle s’approchait du centre de l’orage, une intensité qui dépassait de loin celle du Terminus, qui avait pourtant failli lui coûter la vie. Cette fois, la sensation était différente, moins oppressante, peut-être parce qu’elle portait maintenant son procédé encré à même sa chair, plutôt que peint sur six plaquettes de bois. Harré avait évoqué l’intersection de trois Cercles... Du jamais-vu. Personne ne pouvait prédire comment la magie fonctionnerait dans pareil contexte. Il lui restait à espérer que la protection offerte par ses tatouages tienne bon.
Elle se retrouva dans un cul-de-sac, confrontée à un dilemme : faire marche arrière, chercher un chemin pénétrant plus loin dans le quartier, et perdre de précieuses minutes sans garantie d’y parvenir; ou laisser sa voiture et avancer à pied, lentement mais sûrement. Comme la tempête semblait tournoyer autour d’un point qui ne se trouvait plus bien loin, elle choisit la deuxième option.
Jusque-là, les rues étaient demeurées à peu près désertes : les gens du coin s’étaient mis à l’abri de ce ciel qui semblait sur le point de leur tomber sur la tête. Un attroupement, d’autant plus manifeste par contraste, bloquait cependant le chemin que Félicia avait choisi. Ses membres se firent menaçants dès qu’ils la virent s’approcher, certains, armés, allant jusqu’à la mettre en joue. Étaient-ils à la solde de Harré? Étaient-ils contrôlés par Gordon, comme les auditeurs de l’émission? Elle préféra battre en retraite sans leur poser la question.
Elle voulut les contourner, mais les autres voies d’accès étaient pareillement occupées. Adossée contre la brique d’une maison placardée, elle réfléchit à ses options.
Le procédé de Hoshmand s’imposait, mais elle n’avait pas une heure à lui consacrer. Si seulement elle avait pu faire comme Gianfranco l’été dernier, qui l’avait rendue invisible en quelques coups de eye liner sur sa cuisse…
L’été dernier. Difficile de croire qu’une année seulement s’était écoulée depuis la catastrophe du Hilltown. Depuis, elle avait travaillé d’arrache-pied, gagné son bâton et son anneau. Elle avait inventé des procédés capables d’impressionner les Seize.
Et si j’en étais maintenant capable?
Elle entra en acuité avec une facilité inédite. Ses tatouages se mirent à picoter, mais elle ne sentit pas la menace d’un contrecoup.
Elle trouva son crayon feutre dans son sac et traça les caractères du procédé à même son avant-bras. Espinosa avait caché les siens sous sa robe, mais l’impératif de garder secrète l’existence de la magie ne tenait plus à rien.
Lorsqu’elle boucla le procédé, ses tatouages se mirent à chauffer. Elle demeura sur le qui-vive un instant, mais la sensation s’estompa rapidement. So far, so good, pensa-t-elle. Elle s’approcha prudemment de l’un des barrages en frôlant les murs, sans que quiconque ne réagisse à sa présence. Elle se faufila de l’autre côté puis accéléra le pas. Un vent agressif, armé de poussière et de saleté, l’accueillit dans le Centre-Sud.
L’intensité radiesthésique s’accrut encore. Elle devina qu’elle se trouvait désormais à l’intersection des trois Cercles. Une douce chaleur l’enveloppa, concentrée sur ses tatouages, qui pulsaient au rythme de son cœur. L’incertitude et l’effroi de la dernière heure laissaient place à une sorte d’allégresse, au sentiment que tout était possible. Chaque élément de son environnement suggérait qu’il se trouvait là en vue d’une finalité, comme si elle entrevoyait pour la première fois un ordre profond caché derrière la réalité usuelle. Elle vivait l’émoi d’une manifestation synchrone, mais au carré : le monde entier était en phase, et elle avec lui. C’est un signe, pensa-t-elle. Moi aussi, je suis là où il faut.
Elle eut une pensée pour Rory qui, durant leur aventure en Thaïlande, lui avait parlé de l’ivresse des profondeurs. Cette altération de la chimie des gaz agissait sur la biologie des plongeurs en causant chez eux des effets psychotropes inattendus – incluant l’euphorie. Elle se demanda si l’énergie combinée de trois Cercles pouvaient avoir le même effet.
Une bourrasque la força à s’accroupir par crainte d’être emportée. Sans réfléchir, naturellement, elle tourna son acuité vers le vent, vers l’air, vers les turbulences. Elle imposa à l’atmosphère chaotique la tranquillité de son esprit discipliné; immédiatement, le vent cessa ses ruades. Elle éclata de rire. Elle se sentait forte. Puissante. Inarrêtable.
Un pilier de lumière chatoyante apparut entre ciel et terre, une lumière d’autant plus crue qu’elle détonnait avec la pénombre. Il semblait toucher le sol deux coins de rue plus loin. Elle y était presque…
Elle se remit en marche, plus déterminée que jamais.

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