dimanche 26 novembre 2017

Le Nœud Gordien, épisode 498 : Changer le monde

Le coup ne vint jamais. Plutôt : un frisson. Une bourrasque. Le bruit de talons hauts sur l’asphalte. Félicia rouvrit les yeux. Aizalyasni se trouvait derrière Harré. Elle fit un mouvement dans sa direction, et la lumière dont il était nimbé pâlit.
Le maître fou se retourna. « Comment… » Il n’eut pas le temps de finir sa phrase. Martin apparut à son tour, comme s’il avait franchi d’un pas le seuil d’un portail invisible. Karl Tobin se matérialisa ensuite à côté de Félicia, et Rem à sa droite. L’aura de Harré s’atténua un peu plus à chaque nouvelle arrivée, jusqu’à disparaître complètement. Pendant un instant, ils demeurèrent tous immobiles, les traits tendus par l’effort d’un combat invisible. La panique croissante affichée par Harré fut le premier indice que les quatre prenaient le dessus. Il poussa ensuite un grognement de rage, de haine, de frustration, puis sa chair se désintégra plus vite qu’il l’avait construite. Les quatre continuèrent à se concentrer sur l’impression laissée derrière; elle devint translucide, ses lignes se brouillèrent, puis elle disparut complètement.
Les quatre baissèrent les bras en soupirant à l’unisson. Ce répit ne dura qu’un instant : chacun partit dans une direction différente. Aizalyasni se précipita vers la femme qui avait porté Hill; Martin vers Gordon; Rem – qui ne pouvait en fait qu’être Timothée ressuscité – se pencha quant à lui sur le cadavre d’Édouard. Tobin offrit d’aider Félicia à se relever.
« On ne peut plus rien pour lui », dit Martin à propos de Gordon.
Félicia refusa la main tendue et accourut auprès d’Édouard et Tim. « Et lui? Fais quelque chose! »
Timothée ausculta Édouard une longue minute, pendant laquelle Félicia retint son souffle. Lorsqu’il se redressa, son cœur se serra. L’avait-elle perdu pour toujours? 
Le corps d’Édouard tressaillit, puis sa bouche s’ouvrit pour happer une grande bouffée.
Félicia avait su garder une mesure de sang-froid face à la découverte de son cadavre, face à des menaces mortelles, face à la possibilité de la fin du monde. Mais voir son amoureux revenir à la vie brisa toute sa contenance. Elle fondit en larmes en l’étreignant.
Édouard avait l’air ébaubi de quelqu’un qu’on réveille au beau milieu d’un rêve. Le sentir retourner son étreinte fut pour Félicia la plus belle sensation du monde. Ozzy vint se poser à côté d’eux; l’oiseau croassa à répétition, jaloux de l’attention d’Édouard. Celui-ci l’accueillit avec un rire tendre et une caresse, puis il se releva avec la prudence d’un nonagénaire.
Il sursauta en apercevant l’homme pétrifié qui se tenait un peu plus loin sur le boulevard. Félicia l’avait à peine remarqué. « Claude! 
— Pas d’inquiétude, dit Timothée. Encore quelques minutes, et il sera libre de ses mouvements. 
— Megan? », dit une voix féminine derrière eux. Puis : « Édouard?! » Geneviève venait de reprendre conscience. « Qu’est-ce que je fais ici?
— C’est compliqué, répondit-il d’une voix rauque. J’en ai manqué un bout, moi aussi… 
— Je veux comprendre, dit Félicia à Timothée. Que s’est-il passé avec Harré? Il a dit qu’il avait réussi… Réussi quoi?
— L’Œuvre suprême, dit Martin.
— La fin d’un monde, dit Aizalyasni.
— Le début d’un nouveau, conclut Tobin.
— Je n’y comprends rien, lança Geneviève, dépassée.
— Expliquez-nous », exigea Édouard.
Timothée acquiesça. « Harré était convaincu que la magie n’avait pas toujours été aussi rare que de nos jours. Il était obsédé par l’idée de la ramener sur Terre. C’est pour y parvenir qu’il s’est mis à ouvrir des Cercles… Chacun nécessitait le sacrifice d’un initié, qui devenait en quelque sorte le conduit entre la magie et le monde.
— Tu parles de sacrifices… Il les a assassinés, rappela Félicia.
— Son intention était noble…
Noble? Comment peux-tu dire une chose pareille?
— Il croyait surtout qu’aucune vie humaine n’avait d’importance face à la réalisation de son Œuvre, continua Timothée posément. Pas même la sienne, en fait. Il croyait devoir mourir pour atteindre son objectif… »
Cela n’excuse pas ses crimes, pensa Félicia. À tout le moins, cela expliquait son moment d’incrédulité. « Il s’est accroché à son filet in extremis, c’est ça? Et avec toute la magie dans l’air, il a pu reconstruire son corps… » Mais quelque chose clochait dans ce scénario. « En théorie, même trois Cercles ne suffiraient pas pour transformer le monde entier... Comment a-t-il fait?
— C’est simple : il a mobilisé tous les Cercles…
— Voyons donc! Personne n’aurait pu supporter toute cette énergie sans être détruit! Même avec l’aide de Hill et Gordon… Sans même parler du problème de la distance… » Elle détecta un subtil changement dans l’attitude des Quatre. Jusqu’ici, elle avait présumé qu’ils avaient découvert le plan de Harré en lisant ses pensées, comme ils faisaient avec tout le monde. Se pouvait-il que… « Vous l’avez aidé!?
— Nous avons pu voir l’esprit de Harré, sans fard, sans filtre, admit Tobin. Tricane disait sans cesse : apprend d’abord à te changer, à changer les autres, puis à changer le monde. Au final, c’était ça, son plan… Et c’est ce que Madame aurait voulu que nous fassions.
— Quand même », intervint Édouard, qui recouvrait sa forme un peu plus à chaque seconde, « même en vous y prenant à sept plutôt qu’à trois, ça ne doit pas avoir fait une grande différence…
— Tu as raison, répondit Timothée. Mais à cent? À mille? À cent mille?
— Vous parlez des mouvements ordonnés par Gordon, proposa Édouard. Ce sont ces gens vous ont aidés à supporter l’énergie…
— La plus grande oraison de l’histoire », confirma Aizalyasni.
Félicia bouillait de plus en plus. En s’alliant avec ce fou dangereux, les Quatre étaient coupables par association de la mort de Gordon. Le fait qu’ils aient ressuscité Édouard était loin de les absoudre du reste. « Si Harré était votre allié, pourquoi diable l’avoir attaqué?, demanda-t-elle.
« Il croyait accomplir la volonté de l’Univers, continua la jeune femme. Même s’il était préparé à y rester, il espérait secrètement que l’Univers le récompenserait à la hauteur de son service… S’il survivait, il se disait que le monde lui reviendrait de droit. Maya nous avait avertis : il fallait lui couper l’herbe sous le pied sans tarder.
—C’est qui, Maya? » 
Timothée poursuivit en ignorant la question de Félicia. « Notre seule chance, poursuivit-il, c’était d’y aller à quatre contre un, immédiatement après qu’il ait complété le Grand Œuvre, avant qu’il ait eu le temps d’apprivoiser son apothéose…
— Tu n’as pas tort lorsque tu le traites de fou dangereux, concéda Martin. Nous ne pouvions pas le laisser en liberté… 
— Quelle grandeur d’âme, ironisa-t-elle. Ça n’aurait rien à voir avec le risque qu’il brime votre liberté, par hasard? »
Les Quatre lui servirent un sourire narquois. « Parlant de liberté, enchaîna Tobin, l’obligation de rester cachés ne tient plus à rien. À partir de maintenant, nous allons nous afficher au grand jour, peu importe ce que les Seize en disent. Je vous rappelle que nous n’avons jamais voulu la guerre… Simplement vivre en paix, en veillant au bien de notre communauté.
— Vous avez essayé de faire de moi une marionnette! Vous avez travaillé de concert avec Harré! Si vous pensez que je vais vous croire un instant… »
D’un mouvement sec, Tobin désigna Édouard du menton. « Nous l’avons ramené à la vie en signe de bonne foi. Pour la dernière fois : nous ne voulons pas la guerre, mais nous ne tolérerons plus d’opposition de votre part. Le Centre-Sud, c’est chez nous. Tenez-vous-le pour dit. »
Les Quatre disparurent comme ils étaient arrivés, entre deux battements de paupière.
« Je dois être en train de rêver », dit Geneviève. Elle s’était éloignée de la conversation, à laquelle elle ne comprenait rien, pour examiner Claude, encore pétrifié. « Je vais me réveiller. C’est la seule explication. »
Les téléphones d’Édouard, de Félicia, de Geneviève, de Claude – même celui dans la poche de Gordon – se mirent à vibrer et à sonner au même moment. La panne du réseau cellulaire enfin finie, les textos et les notifications entraient en rafale. Le monde avait peut-être irrémédiablement changé, mais ces alertes donnaient l’impression d’un retour à une certaine forme de normalité.

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