dimanche 31 juillet 2016

Le Nœud Gordien, épisode 431 : Funérailles

Le jour des funérailles, Édouard avait encore les émotions en macédoine.
Il en avait voulu à son frère pendant toute sa vie adulte. Pourquoi, au juste? Parce qu’après la mort de leur père, Philippe avait voulu prendre sa place et contrôler la vie d’Édouard. Son grand frère avait été désigné exécuteur testamentaire; en mettant à profit une formulation ambiguë des dernières volontés du paternel, il avait tenu son héritage en otage. Philippe aurait voulu qu’il étudie la médecine, le génie, ou un autre métier que leur père aurait approuvé. Le jeune Édouard, pour sa part, avait persévéré dans sa voie.
Il n’avait jamais pardonné à son aîné, mais avec le recul, toutes les émotions négatives qu’il avait portées pendant des années ne valaient pas quelques dizaines de milliers de dollars. L’improbable concours de circonstances qui les avait rapprochés mettait tout le reste en perspective… Édouard n’aurait pas été prêt à tout oublier, mais qui sait où la vie les aurait conduits?
Édouard ne comprenait tout simplement pas pourquoi Philippe avait décidé de s’enlever la vie. Quels tourments l’avaient habité, pour qu’il en finisse ainsi? Pourquoi maintenant?
Pendant qu’il se préparait, il se mit à regretter d’avoir refusé que Félicia l’accompagne aux funérailles : sa présence lui aurait fait du bien. Mais ç’aurait été un mauvais moment pour la présenter au reste de la famille… Et surtout pas à ses filles.
Bien qu’elle ait insisté, Édouard supposait qu’elle n’était pas fâchée de ne pas devoir y aller. Elle travaillait beaucoup ces jours-ci. Ils ne se voyaient pas souvent, mais Édouard n’allait pas lui lancer la première pierre. Au contraire, c’était presque rafraîchissant de côtoyer quelqu’un aussi absorbé par ses projets… Elle débarquait de temps à autre chez lui, parfois au milieu de la nuit. Elle ne restait jamais jusqu’au petit matin; soit elle déclarait soudainement que la pause était terminée et elle repartait sur-le-champ, soit elle laissait Édouard s’endormir pour filer à l’anglaise. Il ne lui restait qu’à espérer une telle visite plus tard.
Le service eut lieu dans la sobre chapelle du centre funéraire. Édouard reçut les condoléances devant le cercueil fermé de son frère. Il était accompagné d’Alexandre et de sa mère. Alors qu’Alex ne semblait pas savoir où se mettre, Suzie était splendide de grâce, avec sa robe noire et sa voilette. Claude, quant à lui, se trouvait dans l’assistance.
La plupart des gens qui défilèrent pour offrir leurs sympathies lui étaient inconnus, mais Édouard fut touché de voir Maude à la tête d’une petite délégation de gens de CitéMédia, incluant Nico et Jasmine.
Juste avant que l’officiant annonce que le service allait commencer, le cœur d’Édouard bondit : il aperçut une jolie blonde sur le seuil de la chapelle. Elle lui souffla un baiser avec une expression qui semblait dire on ne dit pas non à Félicia Lytvyn! Elle repartit sans avoir été remarquée.
Après le service, tout le monde passa dans une pièce adjacente. Les gens abandonnèrent progressivement la gravité de circonstance pour papoter de tout et de rien autour de bouchées et de rafraichissements. La vie continuait…
Peu à peu, les gens se mirent à quitter. Dans ce genre d’occasions, personne ne tenait à rester plus longtemps que nécessaire. Geneviève et les enfants furent les premières à lui dire au-revoir. Son cœur se serra en ressentant l’étreinte presque désespérée de ses filles. Il pouvait dire à quel point elles s’ennuyaient de lui.
Les deux jeunes filles qui avaient accompagné Alexandre lui dirent au-revoir ensuite. L’une avait des airs de mannequin; l’autre était mignonne aussi, dans un tout autre genre.
« Tu es avec laquelle?, demanda Édouard lorsqu’Alexandre le rejoignit.
— C’est compliqué…
— Ouh là là! Deux à la fois?
— Si tu savais… » Le jeune homme échoua à cacher son sourire.
Édouard voulut lui tirer les vers du nez, mais Claude les rejoignit à son tour. « Belle cérémonie », dit-il pour casser la glace. Puis, après s’être assuré que personne ne pouvait l’entendre, il ajouta : « J’ai des nouvelles pour vous… Des suites des informations que Philippe nous a données…
— Un instant, dit Alex. Quelles informations? »
Sutton parut interloqué. « Vous ne le saviez pas? Philippe a fait une déposition contre Gordon.
— Il a fait quoi?
— Il a témoigné de l’implication de Gordon dans la production d’Orgasmik. Cela nous a permis d’émettre un mandat d’arrestation contre lui.
— Vous allez l’arrêter? », demanda Édouard, abasourdi.
« En fait, mes hommes lui ont déjà mis le grappin dessus. C’est là que ça se corse… Croyez-le ou non, il n’existe plus la moindre trace de son arrestation.
— Qu’est-ce que tu veux dire?
— Aucune trace. Il est disparu du centre de détention où on l’avait transporté, et toute la paperasse le concernant… Volatilisée! Je commence à croire qu’il fait de la magie pour vrai… Alex? Est-ce que ça va? »
La respiration du jeune homme s’emballait; il semblait sur le point d’avoir une attaque de panique. « Mon père ne s’est pas suicidé. Il disait toujours que se tuer, c’est la chose la plus lâche qu’un homme peut faire.
— Relax, Alex… Tu sais comment il était à cheval sur la sécurité… Ses gardes du corps n’ont rien vu…
Gordon est un fucking magicien! Si le gars peut sortir d’une prison, c’est quoi entrer dans une cabane sans être vu? »
Un lourd silence tomba. Édouard n’était pas prêt à croire que Gordon ait pu prendre une vie… Mais il n’avait pas voulu croire qu’il ait pu tremper dans la production de l’Orgasmik non plus.

Ils allaient devoir tous redoubler de prudence… Mais Édouard avait le devoir de tirer cette affaire au clair. 

dimanche 24 juillet 2016

Le Nœud Gordien, épisode 430 : Rideau

Philippe s’était parfois senti seul en prison, mais jamais vraiment menacé. Il s’était associé à une petite clique de bandits à cravates qu’il côtoyait au quotidien, mais sans trop les apprécier. Il s’était tenu loin des problèmes et des combines, ce qui avait fait de sa libération conditionnelle une formalité le temps venu.
Ces jours-ci, la sécurité de la prison lui manquait presque.
Il regrettait d’avoir fait confiance à la police. Il avait vécu un moment de faiblesse après qu’Édouard, contre toute attente, ait réussi à délier sa langue. Il avait trop souffert d’être le seul à porter l’odieux des accusations qui pesaient contre lui, pendant que celui qui l’avait entraîné sur cette voie demeurait libre comme l’air.
Son avocat, le criminaliste de renom Charles Hannoun, l’avait accompagné lors de l’enregistrement de sa déposition. Il avait tout déballé sur son partenariat avec Gordon, sur la production des deux premières cargaisons du composite O… Il avait même fourni à la police une photo de Gordon, copie de celle d’Alexandre. Un officier en uniforme, l’air blasé, avait pris son témoignage sans poser de questions. Philippe était sorti du commissariat avec l’impression d’avoir donné un coup d’épée dans l’eau.
Deux jours plus tard, cependant, il avait reçu un coup de fil d’un certain lieutenant Caron, qui tenait à le rencontrer dès que possible. Le policier, un rouquin bourru en fin de carrière, s’était montré beaucoup plus intéressé que son collègue par ce que Philippe avait à dire. Il avait repris sa déposition point par point en revoyant avec lui chaque détail. Philippe n’avait menti qu’à un propos, et encore, par omission : il se doutait bien que révéler qu’il était sous la coupe d’une censure posée par un magicien centenaire n’aiderait pas sa crédibilité. Il avait plutôt déclaré qu’il avait trop craint pour sa vie pour passer à table. Le fait qu’il ait été embouti par un homme cagoulé juste après sa rupture avec Gordon supportait cette version des faits.
Quelques jours plus tard, il avait vécu un moment de grande joie lorsque Maître Hannoun lui avait annoncé, au téléphone, que ses contacts avaient confirmé l’arrestation de Gordon à son retour au pays. C’était presque trop beau pour être vrai…
Son intuition était juste. Alors qu’il cherchait à en savoir davantage sur les charges auxquelles Gordon devrait faire face, il ne trouva rien. Après avoir tenté de s’informer de son côté, Maître Hannoun fut surpris d’apprendre qu’il ne restait pas la moindre trace du passage de Gordon dans le système judiciaire.
Philippe était lucide. Il savait qu’un homme capable de faire disparaître son dossier pouvait nécessairement y accéder. Gordon saurait alors pourquoi il avait été arrêté. Et il remonterait directement jusqu’à Philippe…
Il ne lui restait qu’à espérer que la sécurité de son logis suffise à décourager Gordon. Il fallait passer l’entrée grillagée – ou les murs qui entouraient son terrain –, déjouer les caméras, se soustraire à la vigilance de deux hommes de garde, en plus de Jacques qui veillait sur le rez-de-chaussée…
Mais si Gordon avait pu s’évader de prison, il pourrait sans doute s’introduire n’importe où. Philippe n’était en sécurité nulle part, pas même chez lui. Chaque jour s’écoulait sur fond de tension perpétuelle, avec Philippe qui s’inquiétait de tout…
Ironiquement, ce qu’il craignait survint dans un rare moment de relâchement : il était s’assoupi derrière son bureau, en robe de chambre, les mains jointes sur la poitrine lorsqu’une voix familière le réveilla. « Hello, Philippe. » C’était Gordon.
Leur dernier face-à-face avait eu lieu dans ce même bureau… Lorsque Philippe lui avait annoncé la fin de leur partenariat. Il avait alors forcé Gordon à rester debout devant lui. Étrange : la même position, cette fois, avait l’effet inverse. C’était lui qui se sentait petit, exposé. Encore plus vulnérable du fait qu’il ait été surpris. « Comment as-tu déjoué mes gardes?
— Quels gardes? »
L’estomac de Philippe se noua. « Au secours! », cria-t-il de toutes ses forces. L’appel se voulait tonitruant, il fut plutôt éraillé par sa gorge serrée. Philippe n’avait jamais été doué pour les effusions. Comme il le craignait, personne ne lui répondit.
« Parler à la police… Je ne me serais pas attendu à ce que tu descendes aussi bas. À propos… Je me demande bien comment tu as pu. J’avais calculé que la censure pouvait tenir encore au moins une douzaine d’années, sinon plus. »
Philippe ne répondit pas. Il ne pensait qu’au pistolet chargé qui se trouvait dans le tiroir de son bureau.
« Cela signifie que quelqu’un l’a contrée, d’une manière ou d’une autre. Détail intéressant : quelqu’un a aussi cambriolé mon laboratoire secret. Rien n’a été touché, sauf les ingrédients nécessaires à un certain procédé. J’ai l’impression que mon voleur est la même personne que celui qui t’a aidé. Peut-être un certain membre de ta famille, avec qui tu as renoué récemment?
— Tu deviens paranoïaque. Ton procédé a juste cessé d’agir. Je m’en suis rendu compte à ma sortie de prison…
— Tu es un bon menteur, Philippe. Mais pas assez pour me tromper.
— Tu n’es quand même pas venu me faire la morale! Qu’aurais-tu fait à ma place?
— Bonne question », dit Gordon. Il se mit à marcher de gauche à droite comme un professeur faisant la leçon. « Pour commencer, j’aurais respecté notre entente. Ta décision de me trahir a été la pire de ta vie.
— Ma pire décision a été de suivre tes conseils. Je n’aurais jamais dû te laisser me transformer en trafiquant, en assassin. En taulard.
— Je n’y crois pas un instant. Tu regrettes de t’être fait prendre. Tu regrettes que ta petite manœuvre ne m’ait pas arrêté. Mais l’argent et le pouvoir que tu as eu entre les mains? Ça, tu ne le regrettes pas. »
Philippe n’écoutait qu’à moitié. Pendant que Gordon faisait les cent pas, il tournait le dos à Philippe de temps en temps. C’était une occasion à saisir… Il attendit le moment opportun, puis agit aussi vite qu’il le put. Il ouvrit le tiroir et empoigna son arme.
« Statue », dit Gordon, et Philippe découvrit avec horreur que ses muscles ne lui obéissaient plus. « J’aurais dû couper ton fil au moment de ta trahison, poursuivit Gordon. J’ai fait l’erreur de croire que tu pourrais m’être encore utile dans le futur. Tu as travaillé fort à me convaincre du contraire, Philippe. Bravo : tu as réussi. Il ne te reste qu’un choix à faire. Que dira ta notice nécrologique? Mort naturelle, ou suicide? »
Cette fois, s’il pouvait crier, il était certain que le monde entier l’entendrait.
« Cligne des yeux une fois pour le premier, deux fois pour le second. Peu importe ton choix, tu partiras sans souffrir. C’est déjà plus que ce que tu mérites. »
Prisonnier en lui-même, à la merci d’un autre, une simple vérité s’imposa : c’est la fin. La panique tomba d’un coup.
Il n’y avait plus d’espoir pour lui, mais avec un peu de chance, son frère ou son fils comprendrait son dernier message. Il cligna des yeux deux fois.
Gordon positionna le bras de Philippe de manière à ce que le canon appuie sur sa tempe. Le corps de Philippe n’opposa aucune résistance; il garda la nouvelle position, comme s’il avait été l’une de ces figurines de caoutchouc coulées sur du fil de fer.
Philippe fut un peu déçu que ses derniers moments ne soient pas l’occasion d’une révélation subite, d’une pensée profonde, d’un élan de tendresse vers ceux qu’il laissait derrière.
Gordon poussa sur l’index qui pressait sur la gâchette, et le rideau tomba.

dimanche 17 juillet 2016

Le Nœud Gordien, épisode 429 : Agent double

À chaque nouveau coin de rue, la présence des autres diminuait un peu plus. Inversement, à mesure que Karl s’éloignait du Centre-Sud, ses frontières personnelles retrouvaient leur prégnance. Chose étrange cependant, ses pensées ne redevenaient pas comme avant sa fusion dans la trinité : son esprit avait été pollinisé par trois autres, et ce contact l’avait changé pour toujours.
Par exemple, il n’avait jamais réellement compris ce qu’être une femme signifiait… avant d’en inviter une dans sa tête. Jusque-là, la féminité pour lui était une série de rôles définis par son rapport avec elles : mère à aimer, femme à baiser, ex à gérer, fillette à protéger, objet à désirer, chair à exploiter… Il s’était rendu à son âge sans jamais prendre la pleine mesure de leur altérité, du fait que leur vie de femmes n’était pas moins réelle ou complexe que la sienne, simplement posée sur d’autres fondements.
Plus encore, il avait été enrichi d’un univers de connaissances dont il n’avait jamais même soupçonné la profondeur. Karl était un homme pragmatique, pour qui l’intellectualité était assimilable en bloc à de l’enculage de mouches. Timothée lui avait légué au contraire la conscience d’un monde fait de forces et d’enjeux complexes, difficiles à décrire et impossible à saisir pleinementt. Macroéconomie, sociologie, anthropologie culturelle, psychologie sociale, psychanalyse, sans même parler de physique et de chimie… L’idée que ces études soient génératrices de questions sans cesse plus précises, plus poussées, et non de réponses tranchées, aurait horripilé le Karl d’avant. Celui qu’il était devenu trouvait cette entreprise presque touchante. C’était admirable que des générations de penseurs se soient évertuées à saisir l’insaisissable et à définir le flou.
Le Karl nouveau n’aurait pas voulu revenir en arrière.
Il stationna sa voiture à un parcomètre en bordure du boulevard La Rochelle. Il prit un moment pour regarder le ciel. De petits nuages de ouate se faisaient barater par un vent de haute altitude qu’on sentait à peine au niveau du sol. La météo n’était toutefois pas ce qui l’intéressait; il glissa en état d’acuité et confirma de visu que leur tentative avait été un succès. Il ne restait qu’à l’annoncer au Maître du 5450.
Au Terminus, entouré des fidèles, il devait veiller à filtrer les pensées qui s’imposaient à son esprit. Personne n’aurait voulu vivre entouré de gens déclamant à voix haute chaque remous agitant leur univers intérieur; de plus, la plupart des pensées étaient d’une banalité navrante. Les joies, les peines, les anxiétés et les contrariétés de tout un chacun variaient peut-être dans leur contenu, mais elles se ressemblaient beaucoup dans leur forme. Choisir quand et à qui s’ouvrir était un exercice nécessaire pour le confort et la santé mentale du trio.
Une fois sorti du Cercle cependant, les incursions cessaient. Les pensées des autres prenaient la forme d’un murmure qu’on ne pouvait décoder qu’en prêtant l’oreille. Karl comptait bien le faire au quartier général, afin d’en découvrir plus sur ces Maîtres qu’il avait côtoyés sans vraiment les connaître…
Devant la bâtisse, il disciplina son visage pour cacher les signes de sa transformation. Il s’efforça de cligner des yeux et de tenir à distance ce sourire qui lui venait trop facilement.
Asjen Van Haecht lui ouvrit la porte sans un mot, pressé de retourner à son téléphone. Le jeune homme souffrait d’être contraint à jouer au portier à la journée longue, et encore plus de n’être pris au sérieux par personne… Derrière son apparent détachement se cachait une vie intérieure foisonnante, pleine de scénarios abracadabrants… Obsédé par les femmes, maladroit en leur présence, le coup d’œil de Tobin dans les coulisses de son âme dépeignit une figure plus tragique que méprisable.
Dans l’ascenseur, il ressentit quelques présences lointaines, dont une chez qui il détecta une étrange fébrilité. Il n’eut pas le temps de s’y attarder : les portes s’ouvrirent sur le quatrième. Tout le monde s’affairait d’une manière ou d’une autre au son du sitar de Virkkunen. On ne lui accorda aucune attention. Il en profita pour sonder chacun.
Isaac Stengers écrivait à la craie des formules compliquées sous le regard de son maître. Les pensées du premier étaient trop spécialisées pour que Tobin y comprenne quoi que ce soit, sinon que Stengers était un homme curieux, à l’esprit vif comme une flamme dansante. Latour, quant à lui, n’était attentif qu’en apparence. Ses pensées étaient envahies d’images de son amante. Un sourire radieux, des cheveux défaits, des perles de sueur luisant sur sa peau lisse... Un moment de pure beauté, arraché à une vie trop complexe. Avec son look guindé et ses manières nerveuses, Tobin n’aurait jamais imaginé Catherine Mandeville comme un être sensuel. Latour pensait à son retour, plus tard cette semaine, et à leur prochaine rencontre clandestine. Il avait soif de chercher auprès d’elle cet état de grâce qu’ils connaissaient parfois – trop rarement – lorsqu’ils s’abandonnaient l’un à l’autre.
Pénélope Vasquez travaillait dans son coin, habitée d’envies contradictoires : la volonté d’être laissée seule et le besoin de parler à quelqu’un. Elle était en proie à la contrariété, presque la colère, mais rien de son tourment intérieur ne transparaissait dans ses manières.
Van Haecht et son fils Aart méditaient ensemble. L’esprit du premier était un modèle de sérénité, un lac cristallin à la surface lisse comme un miroir, frémissant à peine de la brise ou de courants cachés. Celui du second ressemblait davantage à un ruisseau, bouillonnant d’activité, toujours en mouvement, mais sans contenu auquel on aurait pu s’accrocher. La différence entre les deux était frappante. Le lac s’agita; le père fronça les sourcils, sans toutefois rouvrir les yeux. Avait-il ressenti l’intrusion de Tobin?
Il se retira pour plutôt tourner son attention vers Virkkunen... Chez qui il ne perçut rien du tout.
Au même instant, l’artiste fit taire son sitar en étouffant ses cordes. Il se releva, les yeux rivés sur Tobin, et s’approcha avec la lenteur et la mesure d’un homme face à une bête prête à bondir.
« Tu as changé, dit-il à Tobin. Qu’est-ce que tu veux? »
— J’ai un message de la part des Trois », dit-il pour être entendu par tout le monde. « Les Trois m’ont dit de vous dire qu’ils ont respecté leur part du marché. L’énergie radiesthésique a été rabaissée. À part dans le coin du Centre-Sud, vous ne courez plus aucun danger. En passant : on m’a aussi dit que le nouveau niveau était quand même une petite coche au-dessus de ce à quoi vous étiez habitués… Un petit peu, mais pas trop. Ça devrait rendre vos affaires plus faciles à partir de maintenant.
Surprise généralisée dans la pièce. Vasquez s’approcha; les Van Haecht sortirent de leur méditation. « Sais-tu comment ils ont fait?, demanda Stengers.
— Non », mentit-il. La tâche avait été ardue. Ils avaient tenu deux oraisons simultanées, la première au Terminus, la seconde plus au nord, là même où Madame – Tricane –  s’était sacrifiée. En s’appuyant sur ces deux piliers, les Trois avaient réussi à redistribuer l’énergie en étalant la zone bien au-delà des Cercles d’origine. Tobin n’aurait pas pu expliquer comment ils avaient procédé, exactement. C’était aussi instinctif et naturel que danser… Et aussi difficile à décrire en mots. « Gordon n’est pas là?
— Non. Qu’est-ce que tu lui veux?, répondit Virkkunen d’un ton sec.
— Vu que je suis un initié…
— L’initié d’une anathème, cracha l’artiste.
— Woah, minute! Vous l’avez callée anathème après ma mort. Moi, je n’ai rien à voir avec ce qu’elle a fait après. Il reste que je suis initié, mais je n’ai personne pour m’enseigner. Vu que Gordon était son maître à elle, et qu’il m’a ramené à la vie, je pensais que…
— Oui, oui, bien sûr, bien sûr, intervint Latour. Nous nous occuperons de toi. Mais il y plus important encore… Nous attendions avec impatience que la situation locale devienne, comment dire, tolérable. Maintenant que c’est dans la poche, il est grand temps que nous passions aux choses sérieuses : le prochain tour de la Joute… » Une excitation palpable gagna tout le monde – à l’exception de Virkkunen.
Qu’est-ce que c’était que cette Joute dont Tobin n’avait jamais entendu parler? Même en tâtant prudemment, il ne trouva pas d’image claire dans les esprits des autres.

C’était sans importance. S’il pouvait continuer sa formation auprès d’un Maître, il pourrait acquérir la théorie dont les Trois avaient cruellement besoin. Mais il fallait faire gaffe : Virkkunen l’avait désormais à l’œil… 

dimanche 10 juillet 2016

Le Nœud Gordien, épisode 428 : Émule

« Recommence », dit Gordon. Encore…
Soupirant, Félicia renvoya le liquide dans la carafe et essuya le fond de son bol.
« La minutie compte pour beaucoup dans ce genre de procédés », dit Gordon. Comme si elle n’avait pas compris…
« Je préfère travailler avec l’encre et le papier, rétorqua-t-elle.
— Tu sais que l’alchimie est l’une des méthodes les plus anciennes…
— Ouais. C’est ça. Parce que le vieux dépasse toujours le neuf…
— Les procédés trop complexes sont impossibles à réaliser par écrit seulement. Pourquoi crois-tu que le Grand Œuvre est un procédé d’abord alchimique?
— Ça va, j’ai compris : ces apprentissages sont censés me servir longtemps.
— Sans doute toute ta vie. Recommence. 
Elle chassa sa contrariété et donna un coup de soufflet à son acuité. Elle reprit la carafe et l’agita juste de la bonne manière, pendant juste assez longtemps. Soigneusement, elle inclina le contenant jusqu’à ce qu’un filet du liquide coule dans le bol, un filet continu, constant… Parfait. La carafe était versée aux deux tiers lorsqu’un tremblement vint tout gâcher.
« Recommence.
— J’ai besoin d’une pause.
— Recommence. Tu prendras ta pause lorsque tu réussiras à tous les coups.
— Mon épaule se fatigue…
— Raison de plus : ces efforts renforceront tes muscles. »
Elle se leva de sa station de travail en massant ses trapèzes. Elle alla poser son front contre la grande fenêtre, quelques pas plus loin.
Le nouveau laboratoire secret de Gordon était situé dans l’Ouest, à cinq minutes de marche du QG, dans une tour à bureaux. Du haut du cinquième étage, Félicia enviait ces gens qui déambulaient en bas, peut-être en vacances. Elle devinait la caresse insistante du soleil et la douce bise qui agitait l’air chaud. Qu’est-ce qu’elle aurait donné pour une terrasse, un pichet de sangria… En bonne compagnie.
« Recommence, Félicia. S’il te plaît.
— Écoute, Gordon, tu le sais, tu me connais : le travail ne me fait pas peur. Mais même en me saignant aux quatre veines, j’en ai pour des semaines, peut-être des mois avant d’être prête à tenter le coup. Tu me fais courir un marathon, et je ne pourrai pas sprinter sur toute la distance… » Gordon hésita. « Tu crains que Harré, malgré son état présent, te fasse une mauvaise surprise. Je comprends. Je ne voudrais pas être à ta place. Je te promets que je ne te laisserai pas tomber. Mais j’ai besoin qu’on respecte mon rythme…
— Cinq minutes, dit-il enfin.
— Je vais chercher un café au coin », dit-elle, sachant très bien que l’opération dépasserait en durée les minutes octroyées. « Tu veux quelque chose? »
Il la surprit en répondant : « Non. Je viens avec toi. »
L’ascenseur était bondé d’autres locataires de l’immeuble, la plupart cravatés. Deux d’entre eux tenaient une discussion enflammée à propos d’un client, sans égard pour les autres qui partageaient leur espace. Tout le monde descendit au rez-de chaussée.
 « Tout cette animation fait changement du QG, dit-elle une fois dehors.
— Et encore plus de mon ancien souterrain.
— Ouais. » Gordon avait été évasif lorsqu’elle lui avait demandé la raison de son déménagement. Elle n’avait pas insisté : elle soupçonnait quelque intrigue entre Maîtres. Il fallait reconnaître que l’éclairage naturel et l’air climatisé du nouveau sanctuaire gagnait sur l’ancien trou, sombre et humide…
Félicia commanda un café glacé pour emporter. Gordon prit un espresso court qu’il avala d’une traite. Alors qu’elle s’apprêtait à repartir, elle nota que Gordon demeurait accoudé au comptoir.
Il avait l’air de celui qui rumine ses mots afin de trouver ceux qu’il faut pour aborder un sujet épineux. Elle attendit patiemment qu’il crache le morceau. Il finit par dire : « Me fais-tu confiance?
— As-tu vraiment besoin de me le demander?
— Je veux l’entendre.
— Oui. Je te fais confiance.
— Mais jusqu’à quel point? Assez pour me remettre ton sort? Ta vie? Ton âme? »
À cela, elle ne répondit pas : elle se contenta de froncer les sourcils.
« Parce que moi, poursuivit-il, c’est à ce point que j’ai foi en toi. Lorsque tu seras prête à tenter le procédé, je serai inconscient, je ne pourrai pas t’aider. Et je tiens à le répéter : pendant ce temps-là, tu auras rien de moins que ma vie entre les mains. Tu comprends?
— Je comprends…
— Je ne voudrais pas personne d’autre à ta place. Personne. » Il laissa le silence planer un instant. « Retournons au travail. »
Elle le suivit, un peu perplexe. À tout prendre, elle avait mérité qu’il lui donne sa confiance. Elle avait toujours été loyale, diligente, bref, une disciple exemplaire. Il n’y a pas si longtemps, elle aurait été aux anges que son Maître lui fasse pareille profession de foi; elle aurait redoublé d’efforts pour continuer à mériter son estime. Aujourd’hui toutefois, l’aveu de Gordon avec quelque chose de sinistre à ses oreilles. N’était-ce pas étrange que l’homme, centenaire, n’ait personne d’autre à qui s’en remettre, outre l’étudiante avec qui il travaillait depuis moins d’un an?
Il est vrai qu’ils avaient convenu que le dossier Harré demeurerait strictement confidentiel, ce qui empêchait peut-être Gordon de recourir à un tiers parti, plus avancé qu’elle. Une fois de plus, elle eut l’impression qu’il y avait anguille sous roche..
Elle chassa cette pensée qui interférait avec ses nouvelles tentatives. Il lui fallut plus d’une heure avant d’en réussir trois de suite. Elle ne s’en réjouit pas trop : il ne s’agissait, au final, que d’une étape parmi des dizaines…
« Beau travail », reconnut Gordon au terme de sa série. « Tu peux ranger les récipients : nous allons passer à autre chose. Je vais t’apprendre le procédé qui te permettra de te passer de sommeil… »
Celui-là, elle le voulait depuis qu’elle en avait appris l’existence. Elle comprenait toutefois que ce n’était pas un cadeau de la part de Gordon : il voulait d’abord qu’elle s’en serve pour tirer encore plus d’heures de travail à chaque jour…
Oh joie.

dimanche 3 juillet 2016

Le Nœud Gordien, épisode 427 : Préproduction, 1re partie

La soirée s’était étirée jusqu’aux petites heures du matin, leur corps convergeant sans cesse, chacun préférant la compagnie de l’autre au sommeil.
Ils avaient vécu comme s’il n’y avait pas de lendemain... Mais demain arrive toujours.
L’alarme retentit, suivie de grommellements. « Tu peux dormir encore, offrit Édouard.
— C’est correct, répondit Félicia en baillant. J’ai beaucoup de choses à faire. Et toi? Pourquoi l’alarme?
— J’ai un rendez-vous », répondit-il, content qu’elle se satisfasse de cette généralité.
Ils burent un café comme des zombis, les yeux rivés sur leur téléphone, mais pendant qu’ils se rhabillaient, ils eurent un nouveau moment de rires et de caresses, écho de ceux de la veille.
Ils se dirent au revoir et à bientôt, sourire aux lèvres. En la regardant s’éloigner avant de rejoindre sa voiture, Édouard dut le reconnaître : tout cliquait avec cette fille. Mais dès qu’elle tourna le coin, il se mit en mode boulot.

Édouard était assis d’un côté de la table ovale d’une salle de réunion de CitéMédia. Maude Dansokho était à sa droite, Nicolas Ioannis à sa gauche.
Jean Vallée prit place de l’autre côté, ses lunettes de lecture remontées sur le front. « Salut, Édouard. Content de te revoir. Nico m’a dit que tu avais quelque chose à me vendre. Je ne suis pas certain d’avoir compris de quoi il s’agissait, au juste.
— Tu permets que je commence par une petite mise en contexte? »
Jean ouvrit ses bras en signe d’invitation. « Vas-y. Je t’écoute.
— Tout a commencé il y a deux ans. J’ai découvert une situation inexplicable : quelqu’un ou quelque chose avait effacé certains de mes souvenirs. »
Son entrée en matière fit mouche : Vallée se montra immédiatement intéressé.
« Tu me connais : je n’ai pas eu le choix de chercher à en savoir plus. De fil en aiguille, tiens-toi bien, j’ai découvert que ce quelque chose avait pour origine une sorte de société secrète de véritables magiciens. Pas des prestidigitateurs : des gens capables d’affecter les autres grâce à des procédés surnaturels. »
Vallée se montra plus dubitatif, mais il dit néanmoins : « Continue… » C’était un signe clair que, même s’il ne travaillait plus pour CitéMédia, Édouard n’avait pas perdu son capital de crédibilité auprès de ses anciens employeurs… Pas encore, du moins.
« J’ai réussi à remonter la piste jusqu’à l’un des Maîtres qui dirigent ce groupe. J’ai réussi à l’impressionner, même si je bluffais à mort. Il a décidé de m’initier. »
Les bras croisés, reculé sur sa chaise, Jean eut un rire sarcastique. « Ils t’ont donné une baguette magique et assigné une maison?
— Non », répondit Édouard, plus sérieux que jamais. « J’ai été séquestré. J’ai assisté à un rituel masqué dans des catacombes, où on m’a menacé de mort et d’agression sexuelle. » Malaise : le sourire de Jean disparut. « Après ce jour, j’ai commencé à apprendre leur art. J’ai travaillé fort, plus que tu peux imaginer.
— Ouais, je sais à qui je m’adresse…
— Tu n’as pas idée. Mais ça commence à porter fruit…
— Ce qui nous conduit au point suivant, dit Nico. As-tu déjà entendu parler du défi Randall James?
— Éclaire-moi.
— En un mot : il a promis un million de dollars à quiconque pouvait démontrer l’existence du surnaturel ou du paranormal.
— Et c’est là que vous me dites qu’avec les nouvelles connaissances d’Édouard, vous voulez relever le défi.
— Non : c’est déjà fait.
— Quoi?
— Tu sais, l’équipe que j’ai mobilisée », dit Maude, « c’était pour couvrir la série de tests par la Fondation Randall James. Nous avons des images de tout le processus, du début à la fin, de même que des entrevues. Celle avec James est… fantastique.
— Tu m’as menti!, s’exclama Jean.
— Par omission. J’en suis désolée. Mais j’en prends la totale responsabilité. »
Vallée frotta ses yeux et sa barbe avec ses deux mains. « Qu’est-ce que vous attendez de moi?
— Je ne sais pas si tu réalises, dit Édouard, mais tout cela a une portée immense. De un, le surnaturel existe et je suis le premier à l’avoir démontré scientifiquement.
— Continue…
— De deux, il ne faut pas oublier la base de tout cela : il y a des magiciens parmi nous, qui sont capables de contrôler les pensées des gens. Il y a de quoi donner froid dans le dos, non? »
Jean se gratta à nouveau la barbe, pensif.
« Jean, tu ne peux pas faire fi de toutes les étrangetés de La Cité des dernières années… L’enquête d’Édouard explique tout. Les malades soudains, que les médecins ne comprennent pas. Le culte de la Vieille-Gare. Les lumières dans le ciel du Centre-Sud. Peut-être même l’explosion du Hilltown.
— Et l’Orgasmik », ajouta Édouard. Tout le monde se tourna vers lui : même ses alliés ne connaissaient pas encore cette information.
— Je pensais que c’était ton grand frère, le caïd, dit Vallée.
— En fait, il était dirigé par l’un des Maîtres. Il n’a pas inventé la formule, et il n’est pas capable d’en produire par ses propres moyens. C’est parce que l’Orgasmik est un procédé magique.
— C’est pratique, de tout mettre sur le dos de la magie. Mais où sont les preuves? Vous êtes-vous écoutés? On dirait des conspirationnistes en plein délire. Pourquoi ne pas ajouter la mort du bonhomme Lytvyn à votre liste? Et le mauvais temps des derniers mois? Et le réchauffement climatique, tant qu’à y être!
— Jean, continua Édouard, ce que nous avons entre les mains, c’est le scoop du siècle… Peut-être de toute l’histoire… »
Un ange passa. « Bon, dit Vallée. Je vois que votre petit projet a deux facettes. Pour ce qui est de la partie des magiciens maléfiques dans La Cité…
— Ce n’est pas ce que j’ai dit…
— Peu importe. Il reste que mettre ceci et cela sur le dos de mystérieux personnages, ce n’est pas de l’enquête, c’est de la spéculation. Tant que ces allégations ne sont pas supportées par un dossier en béton, vous pouvez oublier ça. »
Édouard resta coi, les lèvres pincées.
« L’autre facette, c’est tout ce qui entoure le défi de Randall James. Vu qu’on traite de vérification scientifique par un organisme reconnu, c’est une situation différente. Et en plus, apparemment, la station a déjà mis des sous dans ce projet-là… » Il lança un regard accusateur à Maude. « Écoutez, il va falloir que je jette un œil aux vidéos que vous avez ramenées. Si c’est à la hauteur, on va passer au comité pour parler budgets et personnel pour la préproduction du reste. Je vous reviens là-dessus dès que possible. »
Il ferma son cartable : la réunion était finie.