Le jour des
funérailles, Édouard avait encore les émotions en macédoine.
Il en avait voulu à
son frère pendant toute sa vie adulte. Pourquoi, au juste? Parce qu’après la
mort de leur père, Philippe avait voulu prendre sa place et contrôler la vie
d’Édouard. Son grand frère avait été désigné exécuteur testamentaire; en
mettant à profit une formulation ambiguë des dernières volontés du paternel, il
avait tenu son héritage en otage. Philippe aurait voulu qu’il étudie la
médecine, le génie, ou un autre métier que leur père aurait approuvé. Le jeune
Édouard, pour sa part, avait persévéré dans sa voie.
Il n’avait jamais
pardonné à son aîné, mais avec le recul, toutes les émotions négatives qu’il
avait portées pendant des années ne valaient pas quelques dizaines de milliers
de dollars. L’improbable concours de circonstances qui les avait rapprochés
mettait tout le reste en perspective… Édouard n’aurait pas été prêt à tout
oublier, mais qui sait où la vie les aurait conduits?
Édouard ne comprenait
tout simplement pas pourquoi Philippe avait décidé de s’enlever la vie. Quels
tourments l’avaient habité, pour qu’il en finisse ainsi? Pourquoi maintenant?
Pendant qu’il se préparait,
il se mit à regretter d’avoir refusé que Félicia l’accompagne aux
funérailles : sa présence lui aurait fait du bien. Mais ç’aurait été un
mauvais moment pour la présenter au reste de la famille… Et surtout pas à ses
filles.
Bien qu’elle ait insisté,
Édouard supposait qu’elle n’était pas fâchée de ne pas devoir y aller. Elle
travaillait beaucoup ces jours-ci. Ils ne se voyaient pas souvent, mais Édouard
n’allait pas lui lancer la première pierre. Au contraire, c’était presque
rafraîchissant de côtoyer quelqu’un aussi absorbé par ses projets… Elle
débarquait de temps à autre chez lui, parfois au milieu de la nuit. Elle ne
restait jamais jusqu’au petit matin; soit elle déclarait soudainement que la
pause était terminée et elle repartait sur-le-champ, soit elle laissait Édouard
s’endormir pour filer à l’anglaise. Il ne lui restait qu’à espérer une telle
visite plus tard.
Le service eut lieu
dans la sobre chapelle du centre funéraire. Édouard reçut les condoléances
devant le cercueil fermé de son frère. Il était accompagné d’Alexandre et de sa
mère. Alors qu’Alex ne semblait pas savoir où se mettre, Suzie était splendide
de grâce, avec sa robe noire et sa voilette. Claude, quant à lui, se trouvait
dans l’assistance.
La plupart des gens
qui défilèrent pour offrir leurs sympathies lui étaient inconnus, mais Édouard
fut touché de voir Maude à la tête d’une petite délégation de gens de CitéMédia,
incluant Nico et Jasmine.
Juste avant que
l’officiant annonce que le service allait commencer, le cœur d’Édouard
bondit : il aperçut une jolie blonde sur le seuil de la chapelle. Elle lui
souffla un baiser avec une expression qui semblait dire on ne dit pas non à Félicia Lytvyn! Elle repartit sans avoir été
remarquée.
Après le service, tout
le monde passa dans une pièce adjacente. Les gens abandonnèrent progressivement
la gravité de circonstance pour papoter de tout et de rien autour de bouchées
et de rafraichissements. La vie continuait…
Peu à peu, les gens se
mirent à quitter. Dans ce genre d’occasions, personne ne tenait à rester plus
longtemps que nécessaire. Geneviève et les enfants furent les premières à lui
dire au-revoir. Son cœur se serra en ressentant l’étreinte presque désespérée
de ses filles. Il pouvait dire à quel point elles s’ennuyaient de lui.
Les deux jeunes filles
qui avaient accompagné Alexandre lui dirent au-revoir ensuite. L’une avait des
airs de mannequin; l’autre était mignonne aussi, dans un tout autre genre.
« Tu es avec
laquelle?, demanda Édouard lorsqu’Alexandre le rejoignit.
— C’est compliqué…
— Ouh là là! Deux à la
fois?
— Si tu savais… »
Le jeune homme échoua à cacher son sourire.
Édouard voulut lui
tirer les vers du nez, mais Claude les rejoignit à son tour. « Belle
cérémonie », dit-il pour casser la glace. Puis, après s’être assuré que
personne ne pouvait l’entendre, il ajouta : « J’ai des nouvelles pour
vous… Des suites des informations que Philippe nous a données…
— Un instant, dit
Alex. Quelles informations? »
Sutton parut
interloqué. « Vous ne le saviez pas? Philippe a fait une déposition contre
Gordon.
— Il a fait quoi?
— Il a témoigné de
l’implication de Gordon dans la production d’Orgasmik. Cela nous a permis
d’émettre un mandat d’arrestation contre lui.
— Vous allez
l’arrêter? », demanda Édouard, abasourdi.
« En fait, mes
hommes lui ont déjà mis le grappin dessus. C’est là que ça se corse… Croyez-le
ou non, il n’existe plus la moindre trace de son arrestation.
— Qu’est-ce que tu
veux dire?
— Aucune trace. Il est
disparu du centre de détention où on l’avait transporté, et toute la paperasse
le concernant… Volatilisée! Je commence à croire qu’il fait de la magie pour
vrai… Alex? Est-ce que ça va? »
La respiration du
jeune homme s’emballait; il semblait sur le point d’avoir une attaque de
panique. « Mon père ne s’est pas suicidé. Il disait toujours que se tuer,
c’est la chose la plus lâche qu’un homme peut faire.
— Relax, Alex… Tu sais
comment il était à cheval sur la sécurité… Ses gardes du corps n’ont rien vu…
— Gordon est un fucking magicien! Si le gars peut sortir d’une
prison, c’est quoi entrer dans une cabane sans être vu? »
Un lourd silence
tomba. Édouard n’était pas prêt à croire que Gordon ait pu prendre une vie…
Mais il n’avait pas voulu croire qu’il ait pu tremper dans la production de
l’Orgasmik non plus.
Ils allaient devoir
tous redoubler de prudence… Mais Édouard avait le devoir de tirer cette affaire
au clair.