Philippe s’était
parfois senti seul en prison, mais jamais vraiment menacé. Il s’était associé à
une petite clique de bandits à cravates qu’il côtoyait au quotidien, mais sans
trop les apprécier. Il s’était tenu loin des problèmes et des combines, ce qui
avait fait de sa libération conditionnelle une formalité le temps venu.
Ces jours-ci, la
sécurité de la prison lui manquait presque.
Il regrettait d’avoir
fait confiance à la police. Il avait vécu un moment de faiblesse après
qu’Édouard, contre toute attente, ait réussi à délier sa langue. Il avait trop
souffert d’être le seul à porter l’odieux des accusations qui pesaient contre
lui, pendant que celui qui l’avait entraîné sur cette voie demeurait libre
comme l’air.
Son avocat, le
criminaliste de renom Charles Hannoun, l’avait accompagné lors de
l’enregistrement de sa déposition. Il avait tout déballé sur son partenariat
avec Gordon, sur la production des deux premières cargaisons du composite O… Il
avait même fourni à la police une photo de Gordon, copie de celle d’Alexandre.
Un officier en uniforme, l’air blasé, avait pris son témoignage sans poser de
questions. Philippe était sorti du commissariat avec l’impression d’avoir donné
un coup d’épée dans l’eau.
Deux jours plus tard,
cependant, il avait reçu un coup de fil d’un certain lieutenant Caron, qui
tenait à le rencontrer dès que possible. Le policier, un rouquin bourru en fin
de carrière, s’était montré beaucoup plus intéressé que son collègue par ce que
Philippe avait à dire. Il avait repris sa déposition point par point en
revoyant avec lui chaque détail. Philippe n’avait menti qu’à un propos, et
encore, par omission : il se doutait bien que révéler qu’il était sous la
coupe d’une censure posée par un magicien centenaire n’aiderait pas sa
crédibilité. Il avait plutôt déclaré qu’il avait trop craint pour sa vie pour
passer à table. Le fait qu’il ait été embouti par un homme cagoulé juste après
sa rupture avec Gordon supportait cette version des faits.
Quelques jours plus
tard, il avait vécu un moment de grande joie lorsque Maître Hannoun lui avait
annoncé, au téléphone, que ses contacts avaient confirmé l’arrestation de
Gordon à son retour au pays. C’était presque trop beau pour être vrai…
Son intuition était
juste. Alors qu’il cherchait à en savoir davantage sur les charges auxquelles
Gordon devrait faire face, il ne trouva rien. Après avoir tenté de s’informer
de son côté, Maître Hannoun fut surpris d’apprendre qu’il ne restait pas la
moindre trace du passage de Gordon dans le système judiciaire.
Philippe était lucide.
Il savait qu’un homme capable de faire disparaître son dossier pouvait
nécessairement y accéder. Gordon saurait alors pourquoi il avait été arrêté. Et
il remonterait directement jusqu’à Philippe…
Il ne lui restait qu’à
espérer que la sécurité de son logis suffise à décourager Gordon. Il fallait
passer l’entrée grillagée – ou les murs qui entouraient son terrain –, déjouer
les caméras, se soustraire à la vigilance de deux hommes de garde, en plus de
Jacques qui veillait sur le rez-de-chaussée…
Mais si Gordon avait
pu s’évader de prison, il pourrait sans doute s’introduire n’importe où.
Philippe n’était en sécurité nulle part, pas même chez lui. Chaque jour
s’écoulait sur fond de tension perpétuelle, avec Philippe qui s’inquiétait de
tout…
Ironiquement, ce qu’il
craignait survint dans un rare moment de relâchement : il était s’assoupi
derrière son bureau, en robe de chambre, les mains jointes sur la poitrine
lorsqu’une voix familière le réveilla. « Hello, Philippe. » C’était
Gordon.
Leur dernier
face-à-face avait eu lieu dans ce même bureau… Lorsque Philippe lui avait
annoncé la fin de leur partenariat. Il avait alors forcé Gordon à rester debout
devant lui. Étrange : la même position, cette fois, avait l’effet inverse.
C’était lui qui se sentait petit, exposé. Encore plus vulnérable du fait qu’il
ait été surpris. « Comment as-tu déjoué mes gardes?
— Quels gardes? »
L’estomac de Philippe
se noua. « Au secours! », cria-t-il de toutes ses forces. L’appel se
voulait tonitruant, il fut plutôt éraillé par sa gorge serrée. Philippe n’avait
jamais été doué pour les effusions. Comme il le craignait, personne ne lui
répondit.
« Parler à la
police… Je ne me serais pas attendu à ce que tu descendes aussi bas. À
propos… Je me demande bien comment tu as pu. J’avais calculé que la censure
pouvait tenir encore au moins une douzaine d’années, sinon plus. »
Philippe ne répondit
pas. Il ne pensait qu’au pistolet chargé qui se trouvait dans le tiroir de son
bureau.
« Cela signifie
que quelqu’un l’a contrée, d’une manière ou d’une autre. Détail
intéressant : quelqu’un a aussi cambriolé mon laboratoire secret. Rien n’a
été touché, sauf les ingrédients nécessaires à un certain procédé. J’ai
l’impression que mon voleur est la même personne que celui qui t’a aidé.
Peut-être un certain membre de ta famille, avec qui tu as renoué récemment?
— Tu deviens
paranoïaque. Ton procédé a juste cessé d’agir. Je m’en suis rendu compte à ma
sortie de prison…
— Tu es un bon
menteur, Philippe. Mais pas assez pour me tromper.
— Tu n’es quand même
pas venu me faire la morale! Qu’aurais-tu fait à ma place?
— Bonne question »,
dit Gordon. Il se mit à marcher de gauche à droite comme un professeur faisant
la leçon. « Pour commencer, j’aurais respecté notre entente. Ta décision
de me trahir a été la pire de ta vie.
— Ma pire décision a
été de suivre tes conseils. Je n’aurais jamais dû te laisser me transformer en
trafiquant, en assassin. En taulard.
— Je n’y crois pas un
instant. Tu regrettes de t’être fait prendre. Tu regrettes que ta petite
manœuvre ne m’ait pas arrêté. Mais l’argent et le pouvoir que tu as eu entre
les mains? Ça, tu ne le regrettes pas. »
Philippe n’écoutait
qu’à moitié. Pendant que Gordon faisait les cent pas, il tournait le dos à
Philippe de temps en temps. C’était une occasion à saisir… Il attendit le
moment opportun, puis agit aussi vite qu’il le put. Il ouvrit le tiroir et
empoigna son arme.
« Statue »,
dit Gordon, et Philippe découvrit avec horreur que ses muscles ne lui
obéissaient plus. « J’aurais dû couper ton fil au moment de ta trahison,
poursuivit Gordon. J’ai fait l’erreur de croire que tu pourrais m’être encore
utile dans le futur. Tu as travaillé fort à me convaincre du contraire,
Philippe. Bravo : tu as réussi. Il ne te reste qu’un choix à faire. Que
dira ta notice nécrologique? Mort naturelle, ou suicide? »
Cette fois, s’il
pouvait crier, il était certain que le monde entier l’entendrait.
« Cligne des yeux
une fois pour le premier, deux fois pour le second. Peu importe ton choix, tu
partiras sans souffrir. C’est déjà plus que ce que tu mérites. »
Prisonnier en
lui-même, à la merci d’un autre, une simple vérité s’imposa : c’est la fin. La panique tomba d’un
coup.
Il n’y avait plus
d’espoir pour lui, mais avec un peu de chance, son frère ou son fils
comprendrait son dernier message. Il cligna des yeux deux fois.
Gordon positionna le
bras de Philippe de manière à ce que le canon appuie sur sa tempe. Le corps de
Philippe n’opposa aucune résistance; il garda la nouvelle position, comme s’il
avait été l’une de ces figurines de caoutchouc coulées sur du fil de fer.
Philippe fut un peu
déçu que ses derniers moments ne soient pas l’occasion d’une révélation subite,
d’une pensée profonde, d’un élan de tendresse vers ceux qu’il laissait
derrière.
Gordon poussa sur
l’index qui pressait sur la gâchette, et le rideau tomba.
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