dimanche 24 juillet 2016

Le Nœud Gordien, épisode 430 : Rideau

Philippe s’était parfois senti seul en prison, mais jamais vraiment menacé. Il s’était associé à une petite clique de bandits à cravates qu’il côtoyait au quotidien, mais sans trop les apprécier. Il s’était tenu loin des problèmes et des combines, ce qui avait fait de sa libération conditionnelle une formalité le temps venu.
Ces jours-ci, la sécurité de la prison lui manquait presque.
Il regrettait d’avoir fait confiance à la police. Il avait vécu un moment de faiblesse après qu’Édouard, contre toute attente, ait réussi à délier sa langue. Il avait trop souffert d’être le seul à porter l’odieux des accusations qui pesaient contre lui, pendant que celui qui l’avait entraîné sur cette voie demeurait libre comme l’air.
Son avocat, le criminaliste de renom Charles Hannoun, l’avait accompagné lors de l’enregistrement de sa déposition. Il avait tout déballé sur son partenariat avec Gordon, sur la production des deux premières cargaisons du composite O… Il avait même fourni à la police une photo de Gordon, copie de celle d’Alexandre. Un officier en uniforme, l’air blasé, avait pris son témoignage sans poser de questions. Philippe était sorti du commissariat avec l’impression d’avoir donné un coup d’épée dans l’eau.
Deux jours plus tard, cependant, il avait reçu un coup de fil d’un certain lieutenant Caron, qui tenait à le rencontrer dès que possible. Le policier, un rouquin bourru en fin de carrière, s’était montré beaucoup plus intéressé que son collègue par ce que Philippe avait à dire. Il avait repris sa déposition point par point en revoyant avec lui chaque détail. Philippe n’avait menti qu’à un propos, et encore, par omission : il se doutait bien que révéler qu’il était sous la coupe d’une censure posée par un magicien centenaire n’aiderait pas sa crédibilité. Il avait plutôt déclaré qu’il avait trop craint pour sa vie pour passer à table. Le fait qu’il ait été embouti par un homme cagoulé juste après sa rupture avec Gordon supportait cette version des faits.
Quelques jours plus tard, il avait vécu un moment de grande joie lorsque Maître Hannoun lui avait annoncé, au téléphone, que ses contacts avaient confirmé l’arrestation de Gordon à son retour au pays. C’était presque trop beau pour être vrai…
Son intuition était juste. Alors qu’il cherchait à en savoir davantage sur les charges auxquelles Gordon devrait faire face, il ne trouva rien. Après avoir tenté de s’informer de son côté, Maître Hannoun fut surpris d’apprendre qu’il ne restait pas la moindre trace du passage de Gordon dans le système judiciaire.
Philippe était lucide. Il savait qu’un homme capable de faire disparaître son dossier pouvait nécessairement y accéder. Gordon saurait alors pourquoi il avait été arrêté. Et il remonterait directement jusqu’à Philippe…
Il ne lui restait qu’à espérer que la sécurité de son logis suffise à décourager Gordon. Il fallait passer l’entrée grillagée – ou les murs qui entouraient son terrain –, déjouer les caméras, se soustraire à la vigilance de deux hommes de garde, en plus de Jacques qui veillait sur le rez-de-chaussée…
Mais si Gordon avait pu s’évader de prison, il pourrait sans doute s’introduire n’importe où. Philippe n’était en sécurité nulle part, pas même chez lui. Chaque jour s’écoulait sur fond de tension perpétuelle, avec Philippe qui s’inquiétait de tout…
Ironiquement, ce qu’il craignait survint dans un rare moment de relâchement : il était s’assoupi derrière son bureau, en robe de chambre, les mains jointes sur la poitrine lorsqu’une voix familière le réveilla. « Hello, Philippe. » C’était Gordon.
Leur dernier face-à-face avait eu lieu dans ce même bureau… Lorsque Philippe lui avait annoncé la fin de leur partenariat. Il avait alors forcé Gordon à rester debout devant lui. Étrange : la même position, cette fois, avait l’effet inverse. C’était lui qui se sentait petit, exposé. Encore plus vulnérable du fait qu’il ait été surpris. « Comment as-tu déjoué mes gardes?
— Quels gardes? »
L’estomac de Philippe se noua. « Au secours! », cria-t-il de toutes ses forces. L’appel se voulait tonitruant, il fut plutôt éraillé par sa gorge serrée. Philippe n’avait jamais été doué pour les effusions. Comme il le craignait, personne ne lui répondit.
« Parler à la police… Je ne me serais pas attendu à ce que tu descendes aussi bas. À propos… Je me demande bien comment tu as pu. J’avais calculé que la censure pouvait tenir encore au moins une douzaine d’années, sinon plus. »
Philippe ne répondit pas. Il ne pensait qu’au pistolet chargé qui se trouvait dans le tiroir de son bureau.
« Cela signifie que quelqu’un l’a contrée, d’une manière ou d’une autre. Détail intéressant : quelqu’un a aussi cambriolé mon laboratoire secret. Rien n’a été touché, sauf les ingrédients nécessaires à un certain procédé. J’ai l’impression que mon voleur est la même personne que celui qui t’a aidé. Peut-être un certain membre de ta famille, avec qui tu as renoué récemment?
— Tu deviens paranoïaque. Ton procédé a juste cessé d’agir. Je m’en suis rendu compte à ma sortie de prison…
— Tu es un bon menteur, Philippe. Mais pas assez pour me tromper.
— Tu n’es quand même pas venu me faire la morale! Qu’aurais-tu fait à ma place?
— Bonne question », dit Gordon. Il se mit à marcher de gauche à droite comme un professeur faisant la leçon. « Pour commencer, j’aurais respecté notre entente. Ta décision de me trahir a été la pire de ta vie.
— Ma pire décision a été de suivre tes conseils. Je n’aurais jamais dû te laisser me transformer en trafiquant, en assassin. En taulard.
— Je n’y crois pas un instant. Tu regrettes de t’être fait prendre. Tu regrettes que ta petite manœuvre ne m’ait pas arrêté. Mais l’argent et le pouvoir que tu as eu entre les mains? Ça, tu ne le regrettes pas. »
Philippe n’écoutait qu’à moitié. Pendant que Gordon faisait les cent pas, il tournait le dos à Philippe de temps en temps. C’était une occasion à saisir… Il attendit le moment opportun, puis agit aussi vite qu’il le put. Il ouvrit le tiroir et empoigna son arme.
« Statue », dit Gordon, et Philippe découvrit avec horreur que ses muscles ne lui obéissaient plus. « J’aurais dû couper ton fil au moment de ta trahison, poursuivit Gordon. J’ai fait l’erreur de croire que tu pourrais m’être encore utile dans le futur. Tu as travaillé fort à me convaincre du contraire, Philippe. Bravo : tu as réussi. Il ne te reste qu’un choix à faire. Que dira ta notice nécrologique? Mort naturelle, ou suicide? »
Cette fois, s’il pouvait crier, il était certain que le monde entier l’entendrait.
« Cligne des yeux une fois pour le premier, deux fois pour le second. Peu importe ton choix, tu partiras sans souffrir. C’est déjà plus que ce que tu mérites. »
Prisonnier en lui-même, à la merci d’un autre, une simple vérité s’imposa : c’est la fin. La panique tomba d’un coup.
Il n’y avait plus d’espoir pour lui, mais avec un peu de chance, son frère ou son fils comprendrait son dernier message. Il cligna des yeux deux fois.
Gordon positionna le bras de Philippe de manière à ce que le canon appuie sur sa tempe. Le corps de Philippe n’opposa aucune résistance; il garda la nouvelle position, comme s’il avait été l’une de ces figurines de caoutchouc coulées sur du fil de fer.
Philippe fut un peu déçu que ses derniers moments ne soient pas l’occasion d’une révélation subite, d’une pensée profonde, d’un élan de tendresse vers ceux qu’il laissait derrière.
Gordon poussa sur l’index qui pressait sur la gâchette, et le rideau tomba.

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