« Recommence »,
dit Gordon. Encore…
Soupirant, Félicia renvoya
le liquide dans la carafe et essuya le fond de son bol.
« La minutie
compte pour beaucoup dans ce genre de procédés », dit Gordon. Comme si
elle n’avait pas compris…
« Je préfère travailler
avec l’encre et le papier, rétorqua-t-elle.
— Tu sais que
l’alchimie est l’une des méthodes les plus anciennes…
— Ouais. C’est ça. Parce
que le vieux dépasse toujours le neuf…
— Les procédés trop
complexes sont impossibles à réaliser par écrit seulement. Pourquoi crois-tu
que le Grand Œuvre est un procédé d’abord alchimique?
— Ça va, j’ai compris :
ces apprentissages sont censés me servir longtemps.
— Sans doute toute ta
vie. Recommence.
Elle chassa sa
contrariété et donna un coup de soufflet à son acuité. Elle reprit la carafe et
l’agita juste de la bonne manière,
pendant juste assez longtemps.
Soigneusement, elle inclina le contenant jusqu’à ce qu’un filet du liquide
coule dans le bol, un filet continu, constant… Parfait. La carafe était versée
aux deux tiers lorsqu’un tremblement vint tout gâcher.
« Recommence.
— J’ai besoin d’une
pause.
— Recommence. Tu
prendras ta pause lorsque tu réussiras à tous les coups.
— Mon épaule se
fatigue…
— Raison de
plus : ces efforts renforceront tes muscles. »
Elle se leva de sa
station de travail en massant ses trapèzes. Elle alla poser son front contre la
grande fenêtre, quelques pas plus loin.
Le nouveau laboratoire
secret de Gordon était situé dans l’Ouest, à cinq minutes de marche du QG, dans
une tour à bureaux. Du haut du cinquième étage, Félicia enviait ces gens qui
déambulaient en bas, peut-être en vacances. Elle devinait la caresse insistante
du soleil et la douce bise qui agitait l’air chaud. Qu’est-ce qu’elle aurait
donné pour une terrasse, un pichet de sangria… En bonne compagnie.
« Recommence,
Félicia. S’il te plaît.
— Écoute, Gordon, tu
le sais, tu me connais : le travail ne me fait pas peur. Mais même en me
saignant aux quatre veines, j’en ai pour des semaines, peut-être des mois avant
d’être prête à tenter le coup. Tu me fais courir un marathon, et je ne pourrai
pas sprinter sur toute la distance… » Gordon hésita. « Tu crains que
Harré, malgré son état présent, te fasse une mauvaise surprise. Je comprends. Je
ne voudrais pas être à ta place. Je te promets que je ne te laisserai pas
tomber. Mais j’ai besoin qu’on respecte mon rythme…
— Cinq minutes, dit-il
enfin.
— Je vais chercher un
café au coin », dit-elle, sachant très bien que l’opération dépasserait en
durée les minutes octroyées. « Tu veux quelque chose? »
Il la surprit en
répondant : « Non. Je viens avec toi. »
L’ascenseur était
bondé d’autres locataires de l’immeuble, la plupart cravatés. Deux d’entre eux
tenaient une discussion enflammée à propos d’un client, sans égard pour les
autres qui partageaient leur espace. Tout le monde descendit au rez-de
chaussée.
« Tout cette animation fait changement du
QG, dit-elle une fois dehors.
— Et encore plus de
mon ancien souterrain.
— Ouais. » Gordon
avait été évasif lorsqu’elle lui avait demandé la raison de son déménagement.
Elle n’avait pas insisté : elle soupçonnait quelque intrigue entre
Maîtres. Il fallait reconnaître que l’éclairage naturel et l’air climatisé du
nouveau sanctuaire gagnait sur l’ancien trou, sombre et humide…
Félicia commanda un
café glacé pour emporter. Gordon prit un espresso court qu’il avala d’une
traite. Alors qu’elle s’apprêtait à repartir, elle nota que Gordon demeurait
accoudé au comptoir.
Il avait l’air de
celui qui rumine ses mots afin de trouver ceux qu’il faut pour aborder un sujet
épineux. Elle attendit patiemment qu’il crache le morceau. Il finit par
dire : « Me fais-tu confiance?
— As-tu vraiment
besoin de me le demander?
— Je veux l’entendre.
— Oui. Je te fais
confiance.
— Mais jusqu’à quel
point? Assez pour me remettre ton sort? Ta vie? Ton âme? »
À cela, elle ne
répondit pas : elle se contenta de froncer les sourcils.
« Parce que moi, poursuivit-il,
c’est à ce point que j’ai foi en toi. Lorsque tu seras prête à tenter le
procédé, je serai inconscient, je ne pourrai pas t’aider. Et je tiens à le
répéter : pendant ce temps-là, tu auras rien de moins que ma vie entre les
mains. Tu comprends?
— Je comprends…
— Je ne voudrais pas
personne d’autre à ta place. Personne. » Il laissa le silence planer un
instant. « Retournons au travail. »
Elle le suivit, un peu
perplexe. À tout prendre, elle avait mérité qu’il lui donne sa confiance. Elle
avait toujours été loyale, diligente, bref, une disciple exemplaire. Il n’y a
pas si longtemps, elle aurait été aux anges que son Maître lui fasse pareille
profession de foi; elle aurait redoublé d’efforts pour continuer à mériter son
estime. Aujourd’hui toutefois, l’aveu de Gordon avec quelque chose de sinistre
à ses oreilles. N’était-ce pas étrange que l’homme, centenaire, n’ait personne
d’autre à qui s’en remettre, outre l’étudiante avec qui il travaillait depuis
moins d’un an?
Il est vrai qu’ils
avaient convenu que le dossier Harré demeurerait strictement confidentiel, ce
qui empêchait peut-être Gordon de recourir à un tiers parti, plus avancé
qu’elle. Une fois de plus, elle eut l’impression qu’il y avait anguille sous
roche..
Elle chassa cette
pensée qui interférait avec ses nouvelles tentatives. Il lui fallut plus d’une
heure avant d’en réussir trois de suite. Elle ne s’en réjouit pas trop :
il ne s’agissait, au final, que d’une étape parmi des dizaines…
« Beau
travail », reconnut Gordon au terme de sa série. « Tu peux ranger les
récipients : nous allons passer à autre chose. Je vais t’apprendre le
procédé qui te permettra de te passer de sommeil… »
Celui-là, elle le
voulait depuis qu’elle en avait appris l’existence. Elle comprenait toutefois
que ce n’était pas un cadeau de la part de Gordon : il voulait d’abord qu’elle
s’en serve pour tirer encore plus d’heures de travail à chaque jour…
Oh joie.
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