dimanche 25 janvier 2015

Le Nœud Gordien, épisode 354 : Quoi faire à Grandeville, 1re partie

Félicia se réveilla en sursaut, en proie à une confusion qui ne dura qu’un instant : elle se trouvait dans son lit. Sa chambre. Sa maison. Elle était encore toute habillée… Elle n’avait même pas enlevé ses boucles d’oreilles.
Je ne comprends pas…
Elle avait mal à la tête et la bouche pâteuse. Elle avait dû trop boire… Qu’avait-elle fait la veille?
Ah oui. Le rituel. Et les bulles...
Une première certitude : elle avait abusé du champagne. La suite demeurait floue… Elle avait un vague souvenir d’avoir tiré Édouard jusqu’à sa chambre du deuxième, moins discrètement qu’elle l’aurait voulu… Ils avaient folâtré un moment avant qu’elle suggère qu’ils aillent poursuivre la fête ailleurs. La minute où Félicia avait marché sous la pluie froide jusqu’à la voiture d’Édouard était l’épisode de la soirée qui avait laissé le souvenir le plus clair.
Édouard, heureusement plus sobre qu’elle, les avait conduits jusqu’au Centre. Ils avaient ensuite erré de longues minutes dans le quartier à la recherche d’une boîte où aller boire et danser. Les rues d’ordinaire animées étaient désertes; ils avaient d’abord blâmé la pluie avant de comprendre qu’ils avaient dépassé l’heure de fermeture des bars…
Elle se souvenait vaguement de son retour à la maison, d’avoir ouvert une nouvelle bouteille, puis… plus rien.
Elle se creusa la tête à la recherche de nouveau détails, mais cela ne servit qu’à accentuer son  mal de bloc. La meilleure explication devait être la plus simple : elle s’était endormie dès qu’elle s’était étendue, et Édouard avait choisi de ne pas la réveiller. Elle était un peu déçue de son choix… et beaucoup d’elle-même, d’avoir si brusquement clos cette nuit festive…
Elle prit une douche, mangea un morceau, prépara ses affaires et sortit de chez-elle. Nouvelle confusion : sa voiture n’était pas dans le stationnement. Eh merde. Elle est restée au Q.G.
Elle prit un taxi jusqu’au boulevard La Rochelle pour recouvrer sa voiture. Il était passé midi lorsqu’elle put enfin mettre le cap sur Grandeville.
La pluie continuait de battre les toits de La Cité, mais cinq minutes après avoir quitté la ville, l’hiver et la neige reprenaient leurs droits. La transition n’aurait pu être plus nette… Le grand rituel avait visé une élévation de la température de quelques degrés, bien moins que ce qu’elle observait… Un mystère de plus s’ajoutait à celui du feu de Saint-Elme qui les avait surpris la veille.
Au bout d’une heure et demie de route, elle arriva à la base de plein-air qui avait été le théâtre du massacre des Sons of a Gun. L’entrée de la péninsule était encore ceinturée de scellés de police, certains enfouis sous la neige. Clairement, personne n’avait pénétré sur le terrain depuis des semaines, des mois peut-être.
Tout cela s’avérait bien fâcheux. Félicia avait présumé que la plage aurait été aussi accessible qu’à sa dernière visite. Or, elle se voyait mal transporter son matériel fragile jusqu’à l’impression de Tobin, portant sa valise à bout de bras en se débattant contre plus d’un mètre de neige… D’autant plus que ses bottes avaient été choisies pour leur style plutôt que pour leur isolation. Elle aurait risqué des engelures avant même de s’être mise au travail.
Elle tourna en rond devant l’entrée, irritée par son mauvais calcul. Le soleil était déjà bas dans le ciel; elle décida qu’il valait mieux aller faire quelques emplettes pendant que les magasins étaient encore ouverts.
Félicia trouva un gros centre commercial au cœur du centre-ville, puis elle se mit en quête de bottes et de vêtements chauds. Elle se trouva très futée d’ajouter à ses emplettes un traîneau pour enfant… Elle n’aurait plus à s’inquiéter du transport de son équipement. Elle passa à l’épicerie pour s’acheter une salade, un sandwich et deux bouteilles de vin, puis elle descendit au premier hôtel qu’elle aperçut, sur le même boulevard que le centre d’achat.  
Elle but la moitié de sa première bouteille en zappant distraitement. Son mal de tête avait disparu avec la lumière du jour; alors qu’elle avait passé la journée à vouloir se reposer, maintenant qu’elle le pouvait, elle n’en avait plus du tout envie.
Que faire pour se désennuyer dans cette ville où elle ne connaissait personne?
En fait, ce n’était pas exacte, réalisa-t-elle. Il y avait quelqu’un dans cette ville avec qui elle avait échangé quelques textos. Un homme qui désespérait de la rencontrer. Celui à qui elle avait sauvé la vie dans les décombres du Hilltown.

dimanche 18 janvier 2015

Le Nœud Gordien, épisode 353 : Drainé

La minute requise pour passer de la voiture au 5450, boulevard La Rochelle suffit pour tremper Gordon, Stengers et Lytvyn jusqu’à la moelle. L’orage qui avait éclaté durant le rituel continuait à déverser des pluies torrentielles; la foudre grondait de façon presque continue.
Les communications avec les autres équipes n’avaient pas rapporté d’autres incidents notables; les derniers messages envoyés par Avramopoulos – sans doute par l’entremise de Gauss, le vieux Maître dédaignant autant les technologies que les tâches ingrates – laissaient entendre qu’il était temps de passer aux célébrations. 
 Ne m’attendez pas », dit Gordon aux autres une fois rentrés. « Je vous rejoins dans un instant. »
Après que les deux adeptes dégoulinants aient disparu dans l’ascenseur, Gordon continua jusqu’à la petite salle d’eau située tout au fond de l’édifice. La pièce exigüe et mal éclairée ne contenait qu’un lavabo, une toilette et un miroir.
Chaque éclaboussure de feu bleu qui avait touché son complet l’avait brûlé de part en part… Le terme brûlé était inexact : le tissu n’était pas noirci, il n’avait pas pris feu; il était disparu, tout bonnement. Plus inquiétant encore, c’était aussi vrai de sa chair. Ses bras et son torse portaient une série de petites concavités. La blessure avait cessé de faire mal en quelques secondes : la chair manquante ne souffrait plus. La frontière entre la zone affectée et le reste demeurait lisse comme si elle avait été cautérisée. Gordon n’avait pas encore osé regarder son visage, là où aucun vêtement n’avait pu éponger la mystérieuse substance…
Gordon alluma la lumière et leva les yeux.
Il avait craint le pire, la réalité n’était pas si catastrophique. Quelques éclaboussures avaient bien touché son visage; la plus importante avait creusé un cratère au-dessus d’un sourcil, une marque grosse comme une pièce de monnaie. Une demi-douzaine d’autres cicatrices étaient clairsemées un peu partout, beaucoup moins larges que celle sur son front.
Son visage n’avait jamais tant changé depuis qu’il avait accompli le Grand Œuvre…
Ruisselant, les cheveux plaqués contre son crâne, la peau trouée… Gordon se sentait vieux, usé. Une rage issue d’un sentiment flou d’injustice, d’impuissance, grondait quelque part en lui, mais le germe de cette colère refusait de croître, étouffé par sa lassitude. De toute façon, contre qui aurait-il pu diriger sa colère? Leur rituel avait rencontré un imprévu… Une erreur de préparation? Une ingérence externe? Un phénomène encore inconnu déclenché par un procédé inédit? Il n’en avait cure… ni l’envie, ni la force de spéculer là-dessus.
En tâtant les cicatrices, il ne ressentait rien – ni douleur, ni chaleur, ni pression.
Gordon soupira et renvoya la pièce dans la pénombre.
C’est sur une ambiance festive que les portes s’ouvrirent au troisième. Une rangée de bouteilles de champagne couvrait l’un des postes de travail. Les membres des cinq groupes étaient agglutinés autour; on papotait, on riait, on buvait comme dans une soirée mondaine. Personne ne semblait se soucier que leur entreprise était au mieux un succès partiel dont la portée n’avait pas encore été mesurée. Plusieurs têtes se tournèrent vers lui, saluant son arrivée avec un sourire.
Catherine Mandeville prit une flûte de champagne et alla à sa rencontre. Son expression avenante se métamorphosa lorsqu’elle s’approcha assez pour distinguer son visage ravagé.  « Oh, Gordon. Je suis désolée.
— Ça ira », répondit-il en prenant la coupe.
« Le pauvre Arie Van Haecht a été gravement brûlé aux pieds par le feu bleu. Au moins, il ne souffre pas… Il récupère dans les dortoirs… Olson pense qu’il sera capable de le soigner. S’il peut le faire pour lui, il peut sans doute…
— Oui, oui. » Il n’avait nulle envie de parler de ses blessures. Il voulut changer de sujet, mais il ne trouva rien de mieux que demander : « Ça s’est bien passé pour vous? »
Mandeville eut l’air embarrassée un instant. « Assez, oui. Du feu est apparu sur le plancher, mais il est vite disparu. »
Il y avait anguille sous roche : c’était évident que Mandeville lui avait dit une demi-vérité. En d’autres circonstances, Gordon aurait essayé de creuser les tenants et les aboutissants de cette dissimulation, mais pour tout dire, il s’en foutait un peu.
« Le fait que trois groupes sur cinq ont vécu un contrecoup me porte à croire que ce n’était pas la zone qui réagissait, comme elle l’aurait fait pour un rituel trop proche du Cercle… Il y a quelque chose à comprendre là-dedans… Je ne peux pas m’empêcher de me demander quoi… »
Gordon haussa les épaules. « Nous trouverons bien. » Il vida son verre d’un trait. Lui qui buvait rarement, il fut presque surpris de la facilité du passage de l’alcool dans son gosier. Il laissa Mandeville derrière pour aller remplir son verre. Il garda les yeux sur les bouteilles, dans un effort pour ne pas voir les réactions des gens à ses blessures.
Il vida son deuxième verre comme le premier. Une chaleur, pas désagréable du tout, monta à son visage. Il le savait trop bien, la voie de l’ivresse conduisait vers un cul-de-sac qui ne servirait qu’à mieux souligner le trou qu’il portait au fond de son âme, le vide laissé par l’extase parfaite qu’il avait connue une seule fois. Il remplit un troisième verre, sourd aux rires et aux blablas échangés autour de lui.
Les portes de l’ascenseur s’ouvrirent à nouveau; une Félicia transformée en sortit. Elle portait une belle robe blanche, des talons hauts et un sac à main assortis. Ses cheveux étaient encore mouillés, mais bien coiffés. Elle s’avança vers le groupe avec un sourire triomphant, le regard posé sur Vasquez, dont la crinière d’ordinaire somptueuse avait été fort malmenée par l’orage.
Gordon alla à sa rencontre. « Je peux te parler un instant?
— Je prendrais un verre, d’abord…
— Maintenant. » Il en avait marre d’attendre, de remettre à plus tard, de placer ses pions…
Félicia jeta un coup d’œil en direction du groupe, peut-être déçue de voir sa grande entrée interrompue. Elle suivit Gordon jusqu’à un coin de la grande salle.
L’orage ne s’était en rien amenuisé; le vent abattait des rideaux de pluie sur les grandes vitrines.
« Je veux que tu testes ton urne dès que possible. »
Félicia grimaça, comme si elle avait mordu dans un citron. « Nous devrions relaxer un peu… Depuis le temps des fêtes que je travaille d’arrache-pied sur mon dispositif deux point zéro, puis sur ce rituel… Et puis, je fais face aux mêmes problèmes : avec le feu bleu qui apparaît ici et là, je ne suis pas sûre que le Centre est sécuritaire pour réaliser mon procédé…
— Essaie-le sur quelqu’un d’autre que ton père, alors. Par exemple, tu m’as dit avoir retrouvé l’impression de Karl Tobin, à Grandeville. Aucun Cercle de Harré à des kilomètres…
— Oui, je…
— Si tu fais ton test d’ici quarante-huit heures, je t’offre une faveur. »
Félicia réfléchit en silence un moment. « Quarante-huit heures… J’accepte à condition qu’on n’en parle plus du reste de la soirée. Et que le décompte commence demain matin. Midi. Demain midi.
— Marché conclu », dit Gordon.

dimanche 11 janvier 2015

Le Noeud Gordien, épisode 352 : Éclaboussures

L’équipe de Gordon et Félicia était complétée par Isaac Stengers, que les Maîtres appelaient jeune homme malgré qu’il fût dans la quarantaine avancée. Félicia ne l’avait jamais rencontré avant les préparatifs du grand rituel, mais elle le connaissait de réputation. Initié assidu, adepte compétent, il était fort apprécié des Seize – même par Avramopoulos. Gordon avait laissé entendre qu’il était le meilleur lieutenant qu’un jouteur pouvait espérer; cela signifiait non seulement la maîtrise d’un éventail de procédés et de trucs, mais aussi d’une capacité à en jouer avec assez d’habileté pour relever les défis lancés lorsque son parti perdait un tour de Joute.
En personne, Stengers s’avéra un partenaire posé, minutieux, attentif. Il ne rechigna pas lorsque Gordon choisit Félicia pour le seconder dans l’accomplissement du rituel, malgré qu’il soit son supérieur – il avait déjà gagné sa coupe, son épée et son bâton; il ne lui manquait que l’anneau pour briguer le titre de Maître.
Leur équipe était installée au rez-de-chaussée d’un commerce placardé, sale et sans électricité. Le froid hivernal avait engourdi leurs doigts et ralenti leur préparation, mais à l’heure prévue, ils étaient prêts : Gordon commença le rituel, Félicia veillant au maintien des procédés secondaires, surtout son invention capable de disperser l’énergie avant qu’elle ne s’accumule et crée un contrecoup. Stengers veillait aux communications avec les autres groupes, les yeux vissés à l’écran de son téléphone. Jusqu’à présent, c’était pas de nouvelles, bonnes nouvelles.
Les premières minutes se passèrent sans qu’elle ne puisse juger dans quelle mesure le dispositif fonctionnait, puis elle ressentit un changement subtil dans l’énergie ambiante, premier indice de succès. L’idée d’Olson était géniale : le quintuple procédé avait pour but d’élever la température de La Cité de quelques degrés. Cet objectif, simple en apparence, nécessitait une quantité phénoménale d’énergie, d’autant plus que le procédé était conçu pour perdurer. Il continuerait donc à drainer le trop-plein d’énergie radiesthésique tant et aussi longtemps que les initiées le garderaient actif.
Un nouveau changement se fit toutefois sentir après quelque temps. Félicia aperçut dans les yeux de Gordon le miroir de sa propre surprise. « Qu’est-ce que c’est? », demanda-t-elle.
Stengers releva la tête. « Quoi?
— Une sorte de… tension qui s’oppose au procédé.
— Celui de Gordon ou le tien?
— Les deux.
— Qu’est-ce qui peut l’expliquer? »
Gordon ne répondit pas. Sage décision, pensa Félicia. Il valait mieux qu’il se concentre sur la réalisation du procédé. « J’en sais rien », répondit-elle. « Ce n’est pas une défaillance du processus. Peut-être qu’il s’est passé quelque chose du côté des autres groupes…
— Non, rien », dit Stengers après un coup d’œil au téléphone. « De toute manière, les prévisions montrent qu’en cas de défaillance, le procédé est supposé avorter… »
Félicia sentit la tension monter d’un cran supplémentaire. Quelque chose ne tournait pas rond. Elle craignait que son procédé-soupape ne suffise pas. « Gordon, peux-tu tenir seul un moment? » Il acquiesça d’un geste minimaliste. La détresse qui poignait sur son visage d’ordinaire avenant ne lui disait rien qui vaille.
Félicia se précipita vers ses pots d’encre. Elle peignit aux quatre coins de la pièce une version épurée de son nouveau procédée, à même le sol.
Alors qu’elle terminait le quatrième, Gordon se mit à gémir. « Félicia… aaaaah! » Leur cercle magique s’embrasa du même feu bleu qu’elle avait observé au sommet du Hilltown. Elle manquait de temps… Elle se concentra et tenta d’activer les quatre copies du procédé en même temps. Contre toute attente, peut-être poussée par l’urgence du moment, elle réussit.
Mon premier truc, comprit-elle.
Elle n’eut pas le loisir de se réjouir trop longtemps de sa découverte : elle ressentit une vive douleur. Elle cria sa surprise en même temps que Gordon et Stengers. Les flammes bleues n’étaient plus circonscrites au tracé sur le sol; elles éclaboussaient maintenant le sol, les murs… et les gens qui s’y trouvaient.
Dans son coin, elle avait été épargnée de la majeure partie des éclaboussures; pour Gordon, c’était le contraire. Son complet et sa chemise étaient troués un peu partout; même son visage portait quelques marques. Il serrait les dents, les traits crispés par la douleur.
« Gordon! » Elle fit un pas dans sa direction, mais il l’arrêta en lui présentant sa paume.
Le son d’un message texte retentit. « C’est l’équipe d’Avramopoulos », dit Stengers. Il lut : « Feu bleu, maintenant éteint. Arie blessé. Donnez des nouvelles, SVP. »
« On continue », dit Gordon en frottant son visage. « Stengers, informe les autres. Lytvyn, à ton poste. » Félicia hésita un instant, puis elle obéit.
Jusqu’à la fin de l’accomplissement du rituel, Félicia resta obsédée par deux questions… Qu’est-ce qui avait pu créer cette effusion soudaine de feu de Saint-Elme? Et que se serait-il passé sans son intervention? 

dimanche 4 janvier 2015

Le Nœud Gordien, épisode 351 : Harmoniques

Édouard fixait le ciel, hypnotisé par les couleurs chatoyantes invisibles pour les non-initiés.  
Sans surprise, il s’était retrouvé associé au groupe d’Avramopoulos pour l’accomplissement du grand rituel, avec Derek Virkkunen et Arie Van Haecht. Polkinghorne brillait par son absence : il avait été assigné à l’équipe d’Olson et Vasquez, séquelle probable de sa prise de bec avec Avramopoulos.
Ironie du sort, son équipe s’était installée dans un édifice prêté par Gordon, celui qu’Édouard avait surveillé pendant des jours avant de découvrir qu’il suscitait l’amnésie chaque fois qu’il s’en approchait. Réussir à s’y introduire après tant d’échecs avait cependant eu l’effet d’un pétard mouillé : la fraîcheur hivernale et l’odeur de poussière témoignaient qu’il avait été abandonné depuis des semaines, probablement des mois.
La mise en place des dispositifs n’avait été qu’une formalité. La participation d’Édouard s’était bornée à déplacer des meubles pour libérer le plancher, et garder un œil sur son téléphone pour recevoir les mises à jour des quatre autres groupes. À minuit, le grand rituel avait commencé comme prévu. L’air s’était empli d’une force impalpable qui avait fait hérisser le poil d’Édouard. C’est à ce moment qu’il était entré en état d’acuité, et qu’il avait vu dans le ciel les effets de leur entreprise.
Un dôme d’une couleur impossible – à la fois rouge et jaune – était apparu au sud-ouest, rendant visible la zone radiesthésique. La couleur était animée de remous qui rappelaient les turbulences de Jupiter. Compte tenu de la distance, ceux-ci devaient être gigantesques. Il fallut de longues minutes avant que la zone rapetisse de façon notable. 
Édouard sursauta lorsqu’un coup de tonnerre retentit, malgré qu’il n’ait pas observé d’éclair. Derek Virkkunen le rejoignit à la fenêtre, les sourcils foncés. « Je pense que c’est la première fois que j’entends tonner l’hiver », dit Édouard. L’artiste ne répondit rien.
Les nuages, rougis par le dôme en-dessous, semblèrent gagnés par son agitation. Trois éclairs rouges strièrent l’horizon en succession rapide.
« Ce n’est pas normal », murmura Virkkunen. « Viens avec moi », dit-il en partant d’un pas vif sans attendre Édouard, en agrippant au passage son grand étui à sitar.
Édouard jeta un coup d’œil à Avramopoulos et Van Haecht, les deux concentrés sur le rituel : ni l’un ni l’autre n’avait besoin de lui pour le moment. Il rejoignit l’artiste dans la pièce adjacente, une sorte de salon aux murs tapissés d’armoires peu profondes, toutes ouvertes et vides. Virkkunen sortit son sitar et s’assit devant les grandes fenêtres.
Le déplacement avait assez nui à la concentration d’Édouard pour qu’il perde l’acuité. Le rougeoiement en contrebas avait disparu pour ne laisser que les lumières de la ville sous un ciel noir et menaçant. Le tonnerre gronda à nouveau.
Inspiration, expiration, concentration. Édouard rouvrit les yeux pour découvrir que la zone colorée avait regagné sa taille initiale, mais plus encore, qu’elle brillait avec une intensité nouvelle, des étincelles roulant sur toute sa surface… Non, réalisa-t-il. À cette distance, on dirait des étincelles… De près, ce doit être de véritables boules de feu!
Un brouhaha se fit entendre dans la pièce adjacente. Édouard se précipita de l’autre côté pour découvrir la source de cette commotion. Au même moment, comme s’il avait attendu ce signal, Virkkunen se mit à jouer une série de notes répétées en boucle.
Une flamme bleue, semblable à celle d’un brûleur à gaz, avait jailli sur tout le tracé des symboles peints sur le plancher. Van Haecht avait entrepris de les piétiner, la panique dans les yeux; Avramopoulos demeurait en transe, quoiqu’Édouard devinait que son attention était devenue partagée.
Une seconde à peine après l’arrivée d’Édouard, Van Haecht tombait sur le côté en poussant un cri déchirant, agrippant ses pieds à deux mains. Ses semelles avaient fondu plutôt que brûlé, et horreur! Une partie de ses pieds avec elles.
L’air joué par Virkkunen se transforma. Plus aigu, tempo plus lent... Que tentait-il d’accomplir? C’était Néron jouant devant Rome en flammes… L’artiste retourna à la première série de notes, puis alterna entre les deux mélodies avec une précision virtuose, insérant de légères variations ici et là. Coïncidence? Causalité? Le feu bleu vacilla, diminua, puis disparut. Le phénomène avait déjà eu le temps de creuser des rigoles de quelques centimètres, burinant à jamais les symboles magiques à même le plancher.
Van Haecht mugissait de douleur, Virkkunen jouait comme si rien au monde ne pouvait le distraire, Avramopoulos continuait le rituel à lui tout seul… Édouard écrivit aux autres Feu bleu, maintenant éteint. Arie blessé. Donnez des nouvelles, SVP.
Il alla ensuite s’agenouiller aux côtés de Van Haecht qui pleurait comme un bébé, recroquevillé sur le sol – ne serait-ce que pour le supporter face à cette douleur qu’Édouard ignorait comment soulager.
L’absence de réponse des autres groupes à son message lui fit craindre le pire.