dimanche 30 avril 2017

Le Nœud Gordien, épisode 468 : État de choc

Les fenêtres du 4x4 étaient constellées de trous de balles, desquels rayonnaient de multiples fêlures. Quelque chose dans le bruit du moteur laissait deviner que la mécanique ne s’en était pas sorti indemne.
Félicia aurait dû être en pleine panique, mais ses émotions lui apparaissaient distantes, presque étrangères. On lui avait tiré dessus. Tobin avait fait disparaître un homme. Tout cela lui semblait irréel, une hallucination. Elle se dit, avec détachement, qu’elle devait être en état de choc.
Plusieurs impacts avaient percé la portière côté passager. Elle y mit le doigt comme Thomas dans les plaies du Christ, cherchant peut-être à s’ancrer dans le monde, à se convaincre de la réalité de ce qu’elle venait de vivre. Son autre main était crispée autour de la ceinture de sécurité sur sa poitrine.
Elle jeta un regard oblique vers Tobin, qui conduisait vers le nord en silence, les yeux fixés sur la route. Qu’avait-il fait au motard? Comment avait-il acquis ces capacités inouïes? À moins qu’il soit en fait Harré!
Bien que Félicia n’ait rien dit, Tobin fit non de la tête.
Tu peux percevoir ce que je pense, c’est ça?
« Oui, avoua-t-il à voix haute.
— Arrête-toi.
— Félicia…
Arrête-toi tout de suite! »
Il se rangea sur le côté de la route. Elle se tourna sur son siège pour lui faire face. « Quoi, tu es comme les Trois, maintenant?
— Quelque chose comme ça…
— Christ, Karl… Es-tu avec nous ou contre nous? Tu es de quel bord?
— Y’a pas de bord. Toutt’ est toutt’.
— Ouais, ben toutt’ vient de me tirer dessus parce que j’ai fait l’erreur de te faire confiance… » Elle détacha rageusement sa ceinture et débarqua du véhicule en claqua la porte.
« Je t’assure qu’il y a une explication logique et rationnelle à tout cela! », dit l’autre en débarquant à son tour. Encore un changement de registre, pensa-t-elle.
« Je n’utilise pas le même registre parce que ce n’est plus Tobin qui parle. » Félicia s’arrêta net. « Mais non : ce n’est pas Harré non plus. » Elle se retourna, les bras croisés, le visage inexpressif, prête à exiger des réponses. Son expression résolue ne tint qu’une seconde avant que l’adrénaline cesse de la soutenir. Un voile tomba sur son champ de vision et ses jambes se dérobèrent sous elle. Elle sentit les bras musclés de l’homme l’attraper avant qu’elle ne s’écrase sur l’asphalte. Il la soutint jusqu'à ce qu’elle puisse s’asseoir sur les marches de l’immeuble le plus proche. Elle put alors reprendre son souffle. Elle se sentait faible, fatiguée… Comme si un coup de vent suffirait à la faire défaillir à nouveau.
« Se faire tirer dessus… Je t’assure que je ne souhaite pas ça à personne, dit l’homme doucement. L’impact des balles. La peau trouée. La vie qui s’en va… J’allais mourir, Félicia. Ne lui en veux pas : Tobin a fait ce qu’il fallait. Il a pris ma place dans la Trinité. Il a sauvé mon âme, à défaut de mon corps. »
L’esprit de Félicia fonctionnait au ralenti, mais l’homme lui laissa le temps de décoder le sens de son propos. « Timothée?
— Oui. Depuis ma mort clinique, je me retrouve écartelé entre trois corps, jamais le mien, mon esprit intégré à celui des autres… Parfois, lorsque nous sommes loin du Terminus, je parviens à retrouver qui j’étais, à prendre le dessus sur les autres. Ça ne leur plaît pas toujours… C’est la raison pourquoi je voulais te parler…
— Je croyais que Martin voulait me parler…
— Maintenant que tu sais… Ça ne fait aucune différence si c’est moi ou lui, n’est-ce pas? Toutt’ est toutt’, comme dirait l’autre. »
Félicia exhala longuement. Elle ne voulait rien de plus que se rouler en boule sous une couette et dormir pendant mille ans. « Qu’est-ce que tu me veux?
— Félicia… Peux-tu faire pour moi le procédé dont Gordon s’est servi pour ramener Tobin?
— Je ne sais pas si j’en suis capable…
— Pourtant, tu t’y entraînes depuis des semaines… »
Il lui fallut une seconde pour réaliser qu’avec un télépathe à l’Agora, les Trois ne devaient rien ignorer de ce qui s’y tramait. Elle avait été victime d’espionnage… De voyeurisme psychique. Il y avait de quoi se sentir outrée. « Tu crois que je vais t’aider, après toutes ces tromperies?
— Tu dois quand même une faveur à Martin…
— Une faveur!? C’est culotté, de la part d’un imposteur… un traître! »
Quelque chose dans le visage de l’homme s’assombrit au point de devenir menaçant. Était-ce Tobin qui ruait à l’arrière-scène? Le changement ne dura qu’un instant, comme un nuage passant devant le soleil. « Alors voici un nouveau marché, offrit Timothée d’une voix calme. Tu me redonnes un corps et moi, je te conduis là où Van Haecht se cache. Ou devrais-je dire Harré? »
Ça, c’était une autre paire de manches. L’esprit de Félicia sortit de la mélasse tout d’un coup. Arrêter Harré avant qu’il sévisse était sa priorité absolue. « Sérieusement?
— Sérieusement.
— Pour le procédé… Vous disposez, comment dire, d’un corps d’accueil?
— On s’en occupe.
— Je ne peux pas garantir le succès, mais j’accepte de tenter ma chance.
— On ne demande pas plus.
— Mais avant toute chose, vous allez devoir remplir votre part du marché. » Timothée ouvrit la bouche, mais Félicia ne le laissa pas parler. « Je n’ai absolument aucune raison de vous faire confiance. Mais moi, je n’ai pas l’intention de vous tromper. Tu peux vérifier », dit-elle en tapotant son front du doigt.
« Marché conclu, dit-il.
— Va falloir faire ça bientôt. Ce soir, si possible. Après le concile.
— Entendu.
— Excellent. Ramène-moi à l’Agora, conclut-elle. Je dois commencer à me préparer… »
Ce nouvel espoir la mobilisa tant qu’elle en oublia de demander à Tobin qui pouvait lui en vouloir au point de l’avoir attaqué en plein jour, au beau milieu du centre-ville.

dimanche 23 avril 2017

Le Noeud Gordien, épisode 467 : Au pied du mur

Derrière eux, le son du moteur devint plus aigu : leur assaillant passait en vitesse supérieure.
Tobin continua sa lancée vers le cul-de-sac, mais à la dernière seconde, il tira le frein à main, donna un coup de volant à gauche et écrasa la pédale des freins. La voiture fit un quart de tour en parfaite dérape contrôlée, pendant que Félicia s’agrippait à son siège comme une bouée de sauvetage.
Sans ralentir, Tobin s’engagea le petit parc qui longeait la rue en l’attaquant par la pelouse, devant les yeux incrédules des promeneurs qui s’y trouvaient. La moto sport qui les suivait était moins adaptée aux cahots du parc que leur 4x4; ils gagnèrent de l’avance pendant que l’autre qui se voyait forcé de zigzaguer par les sentiers gravelés en esquivant des piétons ici et là.
À la sortie du parc, Tobin braqua à droite... Vers le Centre-Sud. Son fiasco du Terminus avait enlevé à Félicia toute envie de se retrouver dans la zone radiesthésique. « Merde, Karl! Dans le Cercle, j’peux rien faire! 
— Je sais », grinça-t-il entre ses dents. Mais il maintint le cap.
Un nouveau barrage de béton les força à tourner à gauche. Ce boulevard s’avéra plus achalandé que les rues adjacentes, quoique comparé à la marée humaine du Centre, le flot apparaissait plutôt stagnant. Des gens flânaient en petits attroupements; ici, un vendeur de drogue, sa cour et ses clients; là, un groupe de punks à chiens se passant un litre de bière bon marché…
Aucun autre véhicule ne circulait sur la rue. Deux pâtés de maison plus loin, Tobin donna un nouveau coup de volant. La voiture fit un quart de tour en crissant des pneus; Félicia eut cette sensation qui lui faisait détester les manèges de foires. La jeep grimpa sur la chaîne de trottoir; Tobin la rangea à angle droit par rapport à la rue, le parechoc collé aux briques d’un immeuble. Un passant coupé par la manœuvre se lança dans une tempête d’insultes à la santé mentale du conducteur.
Félicia aurait voulu demander à Karl quel était son plan, ou même s’il en avait un, mais l’homme ne lui en laissa pas le temps. « Donne-moi ça », dit-il en arrachant l’arme de ses mains. « Mets-toi à l’abri. Grouille! »
Ils sortirent de la voiture; le grossier piéton eut le sifflet coupé à la vue du pistolet. Il s’enfuit à toute vitesse, imité par les flâneurs qui flairaient la fusillade imminente.
Tobin s’installa au coin de son véhicule, pointant en direction du vrombissement de la moto qui montait en crescendo. Lorsqu’elle tourna le coin, Tobin ferma un œil et visa. Il tira une, deux, trois fois. Les déflagrations, amplifiées par les façades du boulevard, réussirent à étourdir Félicia, sans pour autant décourager l’assaillant. Celui-ci donna un coup de volant et monta à son tour sur le trottoir pour frôler les murs, forçant du coup Tobin à choisir entre sa couverture et sa ligne de mire.
Tobin choisit de rester à couvert, son arme tenue à la verticale. Il ne restait qu’à espérer que, lorsque se présenterait l’occasion de tenter sa chance, il fasse mouche.
Félicia ne savait plus quoi faire, où se mettre… Elle s’était rarement sentie aussi menacée et impuissante, comme une tortue sur le dos au milieu d’une autoroute.
Il lui restait un mince espoir : que le tueur s’approche assez pour qu’elle puisse l’affecter avec son procédé-taser… Mais dans le Cercle, elle risquait un contrecoup. Si seulement elle avait eu avec elle ses plaquettes… À moins que
Un éclair de douleur la traversa lorsqu’elle frappa l’asphalte du poing à deux reprises. Elle toucha d’un doigt tremblant ses jointures saignantes et, animée par l’énergie du désespoir, elle dessina tant bien que mal le caractère qui rendait possible son truc-soupape. Les traits sont trop irréguliers J’ai besoin de plus de temps pour
Une rafale de mitraillette la força à se planquer contre la carrosserie. La voiture au complet vibrait sous les impacts répétés. Tobin rajusta sa pogne sur son arme et bondit dès que la rafale se tut. Il tira à nouveau, mais après quelques coups, les détonations cessèrent… Son arme s’était enrayée. Le motard comprit la situation, et ne tarda pas à réagir. En trois foulées, il était rendu de leur côté.
Le tueur mit Karl en joue. Félicia serra les dents. On est faits, pensa-t-elle. Elle n’aurait même pas le luxe de savoir qui les avait attaqués, ou pourquoi.
Tobin lança son pistolet inutile au visage du motard. Par réflexe, il eut un mouvement qui retarda l’exécution d’une seconde. Une seconde qui fit toute la différence.
Tobin éleva les mains et une étincelle apparut entre elles. Il tourna ensuite les paumes vers l’ennemi. L’étincelle se transforma en un geyser d’énergie chatoyante qui l’enveloppa complètement. L’instant d’après, les couleurs étaient disparues – le motard avec elles.
Le silence soudain était alourdi par l’acouphène dans les oreilles de Félicia, écho des nombreux coups qui avaient été tirés. Sa main écorchée pulsait au rythme de son cœur. Abasourdie, elle peinait à comprendre ce qui venait de se produire.
« J’aurais préféré que tu ne voies pas ça », dit Tobin. Il jeta un regard à la ronde; plusieurs flâneurs avaient été témoins de la scène. « Eux non plus, d’ailleurs. Allez : on fout le camp. »

dimanche 16 avril 2017

Le Nœud Gordien, épisode 466 : Angle mort

Félicia s’était attendue à ce que Tobin l’amène dans l’une des petites pièces du deuxième; il descendit plutôt jusqu’à la sortie. « On ne peut pas parler ici?
— On va aller faire un tour, toi pis moi », répondit-il. Félicia s’arrêta net. Tobin s’esclaffa. « J’avoue que ça sonnait quelque peu sinistre. En fait, j’agis à titre d’émissaire. Martin aimerait s’entretenir avec toi. »
Quelque peuÉmissaire? Entretenir? Elle avait assez fréquenté Karl pour savoir qu’il s’exprimait souvent par monosyllabes – quand ce n’était pas de simples grognements. Depuis quand avait-il adopté ce niveau de langage? « Ce n’est pas un bon moment », répondit-elle. La disparition apparente de Gordon et Latour la perturbait. Dans le meilleur des cas, les deux Maîtres avaient entrepris ensemble un procédé de longue haleine requérant une concentration sans faille. Mais elle craignait plutôt que Harré ait repris sa purge meurtrière. Elle n’avait plus le choix : si Gordon ne répondait pas à la convocation de Mandeville, elle allait devoir révéler à tous le retour de Harré. Et sa part de responsabilité dans ce fiasco.
Tobin insista. « Pour être sincère, tu as l’air d’avoir besoin de te changer les idées. Une petite ballade te ferait du bien.
— Aller dans le Centre-Sud n’est pas exactement mon genre de petite ballade
— En fait, Martin t’attend au centre-ville.
— Comment ça, il m’attend? »
Tobin haussa les épaules. « Moi, je ne fais que passer le message… »
Il restait quatre heures avant l’assemblée. Tobin n’avait pas tort : si elle restait à tourner en rond à l’Agora, la tension continuerait à l’user. Elle pouvait recevoir un signe de Gordon ici ou ailleurs; changer de décor en attendant ne lui ferait pas de mal. « Ok. Allons-y.
— On prend mon char », dit Tobin. Quelques minutes plus tard, ils roulaient sur l’autoroute alignée avec les gratte-ciels du centre-ville, la charpente du Hilltown – encore en cours de restauration – trônant au-dessus des autres.
Tobin négocia la sortie vers le Centre. La grisaille du macadam laissa place à la verdure des larges boulevards couverts de passants par centaines. Félicia réalisa qu’elle n’avait pas vu le printemps passer, aux prises avec les multiples exigences de Gordon. Elle enviait ces gens, touristes ou travailleurs, qui déambulaient, téléphone ou bouteille à la main, avec la lenteur d’automates aux piles vidées. Mais pouvait-elle penser à la caresse du soleil, aux journées interminables, aux pichets de sangria, quand Harré rôdait on ne sait où en train de manigancer on ne sait quoi, quand Gordon et Latour avaient peut-être déjà succombé?
Elle jeta un coup d’œil à son téléphone. Toujours rien. L’impulsion de relancer Gordon à nouveau demeurait forte, mais un message supplémentaire changerait quoi? Elle rempocha son appareil juste à temps pour remarquer un changement dans l’attitude de Tobin. Il était passé d’une posture relaxe, accoudé à la fenêtre, à celle du tigre s’apprêtant à bondir.
La voiture ralentit à l’approche d’un feu de circulation.  « Regarde dans le coffre à gants », dit Tobin en détachant sa ceinture de sécurité. Interloquée par la commande soudaine, elle s’exécuta. Le coffre recelait une arme de poing, posée sur une liasse de paperasse. Elle allait lui demander à quoi cela rimait quand une moto sport vint se glisser entre les colonnes de voitures pour s’immobiliser à leur hauteur. Le conducteur était vêtu de cuir des pieds à la tête; un casque noir à la visière opaque masquant ses traits. Il braqua sur eux le canon d’un pistolet-mitrailleur.
Surprise, Félicia échappa un cri désarticulé; Tobin réagit de manière plus décisive. Pivotant sur son siège, il ouvrit la portière et la poussa avec ses deux jambes de toutes ses forces. L’impact renversa la motocyclette. Sans même se soucier de refermer la porte, Tobin appuya sur le champignon. Félicia s’agrippa de toutes ses forces au tableau de bord en s’attendant au pire.
Ils eurent de la chance : les conducteurs sur la voie transversale furent assez alertes pour freiner à temps. L’un d’eux se fit emboutir par-derrière dans un tonnerre de klaxons.
Le cœur battant, Félicia se tourna pour voir l’assaillant se remettre en selle et s’élancer à leurs trousses. « Mais qu’est-ce qu’il nous veut?!
— Prends le gun », répondit Tobin avec un flegme étonnant. Elle obéit. L’arme était lourde dans sa main, plus lourde qu’elle l’aurait cru. « Tire-lui dessus. » Félicia resta stupéfaite. « Allez! Qu’est-ce que tu attends? »
Tobin brûla un nouveau feu rouge en braquant à droite, s’insérant ainsi dans le flot du trafic au prix de quelques nouveaux coups de klaxon. Félicia se retourna avec quelque difficulté sur son siège et passa le haut du corps par la fenêtre de la jeep. L’assassin zigzaguait entre les voitures, les deux mains sur le volant; à tout le moins, elle ne se ferait pas tirer dessus…
Peu à l’aise avec les armes à feu, dans une position instable, il lui était impossible de viser correctement. Le motocycliste aperçut toutefois qu’il était tenu en joue; il baissa la tête. Peut-être que cette menace suffirait à le ralentir… Les cheveux dans le vent, elle continua à brandir l’arme, à défaut de tirer.
Mauvaise nouvelle pour eux : le trafic s’amenuisait un peu plus à chaque intersection. Les rues commerciales du Centre laissèrent place à d’autres, plus décrépites et proportionnellement moins achalandées.
« Pas par-là! On va aboutir dans le Centre-Sud!, hurla Félicia.
— Je sais ce que je fais », cria Tobin en retour. Elle aurait bien aimé le croire : plus loin, des cubes de béton bloquaient la voie; ils ne pourraient pas aller plus loin. Acculés au pied du mur, elle doutait que son pistolet fasse le poids devant un assassin armé d’une mitraillette.

dimanche 9 avril 2017

Le Nœud Gordien, épisode 465 : Inquiète

Le tempérament anxieux de Catherine Mandeville l’empêchait de discerner ses inquiétudes légitimes de celles, génériques, qu’elle entretenait à propos d’à peu près tout.
Par exemple : la Joute, jeu de Maître ou danger insoupçonné? Parmi les Seize, elle était la seule qui n’avait jamais cessé de s’en méfier. Elle ne pouvait faire abstraction du fait que les autres jouaient avec des forces encore mal comprises, les mêmes qui avaient tué le grand Herman Schachter. Qui lui-même les avaient découvertes en suivant la trace d’un déséquilibré mental meurtrier…
Avait-elle eu tort ou raison? Pendant toutes ces années, elle s’était sans cesse remise en question. Était-elle folle de se priver volontairement de ce plaisir soi-disant exquis? Était-elle au contraire la voix de la raison, que personne n’écoutait?
Son anxiété compliquait également ses relations. Elle appréciait Berthold, mais elle détestait les malaises qui accompagnaient depuis toujours sa sexualité. Il lui arrivait de s’oublier durant les moments les plus passionnés, mais dès que la réalité reprenait ses droits, son complice devenait malgré lui le miroir de ses défaillances, de ses insuffisances, de sa laideur. Elle avait été reconnaissante, ce matin, qu’il parte en catimini, pendant qu’elle se douchait.
Elle fut toutefois surprise de trouver ses lunettes à la sortie de sa chambre. Elle présuma qu’une maladresse les lui avait fait échapper. Elle le lui signala par texto; s’il n’avait pas réalisé leur perte sur-le-champ, c’était un indice qu’il pouvait survivre sans elles.
Midi arriva sans qu’il ait répondu. Elle se mit à craindre qu’il ait décidé qu’il en avait assez d’elle. Sa raison lui rappelait qu’elle pouvait s’en réjouir, que leur relation n’était au final qu’une distraction; une partie d’elle considérait toutefois cette éventualité catastrophique. Son anxiété monta d’un cran.
Quatorze heures trente : son téléphone sonna enfin. Ce n’était toutefois pas Berthold, mais son apprenti, Isaac Stengers. L’adepte lui demanda s’il avait vu son Maître, qu’il ne s’était pas présenté à leur séance de travail hebdomadaire… du jamais-vu. Elle mentit, prétendant ne pas l’avoir croisé de la journée. Elle raccrocha; l’emprise du stress s’accentua encore.
Quinze heures quinze : elle se trouvait seule au troisième de l’Agora, dans un bâtiment presque vide, le front collé à la baie vitrée, espérant reconnaître la voiture de Berthold sur le boulevard en contrebas.
Quinze heures quarante : le ding de l’ascenseur retentit. Espoir déçu : Félicia Lytvyn en émergea. « Oh, c’est toi.
— Tu attendais quelqu’un?
— Latour, répondit-elle.
— Et moi, je cherche Gordon. Est-il passé par ici? 
— Pas que je sache. En fait, la dernière fois que je l’ai croisé, c’était lors de la petite Joute. À propos, est-ce qu’il s’en est bien remis? Avez-vous réussi à comprendre ce qui a cloché? » La jeune femme eut une réaction ambigüe. « Félicia, est-ce que tout va bien?
— Tout va à merveille », mentit-elle. Paicheler aurait trouvé cette réponse arrogante, et elle n’aurait pas manqué de rabattre le caquet de cette adepte impolie. Mais Mandeville était sensible à l’autre discours, celui que le corps de Lytvyn lui renvoyait. Ses épaules étaient crispées; ses bras, resserrés sur elle-même, comme si elle cherchait à se réchauffer; elle léchait la plaie sur sa lèvre à toutes les deux secondes… La jeune femme se débattait avec ses propres inquiétudes. Compte tenu son aplomb coutumier, le contraste n’en était que plus marqué.
Elle décida de ne pas insister et retourna son regard vers la rue.
« Tu l’attendais pour quelle heure?, demanda Lytvyn sur un ton qui se voulait léger.
— Nous n’avions pas rendez-vous. Je m’inquiète parce qu’apparemment, personne n’est capable de le rejoindre. »
Félicia pâlit significativement. « C’est pareil pour Gordon. »
Mandeville figea. « Quoi?
— Nous devions nous voir, mais il ne s’est pas présenté. Et il ne retourne pas mes appels non plus. Ça ne lui ressemble pas…
— Van Haecht, Gordon et Latour… La moitié des Maîtres, introuvables en même temps…
— Mon Dieu, dit Félicia. Ce n’est pas une coïncidence…
— Que veux-tu dire? »
— Il faut convoquer une assemblée d’urgence, dit Félicia.
— Tu as raison. Il faut tirer cela au clair.
— En fait, je… »
La porte vers l’escalier s’ouvrit soudainement; les deux femmes bondirent. C’était Karl. « Je vous dérange? », demanda-t-il sourire en coin, amusé par leur réaction de gazelles effarouchées.
« Non, non, répondit Catherine, le cœur battant.
— Félicia, dit le nouveau venu, est-ce que je peux te parler en privé?
— Heu, oui, bien entendu… »
D’un signe de la tête, Catherine lui donna son congé. « Je convoque les gens pour dix-neuf heures. Tiens-moi informée si tu apprends quelque chose » conclut-elle.
Félicia et Tobin repartirent par l’escalier; Catherine, pour sa part, entreprit de contacter tout le monde. Chaque fois qu’elle tomba sur une boîte vocale, l’anxiété qui lui nouait la gorge se resserra davantage.

dimanche 2 avril 2017

Le Nœud Gordien, épisode 464 : Gordium, 3e partie

Deux agents en uniforme sortirent de la voiture.
La possibilité que leur effraction soit découverte avait été balayée par Alexandre comme un risque acceptable. Il avait peut-être été naïf : il suffisait que les agents remarquent le moindre indice pour qu’ils soient foutus. « Merde! La clim! Ils vont voir pas où on est entrés! » Le cœur battant, Alexandre voulut accourir pour la réparer avant que les agents n’aient contourné la maison, mais son oncle le retint.
Édouard gardait les yeux vissés sur les policiers qui avançaient à pas de loup vers l’entrée, la main sur la poignée de leur arme. Alexandre se voyait déjà arrêté, condamné, emprisonné – si Claude et sa mère ne le tuaient pas avant.
Les agents ne se rendirent pas à la porte. Leur regard alerte devint vague; ils firent volte-face, retournèrent à la voiture, et repartirent comme si de rien n’était. Alexandre éclata de rire. Dans l’urgence du moment, il n’avait pas supposé que les policiers seraient exposés eux aussi à la magie de Gordon.
« Ne traînons pas », suggéra Édouard. Ils descendirent.
Le sous-sol était composé d’une seule pièce. Trois des murs étaient recouverts de panneaux noirs en bois verni. Le quatrième supportait une télé à écran géant devant laquelle se trouvaient un sofa de cuir et une table basse. La bouteille de scotch et le verre à moitié vide sur la table représentaient les premiers signes tangibles d’occupation.
Un mannequin drapé d’une toge rouge se tenait dans un coin, une couronne de laurier dorée posée sur sa tête. Une épée dans son fourreau pendait à son ceinturon; sa main droite tenait une coupe dorée; la gauche, un grand bâton gravé de motifs angulaires.
Alex soupira. « La cassette n’a pas l’air d’étre ici non plus…  
— Ouais. Faut dire que si quelqu’un l’a prise, il ne voulait pas qu’elle soit vue. Les chances sont bonnes qu’elle ait été détruite. Fouillons quand même, on ne sait jamais… »
Édouard alla examiner le mannequin de plus proche; pour sa part, Alex se laissa tomber sur le sofa, abattu. Il avait envie de pleurer, de crier, de tout détruire, mais pas la force de le faire. Il savait que son père ne s’était pas suicidé, mais l’impossibilité de démontrer que Gordon était responsable de sa mort lui pesait. Une juste colère grondait en lui… L’absence de preuve l’empêchait de la laisser tonner.
Il s’était assis sur la télécommande; il la saisit et, machinalement, alluma le téléviseur. Un canal de nouvelles en continu apparut à l’écran. Le volume avait été réglé à zéro, mais l’image était sous-titrée en grosses lettres blanches : Bains de sang dans la Petite-Méditerranéeune nouvelle guerre des gangs?
Il but une longue lampée de scotch à même la bouteille. Il n’en avait jamais goûté de si bon, mais la boisson n’aida en rien sa morosité.
« Alex, dit Édouard derrière lui. Faut que tu viennes voir ça… »
Le jeune homme se retourna pour voir son oncle en train d’ouvrir les panneaux sur le mur, révélant un fond tapissé de liège, comme un tableau d’affichage. Sa surface était recouverte de clous et de bandelettes de papier épinglées. Des fils colorés reliaient les clous entre eux dans un montage si dense qu’à certains endroits, on ne voyait plus le fond. « Qu’est-ce que c’est?
— J’en crois pas mes yeux », répondit Édouard. Il n’avait pas fini d’ouvrir le dernier panneau qu’il avait son téléphone en main pour photographier le montage.
« Qu’est-ce que c’est? », répéta Alexandre, sans obtenir de réponse d’Édouard, trop absorbé à prendre des clichés en rafale. Il s’extirpa du divan et s’approcha assez pour voir qu’un nom était écrit sur chaque morceau de papier. « Je ne suis pas certain de comprendre…
— Les policiers qui enquêtent sur le crime organisé utilisent ce genre de schémas, répondit-il sans ralentir sa mitraille. Ça leur permet d’avoir une idée claire de la hiérarchie, qui travaille avec qui, pour qui…
— Ben voyons! Il n’y a pas autant de gangsters que ça dans La Cité!
— C’est ce qui est impressionnant… C’est tellement complexe, ç’a dû prendre des centaines d’heures… Ce n’est pas que la pègre. C’est toute la ville!
— Hein?
— Peut-être pas tout le monde, mais regarde… Là, c’est le conseil municipal… À côté, le service de police. Tu vois : Claude est ici. Et…
— Quoi?
— Là. C’est moi. Et toi… »
Un clou identifié au nom d’Alexandre Legrand était effectivement planté non loin de celui d’Édouard. Un frisson courut son échine : parmi ceux qui étaient liés à son clou, il aperçut Sabrina et Laurence. Lui qui considérait ses trois maîtresses comme un secret bien gardé, il découvrait que seule la plus récente – Maélie – demeurait inconnue de Gordon.
Qui l’eut cru : la paranoïa de son père, sa crainte constante d’être observé, suivi, victime de complots, tout cela s’avérait… justifié.
Son père…
Les yeux d’Alexandre remontèrent les fils rattachés à son clou. Tout le monde s’y trouvait : sa famille, ses amis, ses collègues… Et l’un d’eux, fiché au milieu d’un vide relatif, avait l’étiquette percée d’une punaise rouge. Philippe Gauss.
Que signifiait cette marque? L’esprit d’Alexandre s’emballa.
Pourquoi Gordon a-t-il transpercé le nom de mon père?
Pourquoi ne l’a-t-il pas simplement retiré à sa mort?
Le noir est symbole de mort.
Le rouge est symbole de sang.
Gordon a voulu percer mon père, faire couler son sang.
Gordon a tué mon père.
Ce syllogisme, bien que plausible, tenait sur des fondements pour le moins chancelants. Mais aux yeux d’Alexandre, la conclusion était aussi claire et logique que s’il avait trouvé la cassette, et qu’elle avait montré Gordon en flagrant délit.
Il vécut un instant d’hébétude, pendant lequel il ne ressentit qu’un vide immense – sans pensée, sans émotion, sans rien, comme s’il avait été drainé de son humanité.
Sa stupeur ne dura qu’un moment. Une colère indicible déferla dans le vide et l’envahit avec une soudaineté étourdissante. Le jeune homme agrippa une poignée de fils et tira avec énergie. Chacun d’eux pris séparément pouvait céder face à une force minimale; l’enchevêtrement s’avéra beaucoup plus coriace. Quelques clous tombèrent, mais la cohérence du montage fut à peine affectée. Il rajusta sa poigne, et…
« Alex, non! », s’exclama Édouard. Alexandre voyait rouge, furieux comme un taureau dans l’arène. Il redoubla dans ses efforts. Édouard s’interposa; il réussit à lui faire lâcher prise, à le forcer à reculer d’un pas. Cette nouvelle contrariété l’enragea davantage.
En trois enjambées, il se rendit au mannequin et dégaina l’épée, avant de revenir à la charge vers le tableau en hurlant. Édouard n’eut d’autre choix que de s’écarter.
Le premier coup se logea dans le liège du tableau, laissant une profonde encoche; le second fit davantage de dégâts. L’épée cérémoniale n’était que peu tranchante, mais Alexandre s’acharna avec une vigueur infernale jusqu’à ce qu’aucune section ne demeure intacte. Des clous et des fils s’entassaient pêle-mêle sur le sol; des sections entières du panneau gisaient en éclats. L’épée qu’il tenait encore était désormais toute tordue.
À bout de souffle, à bout de force, il tomba à genoux. Sa fureur avait été consumée par la violence; il ne restait plus que le vide d’avant la tempête.
Édouard le fixait, livide. « Côté ne pas laisser de traces, c’est raté », dit-il. Il força un sourire en aidant son neveu à se relever. « Remarque, c’était prévisible : un tas de fils, une épée et un Alexandre Legrand… Ça ne pouvait pas finir autrement! »