Les fenêtres du 4x4 étaient
constellées de trous de balles, desquels rayonnaient de multiples fêlures.
Quelque chose dans le bruit du moteur laissait deviner que la mécanique ne s’en
était pas sorti indemne.
Félicia aurait dû être
en pleine panique, mais ses émotions lui apparaissaient distantes, presque
étrangères. On lui avait tiré dessus. Tobin avait fait disparaître un homme.
Tout cela lui semblait irréel, une hallucination. Elle se dit, avec
détachement, qu’elle devait être en état de choc.
Plusieurs impacts
avaient percé la portière côté passager. Elle y mit le doigt comme Thomas dans
les plaies du Christ, cherchant peut-être à s’ancrer dans le monde, à se convaincre
de la réalité de ce qu’elle venait de vivre. Son autre main était crispée
autour de la ceinture de sécurité sur sa poitrine.
Elle jeta un regard
oblique vers Tobin, qui conduisait vers le nord en silence, les yeux fixés sur
la route. Qu’avait-il fait au motard? Comment avait-il acquis ces capacités
inouïes? À moins qu’il soit en fait
Harré!
Bien que Félicia n’ait
rien dit, Tobin fit non de la tête.
Tu peux percevoir ce que je pense, c’est ça?
« Oui, avoua-t-il
à voix haute.
— Arrête-toi.
— Félicia…
— Arrête-toi tout de suite! »
Il se rangea sur le
côté de la route. Elle se tourna sur son siège pour lui faire face. « Quoi,
tu es comme les Trois, maintenant?
— Quelque chose comme
ça…
— Christ, Karl… Es-tu
avec nous ou contre nous? Tu es de quel bord?
— Y’a pas de bord.
Toutt’ est toutt’.
— Ouais, ben toutt’ vient de me tirer dessus parce
que j’ai fait l’erreur de te faire confiance… » Elle détacha rageusement
sa ceinture et débarqua du véhicule en claqua la porte.
« Je t’assure
qu’il y a une explication logique et rationnelle à tout cela! », dit
l’autre en débarquant à son tour. Encore
un changement de registre, pensa-t-elle.
« Je n’utilise
pas le même registre parce que ce n’est plus Tobin qui parle. » Félicia
s’arrêta net. « Mais non : ce n’est pas Harré non plus. » Elle
se retourna, les bras croisés, le visage inexpressif, prête à exiger des
réponses. Son expression résolue ne tint qu’une seconde avant que l’adrénaline
cesse de la soutenir. Un voile tomba sur son champ de vision et ses jambes se
dérobèrent sous elle. Elle sentit les bras musclés de l’homme l’attraper avant
qu’elle ne s’écrase sur l’asphalte. Il la soutint jusqu'à ce qu’elle puisse s’asseoir
sur les marches de l’immeuble le plus proche. Elle put alors reprendre son
souffle. Elle se sentait faible, fatiguée… Comme si un coup de vent suffirait à
la faire défaillir à nouveau.
« Se faire tirer
dessus… Je t’assure que je ne souhaite pas ça à personne, dit l’homme doucement.
L’impact des balles. La peau trouée. La vie qui s’en va… J’allais mourir,
Félicia. Ne lui en veux pas : Tobin a fait ce qu’il fallait. Il a pris ma
place dans la Trinité. Il a sauvé mon âme, à défaut de mon corps. »
L’esprit de Félicia
fonctionnait au ralenti, mais l’homme lui laissa le temps de décoder le sens de
son propos. « Timothée?
— Oui. Depuis ma mort clinique, je me retrouve écartelé
entre trois corps, jamais le mien, mon esprit intégré à celui des autres… Parfois,
lorsque nous sommes loin du Terminus, je parviens à retrouver qui j’étais, à
prendre le dessus sur les autres. Ça ne leur plaît pas toujours… C’est la
raison pourquoi je voulais te parler…
— Je croyais que Martin voulait me parler…
— Maintenant que tu
sais… Ça ne fait aucune différence si c’est moi ou lui, n’est-ce pas? Toutt’
est toutt’, comme dirait l’autre. »
Félicia exhala
longuement. Elle ne voulait rien de plus que se rouler en boule sous une
couette et dormir pendant mille ans. « Qu’est-ce que tu me veux?
— Félicia… Peux-tu
faire pour moi le procédé dont Gordon s’est servi pour ramener Tobin?
— Je ne sais pas si j’en
suis capable…
— Pourtant, tu t’y
entraînes depuis des semaines… »
Il lui fallut une
seconde pour réaliser qu’avec un télépathe à l’Agora, les Trois ne devaient
rien ignorer de ce qui s’y tramait. Elle avait été victime d’espionnage… De
voyeurisme psychique. Il y avait de quoi se sentir outrée. « Tu crois que je
vais t’aider, après toutes ces tromperies?
— Tu dois quand même
une faveur à Martin…
— Une faveur!? C’est culotté,
de la part d’un imposteur… un traître! »
Quelque chose dans le
visage de l’homme s’assombrit au point de devenir menaçant. Était-ce Tobin qui
ruait à l’arrière-scène? Le changement ne dura qu’un instant, comme un nuage
passant devant le soleil. « Alors voici un nouveau marché, offrit Timothée
d’une voix calme. Tu me redonnes un corps et moi, je te conduis là où Van Haecht
se cache. Ou devrais-je dire Harré? »
Ça, c’était une autre
paire de manches. L’esprit de Félicia sortit de la mélasse tout d’un coup. Arrêter
Harré avant qu’il sévisse était sa priorité absolue. « Sérieusement?
— Sérieusement.
— Pour le procédé… Vous
disposez, comment dire, d’un corps d’accueil?
— On s’en occupe.
— Je ne peux pas
garantir le succès, mais j’accepte de tenter ma chance.
— On ne demande pas
plus.
— Mais avant toute
chose, vous allez devoir remplir votre part du marché. » Timothée ouvrit
la bouche, mais Félicia ne le laissa pas parler. « Je n’ai absolument
aucune raison de vous faire confiance. Mais moi, je n’ai pas l’intention de
vous tromper. Tu peux vérifier », dit-elle en tapotant son front du doigt.
« Marché conclu,
dit-il.
— Va falloir
faire ça bientôt. Ce soir, si possible. Après le concile.
— Entendu.
— Excellent. Ramène-moi
à l’Agora, conclut-elle. Je dois commencer à me préparer… »
Ce nouvel espoir la
mobilisa tant qu’elle en oublia de demander à Tobin qui pouvait lui en vouloir
au point de l’avoir attaqué en plein jour, au beau milieu du centre-ville.