Deux agents en
uniforme sortirent de la voiture.
La possibilité que
leur effraction soit découverte avait été balayée par Alexandre comme un risque
acceptable. Il avait peut-être été naïf : il suffisait que les agents
remarquent le moindre indice pour qu’ils soient foutus. « Merde! La clim! Ils
vont voir pas où on est entrés! » Le cœur battant, Alexandre voulut
accourir pour la réparer avant que les agents n’aient contourné la maison, mais
son oncle le retint.
Édouard gardait les
yeux vissés sur les policiers qui avançaient à pas de loup vers l’entrée, la
main sur la poignée de leur arme. Alexandre se voyait déjà arrêté, condamné,
emprisonné – si Claude et sa mère ne le tuaient pas avant.
Les agents ne se
rendirent pas à la porte. Leur regard alerte devint vague; ils firent
volte-face, retournèrent à la voiture, et repartirent comme si de rien n’était.
Alexandre éclata de rire. Dans l’urgence du moment, il n’avait pas supposé que
les policiers seraient exposés eux aussi à la magie de Gordon.
« Ne traînons pas »,
suggéra Édouard. Ils descendirent.
Le sous-sol était
composé d’une seule pièce. Trois des murs étaient recouverts de panneaux noirs
en bois verni. Le quatrième supportait une télé à écran géant devant laquelle
se trouvaient un sofa de cuir et une table basse. La bouteille de scotch et le
verre à moitié vide sur la table représentaient les premiers signes tangibles
d’occupation.
Un mannequin drapé
d’une toge rouge se tenait dans un coin, une couronne de laurier dorée posée
sur sa tête. Une épée dans son fourreau pendait à son ceinturon; sa main droite
tenait une coupe dorée; la gauche, un grand bâton gravé de motifs angulaires.
Alex soupira. « La
cassette n’a pas l’air d’étre ici non plus…
— Ouais. Faut dire que
si quelqu’un l’a prise, il ne voulait pas qu’elle soit vue. Les chances sont
bonnes qu’elle ait été détruite. Fouillons quand même, on ne sait jamais… »
Édouard alla examiner
le mannequin de plus proche; pour sa part, Alex se laissa tomber sur le sofa,
abattu. Il avait envie de pleurer, de crier, de tout détruire, mais pas la
force de le faire. Il savait que son
père ne s’était pas suicidé, mais l’impossibilité de démontrer que Gordon était
responsable de sa mort lui pesait. Une juste colère grondait en lui… L’absence
de preuve l’empêchait de la laisser tonner.
Il s’était assis sur
la télécommande; il la saisit et, machinalement, alluma le téléviseur. Un canal
de nouvelles en continu apparut à l’écran. Le volume avait été réglé à zéro,
mais l’image était sous-titrée en grosses lettres blanches : Bains de sang dans la Petite-Méditerranée
– une nouvelle guerre des gangs?
Il but une longue
lampée de scotch à même la bouteille. Il n’en avait jamais goûté de si bon,
mais la boisson n’aida en rien sa morosité.
« Alex, dit
Édouard derrière lui. Faut que tu viennes voir ça… »
Le jeune homme se
retourna pour voir son oncle en train d’ouvrir les panneaux sur le mur,
révélant un fond tapissé de liège, comme un tableau d’affichage. Sa surface
était recouverte de clous et de bandelettes de papier épinglées. Des fils
colorés reliaient les clous entre eux dans un montage si dense qu’à certains
endroits, on ne voyait plus le fond. « Qu’est-ce que c’est?
— J’en crois pas mes
yeux », répondit Édouard. Il n’avait pas fini d’ouvrir le dernier panneau
qu’il avait son téléphone en main pour photographier le montage.
« Qu’est-ce que
c’est? », répéta Alexandre, sans obtenir de réponse d’Édouard, trop absorbé
à prendre des clichés en rafale. Il s’extirpa du divan et s’approcha assez pour
voir qu’un nom était écrit sur chaque morceau de papier. « Je ne suis pas
certain de comprendre…
— Les policiers qui
enquêtent sur le crime organisé utilisent ce genre de schémas, répondit-il sans
ralentir sa mitraille. Ça leur permet d’avoir une idée claire de la hiérarchie,
qui travaille avec qui, pour qui…
— Ben voyons! Il n’y a
pas autant de gangsters que ça dans La Cité!
— C’est ce qui est
impressionnant… C’est tellement complexe, ç’a dû prendre des centaines d’heures…
Ce n’est pas que la pègre. C’est toute la ville!
— Hein?
— Peut-être pas tout
le monde, mais regarde… Là, c’est le conseil municipal… À côté, le service de
police. Tu vois : Claude est ici. Et…
— Quoi?
— Là. C’est moi. Et
toi… »
Un clou identifié au
nom d’Alexandre Legrand était effectivement planté non loin de celui d’Édouard.
Un frisson courut son échine : parmi ceux qui étaient liés à son clou, il
aperçut Sabrina et Laurence. Lui qui considérait ses trois
maîtresses comme un secret bien gardé, il découvrait que seule la plus récente
– Maélie – demeurait inconnue de Gordon.
Qui l’eut cru :
la paranoïa de son père, sa crainte constante d’être observé, suivi, victime de
complots, tout cela s’avérait… justifié.
Son père…
Les yeux d’Alexandre remontèrent
les fils rattachés à son clou. Tout le monde s’y trouvait : sa famille,
ses amis, ses collègues… Et l’un d’eux, fiché au milieu d’un vide relatif, avait
l’étiquette percée d’une punaise rouge. Philippe
Gauss.
Que signifiait cette marque?
L’esprit d’Alexandre s’emballa.
Pourquoi Gordon a-t-il transpercé le nom de mon père?
Pourquoi ne l’a-t-il pas simplement retiré à sa mort?
Le noir est symbole de mort.
Le rouge est symbole de sang.
Gordon a voulu percer mon père, faire couler son sang.
Gordon a tué mon père.
Ce syllogisme, bien
que plausible, tenait sur des fondements pour le moins chancelants. Mais aux
yeux d’Alexandre, la conclusion était aussi claire et logique que s’il avait
trouvé la cassette, et qu’elle avait montré Gordon en flagrant délit.
Il vécut un instant
d’hébétude, pendant lequel il ne ressentit qu’un vide immense – sans pensée,
sans émotion, sans rien, comme s’il avait été drainé de son humanité.
Sa stupeur ne dura
qu’un moment. Une colère indicible déferla dans le vide et l’envahit avec une
soudaineté étourdissante. Le jeune homme agrippa une poignée de fils et tira
avec énergie. Chacun d’eux pris séparément pouvait céder face à une force
minimale; l’enchevêtrement s’avéra beaucoup plus coriace. Quelques clous
tombèrent, mais la cohérence du montage fut à peine affectée. Il rajusta sa
poigne, et…
« Alex,
non! », s’exclama Édouard. Alexandre voyait rouge, furieux comme un
taureau dans l’arène. Il redoubla dans ses efforts. Édouard s’interposa; il réussit
à lui faire lâcher prise, à le forcer à reculer d’un pas. Cette nouvelle
contrariété l’enragea davantage.
En trois enjambées, il
se rendit au mannequin et dégaina l’épée, avant de revenir à la charge vers le
tableau en hurlant. Édouard n’eut d’autre choix que de s’écarter.
Le premier coup se
logea dans le liège du tableau, laissant une profonde encoche; le second fit
davantage de dégâts. L’épée cérémoniale n’était que peu tranchante, mais Alexandre
s’acharna avec une vigueur infernale jusqu’à ce qu’aucune section ne demeure
intacte. Des clous et des fils s’entassaient pêle-mêle sur le sol; des sections
entières du panneau gisaient en éclats. L’épée qu’il tenait encore était
désormais toute tordue.
À bout de souffle, à
bout de force, il tomba à genoux. Sa fureur avait été consumée par la violence;
il ne restait plus que le vide d’avant la tempête.
Édouard le fixait,
livide. « Côté ne pas laisser de
traces, c’est raté », dit-il. Il força un sourire en aidant son neveu
à se relever. « Remarque, c’était prévisible : un tas de fils, une
épée et un Alexandre Legrand… Ça ne pouvait pas finir autrement! »
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