dimanche 29 septembre 2013

Le Noeud Gordien, épisode 289 : Ménages, 8e partie

Mike Tobin était à peine sorti de la chambre de Tricane que Timothée prenait la parole : « Tout le monde! Votre attention, je vous prie! » Les gens du Terminus étaient avides d’en savoir plus; des chut! provenant de l’assistance firent taire les derniers murmures.
« Des gens sillonnent le quartier en disant qu’ils font le ménage », dit Tim. Il pointa James, encore couvert d’immondices. « Ils ont failli attraper James, l’un des nôtres. Il les a vu battre des habitants du quartier, pas loin d’ici. Il a été plus chanceux : il s’est enfui. Il a eu la gentillesse de venir nous avertir. »
Une vague de chuchotements se fit entendre : une bonne proportion d’entre eux squattait dans les environs, la plupart autour du Terminus. Timothée leva la main et attendit que le calme revienne. « J’ai consulté Madame pour savoir quoi faire. Nous allons leur montrer qu’ici, c’est chez nous. Que personne ne peut nous dire quoi faire sur notre territoire. »
Ah, l’enfant de chienne, pensa Tobin. Tricane lui avait dit de faire comme il voulait, voilà qu’il présentait son vœu à lui comme si c’était sa décision à elle. Dans l’assemblée, beaucoup semblaient terrorisés par la proposition de Tim. Ces gens-là n’avaient rien de soldats. Ils étaient d’abord et avant tout des survivants, et pour survivre dans les environs, éviter les problèmes et se tenir loin du trouble demeuraient les stratégies les plus efficaces.
D’un autre côté, ceux qui n’affichaient pas la peur semblaient au contraire galvanisés par l’idée…
La brusque ouverture de la porte d’entrée en fit sursauter plus d’un. C’était Djo. « Il y a un char plus loin dans la rue. Il avance lentement. Je pense qu’il y a du monde qui marche à pied autour.
— Ça doit être eux », dit l’un des fidèles, un homme dans la cinquantaine, proche de Martin. Évidemment, pensa Tobin. Qui d’autre? « Qu’est-ce qu’on va faire? »
Timothée exhala bruyamment. « Tout le monde dehors. Maintenant. »
D’ordinaire, Mike était bien content de laisser Tim le soin de gérer les affaires de la communauté pendant que lui s’occupait des siennes – c’est-à-dire la sécurité du Terminus, en plus de participer aux oraisons d’arrière-scène. Mais là… « Es-tu fou? », cracha-t-il entre ses dents serrées, espérant n’être entendu que par Tim. Celui-ci fit comme si rien n’était. Il ouvrit la porte et signala aux gens de sortir. Martin traversa le seuil le premier; une fois la glace cassée, presque tout le monde le suivit. « Qu’est-ce que tu penses que ça va donner? », chuchota Mike à la première occasion, pendant que les derniers passaient devant eux.
« Fais-moi confiance », dit Tim, comme s’il s’agissait d’un argument.
« C’est quoi ton plan, hein?
— D’abord la glace, ensuite le feu, après la glace…
— Calvaire! Ça ne veut rien dire! T’es rendu aussi pire que Tricane! » Timothée sourit à Tobin avant de s’éloigner à son tour. Il ne restait plus qu’une poignée de fidèles qui préféraient encore la sûreté du Terminus – et peut-être la proximité de leur Madame bien-aimée – aux assurances de Timothée. Jurant intérieurement contre Tim, Tobin sortit à son tour.
Comme la plupart des soirs à cette heure, des feux brûlaient ici et là sur la place, chacun entouré de ces individus qui gravitaient autour de la communauté mais qui ne prenaient pas part aux oraisons pour une raison ou une autre. Il y avait aussi ceux, moins nombreux, qui s’étaient présentés à l’oraison trop tard, après que les chaînes aient été posées sur la porte. La majeure partie des badauds s’étaient massés du côté ouest de la place, là où on pouvait voir la voiture s’approcher. Une automobile si loin dans le Centre-Sud était une rareté; la lumière des phares avait le même effet sur eux qu’une flamme pour un papillon de nuit. Timothée dirigea les fidèles dans cette direction; il leur fit signe de s’avancer jusqu’à ce que la rue entière soit bloquée. Mike rejoignit Timothée au centre en signalant à ses gars de prendre position de part et d’autre de la rue.
La voiture continua sa lente avancée vers le Terminus. Des hommes la flanquaient, comme Djo l’avait soupçonné; les silhouettes de deux d’entre eux se profilaient dans l’éclairage de la voiture. L’un d’eux avait un bâton de baseball posé sur l’épaule. Sans qu’il n’en ait vraiment conscience, Mike posa la main dans sa poche, sur la crosse de son pistolet.
Une troisième silhouette s’ajouta aux deux premières lorsque la voiture arriva à une quinzaine de mètres du barrage humain. La voiture s’immobilisa, puis le conducteur rejoignit ses collègues. L’un des quatre s’avança d’un pas lent qui laissait deviner une paire de couilles en acier trempé.
« Beau petit groupe », dit l’homme qui s’était avancé. Les yeux de Mike s’habituaient graduellement à l’éclairage; il pouvait maintenant distinguer que l’homme avait la tête entièrement rasée. « C’est gentil de votre part d’être venu pour m’écouter », dit-il. Ses mots étaient affables en apparence, mais son ton dégoulinait de mépris. « Ça va être plus facile de passer notre message…
Nous avons un message pour vous », coupa Timothée. « Nous sommes ici chez nous. Nous…
— Mitch Tobin! », coupa le chauve à son tour. Mike tressaillit en entendant son nom. « Qu’est-ce que t’es venu foutre ici! Ton oncle avait compris, lui, que c’était mieux de se concentrer sur ses petites affaires sans venir mettre des bâtons dans les roues des grands… »
Mike ne savait pas trop qui était cet homme, mais ses mots ne piquèrent pas moins son orgueil.
Le chauve allait reprendre sa diatribe lorsque celui qui conduisait la voiture pointa James en disant : « C’est lui! C’est le connard qui s’est sauvé tantôt! »
Le sang de Tobin ne fit qu’un tour lorsqu’il vit le type dégainer. Tobin fit pareil sans hésiter. Les réflexes de survie des fidèles s’enclenchèrent à l’instant même : certains se jetèrent par terre, d’autres s’enfuirent en bousculant ceux qui se trouvaient sur leur chemin.
« Non! », cria Tim. Il claqua le bras de Mike juste au moment où il appuyait sur la gâchette. Deux coups de feu retentirent à une fraction de seconde d’intervalle dans un fracas assourdissant.
Mike s’attendait à voir la situation s’envenimer, qu’elle dégénère en fusillade à quatre contre trois au beau milieu de dizaines d’innocents… Mais quelque chose se produisit qui laissa les deux camps paralysés de surprise.

dimanche 22 septembre 2013

Le Noeud Gordien, épisode 288 : Ménages, 7e partie

« Djo? Djo! Qu’est-ce qui se passe? C’est quoi l’urgence? » Pendant que Mike Tobin s’efforçait de communiquer avec son gars, Timothée et Martin s’empressaient d’enlever les chaînes qui bloquaient la porte du Terminus. Le cliquetis des chaînes couvrait cependant les réponses provenant de l’autre côté. Les gens du Terminus s’approchèrent de la porte, aussi inquiets que lui, et pas moins avides d’en apprendre davantage.
Djo était accompagné d’un homme qui participait occasionnellement aux oraisons. « James! », s’exclama Martin. « Qu’est-ce qui t’es arrivé? »
Le James en question semblait avoir passé un mauvais quart d’heure. Il était à bout de souffle, le visage rouge et couvert de sueur. Ses vêtements étaient maculés d’immondices encore humides; il puait autant que s’il arrivait tout droit des égouts. Sa main gauche saignait d’une éraflure assez profonde; il tenait contre sa poitrine un bidon à essence qu’il étreignait comme un enfant son toutou.
Tobin demanda : « T’as couru? T’as quelqu’un au cul? 
— Je sais pas », dit James entre deux inspirations haletantes. « Peut-être.
— Djo, va faire le tour de la place avec Rem. Venez m’avertir si vous voyez quelque chose d’anormal.
— Mais qu’est-ce qui s’est passé? », demanda Martin à nouveau.
À en juger par son expression, c’est à ce moment précis que James réalisa qu’il était scruté par quelques dizaines de personnes. Il bafouilla « Heu, Ok… Hum… », le visage encore plus rouge qu’à son arrivée.
« Crache le morceau », somma Tobin. « On n’a pas toute la soirée!
— Des gars. Quatre. Des mafiosos en voiture. Je les ai vus battre une gang de junkies. Ils ont failli m’attraper et faire pareil.
— Des mafiosos? Où ça? »
James pointa vers le nord-ouest. « Dans ce coin-là, juste un peu plus loin. Ils m’ont dit qu’ils sont ici pour faire un grand ménage… J’ai pensé qu’ils viendraient peut-être par ici ensuite. » Les réactions furent vives dans le Terminus. Beaucoup des fidèles de Madame squattaient dans les environs.
Timothée demanda : « C’est qui, eux autres?
— Je ne sais pas », répondit James.
— Est-ce qu’ils sont armés?
— Y’en a un avec un bat de baseball. Les autres, y…
Évidemment qu’ils sont armés », coupa Tobin. « C’est pas parce qu’ils ne les ont pas sortis qu’ils n’ont pas de guns. »
— Heu, moi, il faut que j’y aille. », dit James. « Ma femme m’attend…
— Si tu veux y aller, tu peux partir », dit Tobin. « Mais je ne serais pas surpris que tes quatre gars ne soient pas les seuls dans le coin. »
James avala difficilement. « Je pense que je vais rester encore un peu.
— En attendant, va te laver », proposa Martin. « Tu n’as qu’à prendre l’eau dans le baril des toilettes. »
De son côté, Tobin inspira profondément. « Bon. Qu’est-ce qu’on fait avec ça? », demanda-t-il à Tim.  
— Pour commencer, il faut consulter Madame. Vous autres », dit-il en s’adressant aux fidèles, « attendez ici. »  
Comme toujours lorsqu’elle se trouvait au Terminus, Madame était assise en tailleur dans la salle voisine. Elle demeurait là, les yeux fermés, perdue dans sa tête. Il lui arrivait même de dormir dans cette position; Mike n’aurait pas été capable de distinguer sommeil et méditation si elle ne ronflait pas de temps à autre… Ils avaient pour consigne de ne la déranger qu’en cas de force majeure. Tobin était d’avis que la situation le justifiait.
« Madame? », chuchota Timothée. « Nous avons besoin d’aide. Le vent tourne. Le mauvais temps s’en vient. Pas la pluie, pas l’ouragan, non, pas encore. Mais le mauvais temps, quand même. » Depuis le jour où une étincelle était apparue entre ses mains, Tim était devenu un peu bizzare… Une étrangeté qui ressemblait à celle de Tricane, au temps où elle tournait autour de son oncle Karl.
Elle ne réagit pas aux murmures de Tim. « Christ, Tricane », dit Tobin, « c’est pas le temps de dormir… Allô? » Il avança la main pour la secouer un peu. Juste avant qu’il ne la touche, sa peau se mit à picoter, comme si l’air autour d’elle était chargé d’électricité. Tricane ouvrit brusquement les yeux. « Les intrus s’approchent », dit-elle d’une voix calme.
« Qu’allez-vous faire? », demanda Timothée.
« Si j’agis, nous sommes tous perdus », répondit-elle. « Ce sera la catastrophe.
— Ben là! », s’exclama Tobin. « On ne va pas rester là à rien faire! 
Moi, je ne peux pas agir. Vous, vous pouvez. C’est à toi de choisir, Timothée. Tu as ma pleine confiance. » Elle se tourna vers Tobin. « Quoiqu’il arrive, coûte que coûte, vous ne devez pas tirer en premier. Compris? » Tobin hocha la tête, incertain. Tricane referma les paupières.
« Alright, Tim, c’est toi le boss. Qu’est-ce qu’on fait avec ça? 
— Laisse ton arme ici et viens avec moi », répondit-il du tac au tac. Il attendit que Tobin dépose son pistolet avant de retourner vers l’entrée.
Mike attendit qu’il sorte de la pièce. Il reprit son arme et la fourra la poche droite de son manteau avant d’aller rejoindre Tim. 

dimanche 15 septembre 2013

Le Noeud Gordien, épisode 287 : Ménages, 6e partie

Beppe avait reçu l’ordre d’aller brasser la cage des squatters du Centre-Sud avec une bonne dose de perplexité. Envoyer des hommes là-bas, c’était comme leur demander de surveiller le trou d’une toilette turque. Mais comme les instructions provenaient de M. Fusco lui-même, Beppe avait acquiescé sans sourciller ni demander d’explications. Il avait pour réputation d’arriver à ses fins, quelles que soient les particularités des tâches qu’on lui confiait; M. Fusco et ses proches collaborateurs savaient qu’ils pouvaient compter sur lui pour accomplir proprement n’importe quelle job sale.
Cette première visite du Centre-Sud avait pour but de mieux connaître le terrain ainsi que ceux à qui il avait affaire. Beppe et ses hommes avaient attendu la nuit pour s’avancer en voiture dans le quartier maudit, à l’affût de lumières qui leur signaleraient la présence de squatters. Ils en avaient localisé une en peu de temps; Beppe confia à Luigi la tâche de surveiller la voiture pendant que Marco, Bruno et lui s’invitaient dans la bâtisse.
C’est ainsi qu’ils avaient fait connaissance avec les sympathiques junkies dans leur sympathique piquerie. Et ce sympathique premier contact venait tout juste de se conclure sur une sympathique défenestration.
« Quelqu’un veut rajouter quelque chose? », dit Beppe en essuyant la sueur sur son crâne chauve. Sans surprise, les deux autres junkies préférèrent passer par la porte plutôt que la fenêtre. Marco semblait déçu que sa batte de baseball n’ait pas encore servi. « C’est un avertissement », dit Beppe une fois dehors.
« Si on vous revoit, la prochaine fois, nous ne serons pas si tendres », dit Marco en bottant le junkie. « Le Centre-Sud, c’est chez nous. Faites-le savoir à tout le monde : c’est l’temps du grand ménage. 
— Hé! », cria Luigi, de l’autre côté de la voiture. « Y’en a un autre ici! Même pas moyen de pisser sans tomber sur ces damnés parasites de junkies de merde! »
Beppe soupira. La seule responsabilité de Luigi était de rester près de la voiture. Il n’avait même pas été foutu de le faire cinq minutes. Quel con, celui-là.
Un junkie se précipita sur une planche qui traînait par terre; Marco avança en agitant son gourdin comme une épée, mais l’autre junkie s’interposa, seringue à la main. Marco recula : un bâton de baseball pouvait certes causer de blessures graves; une aiguille usée pouvait faire des dégâts bien plus durables. Le barbu que Luigi avait débusqué en profita pour s’enfuir à toutes jambes. Pour on ne sait quelle raison, il partit à sa poursuite. Quel taré.
Beppe fit quelques pas vers le junkie inconscient. Tous les regards se tournèrent vers lui. Il posa un pied sur la tête du blessé. Le contact de la semelle contre sa joue le réveilla; il tenta de se dégager en s’agitant faiblement, mais il cessa dès que Beppe accentua la pression. « Je vous avais avertis », dit-il. Il leva le pied et l’abattit une, deux, trois fois sur la tête de l’autre. Un gémissement s’éleva puis se tut. L’homme à la planche décida qu’il en avait assez vu : il laissa tomber son arme de fortune et s’enfuit. Le con à la seringue, lui, resta pétrifié sur place, immobile sinon sa respiration saccadée et sa main tremblante.
« C’est ta faute », dit Beppe. « C’est ça qui arrive lorsqu’on n’écoute pas mes avertissements. On finit toujours par le regretter. Tu veux que je te fasse regretter d’avoir pointé ton aiguille vers moi? » Beppe mit la main sur la crosse du pistolet qu’il portait au creux de ses reins, sous son veston. Il avait donné à ses hommes l’instruction de ne tirer qu’en dernier recours, mais le junkie l’ignorait. Il fit quelques pas à reculons avant de battre en retraite à toute vitesse à son tour. Marco s’apprêtait à le poursuivre, espérant peut-être enfin user de son arme, mais Beppe l’arrêta. « Ne fais pas comme Luigi : ils ne valent pas notre temps. D’ailleurs, où est-il allé, celui-là? »
Comme s’il répondait à l’appel, Luigi réapparut parmi les ombres de la rue. « Je l’ai perdu », dit-il, penaud.
« Qu’est-ce que tu comptais accomplir, au juste? », répondit Beppe en essuyant sa botte sur les loques du gisant. Il n’était pas certain si, au final, cela allait nettoyer sa chaussure ou la salir davantage.
« Ben, j’allais quand même pas le laisser partir sans rien faire! »
Sa réponse n’en était pas une : quel aurait été le plan s’il avait mis le grappin dessus? Le plan était de vider certaines zones du quartier, pas de les exterminer jusqu’au dernier. Le barbu au bidon, comme le junkie à la seringue, allaient sans doute se rendre très utiles pour la suite des choses en colportant la nouvelle du grand ménage… C’était déjà trop demander à Luigi que de comprendre ce genre de subtilités. Beppe n’aurait pas hésité à traiter Marco ou Bruno d’imbéciles s’ils s’étaient trouvés à la place de Luigi, mais ni Marco, ni Bruno n’était le gendre de M. Fusco…
« On a fini ici », décida Beppe. Il pointa en direction de la voiture. « On descend au sud encore deux blocs, ensuite ça sera vers l’est. Luigi, tu conduits. Marco, tu fais le tour des maisons à gauche. Moi, je vais prendre l’autre côté. Bruno, tu ouvres les yeux au cas où nous manquons quelque chose. Donnez le signal dès que vous trouvez d’autres squatters ou si vous voyez quelqu’un arriver par la rue. »
Ils ne trouvèrent personne durant le premier segment, mais lorsqu’ils s’engagèrent vers l’est, ils aperçurent la lueur de plusieurs de feux à un carrefour. Beppe échangea un regard entendu avec ses hommes; c’était une occasion en or pour passer leur message. Et qui sait? Peut-être que Marco allait finalement pouvoir étrenner son bâton.

dimanche 8 septembre 2013

Le Noeud Gordien, épisode 286 : Ménages, 5e partie

James se retrouva plié en deux, pantelant. Le gangster lui agrippa la barbe et le tira jusqu’à terre; encore sonné, il n’eut d’autre choix que suivre le mouvement. James se retrouva agenouillé devant son agresseur. Tout cela était si soudain, si gratuit, qu’il ne savait trop quoi faire ou comment réagir autrement. Une chose demeurait toutefois claire dans son esprit : il devait se préparer au prochain coup qui ne manquerait pas de venir. Il ferma les yeux et tendit tous ses muscles dans l’espoir de mieux encaisser le coup.
Une pensée s’imposa en flash : Raymonde. Depuis qu’ils s’étaient installés dans le squat, elle n’en était plus ressortie – c’était mieux ainsi, avec tous les efforts qu’ils avaient dû déployer pour lui permettre de se hisser jusqu’au deuxième. Que deviendrait-elle si les gangsters décidaient de débarquer pour l’évincer à son tour? Et s’il mourrait, ici? Sans lui, elle ne survivrait pas longtemps. Elle en était incapable.
Le coup anticipé ne vint pas. James entendit plutôt un brouhaha un peu plus loin sur la rue. Il se risqua à ouvrir un œil pour découvrir que, de l’autre côté de la voiture, les junkies tentaient une sorte de contre-attaque pathétique. L’un d’eux brandissait un fragment de l’une des planches qui avait obstrué la fenêtre de leur logis; un autre avait trouvé une seringue qu’il pointait vers ses ennemis afin de les tenir à distance. L’autre dont le visage avait démoli était maintenant immobile, sans doute évanoui, peut-être mort.
L’homme qui s’en était pris à James dut juger les junkies plus menaçant que lui : il s’était tourné complètement en direction de l’échauffourée. C’était une occasion à saisir, une chance qui ne se représenterait peut-être pas. Sans attendre ni réfléchir, James prit ses jambes à son cou, content de ne pas avoir lâché son bidon vide.
Derrière lui, il entendit : « Hey! Hey, motherfuckerStop! »
James accéléra autant qu’il le put. Il n’avait rien d’un athlète, mais l’adrénaline lui donna des ailes. Au détour d’un carrefour, deux blocs plus loin, il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. « Hostie de calvaire! » Il avait espéré que son agresseur juge qu’il ne valait pas la peine d’être suivi. À tout le moins, sa course effrénée lui avait fait gagner une meilleure avance que ce qu’il aurait osé espérer. Il fallait maintenant la maintenir… Il se remit à courir, déjà moins énergique que durant sa lancée initiale.
Il bifurqua dans la première allée qu’il trouva en priant qu’elle ne soit pas un cul-de-sac… Pour une fois, la chance lui sourit. Elle déboucha sur une série de ruelles parallèles, autant de possibilités pour confondre et semer l’homme qui le poursuivait. James n’hésita pas plus qu’une seconde avant de s’engager dans la première ruelle à gauche, mais plutôt que continuer sa course, il sauta dans l’une des quatre bennes à ordures alignées contre le mur. Il rabattit le couvercle, trop gondolé pour bien fermer, en espérant que rien ne paraisse de sa cachette vue de l’extérieur. Il retint son souffle à moitié pour dissimuler son halètement, mais aussi pour garder hors de lui l’odeur épouvantable de l’air ambiant. Entre deux bouffées tirées malgré lui, il entendit quelqu’un s’approcher au pas de course, puis ralentir. Son poursuiveur hésitait à choisir dans quelle direction aller. Le faisceau d’une lampe de poche vint balayer les environs; James s’enfonça un peu plus dans les immondices.
Quelque chose remua dans sa benne; dans la noirceur, il était impossible de savoir quoi, exactement. Il lui fallut toute sa volonté pour ne pas crier ou se débattre. Il réussit à demeurer silencieux, mais il fut étonné de sentir son jeans se mouiller de son urine. Compte tenu des circonstances, sa pisse lui parut un moindre mal. D’un geste lent, il vint poser son bidon entre la source du frémissement et lui. La créature – quelle qu’elle fût – ne se fit plus entendre.
Le gangster dut décider qu’il avait bel et bien perdu sa trace, à moins qu’il n’ait réalisé que James ne méritait pas plus que la sueur déjà versée. Il s’alluma une cigarette et rebroussa chemin. Son éclairage pâlit puis disparut.
James, quant à lui, se força pour compter jusqu’à cinquante avant de soulever le couvercle et sortir de cette saloperie de poubelle. Couvert des pires déjections, d’ordures liquéfiées, de sa propre pisse et probablement de crottes de je-ne-sais-quoi, il pouvait tout de même se compter chanceux d’en être sorti à si bon compte…
Ça en dit long sur ma vie de merde, conclut-il. 

dimanche 1 septembre 2013

Le Noeud Gordien, épisode 285 : Ménages, 4e partie

James concevait le Centre-Sud comme un environnement hostile, au même titre que la forêt sauvage ou le désert. Il y avait certaines règles à respecter, simplement pour rester en vie, et d’autres pour éviter le trouble. Dans ce milieu sauvage, la règle cardinale était de ne pas attirer l’attention ou la convoitise. En sortant de chez lui, bidon à la main, il prit soin de s’assurer qu’aucune lumière ne filtrait des panneaux placardés au deuxième étage. Il dut prêter attentivement l’oreille pour deviner le ronron de la génératrice. James avait l’avantage de déjà savoir qu’elle était là; un passant ne pourrait pas deviner que quelqu’un s’y trouvait. Dans un fauteuil. À regarder la télévision. Pendant que lui…
Je devrais lui laisser finir le gaz, se dit James. Ne revenir que demain matin. Ah! Non! Demain midi! Il ne comptait pas vraiment le faire, mais l’idée de savoir que Raymonde paniquerait toute la nuit l’amusa assez pour qu’il desserre les dents. De toute manière, il va bien falloir que j’aille chercher plus d’essence tôt ou tard
James s’en alla dans la seule direction où il aurait une chance de remplir son bidon : le nord.
Quoique la pollution lumineuse de La Cité cachât presque toutes les étoiles, une belle demi-lune éclairait le ciel et la ville en-dessous. C’était une bonne chose : James connaissait bien les environs, mais pas assez pour s’orienter dans la noirceur totale.
Il marcha la distance de deux blocs avant d’apercevoir des signes de vie, un petit groupe agglutiné autour d’une poubelle en feu. Étaient-ce des squatters, comme lui? Des junkies? Une gang de rue? Il préférait ne pas le découvrir. Avant qu’on ne l’aperçoive, il s’engagea dans une voie perpendiculaire en prenant bien soin de noter leur position. S’il revenait avec un bidon plein, il risquait de se le faire enlever.
Un peu plus loin, il entendit un râlement alors qu’il passait devant une ruelle. Il en chercha la source par réflexe; une femme aux allures de momie se faisait prendre par derrière par un type au visage tatoué de motifs rendus indistincts par l’éclairage blafard. Le type fit un sourire édenté à James lorsqu’il l’aperçut, content qu’une audience témoigne de ses prouesses. James, quant à lui, découvrit que le bruit qui avait attiré son attention ne provenait ni de l’homme, ni de la femme, mais d’une troisième personne qui se vidait les tripes, à quatre pattes au fond de la ruelle. James s’assura d’être hors de leur champ de vision avant de plisser le nez et d’accélérer le pas.
James s’attendait à ne pas trouver de véhicule au sud du boulevard St-Martin; il fut très surpris de voir au loin une voiture stationnée, aux phares allumés. Et pas n’importe laquelle : il s’agissait d’une voiture de luxe, peut-être une Cadillac, toute noire outre ses parties chromées. James pensa qu’il s’agissait peut-être du véhicule de l’artiste mystérieux – et un peu fou, sans doute – qui, selon les rumeurs, était venu s’installer dans le quartier… Mais à moins que sa mémoire ne lui joue des tours, on le situait un peu plus à l’ouest. Dans tous les cas, il y avait peut-être une occasion à saisir : malgré les phares allumés, personne ne semblait surveiller le véhicule.
Le souffle court, le cœur battant, il rasa les murs jusqu’à l’intersection où la voiture était garée, toujours sans voir quiconque…
Un craquement sec vint rompre le silence. James était si tendu qu’il faillit pousser un cri de surprise et lâcher son bidon. Le son provenait de l’autre côté de la voiture : une planche qui obstruait une fenêtre avait ployé sous l’effet d’un coup asséné de l’intérieur. Elle fut fendue par un deuxième coup, encore plus violent que le premier. Un troisième l’acheva en l’arrachant du cadre où elle était clouée. Quelques secondes après, un homme fut jeté à la rue par l’ouverture béante et se retrouva râlant sur la chaussée. À voir son visage démoli, James supposa que le malheureux avait dû servir de bélier avant sa défenestration.
Deux autres hommes émaciés furent poussés à la rue, par la porte cette fois. L’un d’eux était torse nu; il avait les côtes saillantes du junkie en bout de parcours. Ils se plantèrent bêtement devant leur comparse qui roulait par terre, le visage entre les mains, trop hébétés pour faire quoi que ce soit.
Trois hommes sortirent après eux, ceux-là d’un autre acabit. Deux d’entre eux portaient des vestons sombres; un troisième, en tenue plus décontractée, tenait nonchalamment un bâton de baseball posé sur son épaule.
« C’est un avertissement », dit l’un des hommes en complet. La lumière indirecte chatoyait sur son crâne chauve comme une boule de billard. 
« Si on vous revoit, la prochaine fois, nous ne serons pas si tendres », dit l’homme au bâton avant d’envoyer un grand coup dans les côtes du blessé.
« Le Centre-Sud, c’est chez nous. Faites-le savoir à tout le monde : c’est l’temps du grand ménage. »
James en avait assez vu. Il se tourna pour s’éloigner, mais il se retrouva nez à nez avec un autre gangster en train de remonter sa braguette. « Hé! », lança-t-il à ses collègues. « Y’en a un autre ici! Même pas moyen de pisser sans tomber sur ces damnés parasites de junkies de merde! »
James ouvrit la bouche pour parler, mais l’homme lui coupa le souffle d’un coup de poing au ventre.