dimanche 15 septembre 2013

Le Noeud Gordien, épisode 287 : Ménages, 6e partie

Beppe avait reçu l’ordre d’aller brasser la cage des squatters du Centre-Sud avec une bonne dose de perplexité. Envoyer des hommes là-bas, c’était comme leur demander de surveiller le trou d’une toilette turque. Mais comme les instructions provenaient de M. Fusco lui-même, Beppe avait acquiescé sans sourciller ni demander d’explications. Il avait pour réputation d’arriver à ses fins, quelles que soient les particularités des tâches qu’on lui confiait; M. Fusco et ses proches collaborateurs savaient qu’ils pouvaient compter sur lui pour accomplir proprement n’importe quelle job sale.
Cette première visite du Centre-Sud avait pour but de mieux connaître le terrain ainsi que ceux à qui il avait affaire. Beppe et ses hommes avaient attendu la nuit pour s’avancer en voiture dans le quartier maudit, à l’affût de lumières qui leur signaleraient la présence de squatters. Ils en avaient localisé une en peu de temps; Beppe confia à Luigi la tâche de surveiller la voiture pendant que Marco, Bruno et lui s’invitaient dans la bâtisse.
C’est ainsi qu’ils avaient fait connaissance avec les sympathiques junkies dans leur sympathique piquerie. Et ce sympathique premier contact venait tout juste de se conclure sur une sympathique défenestration.
« Quelqu’un veut rajouter quelque chose? », dit Beppe en essuyant la sueur sur son crâne chauve. Sans surprise, les deux autres junkies préférèrent passer par la porte plutôt que la fenêtre. Marco semblait déçu que sa batte de baseball n’ait pas encore servi. « C’est un avertissement », dit Beppe une fois dehors.
« Si on vous revoit, la prochaine fois, nous ne serons pas si tendres », dit Marco en bottant le junkie. « Le Centre-Sud, c’est chez nous. Faites-le savoir à tout le monde : c’est l’temps du grand ménage. 
— Hé! », cria Luigi, de l’autre côté de la voiture. « Y’en a un autre ici! Même pas moyen de pisser sans tomber sur ces damnés parasites de junkies de merde! »
Beppe soupira. La seule responsabilité de Luigi était de rester près de la voiture. Il n’avait même pas été foutu de le faire cinq minutes. Quel con, celui-là.
Un junkie se précipita sur une planche qui traînait par terre; Marco avança en agitant son gourdin comme une épée, mais l’autre junkie s’interposa, seringue à la main. Marco recula : un bâton de baseball pouvait certes causer de blessures graves; une aiguille usée pouvait faire des dégâts bien plus durables. Le barbu que Luigi avait débusqué en profita pour s’enfuir à toutes jambes. Pour on ne sait quelle raison, il partit à sa poursuite. Quel taré.
Beppe fit quelques pas vers le junkie inconscient. Tous les regards se tournèrent vers lui. Il posa un pied sur la tête du blessé. Le contact de la semelle contre sa joue le réveilla; il tenta de se dégager en s’agitant faiblement, mais il cessa dès que Beppe accentua la pression. « Je vous avais avertis », dit-il. Il leva le pied et l’abattit une, deux, trois fois sur la tête de l’autre. Un gémissement s’éleva puis se tut. L’homme à la planche décida qu’il en avait assez vu : il laissa tomber son arme de fortune et s’enfuit. Le con à la seringue, lui, resta pétrifié sur place, immobile sinon sa respiration saccadée et sa main tremblante.
« C’est ta faute », dit Beppe. « C’est ça qui arrive lorsqu’on n’écoute pas mes avertissements. On finit toujours par le regretter. Tu veux que je te fasse regretter d’avoir pointé ton aiguille vers moi? » Beppe mit la main sur la crosse du pistolet qu’il portait au creux de ses reins, sous son veston. Il avait donné à ses hommes l’instruction de ne tirer qu’en dernier recours, mais le junkie l’ignorait. Il fit quelques pas à reculons avant de battre en retraite à toute vitesse à son tour. Marco s’apprêtait à le poursuivre, espérant peut-être enfin user de son arme, mais Beppe l’arrêta. « Ne fais pas comme Luigi : ils ne valent pas notre temps. D’ailleurs, où est-il allé, celui-là? »
Comme s’il répondait à l’appel, Luigi réapparut parmi les ombres de la rue. « Je l’ai perdu », dit-il, penaud.
« Qu’est-ce que tu comptais accomplir, au juste? », répondit Beppe en essuyant sa botte sur les loques du gisant. Il n’était pas certain si, au final, cela allait nettoyer sa chaussure ou la salir davantage.
« Ben, j’allais quand même pas le laisser partir sans rien faire! »
Sa réponse n’en était pas une : quel aurait été le plan s’il avait mis le grappin dessus? Le plan était de vider certaines zones du quartier, pas de les exterminer jusqu’au dernier. Le barbu au bidon, comme le junkie à la seringue, allaient sans doute se rendre très utiles pour la suite des choses en colportant la nouvelle du grand ménage… C’était déjà trop demander à Luigi que de comprendre ce genre de subtilités. Beppe n’aurait pas hésité à traiter Marco ou Bruno d’imbéciles s’ils s’étaient trouvés à la place de Luigi, mais ni Marco, ni Bruno n’était le gendre de M. Fusco…
« On a fini ici », décida Beppe. Il pointa en direction de la voiture. « On descend au sud encore deux blocs, ensuite ça sera vers l’est. Luigi, tu conduits. Marco, tu fais le tour des maisons à gauche. Moi, je vais prendre l’autre côté. Bruno, tu ouvres les yeux au cas où nous manquons quelque chose. Donnez le signal dès que vous trouvez d’autres squatters ou si vous voyez quelqu’un arriver par la rue. »
Ils ne trouvèrent personne durant le premier segment, mais lorsqu’ils s’engagèrent vers l’est, ils aperçurent la lueur de plusieurs de feux à un carrefour. Beppe échangea un regard entendu avec ses hommes; c’était une occasion en or pour passer leur message. Et qui sait? Peut-être que Marco allait finalement pouvoir étrenner son bâton.

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