dimanche 26 août 2012

Le Noeud Gordien, épisode 235 : Créature des ténèbres

Dans la cabane des Sutton, Édouard poursuivait sa lancée maniaque. S’il avait continué au rythme auquel il avait commencé, il aurait fini par craquer et se résoudre à l’humiliation d’avoir à supplier Avramopoulos de lui donner l’antidote à sa compulsion. Durant les premières semaines, la simple image de son Maître lui disant une nouvelle fois « Viens chercher! » le rendait malade et le convainquait de persister. Mais au fil du temps, il comprenait qu’il risquerait éventuellement des séquelles bien pires que le dégoût et la nausée d’un nouvel abus.
Une découverte inattendue lui permit de s’en sortir autrement : il apprit que prendre soin de sa corneille satisfaisait sa compulsion.
Édouard théorisait que c’était pour les mêmes raisons qu’Alexandre avait réussi à contourner la censure : il avait trouvé sa corneille grâce à son travail et elle l’aidait durant ses méditations. Il ressentait de plus en plus clairement sa présence dans ces moments, un peu comme un phare symbolique vers lequel il pouvait fixer sa concentration. Comme elle l’aidait à cultiver son acuité, prendre soin d’elle comptait apparemment comme du travail légitime.
Cette journée-là était froide et grise. Depuis trois jours, des averses venaient fouetter les fenêtres du chalet. Durant les journées plus chaudes et humides, la cabane devenait comme un four à l’air lourd, collant et stagnant; ces jours-ci, au contraire, la bise traversait la pièce principale d’un bout à l’autre, soufflant parfois les détritus qui ne cessaient de s’accumuler, malgré sa promesse à lui-même qu’il les ramasserait dès qu’il aurait quelques minutes. L’urgence de s’exercer ne lui en avait pas laissé une.
Sa corneille vint se poser sur le bord de la fenêtre. Elle croassa, frappa la vitre deux fois de son bec puis croassa à nouveau en s’ébrouant. Elle agissait ainsi chaque fois où elle voulait qu’Édouard la laisse entrer, et chaque fois il s’émerveillait de son intelligence. Il lui ouvrit la porte et elle se posa sur son poing. « Tu es toute mouillée! », dit-il en la caressant de l’autre main. Elle croassa son assentiment en ouvrant les ailes. Il agrippa une guenille qui traînait sur le sol – en fait, un vieux T-shirt porté trop longtemps –, alla s’asseoir sur le sofa et entreprit d’assécher son animal.
Quoiqu’elle n’ait pas encore été nommée formellement, Édouard collectionnait les épithètes pour sa corneille, une moitié affectueuse, l’autre moitié taquine. « Mais qu’est-ce que t’es noire », lui dit-il en l’épongeant. « Je ne frotterai pas trop, au cas où tu serais blanche en-dessous… » Une fois aussi sèche qu’il pourrait la rendre, elle se posa sur son épaule pour donner des bisous de bec à son nez comme il le lui avait appris. « Oui, t’es belle ma grande… Ma belle créature des ténèbres toute à moi… » À bout de force – comme d’habitude –, il se laissa glisser jusqu’à être pratiquement couché; la corneille vint se lover au creux de son épaule, contre son cou. L’impératif de travailler se tut; il glissa vers un sommeil serein.
Lorsqu’il se réveilla, le soleil  était haut dans le ciel. Il avait dormi seize heures sans même ouvrir l’œil un instant. Il comprit immédiatement que son familier lui avait offert la quiétude qui avait rendu possible ce long repos.
Durant les deux semaines suivantes, il continua à s’exercer intensivement, rasséréné par la conscience qu’il pouvait bénéficier de pauses, mais surtout de périodes de détente véritable.
Son esprit reposé réalisa quelque chose qu’il n’avait pas remarqué dans le quasi-délire de l’épuisement chronique : il plafonnait. Il pouvait maintenant assez facilement faire tout ce que Polkinghorne lui avait appris. Il était mûr pour de nouvelles leçons.
Il s’offrit une nouvelle nuit prolongée; à son réveil en fin d’après-midi, il ramassa ses affaires pour rejoindre Avramopoulos dans La Cité, content de s’y rendre non pas pour capituler, mais pour progresser davantage.
Il avait l’air d’un hippie avec son baluchon, sa barbe longue, ses cheveux et ses vêtements sales. Lorsqu’il s’engagea sur le chemin graveleux pour descendre la colline, sa corneille alla se percher en haut d’un arbre, quelques mètres avant lui; chaque fois qu’il s’apprêtait à la dépasser, elle recréait le même écart.
Une fois rendu à la route, il attendit le passage d’une voiture en exerçant sa respiration comme il l’avait appris – c’était presque devenu une seconde nature. De longues minutes s’écoulèrent avant qu’une première voiture passe. Édouard soupçonna que son allure débraillée diminuait ses chances qu’on s’arrête pour lui. Heureusement, il avait un atout. Il appela sa corneille et la fit grimper sur sa tête.
Le conducteur de la seconde voiture dut être intrigué par cet étonnant couvre-chef : il s’arrêta pour le prendre. À la fois soulagé et satisfait, Édouard monta; la corneille se posa sur ses genoux. Le conducteur était un jeune homme à la bouille sympathique. Lui aussi empestait et ses vêtements n’étaient pas moins sales que ceux d’Édouard, quoique sa sueur et sa saleté semblaient plus récentes : tout indiquait qu’il revenait du boulot. « Merci! Je vais au village. Sais-tu quand part l’autobus pour La Cité?
— Je pense qu’il y en a un le matin et l’autre le soir », répondit le bon Samaritain, les yeux fixés sur la corneille. « C’est spécial, une corneille apprivoisée!
— Oui! Je l’ai trouvée blessée. J’ai pris soin d’elle et elle est restée avec moi. 
— Wow! Et elle revient tout le temps?
— Jusqu’à date, toujours.
— Comment elle s’appelle? 
— Je ne sais pas », admit-il. « Je l’appelle ma grande, ma belle, mon ninja, mon gros coco… Vu que c’est une corneille, j’ai tendance à penser que c’est une femelle, mais au fond, je ne sais même pas son sexe.
— Grosse comme ça, ça doit être un mâle », offrit le conducteur. Il eut un ricanement « Je l’appellerais Calimero. »
Édouard ricana à son tour. « Non, Calimero c’est un nom de petit poussin. Ça ne va pas bien à ma créature des ténèbres.
— Ok pour les ténèbres alors : Bélial, Asmodée, Bélzébuth, Orcus, Vecna, Sauron, Voldemort, Horcrux, Vader, Doom, Thanos, Loki, Jason, Krueger, Myers, Hetfield, Alice…
Ma fille s’appelle Alice. » Édouard était plutôt impressionné par l’enfilade de noms offerts – lui-même ne reconnaissait pas la moitié des allusions. À date, Loki était son favori.
« Alice comme dans Alice Cooper! Dio, Mustaine, Lemmy, Ozzy, Ul… »
La corneille se mit à crailler avec assez d’insistance pour couvrir la litanie du conducteur. « Tu aimes Ozzy? » La corneille croassa une autre fois en sautillant d’une cuisse à l’autre. Puis elle s’envola par la fenêtre ouverte.
« Je pense qu’elle aime Ozzy », répéta Édouard. Le nom sonnait à ses oreilles comme autant masculin que féminin.
« Elle n’a pas l’air de vouloir en entendre d’autres », conclut le conducteur.
Ils discutèrent autour de la question de l’intelligence des oiseaux durant l’essentiel du voyage. Durant tout le parcours, sa corneille – Ozzy – resta au-devant du camion comme elle avait fait pendant la marche d’Édouard. Une fois au village, Édouard serra la main de son bienfaiteur et attendit le prochain départ pour La Cité.
La soirée était déjà avancée lorsqu’il arriva en ville. La section du Centre-Sud où Avramopoulos avait élu domicile était maintenant assez sécuritaire pour qu’il s’y aventure seul malgré l’heure tardive. C’était certes un peu risqué, mais à peine plus que le Centre ou l’Est. Ici encore, sa corneille le précédait en voletant de bloc en bloc.
Il remarqua que quelque chose était différent dans les environs, sans qu’il ne soit capable de mettre le doigt sur quoi. L’atmosphère? L’éclairage? L’intensité du smog peut-être?
Il fut un peu surpris de trouver la bâtisse vide de tout habitant – en fait, personne ne semblait être venu depuis un moment. Il mit son téléphone à charger et mangea des fèves en conserve, à peu près la seule chose comestible qui restait sur les lieux. Il décida qu’il contacterait Avramopoulos le lendemain; pour l’instant, il devait travailler. Il adopta sa posture de méditation favorite et plongea en lui-même.

dimanche 19 août 2012

Le Noeud Gordien, épisode 234 : Concile, 3e partie

Tout le monde s’avança sur sa chaise; même Hoshmand se rapprocha d’un pas.
Lytvyn raconta l’explosion, puis l’effondrement dont ils avaient été témoins, de même que la décision risquée d’Espinosa d’aller voir à l’intérieur. Personne ne l’interrompit; avec l’insonorisation des lieux, même les murs semblaient boire ses mots.
 « Je me suis sentie mal dès que je suis entrée dans l’hôtel », continua Félicia. « En bas, je pensais que c’était le stress, une fois en haut j’ai cru que c’était la fatigue et l’essoufflement. J’y suis retournée hier et j’ai découvert que mon malaise provenait d’une autre source. Vous savez, cette tension que nous ressentons lorsqu’on s’approche de la zone radiesthésique du Centre-Sud? »
Mandeville et Polkinghorne acquiescèrent. Les autres se contentèrent d’attendre la suite.
« C’était ça. Mais intense. Je me suis promenée dans le coin. Vous l’avez dit plus tôt : le Cercle déborde maintenant jusqu’au Centre. Mais il se rend beaucoup plus loin que nous le soupçonnions. Il recouvre une partie du Centre-Ouest qui inclut l’hôtel Hilltown.
— Était-ce déjà le cas au moment de l’explosion? », demanda Gordon. « Ou est-ce que la zone est devenue radiesthésique après?
— Je ne sais pas », admit Lytvyn. « Mais je peux vous confirmer qu’elle l’était lorsque nous sommes arrivés, quelques minutes après l’effondrement de la façade.
—Parce que tu ne te sentais pas bien », railla Avramopoulos.
« Pas seulement pour ça. En haut, le feu était bleu. Il dégouttait du plafond comme s’il rongeait le béton sans dégager de chaleur ni de fumée. En fait, c’était comme s’il désintégrait ce qu’il touchait plutôt que le brûler. Je n’étais plus sous l’effet d’aucun procédé à ce moment-là, mais Espinosa était dissimulé derrière le truc de Hoshmand. Dès qu’il s’est approché du feu, les flammes on grandi en taille et en intensité.
— Le feu de Saint-Elme », dit Polkinghorne. Voyant qu’Avramopoulos l’interrogeait du regard, il expliqua : « Kuhn m’a dit un jour que Schachter lui avait rapporté la création de halos bleus lorsqu’il étudiait l’effet des procédés en zones radiesthésiques. Malheureusement, Schachter est mort peu de temps après cette découverte. À ce qu’il paraît, on aurait retrouvé son corps en morceaux dans un cratère, sans aucune trace de brûlure ou d’explosion physique. » Il ajouta ensuite, sans s’adresser à quiconque en particulier : « Un conducteur dans un champ énergétique produisant une lumière, et un mauvais présage de surcroît : je dois avouer que l’analogie avec le feu de Saint-Elme s’impose. » À voir les expressions autour de la table, Gordon doutait que quiconque ait compris de quoi parlait Polkinghorne.
Mandeville demanda ensuite : « Est-ce que quelqu’un a déjà vu ce genre de halo auparavant? » Personne ne répondit. Gordon n’avait jamais même entendu parler de ce phénomène. « Depuis toujours, on nous met en garde contre la pratique en zone radiesthésique, par crainte qu’un contrecoup nous détruise. Est-ce que le feu et le halo pourraient être un même phénomène, à des degrés différents?
— En tout cas, le feu que j’ai vu creusait des espèces de cratères dans le béton. Il est plausible que ce soit le même chose qui ait tué Schachter.
Après un moment, Gordon demanda : « Donc, à partir des informations dont nous disposons, pouvons-nous imaginer les circonstances autour des événements du Hilltown? »
Mandeville offrit une première hypothèse : « Paicheler réalisait un procédé dans sa chambre sans avoir remarqué qu’elle se trouvait à l’intérieur d’une zone radiesthésique. Comme Schachter, elle a perdu le contrôle de l’énergie qu’elle manipulait. Le contrecoup a créé l’explosion et l’incendie. » Les yeux de Mandeville était embués. En essayant de restreindre l’expression de son émotivité, elle ne réussissait qu’à la mettre en exergue.
« Cette hypothèse ne tient que si le feu est bien l’effet d’un contrecoup », dit Gordon.
—Qu’est-ce que ça pourrait être d’autre? »
Hoshmand suggéra une deuxième possibilité : « Tricane est débarquée chez Paicheler avec de mauvaises intentions. Paicheler s’est défendue; la confrontation a créé, directement ou non, l’incendie. Tricane a eu le dessus. C’est après qu’elle m’ait eu au Terminus que le Cercle s’est mis à grandir; elle a fait la même chose là-bas. »
Cette hypothèse était trop plausible pour le confort de Gordon. « Nous devrons être extrêmement prudents lorsque nous nous approchons de la zone radiesthésique, mais également vigilants quant à l’évolution de ses frontières.
— Nous ne pouvons pas exclure la possibilité que chacun de nous puisse être la cible d’une attaque », ajouta Avramopoulos.
« Est-ce que Paicheler peut être encore vivante? », demanda Mandeville.
Hoshmand haussa les épaules. « Moi, je le suis. Alors qui sait? »
Gordon, lui, le savait. Les fils rattachés à Paicheler étaient rompus : elle n’était plus de ce monde. Il ne pouvait toutefois pas le dire sans révéler du même coup le secret de son anneau. Il se permit tout de même d’ajouter : « Si elle a survécu ou feu, ou à une éventuelle agression, il y a encore l’effondrement… »
Le silence surnaturel de la pièce insonorisée reprit le dessus pendant presque une minute. « Je déclare Tricane anathème », dit Mandeville.
« J’entends, j’accepte et je consens », dit Hoshmand.
 « J’entends, j’accepte et je consens », dirent Avramopoulos et Polkinghorne en même temps. Espinosa consentit à son tour, puis Lytvyn – son premier acte politique d’adepte confirmée.
Il ne restait que Gordon. La déclaration de Mandeville l’avait pris de court; il ne s’était pas attendu qu’on en vienne si rapidement à un jugement de culpabilité. Il était convaincu que Tricane était mêlée à la plupart des problèmes traités aujourd’hui, mais il aurait plaidé en faveur de solutions moins extrêmes en attendant d’en savoir davantage. « J’entends, j’accepte et je consens », dit-il à son tour, acculé au pied du mur.
Tricane fut donc exclue de leur communauté, sans droit ni privilège. Il ne restait plus à Gordon qu’à espérer la trouver avant que l’un des autres ne l’exécute. 

dimanche 12 août 2012

Le Noeud Gordien, épisode 233 : Concile, 2e partie

Gordon réprima un sourire en se disant que Félicia Lytvyn était bien une fille de sa génération : fière jusqu’à l’orgueil, elle s’attendait aux égards avant de les mériter. Elle était davantage préoccupée par ses besoins – incluant son besoin de reconnaissance – que par des notions aussi étriquées que la bienséance ou les traditions. D’un autre côté, il fallait reconnaître que pour les autres qui étaient assis autour de la table, les convenances s’avéraient tout au plus un vernis derrière lequel ils dissimulaient leur propre agenda, leurs propres priorités. En cela, la seule différence entre Lytvyn et les maîtres était peut-être la volonté de jouer le jeu des civilités pour ainsi mieux cacher le leur. La fille avait de l’aplomb, mais il lui restait encore beaucoup à apprendre.
« Pour commencer », dit Gordon avant que quiconque se lance en remontrances, « nous devrions éclaircir les circonstances qui ont conduit Hoshmand à perdre ses capacités. »
Avramopoulos prit la parole. « Nous avions appris que Tricane pratiquait ouvertement des divinations et des guérisons… » Il avait craché le nom en grimaçant, comme si Tricane avait été une insulte ou un blasphème. « Il est de mon avis que ça n’était pas à moi de la discipliner, mais la préservation de nos secrets est plus importante que des enjeux de juridictions. »
Gordon savait bien qu’Avramopoulos n’avait pas agi par grandeur d’âme. Il se souciait réellement des secrets, mais le fait qu’il n’ait pas contacté Gordon d’entrée de jeu laissait supposer un motif ultérieur, le plus plausible étant à la fois simple et mesquin : humilier Gordon en le confrontant au fait accompli. Leur relation centenaire rendait Avramopoulos transparent à bien des égards.
Il devait néanmoins répondre à l’accusation implicite. « La panoplie de Tricane est complète. Elle a même racheté la dernière faveur qu’elle me devait. Elle n’est ni plus ni moins sous mon autorité que quiconque ici présent. »
Avramopoulos fit un mouvement, comme si les explications de Gordon étaient une mouche qu’il balayait de la main. « Si quelqu’un est en faute, c’est bien Tricane elle-même », intervint Mandeville. « Concentrons-nous sur les événements qui nous échappent encore. »
Gordon acquiesça. « Donc, vous avez appris que Tricane pratiquait publiquement. Qu’avez-vous fait? »
Avramopoulos fit un signe à Polkinghorne. Il reprit le récit en commençant par le moment où Avramopoulos, Hoshmand et lui-même étaient arrivés au Terminus où Tricane commettait ses offenses. Il décrivit avec moult précisions comment elle avait éconduit ses fidèles pour rendre possible ce face-à-face que les trois présumaient à son désavantage; comment la terre avait tremblé lorsqu’elle s’était levée (« vraiment? », avant demandé Mandeville, sur le ton normalement réservé aux histoires de pêches extravagantes); comment son poing s’était nimbé d’une lueur qui avait ensuite foudroyé Hoshmand et confondu Avramopoulos. Il conclut son récit en formulant la question que tout le monde se posait : « Qu’a-t-elle fait exactement?
— Une chose est sûre, pour le tremblement de terre, la seule piste plausible est l’illusion », dit Mandeville. « Je ne peux pas imaginer comment une telle chose serait possible, même avec dix ans de préparation. » 
Lytvyn dit : « Si ça s’est passé dans le Cercle de Harré, l’effet pourrait…
— Non », insista Mandeville. « La zone radiesthésique amplifie, mais rend les effets incontrôlables.
—Elle a une chambre secrète dans le Cercle », dit Hoshmand.
Polkinghorne compléta : « Ce genre de procédure serait en principe bien au-delà des capacités d’une praticienne avec une ancienneté comparable à celle de Tricane. Nous avions présumé que Gordon lui avait prêté main forte, mais nous avions également considéré l’hypothèse qu’elle ait risqué le contrecoup du Cercle et qu’elle ait réussi par elle-même, contre toute attente.
—L’as-tu aidée? », demanda Mandeville. Gordon fit non de la tête. « Hermann Schachter lui-même n’est pas parvenu à contrôler l’énergie du Cercle. C’est im-po-ssible!
—On dirait que l’impossible arrive de plus en plus fréquemment ces temps-ci » dit Lytvyn, pendant que la prophétie de Harré réverbéraient dans la tête de Gordon : deux fois l’impossible, une fois l’impensable.
« J'ai une théorie », dit Hoshmand, et tous se tournèrent vers lui. Gordon la connaissait déjà; le temps était venu de la partager avec les autres. « Il est faux de dire que personne ne peut user des Cercles. 
— Harré », dit Lytvyn
« Harré », approuva Hoshmand. « Polkinghorne n'a pas mentionné que les cheveux de Tricane étaient décolorés. Comme ceux de Harré, juste avant qu'il ne commence sa purge. » 
Le changement couleur des cheveux de Tricane n'était qu'une anecdote en elle-même. Ajoutée aux effets inexplicables qu'elle avait produits, l'hypothèse de Hoshmand devenait assez plausible pour que tous la considèrent.
Les yeux écarquillés, Mandeville dit: « Bon sang! Harré voulait tuer les maîtres... Et si le meurtre de Kuhn n'était pas qu'une affaire de revanche? Et si c'était le début d'une nouvelle purge? » Elle porta la main à sa bouche, surprise de ses conclusions. « A-t-elle tué Paicheler?
— Je peine à croire qu’elle ait tué Kuhn », dit Gordon, « quoique je reconnaisse qu’elle est la seule suspecte. À la rigueur, je conçois qu’elle aurait pu vouloir se venger de Kuhn, mais Paicheler?
— C’est pourtant tout simple », dit Avramopoulos. « Elle est folle. Nous perdons notre temps à essayer de lui trouver des excuses, mais elle est probablement responsable de tout ce qui nous préoccupe. Comme nous ignorons ce qui s’est passé le soir où l’hôtel s’est effondré… »
Espinosa toussota ostensiblement.
« Tu as quelque chose à dire? », demanda sèchement Avramopoulos. En guise de réponse, Espinosa pointa Lytvyn.
Avec une expression satisfaite, voire suffisante, Lytvyn dit : « Nous ne sommes pas complètement ignorants de ce qui s’est produit au Hilltown. » Elle marqua une pause dramatique avant d’ajouter : « Nous étions au quarante-deuxième pendant l’incendie. » 

dimanche 5 août 2012

Le Noeud Gordien, épisode 232 : Concile, 1re partie

C’était une chose rare qu’autant d’initiés se retrouvent ensemble en-dehors de toute fonction cérémoniale. Encore plus rare, alors qu’ils favorisaient les détours, les euphémismes et les allusions pour parler de ce qui les unissait, ils cherchaient aujourd’hui à discuter franchement des étrangetés auxquelles ils avaient été confrontés.
À la suggestion de Gianfranco Espinosa, Gordon avait invité ses pairs et leurs adeptes dans l’ancien quartier général de Lev Lytvyn, où leurs conversations ne risquaient pas de souffrir d’indiscrétions.
Gordon était arrivé le premier, graduellement rejoint par Espinosa, Mandeville, puis Polkinghorne et Lytvyn. Avramopoulos sonna le dernier, deux minutes avant l’heure dite. Pendant qu’il montait, tous prirent place autour de la table. Lorsqu’Avramopoulos entra, il alla s’asseoir comme un patriarche au bout de la table, là où le père de Félicia Lytvyn avait commandé le Conseil Central qui avait à peu de choses près régné sur La Cité.
Dès qu’il eut pris place, il pointa  la jeune femme sans la regarder. « Va nous faire du thé », dit-il avant d’ajouter : « Je déclare ce concile ouvert. »
Lytvyn jeta une œillade indignée à Polkinghorne qui se contenta de faire sèchement oui de la tête, comme pour dire ça n’est pas le moment! Mandeville ne vit rien de tout cela; elle ajouta : « Pour ma part, je vais prendre du café. »
À voir l’expression de Lytvyn, Gordon n’aurait pas été surpris qu’elle se mette à brailler et à taper du pied, mais l’explosion n’eut pas lieu. Elle se rendit plutôt à la cuisine, les lèvres pincées.
Avramopoulos pointa maintenant Gordon. « Veux-tu nous résumer pourquoi nous sommes ici?
— Volontiers. Nous sommes confrontés à un éventail de situations… »
Le signal de l’intercom lui coupa la parole. Espinosa consulta le moniteur qui transmettait des images de l’entrée pendant que les gens autour de la table s’interrogeaient du regard. « C’est Hoshmand », dit-il.
« Qu’est-ce qu’il fait là? » Gordon détecta une pointe d’effroi derrière l’exclamation d’Avramopoulos. Intéressant.
Gordon lui répondit : « Je l’ai invité en tant que principale victime de l’un des phénomènes en question. »
Avramopoulos ne semblait pas enchanté par le prospect, mais il ne s’opposa pas lorsqu’Espinosa lui ouvrit la porte. Hoshmand salua l’assemblée d’un mouvement de la tête. Même s’il restait une place vide à table, il se planta à l’écart, les bras croisés.
« J’en étais à dire que nous devons discuter de plusieurs phénomènes incompris, certains possiblement rattachés à d’autres.  Premièrement, le cas de M. Hoshmand ici présent, qui semble avoir perdu l’accès à l’état d’acuité; deuxièmement, l’élargissement du Cercle de Harré, qui recouvre maintenant la quasi-totalité du Centre-Sud et qui déborde dans le Centre; troisièmement, la mort violente de Traugott Kuhn, à Tanger; quatrièmement, l’affaire de l’hôtel Hilltown et la disparition de Madeleine Paicheler. » 
Avramopoulos laissa tomber : « Étonnant que tu ne mentionnes pas ta chienne enragée.
— Tricane est directement responsable d’au moins un de ces phénomènes, peut-être des quatre. Je ne l’ai pas mentionnée maintenant sachant qu’il était inévitable que je la mentionne plus tard. Je peux continuer? »
Avramopoulos acquiesça. Lytvyn revint alors en portant une théière et des tasses sur un plateau. « Il n’y avait plus de café », dit-elle en le laissant tomber bruyamment au milieu de la table. Elle ne servit qu’elle-même avant de s’écraser sur sa chaise. Avramopoulos et Polkinghorne la dévisagèrent, l’un avec un mélange de surprise et d’indignation, l’autre avec un air presque paniqué.
Lytvyn ne broncha pas; les bras croisés, elle se contenta de dire : « Quoi? »