Une découverte inattendue lui permit
de s’en sortir autrement : il apprit que prendre soin de sa corneille
satisfaisait sa compulsion.
Édouard théorisait que c’était pour
les mêmes raisons qu’Alexandre avait réussi à contourner la censure : il
avait trouvé sa corneille grâce à son travail et elle l’aidait durant ses
méditations. Il ressentait de plus en plus clairement sa présence dans ces
moments, un peu comme un phare symbolique vers lequel il pouvait fixer sa concentration.
Comme elle l’aidait à cultiver son acuité, prendre soin d’elle comptait apparemment
comme du travail légitime.
Cette journée-là était froide et
grise. Depuis trois jours, des averses venaient fouetter les fenêtres du
chalet. Durant les journées plus chaudes et humides, la cabane devenait comme
un four à l’air lourd, collant et stagnant; ces jours-ci, au contraire, la bise
traversait la pièce principale d’un bout à l’autre, soufflant parfois les
détritus qui ne cessaient de s’accumuler, malgré sa promesse à lui-même qu’il
les ramasserait dès qu’il aurait quelques minutes. L’urgence de s’exercer ne
lui en avait pas laissé une.
Sa corneille vint se poser sur le
bord de la fenêtre. Elle croassa, frappa la vitre deux fois de son bec puis
croassa à nouveau en s’ébrouant. Elle agissait ainsi chaque fois où elle
voulait qu’Édouard la laisse entrer, et chaque fois il s’émerveillait de son
intelligence. Il lui ouvrit la porte et elle se posa sur son poing. « Tu
es toute mouillée! », dit-il en la caressant de l’autre main. Elle croassa
son assentiment en ouvrant les ailes. Il agrippa une guenille qui traînait sur
le sol – en fait, un vieux T-shirt porté trop longtemps –, alla s’asseoir sur
le sofa et entreprit d’assécher son animal.
Quoiqu’elle n’ait pas encore été
nommée formellement, Édouard collectionnait les épithètes pour sa corneille, une
moitié affectueuse, l’autre moitié taquine. « Mais qu’est-ce que t’es
noire », lui dit-il en l’épongeant. « Je ne frotterai pas trop, au
cas où tu serais blanche en-dessous… » Une fois aussi sèche qu’il pourrait
la rendre, elle se posa sur son épaule pour donner des bisous de bec à son nez
comme il le lui avait appris. « Oui, t’es belle ma grande… Ma belle
créature des ténèbres toute à moi… » À bout de force – comme d’habitude –,
il se laissa glisser jusqu’à être pratiquement couché; la corneille vint se
lover au creux de son épaule, contre son cou. L’impératif de travailler se tut;
il glissa vers un sommeil serein.
Lorsqu’il se réveilla, le
soleil était haut dans le ciel. Il avait
dormi seize heures sans même ouvrir l’œil un instant. Il comprit immédiatement
que son familier lui avait offert la quiétude qui avait rendu possible ce long
repos.
Durant les deux semaines suivantes,
il continua à s’exercer intensivement, rasséréné par la conscience qu’il
pouvait bénéficier de pauses, mais surtout de périodes de détente véritable.
Son esprit reposé réalisa quelque
chose qu’il n’avait pas remarqué dans le quasi-délire de l’épuisement
chronique : il plafonnait. Il pouvait maintenant assez facilement faire
tout ce que Polkinghorne lui avait appris. Il était mûr pour de nouvelles
leçons.
Il s’offrit une nouvelle nuit prolongée;
à son réveil en fin d’après-midi, il ramassa ses affaires pour rejoindre Avramopoulos
dans La Cité, content de s’y rendre non pas pour capituler, mais pour
progresser davantage.
Il avait l’air d’un hippie avec son
baluchon, sa barbe longue, ses cheveux et ses vêtements sales. Lorsqu’il s’engagea
sur le chemin graveleux pour descendre la colline, sa corneille alla se percher
en haut d’un arbre, quelques mètres avant lui; chaque fois qu’il s’apprêtait à
la dépasser, elle recréait le même écart.
Une fois rendu à la route, il
attendit le passage d’une voiture en exerçant sa respiration comme il l’avait
appris – c’était presque devenu une seconde nature. De longues minutes s’écoulèrent
avant qu’une première voiture passe. Édouard soupçonna que son allure
débraillée diminuait ses chances qu’on s’arrête pour lui. Heureusement, il
avait un atout. Il appela sa corneille et la fit grimper sur sa tête.
Le conducteur de la seconde voiture
dut être intrigué par cet étonnant couvre-chef : il s’arrêta pour le
prendre. À la fois soulagé et satisfait, Édouard monta; la corneille se posa
sur ses genoux. Le conducteur était un jeune homme à la bouille sympathique.
Lui aussi empestait et ses vêtements n’étaient pas moins sales que ceux d’Édouard,
quoique sa sueur et sa saleté semblaient plus récentes : tout indiquait qu’il
revenait du boulot. « Merci! Je vais au village. Sais-tu quand part l’autobus
pour La Cité?
— Je pense qu’il y en a un le matin
et l’autre le soir », répondit le bon Samaritain, les yeux fixés sur la
corneille. « C’est spécial, une corneille apprivoisée!
— Oui! Je l’ai trouvée blessée. J’ai
pris soin d’elle et elle est restée avec moi.
— Wow! Et elle revient tout le
temps?
— Jusqu’à date, toujours.
— Comment elle s’appelle?
— Je ne sais pas », admit-il. « Je
l’appelle ma grande, ma belle, mon ninja, mon gros coco… Vu que c’est une corneille, j’ai tendance à penser
que c’est une femelle, mais au fond, je ne sais même pas son sexe.
— Grosse comme ça, ça doit être un
mâle », offrit le conducteur. Il eut un ricanement « Je l’appellerais
Calimero. »
Édouard ricana à son tour. « Non,
Calimero c’est un nom de petit poussin. Ça ne va pas bien à ma créature des
ténèbres.
— Ok pour les ténèbres alors :
Bélial, Asmodée, Bélzébuth, Orcus, Vecna, Sauron, Voldemort, Horcrux, Vader, Doom,
Thanos, Loki, Jason, Krueger, Myers, Hetfield, Alice…
— Ma fille s’appelle Alice. » Édouard était plutôt impressionné
par l’enfilade de noms offerts – lui-même ne reconnaissait pas la moitié des
allusions. À date, Loki était son favori.
« Alice comme dans Alice Cooper! Dio, Mustaine, Lemmy, Ozzy, Ul… »
La corneille se mit à crailler avec
assez d’insistance pour couvrir la litanie du conducteur. « Tu aimes Ozzy? »
La corneille croassa une autre fois en sautillant d’une cuisse à l’autre. Puis
elle s’envola par la fenêtre ouverte.
« Je pense qu’elle aime Ozzy »,
répéta Édouard. Le nom sonnait à ses oreilles comme autant masculin que
féminin.
« Elle n’a pas l’air de vouloir
en entendre d’autres », conclut le conducteur.
Ils discutèrent autour de la
question de l’intelligence des oiseaux durant l’essentiel du voyage. Durant
tout le parcours, sa corneille – Ozzy – resta au-devant du camion comme elle
avait fait pendant la marche d’Édouard. Une fois au village, Édouard serra la
main de son bienfaiteur et attendit le prochain départ pour La Cité.
La soirée était déjà avancée lorsqu’il
arriva en ville. La section du Centre-Sud où Avramopoulos avait élu domicile
était maintenant assez sécuritaire pour qu’il s’y aventure seul malgré l’heure
tardive. C’était certes un peu risqué, mais à peine plus que le Centre ou l’Est.
Ici encore, sa corneille le précédait en voletant de bloc en bloc.
Il remarqua que quelque chose était différent dans les environs, sans qu’il ne soit
capable de mettre le doigt sur quoi. L’atmosphère? L’éclairage? L’intensité du smog
peut-être?
Il fut un peu surpris de trouver la
bâtisse vide de tout habitant – en fait, personne ne semblait être venu depuis
un moment. Il mit son téléphone à charger et mangea des fèves en conserve, à
peu près la seule chose comestible qui restait sur les lieux. Il décida qu’il
contacterait Avramopoulos le lendemain; pour l’instant, il devait travailler. Il adopta sa posture de méditation favorite et plongea
en lui-même.