dimanche 12 août 2012

Le Noeud Gordien, épisode 233 : Concile, 2e partie

Gordon réprima un sourire en se disant que Félicia Lytvyn était bien une fille de sa génération : fière jusqu’à l’orgueil, elle s’attendait aux égards avant de les mériter. Elle était davantage préoccupée par ses besoins – incluant son besoin de reconnaissance – que par des notions aussi étriquées que la bienséance ou les traditions. D’un autre côté, il fallait reconnaître que pour les autres qui étaient assis autour de la table, les convenances s’avéraient tout au plus un vernis derrière lequel ils dissimulaient leur propre agenda, leurs propres priorités. En cela, la seule différence entre Lytvyn et les maîtres était peut-être la volonté de jouer le jeu des civilités pour ainsi mieux cacher le leur. La fille avait de l’aplomb, mais il lui restait encore beaucoup à apprendre.
« Pour commencer », dit Gordon avant que quiconque se lance en remontrances, « nous devrions éclaircir les circonstances qui ont conduit Hoshmand à perdre ses capacités. »
Avramopoulos prit la parole. « Nous avions appris que Tricane pratiquait ouvertement des divinations et des guérisons… » Il avait craché le nom en grimaçant, comme si Tricane avait été une insulte ou un blasphème. « Il est de mon avis que ça n’était pas à moi de la discipliner, mais la préservation de nos secrets est plus importante que des enjeux de juridictions. »
Gordon savait bien qu’Avramopoulos n’avait pas agi par grandeur d’âme. Il se souciait réellement des secrets, mais le fait qu’il n’ait pas contacté Gordon d’entrée de jeu laissait supposer un motif ultérieur, le plus plausible étant à la fois simple et mesquin : humilier Gordon en le confrontant au fait accompli. Leur relation centenaire rendait Avramopoulos transparent à bien des égards.
Il devait néanmoins répondre à l’accusation implicite. « La panoplie de Tricane est complète. Elle a même racheté la dernière faveur qu’elle me devait. Elle n’est ni plus ni moins sous mon autorité que quiconque ici présent. »
Avramopoulos fit un mouvement, comme si les explications de Gordon étaient une mouche qu’il balayait de la main. « Si quelqu’un est en faute, c’est bien Tricane elle-même », intervint Mandeville. « Concentrons-nous sur les événements qui nous échappent encore. »
Gordon acquiesça. « Donc, vous avez appris que Tricane pratiquait publiquement. Qu’avez-vous fait? »
Avramopoulos fit un signe à Polkinghorne. Il reprit le récit en commençant par le moment où Avramopoulos, Hoshmand et lui-même étaient arrivés au Terminus où Tricane commettait ses offenses. Il décrivit avec moult précisions comment elle avait éconduit ses fidèles pour rendre possible ce face-à-face que les trois présumaient à son désavantage; comment la terre avait tremblé lorsqu’elle s’était levée (« vraiment? », avant demandé Mandeville, sur le ton normalement réservé aux histoires de pêches extravagantes); comment son poing s’était nimbé d’une lueur qui avait ensuite foudroyé Hoshmand et confondu Avramopoulos. Il conclut son récit en formulant la question que tout le monde se posait : « Qu’a-t-elle fait exactement?
— Une chose est sûre, pour le tremblement de terre, la seule piste plausible est l’illusion », dit Mandeville. « Je ne peux pas imaginer comment une telle chose serait possible, même avec dix ans de préparation. » 
Lytvyn dit : « Si ça s’est passé dans le Cercle de Harré, l’effet pourrait…
— Non », insista Mandeville. « La zone radiesthésique amplifie, mais rend les effets incontrôlables.
—Elle a une chambre secrète dans le Cercle », dit Hoshmand.
Polkinghorne compléta : « Ce genre de procédure serait en principe bien au-delà des capacités d’une praticienne avec une ancienneté comparable à celle de Tricane. Nous avions présumé que Gordon lui avait prêté main forte, mais nous avions également considéré l’hypothèse qu’elle ait risqué le contrecoup du Cercle et qu’elle ait réussi par elle-même, contre toute attente.
—L’as-tu aidée? », demanda Mandeville. Gordon fit non de la tête. « Hermann Schachter lui-même n’est pas parvenu à contrôler l’énergie du Cercle. C’est im-po-ssible!
—On dirait que l’impossible arrive de plus en plus fréquemment ces temps-ci » dit Lytvyn, pendant que la prophétie de Harré réverbéraient dans la tête de Gordon : deux fois l’impossible, une fois l’impensable.
« J'ai une théorie », dit Hoshmand, et tous se tournèrent vers lui. Gordon la connaissait déjà; le temps était venu de la partager avec les autres. « Il est faux de dire que personne ne peut user des Cercles. 
— Harré », dit Lytvyn
« Harré », approuva Hoshmand. « Polkinghorne n'a pas mentionné que les cheveux de Tricane étaient décolorés. Comme ceux de Harré, juste avant qu'il ne commence sa purge. » 
Le changement couleur des cheveux de Tricane n'était qu'une anecdote en elle-même. Ajoutée aux effets inexplicables qu'elle avait produits, l'hypothèse de Hoshmand devenait assez plausible pour que tous la considèrent.
Les yeux écarquillés, Mandeville dit: « Bon sang! Harré voulait tuer les maîtres... Et si le meurtre de Kuhn n'était pas qu'une affaire de revanche? Et si c'était le début d'une nouvelle purge? » Elle porta la main à sa bouche, surprise de ses conclusions. « A-t-elle tué Paicheler?
— Je peine à croire qu’elle ait tué Kuhn », dit Gordon, « quoique je reconnaisse qu’elle est la seule suspecte. À la rigueur, je conçois qu’elle aurait pu vouloir se venger de Kuhn, mais Paicheler?
— C’est pourtant tout simple », dit Avramopoulos. « Elle est folle. Nous perdons notre temps à essayer de lui trouver des excuses, mais elle est probablement responsable de tout ce qui nous préoccupe. Comme nous ignorons ce qui s’est passé le soir où l’hôtel s’est effondré… »
Espinosa toussota ostensiblement.
« Tu as quelque chose à dire? », demanda sèchement Avramopoulos. En guise de réponse, Espinosa pointa Lytvyn.
Avec une expression satisfaite, voire suffisante, Lytvyn dit : « Nous ne sommes pas complètement ignorants de ce qui s’est produit au Hilltown. » Elle marqua une pause dramatique avant d’ajouter : « Nous étions au quarante-deuxième pendant l’incendie. » 

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