dimanche 26 août 2012

Le Noeud Gordien, épisode 235 : Créature des ténèbres

Dans la cabane des Sutton, Édouard poursuivait sa lancée maniaque. S’il avait continué au rythme auquel il avait commencé, il aurait fini par craquer et se résoudre à l’humiliation d’avoir à supplier Avramopoulos de lui donner l’antidote à sa compulsion. Durant les premières semaines, la simple image de son Maître lui disant une nouvelle fois « Viens chercher! » le rendait malade et le convainquait de persister. Mais au fil du temps, il comprenait qu’il risquerait éventuellement des séquelles bien pires que le dégoût et la nausée d’un nouvel abus.
Une découverte inattendue lui permit de s’en sortir autrement : il apprit que prendre soin de sa corneille satisfaisait sa compulsion.
Édouard théorisait que c’était pour les mêmes raisons qu’Alexandre avait réussi à contourner la censure : il avait trouvé sa corneille grâce à son travail et elle l’aidait durant ses méditations. Il ressentait de plus en plus clairement sa présence dans ces moments, un peu comme un phare symbolique vers lequel il pouvait fixer sa concentration. Comme elle l’aidait à cultiver son acuité, prendre soin d’elle comptait apparemment comme du travail légitime.
Cette journée-là était froide et grise. Depuis trois jours, des averses venaient fouetter les fenêtres du chalet. Durant les journées plus chaudes et humides, la cabane devenait comme un four à l’air lourd, collant et stagnant; ces jours-ci, au contraire, la bise traversait la pièce principale d’un bout à l’autre, soufflant parfois les détritus qui ne cessaient de s’accumuler, malgré sa promesse à lui-même qu’il les ramasserait dès qu’il aurait quelques minutes. L’urgence de s’exercer ne lui en avait pas laissé une.
Sa corneille vint se poser sur le bord de la fenêtre. Elle croassa, frappa la vitre deux fois de son bec puis croassa à nouveau en s’ébrouant. Elle agissait ainsi chaque fois où elle voulait qu’Édouard la laisse entrer, et chaque fois il s’émerveillait de son intelligence. Il lui ouvrit la porte et elle se posa sur son poing. « Tu es toute mouillée! », dit-il en la caressant de l’autre main. Elle croassa son assentiment en ouvrant les ailes. Il agrippa une guenille qui traînait sur le sol – en fait, un vieux T-shirt porté trop longtemps –, alla s’asseoir sur le sofa et entreprit d’assécher son animal.
Quoiqu’elle n’ait pas encore été nommée formellement, Édouard collectionnait les épithètes pour sa corneille, une moitié affectueuse, l’autre moitié taquine. « Mais qu’est-ce que t’es noire », lui dit-il en l’épongeant. « Je ne frotterai pas trop, au cas où tu serais blanche en-dessous… » Une fois aussi sèche qu’il pourrait la rendre, elle se posa sur son épaule pour donner des bisous de bec à son nez comme il le lui avait appris. « Oui, t’es belle ma grande… Ma belle créature des ténèbres toute à moi… » À bout de force – comme d’habitude –, il se laissa glisser jusqu’à être pratiquement couché; la corneille vint se lover au creux de son épaule, contre son cou. L’impératif de travailler se tut; il glissa vers un sommeil serein.
Lorsqu’il se réveilla, le soleil  était haut dans le ciel. Il avait dormi seize heures sans même ouvrir l’œil un instant. Il comprit immédiatement que son familier lui avait offert la quiétude qui avait rendu possible ce long repos.
Durant les deux semaines suivantes, il continua à s’exercer intensivement, rasséréné par la conscience qu’il pouvait bénéficier de pauses, mais surtout de périodes de détente véritable.
Son esprit reposé réalisa quelque chose qu’il n’avait pas remarqué dans le quasi-délire de l’épuisement chronique : il plafonnait. Il pouvait maintenant assez facilement faire tout ce que Polkinghorne lui avait appris. Il était mûr pour de nouvelles leçons.
Il s’offrit une nouvelle nuit prolongée; à son réveil en fin d’après-midi, il ramassa ses affaires pour rejoindre Avramopoulos dans La Cité, content de s’y rendre non pas pour capituler, mais pour progresser davantage.
Il avait l’air d’un hippie avec son baluchon, sa barbe longue, ses cheveux et ses vêtements sales. Lorsqu’il s’engagea sur le chemin graveleux pour descendre la colline, sa corneille alla se percher en haut d’un arbre, quelques mètres avant lui; chaque fois qu’il s’apprêtait à la dépasser, elle recréait le même écart.
Une fois rendu à la route, il attendit le passage d’une voiture en exerçant sa respiration comme il l’avait appris – c’était presque devenu une seconde nature. De longues minutes s’écoulèrent avant qu’une première voiture passe. Édouard soupçonna que son allure débraillée diminuait ses chances qu’on s’arrête pour lui. Heureusement, il avait un atout. Il appela sa corneille et la fit grimper sur sa tête.
Le conducteur de la seconde voiture dut être intrigué par cet étonnant couvre-chef : il s’arrêta pour le prendre. À la fois soulagé et satisfait, Édouard monta; la corneille se posa sur ses genoux. Le conducteur était un jeune homme à la bouille sympathique. Lui aussi empestait et ses vêtements n’étaient pas moins sales que ceux d’Édouard, quoique sa sueur et sa saleté semblaient plus récentes : tout indiquait qu’il revenait du boulot. « Merci! Je vais au village. Sais-tu quand part l’autobus pour La Cité?
— Je pense qu’il y en a un le matin et l’autre le soir », répondit le bon Samaritain, les yeux fixés sur la corneille. « C’est spécial, une corneille apprivoisée!
— Oui! Je l’ai trouvée blessée. J’ai pris soin d’elle et elle est restée avec moi. 
— Wow! Et elle revient tout le temps?
— Jusqu’à date, toujours.
— Comment elle s’appelle? 
— Je ne sais pas », admit-il. « Je l’appelle ma grande, ma belle, mon ninja, mon gros coco… Vu que c’est une corneille, j’ai tendance à penser que c’est une femelle, mais au fond, je ne sais même pas son sexe.
— Grosse comme ça, ça doit être un mâle », offrit le conducteur. Il eut un ricanement « Je l’appellerais Calimero. »
Édouard ricana à son tour. « Non, Calimero c’est un nom de petit poussin. Ça ne va pas bien à ma créature des ténèbres.
— Ok pour les ténèbres alors : Bélial, Asmodée, Bélzébuth, Orcus, Vecna, Sauron, Voldemort, Horcrux, Vader, Doom, Thanos, Loki, Jason, Krueger, Myers, Hetfield, Alice…
Ma fille s’appelle Alice. » Édouard était plutôt impressionné par l’enfilade de noms offerts – lui-même ne reconnaissait pas la moitié des allusions. À date, Loki était son favori.
« Alice comme dans Alice Cooper! Dio, Mustaine, Lemmy, Ozzy, Ul… »
La corneille se mit à crailler avec assez d’insistance pour couvrir la litanie du conducteur. « Tu aimes Ozzy? » La corneille croassa une autre fois en sautillant d’une cuisse à l’autre. Puis elle s’envola par la fenêtre ouverte.
« Je pense qu’elle aime Ozzy », répéta Édouard. Le nom sonnait à ses oreilles comme autant masculin que féminin.
« Elle n’a pas l’air de vouloir en entendre d’autres », conclut le conducteur.
Ils discutèrent autour de la question de l’intelligence des oiseaux durant l’essentiel du voyage. Durant tout le parcours, sa corneille – Ozzy – resta au-devant du camion comme elle avait fait pendant la marche d’Édouard. Une fois au village, Édouard serra la main de son bienfaiteur et attendit le prochain départ pour La Cité.
La soirée était déjà avancée lorsqu’il arriva en ville. La section du Centre-Sud où Avramopoulos avait élu domicile était maintenant assez sécuritaire pour qu’il s’y aventure seul malgré l’heure tardive. C’était certes un peu risqué, mais à peine plus que le Centre ou l’Est. Ici encore, sa corneille le précédait en voletant de bloc en bloc.
Il remarqua que quelque chose était différent dans les environs, sans qu’il ne soit capable de mettre le doigt sur quoi. L’atmosphère? L’éclairage? L’intensité du smog peut-être?
Il fut un peu surpris de trouver la bâtisse vide de tout habitant – en fait, personne ne semblait être venu depuis un moment. Il mit son téléphone à charger et mangea des fèves en conserve, à peu près la seule chose comestible qui restait sur les lieux. Il décida qu’il contacterait Avramopoulos le lendemain; pour l’instant, il devait travailler. Il adopta sa posture de méditation favorite et plongea en lui-même.

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