dimanche 25 novembre 2012

Le Noeud Gordien, épisode 248 : Douzième édition

Tous les billets pour le douzième encan de Cité Solidaire s’étaient envolés en un rien de temps. Nicolas n’avait pas les moyens d’y assister à titre individuel, mais son employeur, CitéMédia, avait réservé deux tables complètes. Maude, sa collègue recherchiste, et lui-même avaient obtenu leur place après un désistement de dernière minute.
Jean Vallée, son boss, était assis à l’autre table avec d’autres administrateurs et vétérans de la boîte. Nico, lui, était assis à ce que Vallée avait baptisé la table des p’tits, avec plusieurs des visages publics de la chaîne.
Il avait espéré qu’Édouard Gauss vienne à l’encan, sinon à la table de CitéMédia, à tout le moins en tant que proche du couple Sutton-Legrand. C’était lui qui avait permis à Nico de faire ses premiers pas dans le monde de la télévision; même si leur relation avait toujours été cordiale, elle avait toujours été strictement limitée au contexte professionnel. Il n’avait pas eu de nouvelles de son mentor depuis sa démission. Déception. Il avait entendu dire que Derek Virkkunen avait assisté à la soirée l’an passé, mais selon toute apparence, il n’avait pas répété l’expérience. Nico aurait été curieux de voir l’homme en personne; il aurait peut-être même trouvé le courage d’aller lui serrer la main. Double déception.
À sa droite, Maude ne lui prêtait aucune attention, occupée qu’elle était à flirter avec l’un des gars du journal télévisé. À sa gauche, Jasmine Beausoleil était plongée dans une discussion animée avec Antonella Galvanti. À défaut de converser, Nico eut le loisir d’observer les autres invités.
Il fut surpris de voir Joe Gaccione attablé non loin de lui. Gaccione était un homme d’affaire de la Petite Méditerranée qu’on disait proche du crime organisé, même si son propre dossier ne comportait même pas une contravention. Il était l’un des principaux investisseurs du renouveau du Centre-Sud dont tout le monde parlait ces jours-ci. Parmi les gens qui l’accompagnaient, Nico reconnut certains qui, eux, avaient un casier judiciaire… Essentiellement pour des affaires de fraude ou d’extorsion tout au plus, bref des crimes des bandits à cravates. Parmi eux se trouvait également un autre visage connu, quoique pour d’autres raisons : une photo de Lucie Kingston se trouvait sur les panneaux devant la plupart des maisons à vendre de l’Ouest et du Centre. Les gens la connaissaient plus rarement comme la conjointe de Guido Fusco, le présumé caïd de la pègre méditerranéenne. Alors que les convives butinaient de table en table, Nico remarqua que la leur était beaucoup moins souvent visitée. Avec le chef de l’unité spéciale d’enquête sur le crime organisé assis à la table d’honneur, les politiciens comme les banquiers faisaient gaffe et évitaient de prêter le flanc à la critique.
Le repas était entrecoupé d’une série de discours de remerciements ou de sensibilisation à la mission de Cité Solidaire. Comme c’était coutume dans ce genre de soirée, un homme à cravate ou une femme en robe de soirée venait lire devant le micro l’historique des contributions de l’organisme qu’il représentait, après quoi il révélait le montant offert cette année; on applaudissait, on prenait des photos avec madame Legrand et le président d’honneur. Puis, on recommençait le même manège, seulement avec un organisme et un chiffre différents.
Nico se désintéressa vite de cette routine. Il commençait à avoir hâte de passer à l’encan comme tel. Il ne prévoyait pas acheter quoi que ce soit, mais voir monter les prix jusqu’à des montants ridicules ne pouvait être que plus excitant que cette parade de donateurs.
Vers la fin du repas, madame Legrand prit le micro pour la première fois depuis le mot de bienvenue. « Mesdames, messieurs, vous savez, Cité Solidaire vient en aide aux plus démunis depuis presque quinze ans. Grâce à vous, nous avons pu aider des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants par l’entremise des organismes que nous finançons. Il est parfois trop facile d’oublier les multiples visages de la pauvreté qui existe partout autour de nous. Pour vous en parler, j’ai le plaisir de vous présenter Timothée. »
Des applaudissements accueillirent le jeune homme. « Bonjour tout le monde… Je m’appelle Timothée », dit-il d’une voix hésitante. « Je vis dans le Centre-Sud. »
Le volume des murmures baissèrent d’un cran. Nicolas, comme beaucoup d’autres, dirigea son attention sur le nouveau venu. Vivre au Centre-Sud! Ce type ne fera pas de vieux os.
« Je squatte dans un édifice sans électricité ni eau courante. Là où je vis, les commerces les plus proches sont à une vingtaine de minutes de marche. Mais cet éloignement n’est pas trop grave lorsqu’il manque encore l’argent pour acheter quoi que ce soit. Pour nous, une toilette publique… ou même une toilette chimique est un luxe inhabituel. On nous dit : pourquoi vivez-vous comme ça? Pourquoi ne vous trouvez-vous pas du travail?, mais nous n’avons nulle part où nous raser, où nous laver, où faire notre lessive. Qui veut donner une entrevue à un type qui sent mauvais, qui vit dans le même linge depuis des semaines? On nous dit : lavez-vous de temps en temps, ça ira mieux, mais le peu d’argent que nous trouvons, la partie qui n’est pas volée ou taxée par des brutes passe dans des priorités plus urgentes… comme la nourriture. Il n’est pas rare que nous ne mangions pas du tout dans une journée, et même les bons jours, nous nous contentons de grignoter ce qui nous passe à portée de la main. Vous savez déjà que le Centre-Sud est là où vont ceux qui n’ont plus nulle part où aller. Mais saviez-vous qu’il est fréquent de trouver parmi eux des adolescents? Des parents qui, jour après jour, doivent donner à leur enfant le peu qu’ils ont, de manière à ce qu’ils aient moins faim qu’eux-mêmes? »
La salle était à son plus silencieux depuis le début de la soirée. « Aujourd’hui, grâce à madame Legrand, je peux vous parler à quoi ressemble notre quotidien dans la rue. Je me suis douché, je me suis rasé, mon costume a été nettoyé, mais je vous assure qu’en temps normal, je n’aurais pas pu être admis à ce gala qui, pourtant, existe afin d’aider les gens comme moi. »
Culotté, le gars, pensa Nico. À voir les lèvres pincées de madame Legrand, cette dernière intervention ne faisait pas partie du script d’origine.
« Heureusement, même dépouillés de tout, nous avons quand même une richesse : nous pouvons compter les uns sur les autres. Nous pouvons aussi compter sur vous. »
Le visage de madame Legrand se détendit : le jeune homme était revenu au texte prévu. Elle reprit le micro. « Merci Timothée. Cité Solidaire est fière d’annoncer la création prochaine d’un centre communautaire sur le boulevard St-Martin, afin de fournir aux gens du Centre-Sud un accès aux ressources qui leur font malheureusement trop souvent défaut. Dès le mois prochain, nous serons en mesure d’offrir des cuisines, des douches et une buanderie communautaires et gratuites, mais ça n’est qu’un début. Nous vous tiendrons au courant des prochains développements. En attendant, soyez généreux et amusez-vous bien durant l’encan! »
Des applaudissements nourris accompagnèrent madame Legrand et Timothée pendant qu’ils descendaient de la scène. « Y’a quelque chose à faire avec cette histoire-là », lui dit Maude avec un petit coup de coude. L’idée que des gens puissent vivre dans pareilles conditions au cœur d’une ville moderne avait certainement la possibilité d’émouvoir les spectateurs, mais c’est le personnage de Timothée qui attisait la curiosité de Nico. En l’entendant parler de son incapacité à trouver du travail, Nico avait spontanément pensé je vais t’engager, moi; il s’était ensuite demandé combien d’autres avaient eu la même idée. Comme tout le monde vivant dans La Cité, Nico avait vu son lot de sans-abris crottés, drogués, édentés, incohérents… Or, Timothée ne partageait rien avec ceux-là.
L’instinct journalistique de Nico devinait qu’il devait y avoir anguille sous roche. « Il y a définitivement quelque chose à faire avec ça », répondit-il. Il se promit d’en parler à Jean Vallée lundi prochain. Le boss allait être heureux que Nico se concentre sur un vrai dossier plutôt que continuer ses enquêtes sur les étrangetés qui entouraient la catastrophe du Hilltown. Évidemment, Nico n’était pas obligé de lui dire qu’il avait la ferme intention d’explorer cette piste en parallèle… 

dimanche 18 novembre 2012

Le Noeud Gordien, épisode 247 : Toccata et fugue

C’était la fin de la nuit. D’ici une heure, ce serait une nouvelle journée pour les lève-tôt, mais pour le moment, la ville était somnolente, presque immobile. Geneviève ne travaillait pas aujourd’hui, mais son horaire parfois diurne, parfois nocturne, avait le chic de bousiller ses cycles de sommeil. Le silence de son appartement lui pesait; elle se doutait qu’elle pleurerait encore si elle ne faisait rien. Ses filles dormaient dans leur petite chambre; ses possibilités de distraction excluaient toute sortie. Sans câble, sans livre intéressant, il ne lui restait à peu près que la radio pour changer ses idées.
Il n’y avait pas grand-chose sur les ondes à cette heure; un tour de cadran lui révéla que la moitié des stations jouait de la musique pop; deux d’entre elles la même pièce, Don’t love me yet, le nouveau single de Pinck ChaCha. Geneviève avait l’impression de ne pouvoir aller nulle part sans entendre cette foutue chanson – et souvent, la garder en tête pendant de longues heures. Le fait que sa plus jeune la joue en boucle avait contribué à la buriner dans son esprit.
Le reste des stations proposaient soit des publicités trop enthousiastes pour cette heure de la nuit, soit des présentateurs susurrants qui, pour la plupart, lui foutaient la trouille. L’un d’eux parlait russe ou ukrainien ou peut-être moldave, comment savoir? Elle finit par s’arrêter sur un poste qui jouait un morceau de violoncelle accompagné au piano. La mélodie réussit à chasser les échos de Pinck ChaCha de son esprit. Ouf.
La musique dissipa le silence et la solitude, mais ses fantômes et ses démons, ses doutes et ses regrets, revinrent vite à la charge.
Elle s’était accommodée comme elle pouvait de sa nouvelle vie… Elle avait aménagé dans un appartement aux murs si minces qu’on entendait ronfler les voisins? C’était une phase. Ses filles passaient plus de temps avec leurs grands-parents qu’avec papa ou maman? C’était temporaire. Elle travaillait dans un salon de massage où elle devait sourire à des hommes qui achetaient de la chair humaine à la minute, à un boss qui gagnait sa vie à exploiter la misère des autres? C’était juste en attendant mieux.
Geneviève pleurait souvent ces temps-ci parce que toute cette merde était en train de devenir plus qu’un épisode passager.
La voie la plus évidente pour améliorer sa vie, et celle de ses filles, était de retourner aux études. Elle avait soumis des demandes au début de l’été; si elle avait essuyé un refus pour le programme de psychologie de l’Université de La Cité, elle avait été acceptée dans plusieurs autres programmes moins contingentés.
Retourner aux études à son âge… plus facile à dire qu’à faire. Elle devrait cesser de travailler, ou peut-être se contenter d’un temps partiel. Son coussin financier fondait déjà trop vite alors qu’elle travaillait…
Le violoncelle se tut après une dernière note pleine d’émotion. Dans l’instant de silence qui précéda le début de la pièce suivante – au piano seul, celle-là –, Geneviève entendit un bruissement. Un coup d’œil dans la direction de la porte lui montra qu’elle était encore fermée à double tour, mais elle nota que celle de la chambre des filles était entrebâillée. Un coup de vent avait dû l’ouvrir. Elle alla la refermer. Puis, sans vraiment y penser, elle alla dans sa chambre, sortit sa boîte à bijoux de sa cachette et elle se roula un joint.
Quatre à six joints par jour, chacun un peu moins efficace que le précédent. Deux Orgasmiks le midi, une après souper, deux en soirée. Quelques-uns de plus ici et là, lorsqu’elle voulait se faire plaisir. Cinquante dollars par jour minimum pour jouir, plus vingt dollars de pot pour faciliter l’attente avant l’orgasme suivant. Soixante-dix dollars pour un paradis artificiel quotidien, dans le meilleur des cas. Elle n’aurait jamais dû faire ce calcul; il s’imposait à chaque fois qu’elle ouvrait sa boîte à bijou avec la même insistance que Don’t love me yet.
Nah nah na naaaah, push me, kiss me, pull me, bite me… Nah nah na naaaaah, pin me down, rough me up… Don’t love me yet. Lequel était le pire entre ce damné refrain et le sentiment de culpabilité?
La meilleure solution restait d’éviter l’un et l’autre. Elle retourna au salon et à la douce musique du piano, son joint et un briquet au creux de la main.
En allumant un bâton d’encens – elle veillait toujours à cacher l’odeur du cannabis, même lorsque les filles dormaient – elle nota que le combiné du téléphone avait été déposé à côté de sa base. Elle le porta à son oreille; étrangement, elle n’entendit ni la tonalité caractéristique des lignes résidentielles, si les bip-bips agressifs capables de signaler à quelqu’un loin de l’appareil qu’il avait été mal raccroché. Les filles devaient l’avoir déplacé en jouant. Elle le remit à sa place et alluma son joint.
Ses premières bouffées la ramenèrent dans un état qui, sans être euphorique, rendait sa tristesse mélancolique plutôt que dépressive.
Ses pensées prirent la direction des et si
Et si elle avait été fidèle à Édouard plutôt que tomber amoureuse d’un homme indifférent?
Et si elle avait complété ses études pour faire de la télé ou de la radio, comme Édouard ou Jasmine?
Et si elle avait choisi le moment de devenir maman, plutôt que devoir s’adapter au fait accompli?
Après qu’elle eut écrasé son mégot, elle demeura avachie sur son sofa à cogner des clous, ses pensées de moins en moins claires, ses émotions de plus en plus distantes. Un bruit sec la ramena à la réalité. Un peu confuse, elle chercha l’origine du son.
Les verrous et la chaînette de la porte d’entrée étaient maintenant ouverts. Elle se leva brusquement. Elle vit tout de suite qu’on avait vidé le contenu de son sac à main sur la table; son porte-monnaie n’était pas là. Avait-on envahi son domicile? Avait-elle été volée?
Un instant. La chaînette ne peut être ouverte que de l’intérieur.
Elle se précipita jusqu’à la chambre des filles. Elle ouvrit la lumière fut terrorisée de découvrir qu’Alice n’était pas dans son lit. Jessica s’assit dans le sien en frottant ses yeux.
« Maman? Qu’est-ce qu’il y a? »
Les tiroirs des commodes avaient été ouverts et renversés un peu partout.
« Habille-toi ma belle », dit-elle à la petite. Geneviève courut jusqu’au téléphone. Elle allait composer le numéro d’urgence lorsqu’elle se souvint du bruit qu’elle avait entendu, de la porte de chambre ouverte, du téléphone décroché… Elle eut l’intuition d’essayer le bouton Recomposition.
L’appel fut redirigé vers une boîte vocale. Un message générique disait « Vous avez rejoint la messagerie de… », après quoi une voix radicalement différente ajoutait : « Félicia Lytvyn. »
Geneviève raccrocha. Le cœur battant, elle appela la police pour signaler la disparition de sa fille. Jessica vint la rejoindre. Elle avait enfilé son chandail à l’envers. « Qu’est-ce qui se passe? 
— Ta sœur est sortie toute seule. On va aller la chercher ensemble, ok? »
Geneviève remballa son sac à main et s’en alla dans la nuit en tenant sa plus jeune par la main.

dimanche 11 novembre 2012

Le Noeud Gordien, épisode 246 : Accès, 3e partie

Les ombres s’étaient allongées et l’éclairage s’était tamisé sans que Félicia ne s’en rende réellement compte, tant elle était absorbée par la tâche qu’elle devait accomplir. Dès qu’elle était entrée dans la maison, Latour avait encaissé sa première faveur. « Je ne veux pas faire entrer personne qui ne soit initié », avait-il dit. « Il y a beaucoup de travail à faire, et je suis très occupé. » Il lui avait donc demandé de s’occuper de décoller le papier peint et de repeindre toute la maison.
C’était l’une des rares fois où la tendance chronique de Félicia à être sous-estimée l’avantageait. La tâche était certes ingrate et pénible, mais elle gardait ainsi pour elle les secrets de ses découvertes. Plus elle les partageait, plus ils perdaient de la valeur… Elle préférait de loin salir ses mains, voire les user par des jours de gestes répétitifs, qu’éventer les résultats de ses avancées inédites.
Une fois la nuit tombée, elle persévéra encore plus d’une heure à la lumière des ampoules. Elle alla rejoindre Latour qui lisait dans le bureau, une pièce surchargée de livres à reliure de cuir qui donnait à l’endroit une atmosphère à mi-chemin entre un gentlemen’s club londonien et un bureau d’avocat du siècle dernier. « J’ai fini pour aujourd’hui », dit-elle en enlevant ses gants. La douleur irradia de ses mains lorsque sa peau à vif fut exposée à l’air ambiant. Latour leva les yeux et donna enfin un indice qu’il avait remarqué sa présence. « Avec votre permission, je descendrais maintenant au bunker. J’aimerais y passer la nuit.
— C’est d’accord. Vous trouverez des ensembles de literie en bas. Ils se trouvent…
— Je sais où. J’ai résidé ici, vous savez.
— Ah? C’est vrai : vous aviez dit que vous avez étudié avec Kuhn. J’ignorais toutefois que vous aviez consenti à vous soumettre à ses exigences de stérilité absolument strictes…»
Elle se contenta de sourire sans ressentir le besoin de lui expliquer le coup de tête qui lui avait permis de contourner ces contraintes. Ni comment le vieux maître avait paru enclin à une certaine souplesse après quelque temps à côtoyer de près une jeune femme.
« Vous pouvez disposer », dit Latour « Si j’ai à sortir, j’irai vous chercher; sachez que je dors protégé, alors évitez de m’approcher durant la nuit. » Elle fut piquée par l’allusion qu’elle pourrait être traitresse, mais elle dut reconnaître qu’elle-même dormirait mieux ce soir avec un procédé capable de veiller sur son sommeil.  
Elle maintint son sourire jusqu’à ce qu’elle ait quitté la pièce, après quoi elle se permit une grimace. Ses cloques la faisaient souffrir. Elle maudit pour la centième fois l’inconscient qui avait eu l’idée de coller un revêtement à même le mur tout en se rappelant qu’au final, c’était un moindre mal : elle ne devrait bientôt plus qu’une faveur à Latour.
L’échelle métallique menant au bunker malmena ses mains déjà endolories, mais en un rien de temps, elle se trouvait devant la vitre à travers laquelle Kuhn interagissait avec ses visiteurs. C’était étrange de voir les deux portes de la salle de décontamination toutes ouvertes; le fait que n’importe quoi – microbes, virus, parasites, bactéries – puisse pénétrer librement dans ce sanctuaire si soigneusement coupé de tout paraissait presque blasphématoire. Le repaire de Kuhn était maintenant une série de pièces comme les autres.
Il fallait d’ailleurs que Félicia discute avec Latour de la pérennité de la chambre secrète. Aucun procédé ne pouvait se maintenir éternellement; quelqu’un devait s’assurer qu’elle ne retourne pas au néant d’où Kuhn l’avait tirée, la salle des archives avec elle.
Elle avait cessé de le voir durant son séjour, mais la redécouverte du ciel souterrain la surprit presque autant que la première fois. Elle aurait bien voulu savoir comment Kuhn avait réussi à créer cet effet. Cette question comme les autres, allait trouver sa réponse bientôt.
Elle se déshabilla complètement, sachant qu’un son de cloche l’avertirait si quelqu’un ouvrait l’écoutille. Elle s’offrit un moment de détente salutaire dans le bassin des sources thermales. L’eau raviva encore la douleur de ses mains, mais la douleur aigüe devint rapidement distante. Elle enfila des vêtements propres – un luxe dont elle n’avait pas pu bénéficier lors de son premier passage, puis elle pratiqua ses exercices méditatifs jusqu’à entrer en état d’acuité.
Il lui était facile de voir les impressions à ce niveau d’acuité, mais pour réussir à les lire comme elle avait fait avec son père ou celles laissées par Karl Tobin et les Sons of a Gun qu’il avait massacrés, il fallait qu’elle approfondisse son état aussi loin que ses capacités le lui permettaient. Ses mains écorchées et ses épaules fatiguées présentaient des distractions constantes; il lui fallut un bon moment pour réussir à les outrepasser.
Finalement satisfaite, elle ouvrit les yeux. Elle ne vit aucune impression dans la pièce principale, là où l’ombre du sang de Kuhn demeurait visible sur le plancher à ce jour.
D’abord surprise, elle raisonna que là où le cadavre s’était vidé de son sang n’était peut-être pas le même endroit où il avait été tué. Tout en veillant à maintenir sa concentration, elle entreprit d’explorer la totalité de la chambre secrète. Toujours rien.
Tous les initiés ne voyaient pas les impressions avec la même facilité que Félicia, mais jusqu’à présent, il ne lui était jamais encore arrivé de ne pas voir une victime d’assassinat récent – lorsque le délai s’allongeait, les choses étaient moins sûres, ce qui impliquait selon toute probabilité d’autres variables encore mal comprises. Malgré cela, il ne restait aucune trace de Kuhn. Cela laissa Félicia fort perplexe.
Sa première hypothèse fut qu’elle avait affaire à une pièce manquante au casse-tête – peut-être qu’il n’avait pas été tué dans le bunker, peut-être que son cadavre avait été mutilé après une mort naturelle… Toutefois, ces pistes demeuraient improbables.
Une seconde hypothèse surgit et remplit Félicia d’effroi : et si Tricane s’était inspirée de sa cloche de verre pour saisir l’essence de Kuhn au moment de sa mort? Elle conclut vite que c’était un non-sens : l’élément-clé du processus était le consentement du mourant. À moins que Tricane ait découvert une nouvelle avenue?
Toute la nuit, le cœur battant, le souffle court, Félicia continua à être assaillie par ces mêmes idées en boucle, incapable de trouver le sommeil malgré sa fatigue, les yeux grands ouverts dans son lit. Elle avait compté sur le fait de découvrir la vérité, voilà qu’elle se trouvait non seulement sans réponses, mais avec des questions autrement plus complexes.
Jusqu’à présent, elle avait cru qu’une partie de Kuhn subsistait toujours, une partie qu’elle pouvait interroger à défaut de pouvoir échanger avec lui comme lorsqu’il était vivant. Maintenant qu’elle savait s’être trompée, la tristesse du deuil revint à la charge, plus intensément encore que lorsqu’elle avait appris son décès le jour de son retour dans La Cité. Tous les secrets qu’il n’avait pas ajoutés à la salle des archives disparaissaient avec lui…
J’avais cru pouvoir préserver le savoir des Maîtres au-delà de la mort
Félicia se dressa soudainement dans son lit. Comment pouvait-elle ne pas y avoir encore pensé? Et si les impressions des Maîtres assassinés par Harré subsistaient à ce jour?
Elle prit son visage à deux mains en aboutissant sa réflexion.
Et pourquoi pas Romuald Harré lui-même

dimanche 4 novembre 2012

Le Noeud Gordien, épisode 245 : Accès, 2e partie

« Mais… Je suis venue de loin pour voir la salle des archives!
— Ça m’est égal », répondit Latour en croisant les bras.
« Mais pourquoi? »
Il haussa les épaules. « C’est ma prérogative. J’ignore qui vous êtes; vos alliés sont probablement mes ennemis, à tout le moins mes rivaux, ce qui fait de vous mon ennemie ou ma rivale.
— C’est ridicule! Pourquoi serais-je votre rivale si nous ne nous connaissons pas?
— Il n’y a aucun doute : je ne vous connais pas. Mais l’inverse n’est pas nécessairement vrai. »
Félicia échappa un soupir. « Qu’est-ce que je dois faire? Retourner à La Cité et revenir avec des lettres de référence? »
Le regard de Latour s’illumina. « Vous êtes de La Cité?
— Oui. C’est là que j’ai grandi. 
— Comment va la Joute? »
Flûte. Elle avait espéré que son intérêt soit à propos de la ville elle-même – Félicia aurait pu lui en parler longtemps. Au chapitre de la Joute, elle ne savait en revanche presque rien – même des choses aussi élémentaires que les règles ou les enjeux des engagements lui apparaissaient toujours flous. Et personne, pas même Polkinghorne, ne voulait répondre à ses questions.
Elle offrit néanmoins le peu qu’elle savait. « Gordon et Avramopoulos ont joué les derniers tours avec un seul lieutenant…
— Vraiment! Et pourquoi donc?
— L’un d’eux manquait à l’appel. Puis les choses sont devenues un peu plus compliquées…
— Comment donc? »
Félicia lui fit un sourire sirupeux. « Je suis réticente à vous en parler… Vous êtes peut-être un rival, un ennemi… »
Latour soupira à son tour. « Qui s’occupe de votre enseignement?
— Loren Polkinghorne.
— C’est sur sa recommandation que Kuhn vous a reçue. 
— Oui, en gros. » Dans les faits, c’était lui qui avait demandé à la voir.
— Vous pourriez faire pire. M. Polkinghorne est un praticien talentueux. Je suis surpris que M. Avramopoulos ait accepté…
— Accepté, c’est vite dit… En fait, il préfère n’avoir rien à voir avec moi. Je ne serais pas surprise d’apprendre que Polkinghorne lui ait offert une faveur simplement pour me prendre sous son aile. Vous savez… » Elle fit un geste qui soulignait l’évidence : je suis une femme. Puis une expression qui ajoutait : on ne pourrait pas discuter en-dedans?
« J’imagine qu’il n’est pas trop risqué de faire entrer une jeune initiée…
— Ah non! Je suis une adepte confirmée! » Ça n’est qu’une fois les paroles lancées qu’elle comprit qu’elle venait de se tirer dans le pied. Tu l’avais, espèce de tarte!
 « Une adepte? À votre âge?
— J’ai reçu mon bâton cet été, de Kuhn lui-même. » Trop tard pour reculer, autant foncer.
« Deux faveurs pour une trêve », dit Latour.
 « Vraiment? C’est pas un peu exagéré? »
Latour haussa les épaules.
« Pour deux faveurs, je veux un libre accès au bunker.
— Hé! Oh! Un instant! Ça n’est pas deux faveurs contre une faveur et une trêve!
— Visiter un sous-sol n’est pas exactement une grosse faveur… Non? »
Latour réfléchit un instant. « Libre accès, à condition que je sois dans la maison au moment de votre visite.
— Marché conclu! » Il serra la main qu’elle lui tendit.
« On peut entrer, maintenant? »
Latour s’écarta pour la laisser passer.