Il n’y avait pas grand-chose sur les
ondes à cette heure; un tour de cadran lui révéla que la moitié des stations
jouait de la musique pop; deux d’entre elles la même pièce, Don’t love me yet, le nouveau single de
Pinck ChaCha. Geneviève avait l’impression de ne pouvoir aller nulle part sans
entendre cette foutue chanson – et souvent, la garder en tête pendant de
longues heures. Le fait que sa plus jeune la joue en boucle avait contribué à
la buriner dans son esprit.
Le reste des stations proposaient
soit des publicités trop enthousiastes pour cette heure de la nuit, soit des
présentateurs susurrants qui, pour la plupart, lui foutaient la trouille. L’un
d’eux parlait russe ou ukrainien ou peut-être moldave, comment savoir? Elle
finit par s’arrêter sur un poste qui jouait un morceau de violoncelle
accompagné au piano. La mélodie réussit à chasser les échos de Pinck ChaCha de
son esprit. Ouf.
La musique dissipa le silence et la
solitude, mais ses fantômes et ses démons, ses doutes et ses regrets, revinrent
vite à la charge.
Elle s’était accommodée comme elle
pouvait de sa nouvelle vie… Elle avait aménagé dans un appartement aux murs si
minces qu’on entendait ronfler les voisins? C’était une phase. Ses filles
passaient plus de temps avec leurs grands-parents qu’avec papa ou maman?
C’était temporaire. Elle travaillait dans un salon de massage où elle devait
sourire à des hommes qui achetaient de la chair humaine à la minute, à un boss
qui gagnait sa vie à exploiter la misère des autres? C’était juste en attendant
mieux.
Geneviève pleurait souvent ces
temps-ci parce que toute cette merde était en train de devenir plus qu’un
épisode passager.
La voie la plus évidente pour
améliorer sa vie, et celle de ses filles, était de retourner aux études. Elle
avait soumis des demandes au début de l’été; si elle avait essuyé un refus pour
le programme de psychologie de l’Université de La Cité, elle avait été acceptée
dans plusieurs autres programmes moins contingentés.
Retourner aux études à son âge… plus
facile à dire qu’à faire. Elle devrait cesser de travailler, ou peut-être se
contenter d’un temps partiel. Son coussin financier fondait déjà trop vite
alors qu’elle travaillait…
Le violoncelle se tut après une
dernière note pleine d’émotion. Dans l’instant de silence qui précéda le début
de la pièce suivante – au piano seul, celle-là –, Geneviève entendit un
bruissement. Un coup d’œil dans la direction de la porte lui montra qu’elle
était encore fermée à double tour, mais elle nota que celle de la chambre des
filles était entrebâillée. Un coup de vent avait dû l’ouvrir. Elle alla la
refermer. Puis, sans vraiment y penser, elle alla dans sa chambre, sortit sa
boîte à bijoux de sa cachette et elle se roula un joint.
Quatre à six joints par jour, chacun
un peu moins efficace que le précédent. Deux Orgasmiks le midi, une après
souper, deux en soirée. Quelques-uns de plus ici et là, lorsqu’elle voulait se
faire plaisir. Cinquante dollars par jour minimum pour jouir, plus vingt
dollars de pot pour faciliter l’attente avant l’orgasme suivant. Soixante-dix
dollars pour un paradis artificiel quotidien, dans le meilleur des cas. Elle
n’aurait jamais dû faire ce calcul; il s’imposait à chaque fois qu’elle ouvrait
sa boîte à bijou avec la même insistance que Don’t love me yet.
Nah
nah na naaaah, push me, kiss me, pull me, bite me… Nah nah na naaaaah, pin me down,
rough me up… Don’t love me yet. Lequel était le pire entre ce damné refrain
et le sentiment de culpabilité?
La meilleure solution restait
d’éviter l’un et l’autre. Elle retourna au salon et à la douce musique du
piano, son joint et un briquet au creux de la main.
En allumant un bâton d’encens – elle
veillait toujours à cacher l’odeur du cannabis, même lorsque les filles
dormaient – elle nota que le combiné du téléphone avait été déposé à côté de sa
base. Elle le porta à son oreille; étrangement, elle n’entendit ni la tonalité
caractéristique des lignes résidentielles, si les bip-bips agressifs capables
de signaler à quelqu’un loin de l’appareil qu’il avait été mal raccroché. Les
filles devaient l’avoir déplacé en jouant. Elle le remit à sa place et alluma
son joint.
Ses premières bouffées la ramenèrent
dans un état qui, sans être euphorique, rendait sa tristesse mélancolique
plutôt que dépressive.
Ses pensées prirent la direction des
et si…
Et si elle avait été fidèle à
Édouard plutôt que tomber amoureuse d’un homme indifférent?
Et si elle avait complété ses études
pour faire de la télé ou de la radio, comme Édouard ou Jasmine?
Et si elle avait choisi le moment de
devenir maman, plutôt que devoir s’adapter au fait accompli?
Après qu’elle eut écrasé son mégot,
elle demeura avachie sur son sofa à cogner des clous, ses pensées de moins en
moins claires, ses émotions de plus en plus distantes. Un bruit sec la ramena à
la réalité. Un peu confuse, elle chercha l’origine du son.
Les verrous et la chaînette de la
porte d’entrée étaient maintenant ouverts. Elle se leva brusquement. Elle vit tout de suite qu’on avait vidé le contenu de son sac à main
sur la table; son porte-monnaie n’était pas là. Avait-on envahi son domicile?
Avait-elle été volée?
Un
instant. La chaînette ne peut être ouverte que de l’intérieur.
Elle se précipita jusqu’à la chambre
des filles. Elle ouvrit la lumière fut terrorisée de découvrir qu’Alice n’était
pas dans son lit. Jessica s’assit dans le sien en frottant ses yeux.
« Maman? Qu’est-ce qu’il y
a? »
Les tiroirs des commodes avaient été
ouverts et renversés un peu partout.
« Habille-toi ma belle »,
dit-elle à la petite. Geneviève courut jusqu’au téléphone. Elle allait composer
le numéro d’urgence lorsqu’elle se souvint du bruit qu’elle avait entendu, de
la porte de chambre ouverte, du téléphone décroché… Elle eut l’intuition
d’essayer le bouton Recomposition.
L’appel fut redirigé vers une boîte
vocale. Un message générique disait « Vous avez rejoint la messagerie
de… », après quoi une voix radicalement différente ajoutait :
« Félicia Lytvyn. »
Geneviève raccrocha. Le cœur
battant, elle appela la police pour signaler la disparition de sa fille.
Jessica vint la rejoindre. Elle avait enfilé son chandail à l’envers. « Qu’est-ce
qui se passe?
— Ta sœur est sortie toute seule. On
va aller la chercher ensemble, ok? »
Geneviève remballa son sac à main et
s’en alla dans la nuit en tenant sa plus jeune par la main.
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