dimanche 18 novembre 2012

Le Noeud Gordien, épisode 247 : Toccata et fugue

C’était la fin de la nuit. D’ici une heure, ce serait une nouvelle journée pour les lève-tôt, mais pour le moment, la ville était somnolente, presque immobile. Geneviève ne travaillait pas aujourd’hui, mais son horaire parfois diurne, parfois nocturne, avait le chic de bousiller ses cycles de sommeil. Le silence de son appartement lui pesait; elle se doutait qu’elle pleurerait encore si elle ne faisait rien. Ses filles dormaient dans leur petite chambre; ses possibilités de distraction excluaient toute sortie. Sans câble, sans livre intéressant, il ne lui restait à peu près que la radio pour changer ses idées.
Il n’y avait pas grand-chose sur les ondes à cette heure; un tour de cadran lui révéla que la moitié des stations jouait de la musique pop; deux d’entre elles la même pièce, Don’t love me yet, le nouveau single de Pinck ChaCha. Geneviève avait l’impression de ne pouvoir aller nulle part sans entendre cette foutue chanson – et souvent, la garder en tête pendant de longues heures. Le fait que sa plus jeune la joue en boucle avait contribué à la buriner dans son esprit.
Le reste des stations proposaient soit des publicités trop enthousiastes pour cette heure de la nuit, soit des présentateurs susurrants qui, pour la plupart, lui foutaient la trouille. L’un d’eux parlait russe ou ukrainien ou peut-être moldave, comment savoir? Elle finit par s’arrêter sur un poste qui jouait un morceau de violoncelle accompagné au piano. La mélodie réussit à chasser les échos de Pinck ChaCha de son esprit. Ouf.
La musique dissipa le silence et la solitude, mais ses fantômes et ses démons, ses doutes et ses regrets, revinrent vite à la charge.
Elle s’était accommodée comme elle pouvait de sa nouvelle vie… Elle avait aménagé dans un appartement aux murs si minces qu’on entendait ronfler les voisins? C’était une phase. Ses filles passaient plus de temps avec leurs grands-parents qu’avec papa ou maman? C’était temporaire. Elle travaillait dans un salon de massage où elle devait sourire à des hommes qui achetaient de la chair humaine à la minute, à un boss qui gagnait sa vie à exploiter la misère des autres? C’était juste en attendant mieux.
Geneviève pleurait souvent ces temps-ci parce que toute cette merde était en train de devenir plus qu’un épisode passager.
La voie la plus évidente pour améliorer sa vie, et celle de ses filles, était de retourner aux études. Elle avait soumis des demandes au début de l’été; si elle avait essuyé un refus pour le programme de psychologie de l’Université de La Cité, elle avait été acceptée dans plusieurs autres programmes moins contingentés.
Retourner aux études à son âge… plus facile à dire qu’à faire. Elle devrait cesser de travailler, ou peut-être se contenter d’un temps partiel. Son coussin financier fondait déjà trop vite alors qu’elle travaillait…
Le violoncelle se tut après une dernière note pleine d’émotion. Dans l’instant de silence qui précéda le début de la pièce suivante – au piano seul, celle-là –, Geneviève entendit un bruissement. Un coup d’œil dans la direction de la porte lui montra qu’elle était encore fermée à double tour, mais elle nota que celle de la chambre des filles était entrebâillée. Un coup de vent avait dû l’ouvrir. Elle alla la refermer. Puis, sans vraiment y penser, elle alla dans sa chambre, sortit sa boîte à bijoux de sa cachette et elle se roula un joint.
Quatre à six joints par jour, chacun un peu moins efficace que le précédent. Deux Orgasmiks le midi, une après souper, deux en soirée. Quelques-uns de plus ici et là, lorsqu’elle voulait se faire plaisir. Cinquante dollars par jour minimum pour jouir, plus vingt dollars de pot pour faciliter l’attente avant l’orgasme suivant. Soixante-dix dollars pour un paradis artificiel quotidien, dans le meilleur des cas. Elle n’aurait jamais dû faire ce calcul; il s’imposait à chaque fois qu’elle ouvrait sa boîte à bijou avec la même insistance que Don’t love me yet.
Nah nah na naaaah, push me, kiss me, pull me, bite me… Nah nah na naaaaah, pin me down, rough me up… Don’t love me yet. Lequel était le pire entre ce damné refrain et le sentiment de culpabilité?
La meilleure solution restait d’éviter l’un et l’autre. Elle retourna au salon et à la douce musique du piano, son joint et un briquet au creux de la main.
En allumant un bâton d’encens – elle veillait toujours à cacher l’odeur du cannabis, même lorsque les filles dormaient – elle nota que le combiné du téléphone avait été déposé à côté de sa base. Elle le porta à son oreille; étrangement, elle n’entendit ni la tonalité caractéristique des lignes résidentielles, si les bip-bips agressifs capables de signaler à quelqu’un loin de l’appareil qu’il avait été mal raccroché. Les filles devaient l’avoir déplacé en jouant. Elle le remit à sa place et alluma son joint.
Ses premières bouffées la ramenèrent dans un état qui, sans être euphorique, rendait sa tristesse mélancolique plutôt que dépressive.
Ses pensées prirent la direction des et si
Et si elle avait été fidèle à Édouard plutôt que tomber amoureuse d’un homme indifférent?
Et si elle avait complété ses études pour faire de la télé ou de la radio, comme Édouard ou Jasmine?
Et si elle avait choisi le moment de devenir maman, plutôt que devoir s’adapter au fait accompli?
Après qu’elle eut écrasé son mégot, elle demeura avachie sur son sofa à cogner des clous, ses pensées de moins en moins claires, ses émotions de plus en plus distantes. Un bruit sec la ramena à la réalité. Un peu confuse, elle chercha l’origine du son.
Les verrous et la chaînette de la porte d’entrée étaient maintenant ouverts. Elle se leva brusquement. Elle vit tout de suite qu’on avait vidé le contenu de son sac à main sur la table; son porte-monnaie n’était pas là. Avait-on envahi son domicile? Avait-elle été volée?
Un instant. La chaînette ne peut être ouverte que de l’intérieur.
Elle se précipita jusqu’à la chambre des filles. Elle ouvrit la lumière fut terrorisée de découvrir qu’Alice n’était pas dans son lit. Jessica s’assit dans le sien en frottant ses yeux.
« Maman? Qu’est-ce qu’il y a? »
Les tiroirs des commodes avaient été ouverts et renversés un peu partout.
« Habille-toi ma belle », dit-elle à la petite. Geneviève courut jusqu’au téléphone. Elle allait composer le numéro d’urgence lorsqu’elle se souvint du bruit qu’elle avait entendu, de la porte de chambre ouverte, du téléphone décroché… Elle eut l’intuition d’essayer le bouton Recomposition.
L’appel fut redirigé vers une boîte vocale. Un message générique disait « Vous avez rejoint la messagerie de… », après quoi une voix radicalement différente ajoutait : « Félicia Lytvyn. »
Geneviève raccrocha. Le cœur battant, elle appela la police pour signaler la disparition de sa fille. Jessica vint la rejoindre. Elle avait enfilé son chandail à l’envers. « Qu’est-ce qui se passe? 
— Ta sœur est sortie toute seule. On va aller la chercher ensemble, ok? »
Geneviève remballa son sac à main et s’en alla dans la nuit en tenant sa plus jeune par la main.

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