Édouard avait
travaillé toute la journée, la soirée, et une bonne partie de la nuit. Il
approchait de ce moment où la fatigue devenait son propre état de conscience.
Le monde perdait de plus en plus de sa définition; ses sens lui jouaient des
tours, et même le silence s’emplissait d’un doux ronronnement.
Malgré l’épuisement,
il n’avait guère envie de dormir. De un, il lui restait beaucoup de boulot à
abattre en vue de l’émission spéciale qui arrivait à grands pas; de deux, une
crainte le forçait à rester vigilant. Édouard espérait ne pas avoir laissé
d’indice susceptible de le rattacher au saccage du sanctuaire de Gordon, mais
il ne pouvait pas compter là-dessus. La possibilité que le Maître s’attaque à
lui ne pouvait être négligée. Tant qu’Ozzy continuait à le filer, Édouard
pourrait le voir venir. Mais pas s’il dormait à ce moment-là…
Un mouvement du côté
de la fenêtre attira son regard. Il frotta ses yeux éblouis d’avoir trop fixé
l’écran de son ordinateur, mais il n’avait pas halluciné : une silhouette
se projetait bel et bien sur les rideaux du salon. L’horloge affichait 2:21; il
ne pouvait s’agir du facteur. L’individu s’attardait au coin de la fenêtre, peut-être à la
recherche d’un angle pour lorgner à l’intérieur.
Le cœur battant, il empoigna
le bâton de golf qu’il laissait traîner entre le sofa et le mur. Il n’avait
jamais été grand amateur d’arme à feu, mais il n’était pas naïf pour autant. La
Cité demeurait une ville dangereuse, assez dangereuse pour justifier de garder à
portée de la main une façon de se défendre – le genre d’arme avec laquelle ses
filles ne risqueraient pas de se blesser en jouant.
Voyant la silhouette
se diriger du côté gauche de la fenêtre, il alla lever le côté droit du rideau,
le temps d’un coup d’œil. Il poussa un soupir de soulagement et déverrouilla la
porte. « Félicia? Qu’est-ce que tu fais ici à cette heure? »
La jeune femme
l’enlaça avec la soudaineté d’un plaquage. Il lui fallut quelques secondes pour
réaliser qu’elle pleurait. Il laissa tomber son bâton pour mieux retourner son
étreinte.
« Pourquoi n’as-tu
pas répondu à mes appels? »
Il lui apparaissait
étrange que Félicia, si forte, si indépendante, se présente en pleurs chez lui
au milieu de la nuit pour une affaire d’appel non retourné. « Je
travaillais sur un nouveau contrat… J’étais absorbé…
— Édouard, il faut
qu’on se parle. » Il grimaça. Ces mots n’annonçaient jamais de bonnes
nouvelles… Des remontrances? Une salve de jalousie, de possessivité? Une
rupture pure et simple? « Non, non, c’est moi », précisa-t-elle en
lisant sa réaction. « Il faut que je te dise la vérité. Je t’ai caché
certaines choses… »
Elle lui déballa toute
son histoire. Son projet fou, pourtant supporté par Gordon, de contacter le
fantôme d’un génie meurtrier, conduisant au fiasco de la petite Joute, où
celui-ci avait possédé Arthur Van Haecht. Ces révélations donnaient un sens
différent à l’inquiétude de Félicia, alors que deux Maîtres s’étaient avérés
impossibles à contacter… Et que l’un d’eux avait été retrouvé mort. « C’est
affreux, tout cela, reconnut Édouard, ébranlé à son tour. Mais, Félicia… Gordon
va bien. Je l’ai croisé, ce soir.
— Vraiment?
— Oui. C’était de loin,
je ne crois pas qu’il m’ait vu. » Ce n’était pas exact. Ozzy l’avait vu.
Félicia essuya ses
yeux embués. « Si tu savais à quel point ça me soulage », dit-elle.
Édouard la prit dans
ses bras, la tête contre sa poitrine. Elle fut secouée d’une nouvelle série de
sanglots. « Félicia… Est-ce que ça va?
— Ça va aller. J’ai eu
une journée tellement difficile… Je m’excuse de t’avoir caché la vérité. Mais
maintenant, au moins, tu sais. Et Gordon va bien! On va s’en sortir… »
Elle pressa son corps contre le sien. « Je t’aime.
— Je t’aime. » Le
mot doux dissimulait une part d’amertume. La confession de Félicia soulignait
les mensonges d’Édouard, liés au fait qu’il demeurait déterminé à révéler au
monde l’existence de la magie. Pourrait-elle comprendre, le temps venu? Il
valait mieux changer de sujet. « Tu as l’air tellement brûlée…
Prendrais-tu quelque chose à manger? À boire?
— Jésus-Marie-Joseph! Je
n’ai jamais eu autant besoin d’un verre! », s’exclama-t-elle en s’affaissant
sur le divan.
— Je vais te chercher
ça, dit Édouard en s’éloignant. Tu pourras me raconter le reste de cette
terrible journée… » Une fois dans la cuisine, il réalisa qu’il ne lui
restait plus de vin. Il revint avec une bouteille de bière dans chaque main.
« Est-ce que ça te convient? »
Félicia ne répondit
pas. Elle dormait paisiblement, roulée en boule sur le sofa.