dimanche 28 mai 2017

Le Noeud Gordien, épisode 472 : 2:21 AM

Édouard avait travaillé toute la journée, la soirée, et une bonne partie de la nuit. Il approchait de ce moment où la fatigue devenait son propre état de conscience. Le monde perdait de plus en plus de sa définition; ses sens lui jouaient des tours, et même le silence s’emplissait d’un doux ronronnement.
Malgré l’épuisement, il n’avait guère envie de dormir. De un, il lui restait beaucoup de boulot à abattre en vue de l’émission spéciale qui arrivait à grands pas; de deux, une crainte le forçait à rester vigilant. Édouard espérait ne pas avoir laissé d’indice susceptible de le rattacher au saccage du sanctuaire de Gordon, mais il ne pouvait pas compter là-dessus. La possibilité que le Maître s’attaque à lui ne pouvait être négligée. Tant qu’Ozzy continuait à le filer, Édouard pourrait le voir venir. Mais pas s’il dormait à ce moment-là…
Un mouvement du côté de la fenêtre attira son regard. Il frotta ses yeux éblouis d’avoir trop fixé l’écran de son ordinateur, mais il n’avait pas halluciné : une silhouette se projetait bel et bien sur les rideaux du salon. L’horloge affichait 2:21; il ne pouvait s’agir du facteur. L’individu s’attardait au coin de la fenêtre, peut-être à la recherche d’un angle pour lorgner à l’intérieur.
Le cœur battant, il empoigna le bâton de golf qu’il laissait traîner entre le sofa et le mur. Il n’avait jamais été grand amateur d’arme à feu, mais il n’était pas naïf pour autant. La Cité demeurait une ville dangereuse, assez dangereuse pour justifier de garder à portée de la main une façon de se défendre – le genre d’arme avec laquelle ses filles ne risqueraient pas de se blesser en jouant.
Voyant la silhouette se diriger du côté gauche de la fenêtre, il alla lever le côté droit du rideau, le temps d’un coup d’œil. Il poussa un soupir de soulagement et déverrouilla la porte. « Félicia? Qu’est-ce que tu fais ici à cette heure? »
La jeune femme l’enlaça avec la soudaineté d’un plaquage. Il lui fallut quelques secondes pour réaliser qu’elle pleurait. Il laissa tomber son bâton pour mieux retourner son étreinte.
« Pourquoi n’as-tu pas répondu à mes appels? »
Il lui apparaissait étrange que Félicia, si forte, si indépendante, se présente en pleurs chez lui au milieu de la nuit pour une affaire d’appel non retourné. « Je travaillais sur un nouveau contrat… J’étais absorbé… 
— Édouard, il faut qu’on se parle. » Il grimaça. Ces mots n’annonçaient jamais de bonnes nouvelles… Des remontrances? Une salve de jalousie, de possessivité? Une rupture pure et simple? « Non, non, c’est moi », précisa-t-elle en lisant sa réaction. « Il faut que je te dise la vérité. Je t’ai caché certaines choses… »
Elle lui déballa toute son histoire. Son projet fou, pourtant supporté par Gordon, de contacter le fantôme d’un génie meurtrier, conduisant au fiasco de la petite Joute, où celui-ci avait possédé Arthur Van Haecht. Ces révélations donnaient un sens différent à l’inquiétude de Félicia, alors que deux Maîtres s’étaient avérés impossibles à contacter… Et que l’un d’eux avait été retrouvé mort. « C’est affreux, tout cela, reconnut Édouard, ébranlé à son tour. Mais, Félicia… Gordon va bien. Je l’ai croisé, ce soir.
— Vraiment?
— Oui. C’était de loin, je ne crois pas qu’il m’ait vu. » Ce n’était pas exact. Ozzy l’avait vu.
Félicia essuya ses yeux embués. « Si tu savais à quel point ça me soulage », dit-elle.
Édouard la prit dans ses bras, la tête contre sa poitrine. Elle fut secouée d’une nouvelle série de sanglots. « Félicia… Est-ce que ça va?
— Ça va aller. J’ai eu une journée tellement difficile… Je m’excuse de t’avoir caché la vérité. Mais maintenant, au moins, tu sais. Et Gordon va bien! On va s’en sortir… » Elle pressa son corps contre le sien. « Je t’aime.
— Je t’aime. » Le mot doux dissimulait une part d’amertume. La confession de Félicia soulignait les mensonges d’Édouard, liés au fait qu’il demeurait déterminé à révéler au monde l’existence de la magie. Pourrait-elle comprendre, le temps venu? Il valait mieux changer de sujet. « Tu as l’air tellement brûlée… Prendrais-tu quelque chose à manger? À boire?
— Jésus-Marie-Joseph! Je n’ai jamais eu autant besoin d’un verre! », s’exclama-t-elle en s’affaissant sur le divan.
— Je vais te chercher ça, dit Édouard en s’éloignant. Tu pourras me raconter le reste de cette terrible journée… » Une fois dans la cuisine, il réalisa qu’il ne lui restait plus de vin. Il revint avec une bouteille de bière dans chaque main. « Est-ce que ça te convient? »
Félicia ne répondit pas. Elle dormait paisiblement, roulée en boule sur le sofa.

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