Vu de l’extérieur, le lieu de
rendez-vous paraissait ne renfermer qu’un amoncellement de débris au centre
d’un terrain vague envahi par les mauvaises herbes. De hauts panneaux de bois
marquaient la quasi-totalité du périmètre; à voir les couches successives
d’affiches publicitaires collées les unes sur les autres, Édouard devinait que
les travaux avaient été suspendus depuis belle lurette – ensemble, elles
étaient aussi épaisses que les panneaux.
Il y avait bien une double porte
grillagée qui donnait accès au site, mais elle était cadenassée. Édouard fit
deux fois le tour du quadrilatère à la recherche d’un espace où se faufiler,
sans rien trouver.
Chaque délai ajoutait au poids qu’il
ressentait dès qu’il cessait l’entraînement. De plus, son hospitalisation
l’avait laissé encore plus épuisé et faible que durant son temps au chalet; il
ne pourrait plus continuer longtemps à ce rythme. Édouard espérait ressortir de
ce rendez-vous avec Gordon libéré de sa compulsion et à nouveau souverain de
ses propres émotions. Mais encore fallait-il se rendre jusqu’à lui…
Faute de mieux, Édouard entreprit de
grimper par la grille. Ses chaussures étaient trop rigides pour profiter des aspérités
étroites offertes par les broches entrecroisées; chaque mouvement était précédé
d’un travail consciencieux de stabilisation avant qu’il puisse se hisser
jusqu’à l’étape suivante. À tout le moins, cette clôture n’était pas garnie de
ces fils barbelés ou coupants si fréquents de par La Cité… Mais même une fois
au sommet, il ne fut pas en mesure de crier victoire. Il se retrouva plutôt
coincé comme un chat trop téméraire, ne sachant pas trop comment redescendre
sans compromettre son équilibre fragile. Lorsqu’il s’engagea enfin, ses bras fatigués
le trahirent; il dégringola plus qu’il ne descendit de l’autre côté. Il réussit
à tomber sur ses pieds avant de s’étaler sur le sol boueux.
Ozzy vint se percher au-dessus de la
barrière qu’Édouard venait franchir après l’avoir survolée deux fois, comme
pour lui dire que c’était bien plus facile ainsi. « Ça te fait rire, hein?
— An an an! », répondit-il du
tac au tac. Souriant malgré tout, Édouard activa la fonction lampe de poche de
son téléphone : de ce côté-ci, l’éclairage de la rue ne comptait presque
plus.
Il fit un premier tour des décombres
sans rien trouver, l’esprit brouillé par sa compulsion de plus en plus
insistante, maintenant aussi pressante qu’un besoin naturel. Il s’arrêta un
instant pour faire l’exercice le plus court que Hoshmand lui ait appris. Il
retrouva un semblant de paix d’esprit lorsqu’il l’entreprit; la tension
réapparut dès qu’il cessa, mais elle n’avait plus la même urgence. Il reprit sa
recherche et, cette fois, il remarqua une trappe métallique où on avait tracé un
G majuscule. La lettre pouvait signifier Gauss, Gordon ou les deux; il avait
trouvé ce qu’il cherchait.
La poignée de la trappe tacha sa
main de rouille lorsqu’il la souleva; le souterrain exsudait une odeur de
poussière et d’humidité. « Reste ici », dit-il à Ozzy, qu’il
soupçonnait d’être un tantinet claustrophobe. L’oiseau se secoua les plumes
pendant qu’Édouard descendit sous terre.
Le bas de l’escalier était couvert
de débris, quoique dans une proportion moindre qu’en haut, surtout des morceaux
de métal tordus et des copeaux de mousse minérale. Il y avait une bonne
quantité de fil de cuivre, incluant un rouleau encore intact, signe clair que le
souterrain n’avait jamais été pillé par des ferrailleurs.
Une lueur ténue brillait en aval du
corridor, derrière une porte sans gonds simplement posée en travers du chemin.
Édouard vérifia que son téléphone enregistrait avant de le ranger.
Une voix se fit entendre lorsqu’il
déplaça la porte. « Édouard?
— Oui, c’est moi.
— Bien. As-tu un miroir avec toi?
— Non? » Drôle de question.
« Très bien.
Rejoins-moi. »
Édouard suivit à la fois la lumière
et la voix. Il déboucha sur une pièce où Gordon avait aménagé un laboratoire de
chimie – d’alchimie? — sur des tables pliantes. Il avait troqué son veston et
sa cravate habituels pour des vêtements noirs et gris, amples et confortables.
Gordon remarqua la boue et la
poussière sur les vêtements d’Édouard. « Est-ce que ça va?
— C’aurait mieux été si je n’avais
pas eu à grimper la clôture.
— Oh. J’avais déverrouillé le
cadenas; il ne restait plus qu’à tirer… »
Édouard soupira. « Quel est le
problème avec les miroirs?
— Deux choses… De un, tu sais déjà
qu’il est possible de communiquer avec un miroir. Il suffit d’établir une
communication unilatérale pour en faire un outil de surveillance. De deux, je
veux être certain qu’il n’affectera pas mon laboratoire…
— Feng Shui?
— En quelque sorte, oui. »
Deux tableaux blancs avaient été
disposés aux extrémités de la pièce. Chacun était recouvert d’écritures
indéchiffrables, le même genre de caractères qu’il avait vu écrits sur le sol pendant
son initiation. « Si j’ai bien compris, je vais bientôt pouvoir commencer
à faire des choses comme ça? Des… hum, formules magiques?
— Des procédés, oui. On dit que
l’initié doit d’abord apprendre à se changer lui-même, puis à changer les
autres, enfin à changer le monde. Tu as déjà commencé à te changer toi-même,
grâce à tes efforts fanatiques.
— Tu as dit que tu pourrais défaire le
procédé qui m’oblige à travailler... »
« Oui, oui. D’une certaine
manière. » L’expression perplexe de Gordon ne lui disait rien qui vaille.
Il prit un contenant de verre évasé
au fond duquel se trouvait un épais dépôt brunâtre. Il le cassa et fit tomber
les morceaux dans un mortier avant de les réduire en poudre fine. Gordon lui
tendit le bol. « Il faut en priser une pincée. »
Ce fut au tour d’Édouard d’afficher
sa perplexité. Il obéit néanmoins. C’était la toute première fois qu’il
inhalait quoi que ce soit de poudreux; il trouva la sensation des plus
désagréables.
« Et puis? », demanda
Gordon.
« Je crois que ça fait effet,
mais je ne suis pas certain. Un instant. » La discussion satisfaisait la
compulsion pour l’instant; il sortit de la pièce pour voir ce qui se passerait.
Rien. Il était libre de l’impératif
surnaturel. La disparition soudaine de la tension qu’il avait portée durant tout
ce temps lui donnait une impression de vide intérieur, accompagné d’une fatigue
colossale. « Ça a fonctionné…
— Excellent! Tu en as pour quatre à
six heures avant que les effets reviennent. »
Édouard accueillit l’information
avec une certaine irritation, mais aussi un soulagement qu’il s’expliquait mal.
« C’est ce que j’ai pu faire de
mieux avec le temps dont je disposais.
— En fait, c’est excellent comme ça.
Je vais pouvoir continuer à surfer sur ma super-motivation, mais me reposer au
besoin. Et m’occuper de ma famille. »
— Dans ce cas, tant mieux. Mais
sache cette formule est quand même temporaire : elle perdra son efficacité
après le solstice d’hiver. Nous devrons trouver autre chose ensuite.
— Ah oui? Pourquoi?
— Certains ingrédients que j’ai
utilisés dans ma formule ont une efficacité saisonnière.
— Ça fera jusque là. Autre chose…
— Oui?
— Est-ce que tu pourrais aussi
annuler ce qui m’empêche de parler aux non-initiés?
— Oui. Cette formule est standard,
son antidote aussi.
— Tu as tous les ingrédients ici?
— L’antidote n’est pas alchimique,
tu verras. Il est capital qu’Avramopoulos ne sache jamais que je te l’ai donné,
d’accord? Et Édouard? J’ai besoin que tu me promettes que tu révéleras la magie
au monde seulement au moment que j’aurai choisi. D’accord? »
Édouard acquiesça. Il y avait
anguille sous roche – il se demandait déjà pourquoi un homme possiblement
centenaire avait attendu si longtemps avant de faire quelque chose… Pourquoi il
avait besoin d’un Édouard Gauss alors qu’il aurait tout aussi bien pu démontrer
ses pouvoirs par lui-même.
« Autant te mettre
confortable », dit Gordon. « Nous en aurons pour quelques heures
encore.
— Pas de problème. En fait, je suis
content que nous puissions enfin parler face à face. Je peux te poser quelques
questions?
— Je t’écoute… »