dimanche 24 septembre 2017

Le Nœud Gordien, épisode 489 : La magie révélée, 3e partie

« Cela signifie d’abord de s’entendre sur une méthode capable de tester l’affirmation du candidat, continua Matthew. Déjà, cela pose parfois problème, vu que certaines sont impossibles à démontrer de façon claire.
— Par exemple?
— Oh, un candidat qui prétendrait pouvoir porter chance aux gens qu’il touche, ou les protéger du cancer. Il n’y a pas de façon claire de mesurer la validité de ses affirmations.
— Avez-vous des exemples de protocoles valides?
— Oui, bien entendu. Dans une série de tests très médiatisés, nous avons évalué la capacité de sourciers à trouver de l’eau grâce à leur bâton. Après avoir défini le degré de précisions attendu…
— C’est-à-dire?, interrompit Jasmine.
— La distance maximale entre le point désigné par le sourcier et la présence réelle d’eau. Évidemment, à cinq kilomètres près, ça ne prouverait rien! Mais avec une marge d’erreur de deux mètres, et un taux de succès de neuf sur dix, il s’agirait, à nos yeux, d’une démonstration significative. Mais ce n’est pas tout : nous devons éliminer toutes les sources d’interférence… Incluant nos propres attentes, conscientes ou inconscientes.
Vos attentes?
— C’est bien connu que les attentes d’un chercheur peuvent influencer les résultats d’une expérimentation.
— Même celles d’un sceptique? »
Matthiew s’esclaffa. « Vous savez, un bon sceptique doute de tout… Même de lui-même! C’est pour cela que nous favorisons des protocoles double-blind
— Double aveugle?
— Oui. Pour reprendre l’exemple des sourciers, les candidats ignorent où se trouve l’eau, mais les superviseurs du test aussi. On peut donc être certains que leur attitude ne change pas lorsque le candidat s’approche d’un point d’eau – ce qui pourrait lui donner un indice subtil, mais réel.
— Et depuis la mise sur pied du défi à un million, combien de candidatures avez-vous reçues?
— Des milliers. Beaucoup se retirent au moment de définir les détails du protocole. Au final, ce n’est qu’une minorité qui se rend jusqu’au véritable test.
— Et combien l’ont réussi à ce jour?
— Avant cette année… Aucun.
— Ce qui nous amène au communiqué de la Fondation, émis plus tôt cette semaine, affirmant que le défi avait été relevé.
— C’est juste. 
— Nous serions donc confrontés à la première confirmation expérimentale de l’existence du surnaturel?
— La première que je juge crédible, oui. D’ailleurs, à ce sujet, j’ai le devoir de souligner que le titre de cette émission est quelque peu trompeur. Assimiler cette confirmation à de la magie, c’est une grave erreur logique qui fait bondir le sceptique en moi… Je ne voudrais surtout pas que les fans du site de M. Fillion y voient nécessairement la preuve d’autre chose…
— Merci, M. Stenbeck. Nous voici donc arrivés au cœur de cette émission spéciale. Sur quoi portait le test en question? Comment a-t-il été relevé? Nous en discutons après la pause. »

Édouard avait à peine cligné des yeux durant le premier segment. Jean Vallée retira son casque d’écoute en soupirant. « So far so good. As-tu des nouvelles de ta corneille? »
Il sentait qu’Ozzy s’était quelque peu rapprochée du complexe Les Muses depuis le début de l’émission, mais quelque chose clochait… Elle aurait dû accourir en ligne droite, littéralement à vol d’oiseau, laissant Gordon derrière lui… Pourquoi, alors, progressait-elle si lentement? « Elle s’en vient, je le sens.
— J’espère! Tu te rends compte que, si elle n’est pas là après le documentaire, ça va miner notre crédibilité?
— On va quand même pouvoir continuer les tests et les démonstrations plus tard…
— Si ton but est de convaincre le public, tu te tires dans le pied. On a un oiseau magique, j’vous jure! Mais on ne peut pas vous le montrer… Parce que. C’est louche!
— Je t’assure que je comprends tout ça. Ozzy est en route. Il va être là à temps. » Il aurait aimé y croire aussi fermement qu’il l’affirmait. Il aurait dû le rappeler bien avant… Mais il avait trop craint l’ingérence de Gordon pour le laisser sans surveillance.
La pause s’achevait déjà; Jean grogna et retourna à son poste. Jasmine enchaîna une nouvelle ronde de discussions qui pavait la voie à la diffusion du documentaire tourné pendant qu’Édouard relevait le défi à un million. Elle invita ensuite les téléspectateurs à partager leurs impressions et leurs réflexions en composant le numéro à l’écran.
Édouard exhala, plus tendu que jamais. Le chat s’apprêtait à sortir du sac. L’émotion ressemblait à ce qu’il avait ressenti juste avant la diffusion du reportage qui allait conduire à la déchéance du maire Lacenaire. Cette fois, l’enjeu dépassait de loin la politique municipale : il incarnerait désormais, aux yeux du monde, la confirmation de l’existence du surnaturel.
L’équipe de tournage avait travaillé de façon exemplaire. Édouard demeurait impressionné par ce genre tout particulier de magie dont les artisans de la télévision se montraient capables… Cette capacité à transformer des événements en histoire, des gens en personnages, la vie en récit. Le travail de Stéphane fut une agréable surprise; ses manières d’énergumène cachaient une vision artistique et une maîtrise de la caméra qu’Édouard n’avait guère soupçonnées.
Édouard vit pour la première fois les détails du test qu’il avait subi. Vêtu seulement de boxers fournis par la Fondation, les yeux bandés, dans un caisson insonorisé, chaque fois qu’il entendait un signal sonore, il devait pointer dans la direction d’Ozzy. Des petites caméras installées par l’équipe de Randall James avaient saisi les images dans le caisson. En post-production, CitéMédia avait ajouté une carte de la ville montrant la position précise d’Ozzy, toujours précisément sur la ligne indiquée par Édouard. Il n’avait pas vu l’incrédulité croissante de Bernard Simmons à mesure que ses succès s’accumulaient; personne ne lui avait dit que le test où il avait (correctement) identifié qu’Ozzy se trouvait au-dessus du caisson avait été improvisé par Simmons après la fin du protocole formel.
Maude avait eu raison de vanter son interview avec Randall James. Malgré son âge avancé, il demeurait charismatique, à l’aise devant la caméra, généreux de ses commentaires. L’intervieweuse avait choisi de mettre l’accent sur le caractère inattendu de la démonstration d’Édouard. James se montrait bon joueur; il présentait les sceptiques comme des gens qui, au final, ne demandaient qu’à croire, mais incapables de se contenter de raisons boiteuses. Après avoir admis qu’il ne s’attendait pas à ce qu’on relève le défi de son vivant, il concluait avec une formule-choc. If we consider ‘natural’ that which can be explained, then the ‘supernatural’  can only be a temporary state. Autrement dit : la découverte d’un phénomène inexpliqué représentait, au final, une invitation à l’étudier jusqu’à ce qu’on l’explique… Et, conséquemment, qu’on lui trouve une place auprès des autres phénomènes naturels.
Ce serait bientôt au tour d’Édouard d’entrer en scène… Il allait interagir quelque temps avec le panel avant de répondre aux interventions du public. Il s’attendait à ce qu’on débatte de la véracité de ses affirmations – peu importe que des sceptiques aient officiellement été confondus…
Alors qu’il se levait pour préparer son entrée en scène, Maude se retourna vers lui avec une expression équivoque.
« Qu’est-ce qui arrive?, demanda Édouard, craignant le pire.
— Katie vient de m’appeler…
— C’est qui, Katie?
— L’opératrice de la console pour le vox pop. Elle a sur la ligne un type qui veut te parler immédiatement. Qui dit que c’est une question de vie ou de mort. Un certain Gordon… Édouard? Est-ce que ça va? »

jeudi 14 septembre 2017

Le Nœud Gordien, épisode 488 : La magie révélée, 2e partie

Édouard avait voulu qu’on parle de son émission spéciale; il l’avait rendue victime de son succès. Les spectateurs à la recherche d’une place en salle furent refoulés par centaines. La directrice du complexe Les Muses proposa toutefois, pour pallier, de mettre à la disposition de CitéMédia les projecteurs déjà installés tout autour du complexe pour relayer l’émission à ceux qui étaient restés dehors.
Édouard assistait aux derniers instants du branle-bas de combat à partir de la régie. Afin de maintenir le contenu de l’émission aussi confidentiel que possible, toutes les tâches-clé avaient été prises en charge par ses alliés. Jean Vallée assurait la réalisation; vétéran d’une vingtaine d’années à couvrir l’actualité politique, il était rompu aux codes et aux exigences du direct. Maude Dansokho était installée juste à côté de lui, à la coordination. Nico Ioannis n’était pas avec eux; il se trouvait de l’autre côté, en tant que régisseur de plateau. « Trente secondes! »
Le brouhaha dans la salle se tut et le rideau se leva sur Jasmine Beausoleil. « Surnaturel, occulte, magie. Depuis toujours, l’être humain s’interroge sur l’existence de forces mystérieuses, cachées au commun des mortels, réservées à de rares initiés, mages ou grands prêtres. La progression des sciences et des technologies a permis d’atteindre une compréhension de l’univers que nos ancêtres n’auraient même pas été capables d’imaginer… Pourtant, elle n’a pas empêché les gens de croire en la magie. Ce soir, nous explorons l’idée de la rencontre de ces deux mondes : la démonstration scientifique de l’existence du surnaturel. Pour en parler, nous avons avec nous le professeur Matthew Stenbeck, vice-président de la Fondation James Randall et sceptique professionnel; Benoît Fillion, blogueur pour le site Paranormal.biz; et le docteur Luc Lacombe, psychologue chercheur et clinicien, spécialiste des dimensions sociales et culturelles de la santé mentale. » Les projecteurs s’étaient allumés pour révéler les invités un à un, une façon de faire qu’Édouard associait à une autre époque, mais dont l’exécution, dans ce cas, ne manquait pas de prestance. Il fut quelque peu surpris de voir le thérapeute qu’il avait consulté presque deux ans auparavant dans le panel… Mais compte tenu de sa spécialité, il pouvait comprendre pourquoi Maude l’avait recruté.
« Monsieur Fillion, dit Jasmine, à la question est-ce que le surnaturel existe, votre réponse est claire. Sur votre blog, vous dites que votre vie a changé après y avoir été exposé.
— En effet. Ma femme Isabelle et moi, nous sommes venus en vacances dans La Cité pour fêter nos dix ans de mariage. On voulait juste s’amuser, mais finalement, ç’a été la pire nuit de notre vie. Voyez-vous, j’ai eu la bonne idée de réserver une chambre en haut du Hilltown… Le jour de la catastrophe. J’ai survécu de justesse. Pas Isabelle. » Les caméras montrèrent des images de l’auditoire, consterné. L’histoire que le blogueur raconta ensuite sonnait comme des élucubrations de conspirationnistes : du feu bleu et visqueux rongeant le béton, une fille sortie de nulle part pour le sauver d’une mort certaine… Mais il disait vrai : sa description collait parfaitement au feu de Saint-Elme qui avait détruit les pieds d’Arie Van Haecht et ravagé le visage de Gordon le jour du grand rituel. Quant à la fille mystérieuse, pouvait-il s’agir de…
« Évidemment, après les événements, j’ai voulu comprendre ce qui s’était produit. Mais j’ai découvert que rien des trucs bizarres que j’ai vus ne se sont retrouvés dans les rapports… On parle de causes inconnues, on avance des hypothèses que même les spécialistes ne trouvent pas plausibles… Et surtout, personne n’a tenu compte de mon témoignage.
— C’est normal que des enquêteurs, des ingénieurs, soient réticents à considérer des explications aussi singulières », interrompit Matthew. Son vocabulaire était meilleur que son fort accent anglais laissait présager. Cette intervention n’était pas prévue; Jasmine prit la balle au bond et ramena le fil au propos principal. « C’est ce qui vous a conduit à vous intéresser à d’autres phénomènes inexpliqués qui se sont produits dans La Cité et les environs.
— Oui, en effet. La plateforme à laquelle je contribue, Parnormal.biz, rassemble des gens comme moi, qui sont témoins de phénomènes inexpliqués, et qui veulent comprendre.
— Vous avez sélectionné des extraits vidéo qui ont beaucoup alimenté les discussions dans votre communauté… On en regarde un premier. »
L’extrait avait été filmé en hauteur, au troisième ou quatrième étage d’un immeuble. La caméra était tournée vers la ligne dessinée par les toits de La Cité. Sur fond de ciel bleu, on pouvait voir jaillir des couleurs chatoyantes qui s’élevaient à la manière de feux d’artifice. L’effet était saisissant; vu qu’ils avaient lieu en plein jour, elles donnaient l’impression que des fragments d’arc-en-ciel étaient projetés dans les airs. Évidemment, cela ne correspondait à aucun phénomène atmosphérique usuel. « Les médias en ont parlé le lendemain, reprit Fillion; il y a eu enquête. Le rapport parle vaguement de fuite de gaz. J’ai tenté de faire le suivi, mais je n’ai rien trouvé, nada, dossier clos. L’extrait suivant est plus récent. Cette semaine, quelqu’un a partagé un nouveau vidéo qui a fait beaucoup jaser… »
Le deuxième extrait avait été filmé avec un téléphone, format portrait; deux grosses bandes noires flanquaient chaque côté de l’image. Le caméraman amateur avait saisi d’une main tremblante une fusillade; deux individus planqués derrière une camionnette étaient menacés par un homme avec un pistolet-mitraillette. La qualité pitoyable rendait les détails difficiles à discerner, mais Édouard reconnut tout de suite Félicia et Karl Tobin. Coincé avec elle dans la souricière, à un instant d’être fusillé, il levait la main… Et le tireur disparaissait, engouffré dans les mêmes couleurs vues dans le vidéo précédent. Félicia lui avait raconté cette escarmouche, mais Édouard ne s’était pas attendu à la visionner un jour. Encore moins dans le cadre de son émission.
Avant que Benoît y aille de son commentaire, Jasmine reprit la parole. « M. Stenbeck, cette vidéo vous fait sourire?
— Oui, oui, c’est certain. Pour commencer, je trouve les effets spéciaux un peu grossiers, mais ce qui m’a amusé, c’est que, lorsqu’on médiatise des discours de témoins d’événements dits surnaturels, étrangement, on observe presque toujours une augmentation d’observations similaires. Qu’on pense au chupacabras au Mexique et dans les régions avoisinantes, à l’hystérie autour des abus sexuels satanistes dans les années 80 aux États-Unis, ou, mieux encore, la hausse des cas d’enlèvement par des extra-terrestres au plus fort de la popularité des X-Files… Il y a aussi une tendance à la théorie de conspiration, où les believers collent ensemble des informations prises à gauche et à droite pour supporter leur point de vue… »
Plutôt que redonner la parole à Fillion, rouge d’indignation, Jasmine se tourna vers le psychologue. « Docteur Lacombe, on parle souvent du besoin de croire, ou de la volonté de croire.
— En fait, on peut presque y voir une caractéristique fondamentale de l’être humain », offrit-il en se redressant sur son fauteuil. « Qui ne date pas d’hier, comme vous l’avez mentionné tout-à-l’heure… Dans la préhistoire, on priait les dieux pour qu’il pleuve; lorsque ça fonctionnait, on pouvait dire : les dieux sont avec nous! S’il ne pleuvait pas, on disait plutôt qu’on avait fait quelque chose de pas correct. Alors il fallait faire mieux. Plus de prières, un meilleur sacrifice. Jusqu’à ce que ça fonctionne. Le système s’entretient lui-même. À aucun moment donné, nous ancêtres se sont dit : et s’il était impossible pour nous d’influencer les phénomènes naturels par la foi?
— Sommes-nous toujours touchés par cette tendance?
— Ah, les exemples ne manquent pas… Les superstitions des sportifs – ou de leurs supporteurs – reprennent presque mot-à-mot le culte de la nature que je viens de décrire… Mais mon cas préféré, c’est la popularité des expressions comme y’a rien qui arrive pour rien, qui laisse entendre que l’univers fonctionne selon un certain ordre, une destinée impossible à connaître, mais positive au final.
— Je ne vous cacherai pas qu’il m’arrive de le dire, moi-même. Est-ce un problème?
— Pas en soi : lorsqu’on se retrouve confronté à ce qui est vaste, complexe, apparemment distant, on s’invente des connexions avec le présent, le connu, on projette des visages humains, des intentions… Dans certains cas, ça peut être aussi simple que de croire que Dieu nous aime. La foi donne la force morale de faire face à l’incontrôlable ou à l’inconnu. Ça peut devenir un problème lorsqu’on en vient  à projeter ses insécurités dans un système qui explique tout. C’est ce qui se trouve derrière l’idée récurrente que le monde entier est contrôlé par un petit groupe d’individus qui tirent les ficelles dans l’ombre – que ce soit les Illuminati, les Lizard people ou Pinck ChaCha, le principe est le même : on donne des explications simples à des situations excessivement complexes.
— Tout cela sans autre preuve concrète que le fait de croire que cette explication est la bonne », renchérit Matthew. Benoît avait les bras croisés, la mine renfrognée : il commençait à avoir l’impression d’être seul dans son camp.
« M. Stenbeck, reprit Jasmine, c’est un peu en réaction à cette idée que Randall James a mis sur pied son défi…
— Précisément. Une idée toute simple : tester scientifiquement les prétentions liées au surnaturel… »

samedi 9 septembre 2017

Le Nœud Gordien, épisode 487 : La magie révélée, 1re partie

La fébrilité des plateaux avait manqué à Édouard. À quelques heures du début de l’émission spéciale, il observait les techniciens s’affairer autour de la grande scène du complexe Les Muses, s’assurant que tout soit parfait pour les caméras. Comme il l’avait supposé, annoncer l’émission spéciale le même jour que le communiqué de la Fondation Randall James avait beaucoup fait jaser…
Même s’il en était l’instigateur, ses anciens collègues pilotaient ce projet. Drôle de sensation, de se retrouver dans le rôle du sujet, de l’invité spécial… Le clou du spectacle, avec Ozzy. Il commençait d’ailleurs à s’inquiéter pour son familier : il l’appelait à lui depuis le réveil, et pour la toute première fois, il n’avait pas répondu sur-le-champ. L’oiseau avait choisi le pire jour pour se découvrir une fibre rétive… Tout le monde s’attendrait à ce qu’Édouard apparaisse avec lui durant le dernier segment; il aurait l’air d’un con s’il devait s’en excuser. Il voulait que la révélation du caractère surnaturel de leur lien soit fracassante, sans équivoque, et non l’une de ces controverses sociomédiatiques comme il en existait déjà trop. Mais le direct ne lui laissait pas de marge de manœuvre : il fallait aller de l’avant. Il regrettait de ne pas être allé le chercher lui-même pendant qu’il en avait encore le temps.
Comme si ce n’était pas assez, la gardienne au pair qui vivait chez Geneviève l’avait contacté ce midi, quelque peu affolée. Son ex-femme n’était pas rentrée à la maison la veille; elle demeurait impossible à rejoindre. La réaction d’Édouard s’était avérée quelque peu égoïste : évidemment, c’est le jour où elle décide de faire des frasques... Leur rapport avait changé après qu’il lui ait révélé la nature de ses démarches. Il supposait que, consciemment ou non, elle voulait lui faire payer.
Il avait demandé d’être tenu au courant. À en croire le réseau de fils de Gordon, elle gravitait dans l’entourage de William Szasz, le dernier caïd de la vieille garde encore actif. Il ne restait qu’à espérer qu’elle ne se soit pas retrouvée mêlée à quelque affaire foireuse.
« Le voilà! », dit une stagiaire trop enjouée en l’apercevant. « M. Gauss, vos invités! » Claude et Alexandre la suivaient comme des canetons, avec le regard impressionné des gens non habitués des dessous de la télévision. Elle repartit aussi vite qu’elle était arrivée, téléphone à l’oreille.
« Enfin, le grand jour est arrivé! », dit Alex en lui tapant l’épaule.
Claude lui serra la main. « Tout le monde en parle…
— C’était ça le but.
— Et puis tes… amis, ils pensent quoi?, demanda Alex.
— Je n’en sais rien. Je me suis assuré de rester loin de l’Agora ces derniers temps. Je ne crois pas qu’ils sont au courant de mon implication. Je ne sais pas si c’est correct de parler de chance, mais leur attention est tournée vers un problème pas mal plus urgent.
— Quel genre de problème? », dit Claude.
Ils furent interrompus par l’arrivée de Jasmine Beausoleil. « Édouard! Je suis contente de te voir! T’as l’air en forme!
— Toi aussi! Tu connais Alex Legrand et Claude Sutton?
— Oui, on s’est déjà croisés dans les encans de Cité Solidaire... » Alex bafouilla quelque chose en rougissant. Jasmine avait beaucoup cheminé depuis qu’elle n’était plus miss météo. En plus d’être devenue une animatrice respectée – à la radio et la télé –, quelques séances photo à la fois sexy et glamour lui avaient donné une aura de sex-symbol qui ne laissait clairement pas indifférent. 
« Édouard, continua Jasmine, c’est vrai ce qu’on dit? Tu fais de la magie? De la vraie?
— Je veux laisser à tout le monde l’occasion de se faire une propre idée. À toi comme les autres.
— J’ai fait des recherches en prévision de ce soir… Quel dommage que Randall James ne puisse pas être là! C’est tout un bonhomme! » Elle regarda l’heure. « Il faut que je descende aux loges… On se revoit plus tard! Merde!
Après qu’elle se soit éloignée, Édouard chuchota à l’oreille de Claude. « Où sont tes hommes?
— Ç’aurait été un abus de pouvoir d’utiliser les ressources de la police. Mais j’ai trouvé deux gars prêts à me faire une faveur. Ils vont arriver un peu plus tard, en civils. »
Édouard aurait préféré une réelle présence policière, au cas où les Maître décideraient de réagir de façon musclée. Mais c’était déjà mieux que rien. « Si jamais l’un de vous aperçoit un initié dans la bâtisse, ou quoi que ce soit d’étrange, il faut se le dire, ok? Souvenez-vous : on a affaire à des gens capables de bien des choses… Incluant vous faire oublier. À bien y penser, ce serait plus intelligent de vous assurer de ne pas vous retrouver seuls. Vous allez être mes yeux et mes oreilles, alors… Vigilance!
— Pas de problème, dit Claude. Quel est le déroulement prévu?
— Après l’ouverture, le premier segment va donner la parole à des spécialistes… »

samedi 2 septembre 2017

Le Nœud Gordien, épisode 486 : Avant la tempête

Mike Tobin trouvait étrange que Timothée soit de retour dans la peau de son ami Rem. Enfin, son ancien ami. Dans le monde mouvant du crime organisé, la loyauté demeurait la vertu cardinale. Rem avait trahi son camp; il devait être puni. Avait-il pour autant mérité un sort pire que la mort?
Mike y pensait sans cesse, surtout lorsqu’il essayait de se rendormir au milieu de la nuit…
À quoi ressemblait l’existence douloureuse d’une âme prisonnière de l’urne? Était-ce une sensation d’inconfort, comme l’effet d’un coup de pied dans les couilles maintenu indéfiniment? Ou aigüe, comme un dard planté dans la chair? Intense, comme s’il était brûlé vif? Continue? Intermittente? Pourrait-il s’y habituer, après dix jours, dix mois, dix ans?
Il essayait de ne pas y penser. Mais il y revenait toujours. Chaque fois qu’il croisait Tim…
Les Quatre fréquentaient rarement le réfectoire – Mike n’était même pas certain qu’ils aient encore besoin de se nourrir. La pièce commune lui servait de refuge, où il pouvait se changer les idées avec les autres habitants du Terminus.
Gary lisait à voix haute le journal de la veille. L’article avait pour titre Funérailles pour un caïd. La plupart des fidèles ignoraient les détails de la chute du clan Fusco – ils ne retenaient que les salauds qui avaient voulu les sortir du Centre-Sud avaient perdu la partie. Mike avait pris part au conflit : les hommes de la banlieue nord avaient aidé les Grecs à faucher les Italiens, frappant partout où les Trois le demandaient. Grâce à la télépathie, ils connaissaient dans quelle mesure chacun de leurs ennemi posait un risque; ils avaient fait une offre sur mesure à tous ceux qui s’avéraient susceptibles de joindre leur cause, ou simplement de s’écarter de leur chemin. Une offre qu’ils ne voulaient pas refuser. « Karma’s a bitch », conclut Gary en tournant la page.
« Écoutez celle-là : La fondation Randall James et la direction des Sceptiques associés ont annoncé, par voie de communiqué, que leur ‘Million dollar challenge’ avait été relevé. Le défi, dont l’objet est de démontrer l’existence du paranormal ou du surnaturel via une démarche scientifique, n’avait jamais été réussi auparavant… »
James vint déposer le déjeuner de Gary, une assiette toute en couleurs qui répandait un arôme des plus alléchants. « Comme d’habitude, Mike? » Tout le monde au Terminus se délectait depuis que le sympathique barbu s’était découvert une passion pour la cuisine – même si certains murmuraient que c’était la Trinité qui la lui avait mise dans la tête. « Tu veux dire qu’il aurait suffi que l’un des Trois leur montre ce dont il était capable pour qu’on devienne millionnaires?, dit James. Eh ben!
— Ouais », répondit Sophie, la bouche pleine de bacon. « Il doit y avoir un truc de passe-passe, c’est clair que ça ne doit pas être de la vraie magie. Sinon l’autre gang de connards obsédés par le secret aurait empêché ça. Fucking connards!
— Est-ce que ça dit qui a empoché le gros lot?, demanda Mike.
Le communiqué indique que ce sera au gagnant de révéler les détails au moment de son choix, continua Gary, en raison d’une entente préalable avec la Fondation. L’organisation assure toutefois qu’en temps et lieu, toutes les informations pertinentes seront transmises avec le souci de transparence nécessaire à toute démarche scientifique.
— Ben là!, s’excla Mike. C’est pas mal agace, leur affaire!
— Attends, c’est pas fini : la publication de ce communiqué coïncide avec l’annonce par CitéMédia d’une émission spéciale intitulée ‘La magie révélée’. Ni la Fondation, ni la direction de CitéMédia n’a offert d’autre commentaire. Fuck, les gars : l’émission… c’est ce soir! Je veux tellement voir ça!
— Moi, je… » Mike s’interrompit : deux mots venaient d’apparaître en lettres de feu dans sa tête. ALERTE ROUGE. Toute l’équipe de sécurité s’élança vers l’entrée principale.

Le soleil du matin apparaissait à peine au-dessus des édifices qui bordaient la place de la Vieille-Gare. Les Quatre se tenaient déjà devant le Terminus, à l’affût d’une menace que Mike ne pouvait pas encore identifier.
« C’est quoi le problème? », demanda-t-il.
Avant qu’il ait eu sa réponse, trois silhouettes apparurent au détour de l’accès nord. Les yeux plissés, Mike reconnut Gordon. L’homme semblait avoir connu des jours meilleurs… Celui du centre souriait avec une expression si exagérée qu’il avait l’air de porter un masque. À sa gauche marchait une femme que Mike avait bien connue… Gen, son ancienne maîtresse. « Qu’est-ce qu’elle fout là, elle?
— Pas elle », souffla Martin. « Hill.
— Quoi?
— Soyez prêts à tirer à notre signal, dit Karl.
— Sur qui?
— Celui du centre. Harré… »
Harré… Karl lui en avait parlé. Magicien surpuissant d’une autre époque, tueur d’une génération d’initié… Revenu à la vie en usurpant la chair de l’un des Seize. Il retira le cran de sûreté de son arme en avalant difficilement.
« Trois contre quatre, en plus de nous pis nos guns », chuchota Gary à son oreille. « Ça va être un massacre! »
L’inconscient ne comprenait pas à quoi il se mesurait. « La ferme. Concentre-toi sur ce qui se passe. Et ne tire pas avant le signal! »
Les nouveaux venus se campèrent devant les Quatre. Gordon parla en premier. « Nous venons en paix…
— La trêve a été rompue, dit Aizalyasni. Vous êtes sur notre territoire.
— Nous ne sommes pas ici au nom des Seize : nous… »
Harré l’interrompit. « Est-ce que c’est vous qui avez bloqué ma vision du futur? »
Les Quatre froncèrent les sourcils comme un seul homme. « Non. Est-ce vous qui avez débloqué le deuxième Cercle?
— Oh, ça, oui! », répondit Harré, jovial. Mike ne comprenait qu’à moitié cet échange – en fait, il n’écoutait pas vraiment, plutôt à l’affût d’un signe d’hostilité… Une goutte de sueur roula sous son aisselle.
« Vous nous voulez quoi? », demanda Aizalyasni, sur un ton que Mike associait davantage à Karl.
« J’ai besoin de vous quatre pour accomplir mon plan.
— Ton plan?, rétorqua Timothée. Quoi, tuer tous les Maîtres? Avoir le monopole de la magie?
— C’est ce que vous croyez que je veux? » Il se tourna vers Gordon. « Vraiment? C’est ce que vous croyez, tous? » Gordon haussa les épaules; Harré éclata de rire. « Ah, mais non! Ah, mais non! Non, non, non, non, non!
— C’est quoi, d’abord?, demanda Karl.
— Et quelle que soit la réponse, renchérit Martin, pourquoi ferions-nous confiance à un menteur, à un meurtrier?
— C’est simple, répondit Harré. Regardez dans mon esprit… Voyez la réponse à toutes vos questions. Je n’ai plus rien à cacher. » Il ouvrit les bras en signe d’invitation.
Les Quatre le dévisagèrent un instant, puis leur défiance disparut d’un coup, remplacée par une expression abasourdie. « Nous pouvons comprendre cet objectif, dit Martin. Mais pas à n’importe quel prix. Nous voulons d’abord et avant tout vivre en paix…
— Vous le savez, maintenant : le rôle que je vous réserve n’implique aucune violence, aucune contrainte. Et avec un peu de chance, aucun obstacle. Je vais réussir, avec ou sans votre aide. Mais avec vous, mon objectif pourrait être atteint… Dès aujourd’hui. 
— Aujourd’hui?!, s’exclama Mike.
— Oui, ce soir, répondit Harré. L’œuvre suprême… »