« Cela signifie
d’abord de s’entendre sur une méthode capable de tester l’affirmation du
candidat, continua Matthew. Déjà, cela pose parfois problème, vu que certaines
sont impossibles à démontrer de façon claire.
— Par exemple?
— Oh, un candidat qui
prétendrait pouvoir porter chance aux gens qu’il touche, ou les protéger du
cancer. Il n’y a pas de façon claire de mesurer la validité de ses
affirmations.
— Avez-vous des exemples de
protocoles valides?
— Oui, bien
entendu. Dans une série de tests très médiatisés, nous avons évalué la
capacité de sourciers à trouver de l’eau grâce à leur bâton. Après avoir défini
le degré de précisions attendu…
— C’est-à-dire?,
interrompit Jasmine.
— La distance maximale
entre le point désigné par le sourcier et la présence réelle d’eau. Évidemment,
à cinq kilomètres près, ça ne prouverait rien! Mais avec une marge d’erreur de
deux mètres, et un taux de succès de neuf sur dix, il s’agirait, à nos yeux,
d’une démonstration significative. Mais ce n’est pas tout : nous devons
éliminer toutes les sources d’interférence… Incluant nos propres attentes,
conscientes ou inconscientes.
— Vos attentes?
— C’est bien connu que
les attentes d’un chercheur peuvent influencer les résultats d’une
expérimentation.
— Même celles d’un
sceptique? »
Matthiew s’esclaffa. « Vous
savez, un bon sceptique doute de tout… Même de lui-même! C’est pour cela que
nous favorisons des protocoles double-blind…
— Double aveugle?
— Oui. Pour reprendre
l’exemple des sourciers, les candidats ignorent où se trouve l’eau, mais les
superviseurs du test aussi. On peut donc être certains que leur attitude ne
change pas lorsque le candidat s’approche d’un point d’eau – ce qui pourrait
lui donner un indice subtil, mais réel.
— Et depuis la mise sur
pied du défi à un million, combien de candidatures avez-vous reçues?
— Des milliers. Beaucoup se
retirent au moment de définir les détails du protocole. Au final, ce n’est
qu’une minorité qui se rend jusqu’au véritable test.
— Et combien l’ont réussi à
ce jour?
— Avant cette année… Aucun.
— Ce qui nous amène au
communiqué de la Fondation, émis plus tôt cette semaine, affirmant que le défi
avait été relevé.
— C’est juste.
— Nous serions donc confrontés
à la première confirmation expérimentale de l’existence du surnaturel?
— La première que je juge
crédible, oui. D’ailleurs, à ce sujet, j’ai le devoir de souligner que le titre
de cette émission est quelque peu trompeur. Assimiler cette confirmation à de
la magie, c’est une grave erreur logique qui fait bondir le sceptique en moi…
Je ne voudrais surtout pas que les fans du site de M. Fillion y voient
nécessairement la preuve d’autre chose…
— Merci, M. Stenbeck. Nous
voici donc arrivés au cœur de cette émission spéciale. Sur quoi portait le test
en question? Comment a-t-il été relevé? Nous en discutons après la
pause. »
Édouard avait à peine
cligné des yeux durant le premier segment. Jean Vallée retira son casque d’écoute
en soupirant. « So far so good. As-tu
des nouvelles de ta corneille? »
Il sentait qu’Ozzy s’était quelque
peu rapprochée du complexe Les Muses depuis le début de l’émission, mais
quelque chose clochait… Elle aurait dû accourir en ligne droite, littéralement
à vol d’oiseau, laissant Gordon derrière lui… Pourquoi, alors, progressait-elle
si lentement? « Elle s’en vient, je le sens.
— J’espère! Tu te rends
compte que, si elle n’est pas là après le documentaire, ça va miner notre crédibilité?
— On va quand même pouvoir
continuer les tests et les démonstrations plus tard…
— Si ton but est de
convaincre le public, tu te tires dans le pied. On a un oiseau magique, j’vous jure! Mais on ne peut pas vous le
montrer… Parce que. C’est louche!
— Je t’assure que je comprends
tout ça. Ozzy est en route. Il va être là à temps. » Il aurait aimé y
croire aussi fermement qu’il l’affirmait. Il aurait dû le rappeler bien avant…
Mais il avait trop craint l’ingérence de Gordon pour le laisser sans
surveillance.
La pause s’achevait déjà; Jean
grogna et retourna à son poste. Jasmine enchaîna une nouvelle ronde de discussions
qui pavait la voie à la diffusion du documentaire tourné pendant qu’Édouard
relevait le défi à un million. Elle invita ensuite les téléspectateurs à partager
leurs impressions et leurs réflexions en composant le numéro à l’écran.
Édouard exhala, plus tendu
que jamais. Le chat s’apprêtait à sortir du sac. L’émotion ressemblait à ce
qu’il avait ressenti juste avant la diffusion du reportage qui allait conduire à
la déchéance du maire Lacenaire. Cette fois, l’enjeu dépassait de loin la
politique municipale : il incarnerait désormais, aux yeux du monde, la
confirmation de l’existence du surnaturel.
L’équipe de tournage avait
travaillé de façon exemplaire. Édouard demeurait impressionné par ce genre tout
particulier de magie dont les artisans de la télévision se montraient capables…
Cette capacité à transformer des événements en histoire, des gens en personnages,
la vie en récit. Le travail de Stéphane fut une agréable surprise; ses manières
d’énergumène cachaient une vision artistique et une maîtrise de la caméra
qu’Édouard n’avait guère soupçonnées.
Édouard vit pour la
première fois les détails du test qu’il avait subi. Vêtu seulement de boxers
fournis par la Fondation, les yeux bandés, dans un caisson insonorisé, chaque
fois qu’il entendait un signal sonore, il devait pointer dans la direction
d’Ozzy. Des petites caméras installées par l’équipe de Randall James avaient
saisi les images dans le caisson. En post-production, CitéMédia avait ajouté
une carte de la ville montrant la position précise d’Ozzy, toujours précisément
sur la ligne indiquée par Édouard. Il n’avait pas vu l’incrédulité croissante
de Bernard Simmons à mesure que ses succès s’accumulaient; personne ne lui
avait dit que le test où il avait (correctement) identifié qu’Ozzy se trouvait
au-dessus du caisson avait été improvisé par Simmons après la fin du protocole formel.
Maude avait eu raison de vanter
son interview avec Randall James. Malgré son âge avancé, il demeurait charismatique,
à l’aise devant la caméra, généreux de ses commentaires. L’intervieweuse avait
choisi de mettre l’accent sur le caractère inattendu de la démonstration
d’Édouard. James se montrait bon joueur; il présentait les sceptiques comme des
gens qui, au final, ne demandaient qu’à croire, mais incapables de se contenter
de raisons boiteuses. Après avoir admis qu’il ne s’attendait pas à ce qu’on
relève le défi de son vivant, il concluait avec une formule-choc. If we consider ‘natural’ that which can be
explained, then the ‘supernatural’ can
only be a temporary state. Autrement dit : la découverte d’un
phénomène inexpliqué représentait, au final, une invitation à l’étudier jusqu’à
ce qu’on l’explique… Et, conséquemment, qu’on lui trouve une place auprès des
autres phénomènes naturels.
Ce serait bientôt au tour
d’Édouard d’entrer en scène… Il allait interagir quelque temps avec le panel
avant de répondre aux interventions du public. Il s’attendait à ce qu’on
débatte de la véracité de ses affirmations – peu importe que des sceptiques
aient officiellement été confondus…
Alors qu’il se levait pour
préparer son entrée en scène, Maude se retourna vers lui avec une expression
équivoque.
« Qu’est-ce qui
arrive?, demanda Édouard, craignant le pire.
— Katie vient de m’appeler…
— C’est qui, Katie?
— L’opératrice de la
console pour le vox pop. Elle a sur la ligne un type qui veut te parler
immédiatement. Qui dit que c’est une question de vie ou de mort. Un certain
Gordon… Édouard? Est-ce que ça va? »