dimanche 24 septembre 2017

Le Nœud Gordien, épisode 489 : La magie révélée, 3e partie

« Cela signifie d’abord de s’entendre sur une méthode capable de tester l’affirmation du candidat, continua Matthew. Déjà, cela pose parfois problème, vu que certaines sont impossibles à démontrer de façon claire.
— Par exemple?
— Oh, un candidat qui prétendrait pouvoir porter chance aux gens qu’il touche, ou les protéger du cancer. Il n’y a pas de façon claire de mesurer la validité de ses affirmations.
— Avez-vous des exemples de protocoles valides?
— Oui, bien entendu. Dans une série de tests très médiatisés, nous avons évalué la capacité de sourciers à trouver de l’eau grâce à leur bâton. Après avoir défini le degré de précisions attendu…
— C’est-à-dire?, interrompit Jasmine.
— La distance maximale entre le point désigné par le sourcier et la présence réelle d’eau. Évidemment, à cinq kilomètres près, ça ne prouverait rien! Mais avec une marge d’erreur de deux mètres, et un taux de succès de neuf sur dix, il s’agirait, à nos yeux, d’une démonstration significative. Mais ce n’est pas tout : nous devons éliminer toutes les sources d’interférence… Incluant nos propres attentes, conscientes ou inconscientes.
Vos attentes?
— C’est bien connu que les attentes d’un chercheur peuvent influencer les résultats d’une expérimentation.
— Même celles d’un sceptique? »
Matthiew s’esclaffa. « Vous savez, un bon sceptique doute de tout… Même de lui-même! C’est pour cela que nous favorisons des protocoles double-blind
— Double aveugle?
— Oui. Pour reprendre l’exemple des sourciers, les candidats ignorent où se trouve l’eau, mais les superviseurs du test aussi. On peut donc être certains que leur attitude ne change pas lorsque le candidat s’approche d’un point d’eau – ce qui pourrait lui donner un indice subtil, mais réel.
— Et depuis la mise sur pied du défi à un million, combien de candidatures avez-vous reçues?
— Des milliers. Beaucoup se retirent au moment de définir les détails du protocole. Au final, ce n’est qu’une minorité qui se rend jusqu’au véritable test.
— Et combien l’ont réussi à ce jour?
— Avant cette année… Aucun.
— Ce qui nous amène au communiqué de la Fondation, émis plus tôt cette semaine, affirmant que le défi avait été relevé.
— C’est juste. 
— Nous serions donc confrontés à la première confirmation expérimentale de l’existence du surnaturel?
— La première que je juge crédible, oui. D’ailleurs, à ce sujet, j’ai le devoir de souligner que le titre de cette émission est quelque peu trompeur. Assimiler cette confirmation à de la magie, c’est une grave erreur logique qui fait bondir le sceptique en moi… Je ne voudrais surtout pas que les fans du site de M. Fillion y voient nécessairement la preuve d’autre chose…
— Merci, M. Stenbeck. Nous voici donc arrivés au cœur de cette émission spéciale. Sur quoi portait le test en question? Comment a-t-il été relevé? Nous en discutons après la pause. »

Édouard avait à peine cligné des yeux durant le premier segment. Jean Vallée retira son casque d’écoute en soupirant. « So far so good. As-tu des nouvelles de ta corneille? »
Il sentait qu’Ozzy s’était quelque peu rapprochée du complexe Les Muses depuis le début de l’émission, mais quelque chose clochait… Elle aurait dû accourir en ligne droite, littéralement à vol d’oiseau, laissant Gordon derrière lui… Pourquoi, alors, progressait-elle si lentement? « Elle s’en vient, je le sens.
— J’espère! Tu te rends compte que, si elle n’est pas là après le documentaire, ça va miner notre crédibilité?
— On va quand même pouvoir continuer les tests et les démonstrations plus tard…
— Si ton but est de convaincre le public, tu te tires dans le pied. On a un oiseau magique, j’vous jure! Mais on ne peut pas vous le montrer… Parce que. C’est louche!
— Je t’assure que je comprends tout ça. Ozzy est en route. Il va être là à temps. » Il aurait aimé y croire aussi fermement qu’il l’affirmait. Il aurait dû le rappeler bien avant… Mais il avait trop craint l’ingérence de Gordon pour le laisser sans surveillance.
La pause s’achevait déjà; Jean grogna et retourna à son poste. Jasmine enchaîna une nouvelle ronde de discussions qui pavait la voie à la diffusion du documentaire tourné pendant qu’Édouard relevait le défi à un million. Elle invita ensuite les téléspectateurs à partager leurs impressions et leurs réflexions en composant le numéro à l’écran.
Édouard exhala, plus tendu que jamais. Le chat s’apprêtait à sortir du sac. L’émotion ressemblait à ce qu’il avait ressenti juste avant la diffusion du reportage qui allait conduire à la déchéance du maire Lacenaire. Cette fois, l’enjeu dépassait de loin la politique municipale : il incarnerait désormais, aux yeux du monde, la confirmation de l’existence du surnaturel.
L’équipe de tournage avait travaillé de façon exemplaire. Édouard demeurait impressionné par ce genre tout particulier de magie dont les artisans de la télévision se montraient capables… Cette capacité à transformer des événements en histoire, des gens en personnages, la vie en récit. Le travail de Stéphane fut une agréable surprise; ses manières d’énergumène cachaient une vision artistique et une maîtrise de la caméra qu’Édouard n’avait guère soupçonnées.
Édouard vit pour la première fois les détails du test qu’il avait subi. Vêtu seulement de boxers fournis par la Fondation, les yeux bandés, dans un caisson insonorisé, chaque fois qu’il entendait un signal sonore, il devait pointer dans la direction d’Ozzy. Des petites caméras installées par l’équipe de Randall James avaient saisi les images dans le caisson. En post-production, CitéMédia avait ajouté une carte de la ville montrant la position précise d’Ozzy, toujours précisément sur la ligne indiquée par Édouard. Il n’avait pas vu l’incrédulité croissante de Bernard Simmons à mesure que ses succès s’accumulaient; personne ne lui avait dit que le test où il avait (correctement) identifié qu’Ozzy se trouvait au-dessus du caisson avait été improvisé par Simmons après la fin du protocole formel.
Maude avait eu raison de vanter son interview avec Randall James. Malgré son âge avancé, il demeurait charismatique, à l’aise devant la caméra, généreux de ses commentaires. L’intervieweuse avait choisi de mettre l’accent sur le caractère inattendu de la démonstration d’Édouard. James se montrait bon joueur; il présentait les sceptiques comme des gens qui, au final, ne demandaient qu’à croire, mais incapables de se contenter de raisons boiteuses. Après avoir admis qu’il ne s’attendait pas à ce qu’on relève le défi de son vivant, il concluait avec une formule-choc. If we consider ‘natural’ that which can be explained, then the ‘supernatural’  can only be a temporary state. Autrement dit : la découverte d’un phénomène inexpliqué représentait, au final, une invitation à l’étudier jusqu’à ce qu’on l’explique… Et, conséquemment, qu’on lui trouve une place auprès des autres phénomènes naturels.
Ce serait bientôt au tour d’Édouard d’entrer en scène… Il allait interagir quelque temps avec le panel avant de répondre aux interventions du public. Il s’attendait à ce qu’on débatte de la véracité de ses affirmations – peu importe que des sceptiques aient officiellement été confondus…
Alors qu’il se levait pour préparer son entrée en scène, Maude se retourna vers lui avec une expression équivoque.
« Qu’est-ce qui arrive?, demanda Édouard, craignant le pire.
— Katie vient de m’appeler…
— C’est qui, Katie?
— L’opératrice de la console pour le vox pop. Elle a sur la ligne un type qui veut te parler immédiatement. Qui dit que c’est une question de vie ou de mort. Un certain Gordon… Édouard? Est-ce que ça va? »

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