dimanche 30 juillet 2017

Le Nœud Gordien, épisode 481 : Troisième œil

À son arrivée chez Félicia, Polkinghorne voulut l’étreindre et lui faire la bise, comme c’était leur habitude, mais il s’arrêta lorsqu’il remarqua les pansements qui couvraient ses épaules. « Qu’est-ce que tu as?
— Bah, rien, je reviens de chez le tatoueur…
— Tu t’es fait faire quoi?, demanda-t-il, le sourcil haussé.
— C’est… abstrait. Je te les montrerai lorsqu’ils seront finis. »  Une copie sur papier se trouvait dans sa chambre, mais elle préférait qu’aucun initié n’examine son design de trop près.
Félicia était désormais encrée en six endroits : les deux épaules, les deux hanches, les deux chevilles. Sa tatoueuse, elle-même colorée de la tête aux pieds, trouvait son projet ambitieux pour une peau vierge. La résolution de Félicia – et le généreux incitatif qu’elle lui avait offert d’entrée de jeu – l’avaient toutefois convaincue d’accepter son dossier en rush et de développer le motif. Le lendemain, Félicia prenait place sur la chaise. L’opération avait été longue et pénible; après chaque séance, l’idée de s’y remettre devenait de puis en plus difficile. Elle avait toutefois serré les dents et encaissé. « Alors, on s’y met? », demanda-t-elle à son invité pour esquiver le sujet.
« Montre-moi ça! »
Elle le conduisit au grenier, jusqu’au symbole gravé dans la poutre. « Édouard m’a dit qu’il a suffi d’un contact pour entrer en communication mentale avec Hill.
— Hmmm. Le symbole me semble beaucoup trop simple pour déjouer la mort. Je vais avoir besoin de mon troisième œil. » Félicia acquiesça; elle poussa les caisses de ferraille contre le mur pendant que Polkinghorne disposait sur le sol les cinq cierges nécessaires à cette méditation particulière, qui permettait une fine analyse de la nature des procédés et de l’énergie radiesthésique ambiante. L’homme se dévêtit – la méditation du Troisième œil interdisait le port de vêtements. Félicia peignit les caractères requis sur ses paumes et sur son front, puis il entra dans le cercle des cinq cierges.
« Ce n’est pas le symbole qui est la clé du procédé, c’est la charpente même de la maison », dit-il après que l’œil dessiné sur son front se soit mis à luire. Il fronça les sourcils. « C’est à se demander comment Hill a fait pour que ce dispositif se maintienne durant tout ce temps… Le plus étonnant, c’est qu’on dirait même qu’il y a un trop-plein d’énergie… Bon Dieu! Quelle complexité! » Il ouvrit les yeux. « Félicia, je ne veux rien t’enlever, mais… Serait-ce possible que ton talent soit relié au fait d’avoir grandi dans cette maison? »
Par réflexe, elle allait protester, mais elle ne tarda pas à se rendre à l’évidence. « Grandir à côté d’une crypte magique… Cela pourrait expliquer mon étrange affinité avec la nécromancie. » Édouard aussi avait habité les lieux; même en tenant compte du bond en avant que la compulsion d’Avramopoulos lui avait permis, il progressait bien plus vite que la moyenne.
« Je ne comprends pas, s’interrogea Polkinghorne : Hill était un Disciple de Khuzaymah, non? Comment un charlatan a-t-il pu créer pareille merveille?
— Parce qu’il était aussi un disciple de Harré. » Ignorant la surprise de l’homme, elle ajouta : « Je suis certaine que c’est lui qu’il me faut pour empêcher Harré de voir le futur.
— Hill refusera certainement de nuire à son Maître… »
Il avait raison. « Je vais faire en sorte qu’il n’ait pas d’autre choix que jouer mon jeu selon mes règles.
— On croirait entendre Espinosa! », dit Polkinghorne avec un sourire. Félicia devinait toutefois l’inquiétude qui se cachait derrière sa bonhommie. Ils complétèrent les préparatifs, il lui souhaita bonne chance, elle entra en acuité… Et elle toucha le symbole. Elle se retrouva dans un espace blanc, entièrement vide. La transition subite la dérouta un instant.
« Cette visite est d’autant plus appréciée qu’elle est inattendue », dit une voix derrière elle.
Elle se retourna. « M. Hill. Je suis heureuse de pouvoir vous parler face à face.
— Votre choix de mot s’avère ironique, compte tenu qu’en ce lieu, ni vous ni moi n’avons réellement de face.
Ce lieu… M. Hill, le procédé caché dans votre maison Hill est un chef-d’œuvre. Le travail d’un virtuose…
— Je n’en suis responsable qu’à moitié », dit-il, rayonnant néanmoins de fierté.
— Et à qui devez-vous la seconde?
— Oh, à Harré et son filet, bien entendu.
— Vous m’excuserez : j’ignore à quoi vous référez. »
Hill sembla étonné. Il renifla, comme s’il cherchait à capter une odeur ténue. « Pourtant, vous en portez l’arôme, comme un boulanger celui du pain frais… Vous devez bien le savoir : n’est-ce pas à vous que j’ai communiqué les instructions pour rattacher une âme à la matérialité?
— Une âme? Oh! Vous référez aux impressions laissées par les victimes de mort violente?
— Précisément! Ces impressions, comme vous dites, sont retenues par le filet posé par Harré; c’est sur cette fondation que j’ai construit ce que vous avez qualifié de chef-d’œuvre. »
Félicia était sous le choc. À ce jour, les Maîtres croyaient que les impressions avaient été rendu possibles par l’augmentation de l’énergie radiesthésiques mondiale, et non par un procédé orchestré par leur ennemi.
« Mon œuvre me met toutefois dans une fâcheuse posture, continua Hill. Je comptais sur mon Maître pour me délivrer de ce purgatoire; j’ai toutefois appris qu’il était décédé, donc potentiellement prisonnier d’une situation analogue. 
— Fâcheux, en effet… » Les pensées de Félicia déboulaient à toute vitesse. « Vous avez de la chance : j’ai développé un procédé de métempsychose dont je suis la seule à connaitre le secret.
Elle avait toute son attention. « Vous pourriez donc me sortir d’ici, de façon durable.
— Absolument. Vous n’auriez plus à vous contenter d’être le marionnettiste du corps d’un autre.
— Par quel moyen comptez-vous obtenir ce corps qui deviendrait le mien? » L’appât était posé…
« Je suis à deux doigts de trouver une solution, mais j’en suis empêchée par des initiés surpuissants, capables de voir le futur. Pour des raisons que je ne comprends pas, ils manipulent les événements de manière à m’empêcher d’atteindre le succès.
— Serait-ce par hasard ceux qui occupent la gare du Centre-Sud?
— Précisément », dit Félicia, en espérant que son bluff tienne.
— Leur pouvoir est immense. Je préférerais de loin m’en faire des alliés que m’y opposer…
— Ils vous feraient au mieux croire qu’ils supportent votre cause, seulement pour se retourner contre vous au moment le plus inopportun. » Elle grimaça, insufflant à son mensonge l’émotion réelle de la trahison de Tobin. « J’en sais quelque chose… 
— Eh bien, madame, fidèle à son habitude, le destin fait bien les choses : j’ai moi-même développé, à l’époque, une façon d’aveugler Harré, afin de l’empêcher d’accomplir le sinistre destin auquel il me destinait…
— Ne disiez-vous pas que vous étiez son étudiant?  
— Certes. Mais son dessein d’origine était d’une nature plus funeste.
— Vous me raconterez cette histoire une fois réincarné », dit Félicia. « Donnez-moi la recette de votre procédé d’opacité, et j’en ferai mon affaire.
— Mieux encore : sortez-moi d’ici, et je vous l’enseignerai en personne.
— À votre dernière sortie, vous avez pris la poudre d’escampette avec le corps de mon amoureux, que j’ai dû aller récupérer en Argentine. En Argentine! Désolée : je ne peux souscrire à cette condition.
— Attendez… Si vous promettez de me sortir d’ici, j’accepte de vous enseigner ma formule.
— Vous avez ma parole.
— Marché conclu, alors. Comment voulez-vous procéder?
— Comme la dernière fois : je vous prêterai ma main… Et ma plume. »

dimanche 23 juillet 2017

Le Nœud Gordien, épisode 480 : Vues de l’esprit

Narcisse Hill ouvrit les yeux, en proie à la confusion totale. Dans toutes les directions, il n’y avait qu’une blancheur sans contour… Un flou blanc qu’il connaissait trop bien.
« Non! », s’exclama-t-il. « NON! »
Il avait été stupide. M. Gauss lui avait prêté sa main, il avait usurpé tout son corps. Une fois de retour dans le monde des vivants, il aurait dû s’empresser de trouver un moyen d’y rester, peut-être en liant définitivement son essence à son corps d’emprunt. Mais il avait été distrait… Le niveau d’énergie radiesthésique dans La Cité l’avait surpris; il avait pu reconnaître l’odeur familière du Cercle pour lequel son ami Jean-Baptiste s’était sacrifié – avant que sa maladie ne l’ait rattrapé –, mais une autre s’y superposait, exotique, épicée, inconnue… Son nez l’avait guidé jusqu’au Terminus, et après avoir découvert ce lieu impossible au potentiel infini, il s’était mis dans la tête de poursuivre sur-le-champ le grand projet de Harré.
Grave erreur : alors qu’il construisait des passages reliant les Cercles de par le monde au Terminus, une maladresse l’avait fait basculer dans un torrent. L’eau vive avait dû effacer l’écriture qui le liait à la chair de M. Gauss…
Il était de retour dans l’écrin spirituel qui avait retenu son âme, de son décès à ce jour. Ce siècle, il l’avait passé en léthargie, réveillé seulement à quelques occasions – la fois où il avait possédé une petite fille, une séance spirite où il avait communiqué à la jeune Lytvyn la formule pour le sortir de là… Et cet événement qui l’avait ramené à la pleine conscience, que M. Gauss avait appelé le grand rituel.
Il avait construit dans la charpente de sa maison le dispositif qui l’avait recueilli après sa mort. À nouveau séparé de la chair, il y était retourné… Éveillé, cette fois.
L’implication s’imposait, terrifiante : il était coincé au purgatoire, peut-être pour l’éternité. Combien de temps avant que le néant, qu’il avait voulu esquiver, devienne son souhait le plus cher?
Sans chair ni indice quant au passage du temps, il ne pouvait souffrir de la faim, de la soif, de la maladie, de la vieillesse… Quoiqu’athée, il remercia Dieu lorsqu’il réalisa qu’il ne souffrait pas non plus d’ennui. Pas encore.
Il lui restait un seul espoir : s’il avait ressenti des remous provenant de l’extérieur, s’il avait pu guider M. Gauss jusqu’à son grenier, son isolement n’était peut-être pas si absolu...
Errer dans la blancheur infinie ne pouvait mener nulle part; il décida plutôt d’user du seul outil dont il disposait dans cet état : sa propre conscience.
Il se replia sur lui-même et médita longuement.
Éventuellement, son esprit vide de toute pensée se mit au diapason du vide qui l’entourait. Il put ainsi ressentir d’infimes variations, des indices qui n’étaient pas exactement visuels ou auditifs. Au début, il ne sut comment les interpréter, mais il s’accrocha à cette nouveauté avec l’énergie du désespoir.
Il ignorait si cela avait nécessité une heure, un jour ou une année, mais il en vint à déduire à quoi correspondaient ces variations… Elles provenaient du monde extérieur. Son premier succès réel fut de pouvoir deviner, à partir de ces indices, la présence ou l’absence de gens dans sa maison. Puis, de fil en aiguille, il réussit à discerner que Mlle Lytvyn, la fille de la séance, occupait sa maison plus souvent que quiconque, et que M. Gauss la visitait fréquemment.
Pour Narcisse, la magie avait toujours eu une odeur; chose étrange, il reconnaissait sur ces deux-là l’arôme de sa magie, comme si les enchantements qui infusaient les murs de sa maison avait déteint sur eux. Était-ce la raison pour laquelle leur détection avait été possible en premier lieu?
Au fil des jours, il les appela encore et encore, mais ni l’un, ni l’autre ne lui répondit. Il aurait bien voulu savoir s’ils l’entendaient ou non; le cas échéant, il n’aurait pas été surpris que M. Gauss, échaudé, conserve une distance prudente…
En quête de nouvelles pistes et disposant de tout le temps du monde, Narcisse tenta d’élargir le champ de ses recherches. Petit à petit, il put espionner les allées et les venues des gens du voisinage, puis du quartier. Il demeurait lié à la maison Hill, mais il pouvait envoyer son esprit à la manière d’une sonde, de plus en plus loin… Où il fit une découverte des plus étonnantes.
Jusque-là, ses explorations s’appuyaient sur la détection et l’analyse d’indices infimes; elles progressaient donc à un rythme d’escargot. En sondant le quartier, il tomba sur des citadins qui portaient une marque étrange, si claire qu’elle en était presque visible. Narcisse tourna toute son attention vers ce phénomène aussi étrange qu’inattendu.
La marque avait la forme d’un cercle située au niveau de la tête des gens – il ne la voyait pas, mais il en ressentait la forme, la présence, l’odeur – clairement surnaturelle, elle empestait la magie des Seize. Chez certains individus, la marque était aussi nette et définie qu’un marquage au fer; chez d’autres, c’était tout le contraire. Plusieurs fois, il vit une marque faible devenir forte, sans pouvoir expliquer ce brusque changement. Son intuition lui disait que cette marque avait été posée là pour servir de pont entre l’esprit de ces gens et… Autre chose. Quoi? Qui? Impossible de le dire. Mais s’il s’agissait réellement d’un pont, Narcisse devait le traverser…
Supplice de Tantale : ses tentatives demeurèrent infructueuses. Avait-il mal compris la nature ou la fonction de ce mystère? Faute de mieux, il butina d’un esprit marqué à l’autre, espérant trouver quelque information susceptible de le sortir de l’impasse.
Après ce qui lui parut une éternité, il tomba sur une situation inédite. Quelque part dans un logement de l’Est, en examinant une marque claire, il reconnut l’arôme de sa maison. S’agissait-il d’un ancien résident? Sans doute. Pouvait-il exploiter cette combinaison inespérée?
Il en était à explorer cette piste potentielle lorsqu’un nouveau remous dans l’essence de son purgatoire attira son attention. Il avait un visiteur…

dimanche 16 juillet 2017

Le Nœud Gordien, épisode 479 : Femme fatale, 2e partie

« …j’ai vu de grandes zones floues dans mon futur. J’ai déduit que nous allions bientôt nous retrouver au même endroit, dit Daniel. Ce soir était l’un d’eux.
— Bien vu, dit Harré. Tu… » Il s’interrompit et scruta dans la direction de Pénélope, les sourcils froncés. Elle retint son souffle. L’avait-il remarquée?
« Quoi?, demanda Daniel.
— J’ai cru voir un mouvement. Bref. J’ai voulu te rencontrer parce que, manifestement, tu es le plus avancé parmi tes pairs… 
— Je n’en suis pas certain.
— Tu peux voir le futur. Tu es donc capable de metascharfsinn. »
Daniel frotta son visage, fatigué, excédé. « À peine… Je ne contrôle rien…
— C’est la première chose que tu dois comprendre : on n’utilise pas la metascharfsinn : c’est elle qui nous utilise. Tu en souffres, n’est-ce pas? 
— Tellement, dit-il, ses yeux embués miroitant à la lumière des lampadaires.
— Il te manque bien peu pour que la metascharfsinn soit plutôt une source de beauté… Une beauté indicible. Je peux t’enseigner. Je peux te soulager…
— Plusieurs des flous dans mon futur se terminent en cul-de-sac… Mon histoire s’arrête là. Tu viens à ma rencontre comme un ami, mais dans ces futurs-là, tu m’élimines sans hésiter.
— Rien ne m’empêchera de compléter mon œuvre. Rien.
— Est-ce pourquoi tu as tué Latour? Parce qu’il s’est retrouvé sur ton chemin? »
Harré scrutait à nouveau en direction de Pénélope. Quelque chose l’agaçait. « Ne pleure pas ce M. Latour : il a donné sa vie pour une noble cause.
— Laquelle?
— Il a restauré la moitié de ma puissance d’antan. »
Une vague d’effroi balaya Pénélope. La mathématique était simple : il faudrait qu’il en tue un autre pour retrouver son plein potentiel. Elle s’attendait à ce que Daniel comprenne, qu’il mette fin à l’échange, mais à sa grande surprise, il plongea plutôt dans ses pensées.
Comment pouvait-il considérait-il l’offre de Harré, même un instant? Avait-elle sous-estimé la détresse causée par cet engrenage cassé qui l’obsédait? Au point de s’associer au meurtrier de son allié, son ami? Inexplicable! À moins que Harré l’influence par des moyens surnaturels. À la manière de leurs phéromones trafiquées…
Pouvait-elle le laisser faire encore longtemps?
Elle se trouvait à quelques mètres de lui, armée, invisible. Un coup de couteau et c’en était fini de Harré. L’idée l’horripilait, mais combien d’atrocités préviendrait-elle du coup?
Elle dégaina ses poignards et s’approcha du banc par l’arrière.
When you have a shot, you take a shot, se plaisait à répéter son instructeur de Systema. Il l’avait entraînée à ne pas hésiter au moment décisif. Elle posa la lame sur le cou de Harré… Sur le cou de Van Haecht. Tuer un anéantirait l’autre aussi.
Elle hésita.
Le contact de l’acier révéla sa présence. « Ah! Voilà l’explication! Je n’avais pas rêvé », dit Harré. Rien dans son expression ne laissait croire qu’il se sentait menacé.
Pénélope aurait voulu consulter Daniel avant de commettre l’irréparable, mais Harré ne lui en laissa pas le temps. Les poignées de ses armes devinrent soudainement brûlantes comme un poêle. Elle les laissa tomber par réflexe; une douleur cuisante l’assaillit l’instant d’après.
L’un de ses poignards tomba derrière le banc, l’autre à côté de Harré; il tenta de le saisir, mais Pénélope ne lui en laissa pas le temps. Elle ferma le poing – malgré la douleur – et l’abattit de toutes ses forces sur sa clavicule. Harré se leva, esquivant de justesse le coup suivant. Le poignard tomba sur le sol.
Pénélope ne se ferait pas prendre à hésiter de nouveau. S’appuyant sur le dossier, elle sauta sur le banc et asséna un violent coup de pied circulaire, droit sur la joue de Harré. Sonné, il fit un pas de travers; Pénélope bondit sur lui. Elle lui balança une volée de coups assez vigoureuse pour le renverser. Elle profita de l’opportunité pour fondre sur le couteau le plus proche.
Elle n’avait besoin que d’une seconde pour reprendre l’arme la plus proche, et d’une autre pour la plonger dans la chair de Harré. Ce fut toutefois assez pour que l’homme lève la main en direction de Daniel. Il la referma et tira comme un mime sur une corde. Son homme poussa un cri puis tomba face contre terre.
« Daniel! 
— Dépose ton arme!
— Qu’est-ce que tu lui as fait?
— Moi, rien. La metascharfsinn l’a utilisé! », dit-il en ricanant. Sa lèvre saignait à la commissure. Il se releva en tenant ses côtes. Elle l’avait bien amoché. « Jette ton couteau, sinon je l’achève! » Il tenait toujours son poing serré autour du câble invisible, les muscles tendus comme la corde d’un arc.
Bluffait-il? Pourquoi ne lui appliquait-il pas la même médecine? Devait-elle baisser les bras? Ou risquer de lui lancer le couteau?
« Tu n’as pas le choix. Si je meurs, il meurt lui aussi. »
Elle laissa tomber le poignard dans le sable, défaite. J’ai raté ma chance. Deux fois.
À sa grande surprise, Harré recula, puis s’enfuit dans la nuit en claudiquant.
Daniel gisait sur le ventre. Elle s’empressa de le retourner. Son visage distendu et ses yeux grands ouverts laissaient présager le pire. La chute avait éraflé son visage; des grains de sable étaient restés collés contre sa cornée. Elle fut toutefois soulagée de le voir respirer encore.  
Elle fouilla dans la poche de Daniel pour trouver son téléphone, et elle appela la ligne d’urgence de l’Agora. Elle avait besoin d’aide, mais aussi de leur signaler cette nouvelle attaque… Harré a recouvré la moitié de sa puissance grâce au meurtre de Latour. Il fallait s’attendre à ce qu’il veuille recommencer…
À cinquante pourcent, Harré s’était montré un adversaire formidable – il avait rendu ses couteaux brûlants sans bouger, sans parler, sans écrire, sans ingrédient… Comment pourraient-ils l’arrêter s’il venait à atteindre sa pleine capacité?

dimanche 9 juillet 2017

Le Nœud Gordien, épisode 478 : Femme fatale, 1re partie

À la fin de leurs séances de travail à l’Agora, Daniel Olson et Pénélope Vasquez insistaient toujours pour retourner passer la nuit dans la Petite-Méditerranée. Les autres initiés considéraient cette routine imprudente, mais pour le couple, se replier sur leur intimité représentait plus qu’un caprice : c’était une nécessité.
Leurs nuits ensemble s’avéraient d’autant plus précieuses qu’ils étaient tous deux conscients que leur monde pouvait chavirer n’importe quand. Pénélope devinait que la mort inattendue de Berthold affectait Daniel plus qu’il ne le montrait; Elle s’efforçait à offrir un contrepoint à sa morosité, en jouissant de leur temps ensemble comme s’il n’y avait pas de lendemain. Ils ne demeuraient pas moins vigilants durant ces virées nocturnes : ils avaient eu la démonstration que lorsque plus d’un devin était impliqué, les prophéties se déclinaient en probabilités plutôt qu’en certitudes.
Après plusieurs nuits de ce délicieux manège, qui se terminait invariablement sous la couverte, un soir, Pénélope sentit que quelque chose dans l’attitude de Daniel avait changé. Tout du long, il se montra souriant et chaleureux, plus que d’habitude; une fois retournés à leur chambre, il lui fit l’amour doucement, les yeux dans les yeux.
En soi, il ne s’agissait guère d’une exception ou d’une nouveauté; leurs performances mirobolantes étaient souvent émaillées de moments doux. Ce soir-là, cependant, Daniel semblait vouloir troquer l’excitation sensuelle contre une connexion spirituelle. Pour Pénélope, cette union de deux âmes distinctes valait mille fois mieux que la fusion mentale que Daniel souhaitait toujours. Elle s’endormit contente, amoureuse, satisfaite.
Un mouvement la tira du sommeil : Daniel s’habillait dans la pénombre de leur chambre. Avait-elle dormi trois secondes ou trois heures? « Je ne voulais pas te réveiller, dit-il.
— Ce n’est pas grave.
— J’espérais… Ne pas compliquer les choses outre mesure.
— Quelles choses?
— Je ne parle pas juste de mon futur ou du tien. Les fils convergent… Le sort du monde se joue ce soir.
— Mon Dieu! Qu’as-tu vu? »
Daniel hocha de la tête, le regard vague. « Je dois y aller. Pénélope, jure-moi que tu ne me suivras pas. » Face à son silence, Daniel répéta : « Jure-le-moi que je ne te verrai pas là-bas.
— Tu sais que je ne peux pas te dire non », répondit-elle. Mais je ne t’ai pas dit oui. Il hocha la tête, satisfait, boucla ses pantalons et sortit de la chambre. Une minute plus tard, elle entendit la porte de l’appartement claquer.  
C’était son signal.
Peu importe s’il allait aux devants de Harré ou du Diable en personne, il n’était pas question qu’elle se tourne les pouces pendant que le sort du monde était en jeu. Elle enfila des vêtements d’entraînement tout noirs avant de tirer du placard le fourreau double où elle rangeait ses couteaux de combat.
Pénélope n’avait jamais été naïve quant à son projet d’incarner la femme parfaite. Elle savait qu’elle se positionnait comme objet de convoitise pour les hommes – incluant ceux qui n’hésiteraient pas à assouvir leur désir de force. Elle avait commencé à apprendre les arts du combat au même moment où elle avait entrepris ses premières transformations, d’abord le judo, puis le kickboxing; elle avait ensuite fait un détour vers le jiu-jitsu brésilien avant de jeter son dévolu sur le Systema russe, qu’elle jugeait plus complet que n’importe quel autre style. Elle s’était jusqu’alors entraînée avec des lames émoussées, inoffensives; ses deux poignards, en revanche, étaient affutés comme des rasoirs. Elle n’avait jamais eu à s’en servir; elle préférait que cette nuit ne soit pas différente, mais plus encore, elle voulait être prête à tout.
Un coup d’œil à l’extérieur lui confirma que Daniel demeurait visible : il cheminait vers le lac Prince, à la vitesse de la promenade. Il ne lui restait qu’un détail à régler…
Ils conservaient dans leur pharmacopée un onguent capable de récréer en partie l’effet du procédé de Hoshmand. Elle se l’appliqua à toute vitesse, puis elle dévala les marches, fourreau en main. Elle rattrapa Daniel au bout du chemin, alors qu’il descendait sur la plage. Elle le fila à distance respectueuse; invisible ou pas, elle pouvait toujours être détectée par le bruit de ses pas.
Daniel s’engagea sur la promenade, une sorte de trottoir de bois qui courait sur toute la rive nord du lac. Un peu plus loin, un couple d’adolescents se partageaient un joint, les pieds dans le sable; voyant un adulte cheminer vers eux, ils cachèrent leur drogue et partirent dans l’autre direction. Ils croisèrent Pénélope l’instant d’après. Le fait qu’ils aient complètement ignoré la présence d’une femme fatale en vêtements moulants à deux mètres d’eux était la meilleure confirmation que l’onguent fonctionnait comme prévu.
À pas feutrés, elle continua de suivre Daniel à distance lorsqu’il quitta la promenade pour s’approcher d’un banc de parc en retrait… La nuit était sombre, mais les lampadaires éclairaient assez pour qu’elle reconnaisse l’homme qui s’y trouvait déjà. Van Haecht. Harré.
Daniel s’assit à côté de lui, et ils se mirent à papoter comme deux promeneurs jasant de la pluie et du beau temps.
À pas de loup, Pénélope s’approcha pour entendre leur conversation.

dimanche 2 juillet 2017

Le Nœud Gordien, épisode 477 : Tout est tout, 2e partie

Tobin avait répondu à Félicia en lui transmettant une adresse qui l’avait conduite à une église du Centre. Le choix de lieux avait de quoi surprendre : Tobin était tout sauf un enfant de chœur. Il était assis sur les marches du parvis. « Je ne m’attendais pas vraiment à ce que tu me rappelles, dit-il en guise de salutation.
— Les Maîtres n’ont vraiment pas apprécié qu’on les espionne…
— Pis toé?
— Tu as menti à tout le monde… Mais à ma connaissance, tu ne nous as jamais vraiment nui. Est-ce que je me trompe?
— Non. Tout ce que j’ai fait, c’était pour protéger mon monde. On ne cherche pas le trouble… Mais si le trouble nous cherche, on va lui faire regretter.
— Comme le motard que tu as fait disparaître… »
Tobin grimaça. « Ouais.
— Qu’est-ce qui s’est passé avec lui? Comment as-tu…
— Peu importe », dit-il d’un ton sans appel. « T’es ici parce que t’as besoin d’aide.
— Oui, je… »
Tobin l’interrompit à nouveau. « Si tu veux notre aide, va falloir que tu fasses ta part du marché.
— Quel marché? Tu m’as envoyé vers une maison vide…
— Notre part était de te montrer la cachette de Van Haecht… C’est ce qu’on a fait. »
Merde. Il avait raison : la faveur avait été formulée ainsi. Elle aurait dû faire plus attention… « Bon point.
— Content qu’on se comprenne », dit Tobin en se levant. « T’es prête?
— M… Maintenant?
— Ben oui. Viens, on a tout préparé. »
Trop interloquée pour rouspéter, elle le suivit lorsqu’il descendit les marches et contourna l’église jusqu’à une petite porte latérale. À côté de l’entrée, une affiche ornée du logo des Anonymes annonçait les dates des prochains groupes de soutien.
L’intérieur ressemblait à tous les autres sous-sols d’église : un grand espace à la décoration intemporelle – pas du genre qui ne se démodait pas, plutôt celui qui n’avait jamais été actuel. Des cloisons amovibles en bois cheap séparaient la salle en deux – question d’accommoder les fans de bingo et les Anonymes en même temps, supposa-t-elle.
Tobin la guida vers l’autre moitié. Deux tables pliantes trônaient au milieu de l’espace. La surface de l’une d’elle demeurait nue, l’autre était recouverte de tout le matériel nécessaire pour la métempsychose. Inculant… « Qu’est-ce que mon urne fait là!? 
— C’est pas ton urne. »
Elle s’approcha pour l’examiner, incrédule. Il lui suffit d’un instant pour confirmer que c’était bien la sienne : elle reconnaissait jusqu’aux traces de ses doigts sur la couverture d’argile.
« J’te dis que c’est pas elle!, répéta Tobin. C’est juste un copier-coller! » La prenait-il pour une valise? « Tu verras bien : l’originale est là où tu l’as laissée... »
Même s’il s’agissait d’une copie, l’idée qu’on l’ait dépossédée de son secret lui paraissait des plus déplaisantes. « De toute façon, je n’en ai pas besoin, vu que l’esprit de Timothée est déjà avec vous… 
— Oh, tu vas en avoir besoin. Tu vas comprendre dans cinq minutes. En attendant, t’es aussi bien de réviser le procédé. Paraît qu’y’est pas facile. »
Malgré sa frustration, son cerveau formaté à coups de recommence! par Gordon s’activa. Pouvait-elle espérer réussir? Gordon avait nécessité plus de onze heures pour transférer l’impression de Tobin de l’urne au corps du comateux. Depuis, il avait raffiné son procédé jusqu’à réduire le temps d’exécution à six ou sept heures. C’était quand même tout un défi… Mais elle était bien entraînée. Elle passa en revue chacune des étapes, du début à la fin, de plus en plus confiante de n’avoir rien oublié.
Pendant tout ce temps, Tobin l’observa sans cligner des yeux. Au moment précis où elle compléta sa révision, des bruits se firent entendre dans la section adjacente. Mike Tobin et Martin les rejoignirent, accompagnés d’un grand gaillard au torse moulé par sa camisole blanche. Musclé, percé, tatoué, il aurait été plutôt sexy s’il n’avait pas eu les traits relâchés et les paupières mi-closes du stoner ayant abusé.
Martin le guida comme une somnambule jusqu’à la table dégagée. Il le fit s’assoir avant de soulever ses pieds pour l’y coucher comme une civière. « Qu’est-ce que ça veut dire?, demanda-t-elle.
— Félicia, je te présente notre ami Rem, répondit Tobin. Il s’est porté volontaire pour laisser son body à Tim. Son esprit à lui, pitche-moi ça dans l’urne! 
— L’urne, c’est la souffrance continuelle! Tu le sais mieux que n’importe qui!
— Exactement », répondit Tobin sur un ton qui lui donna froid dans le dos. « C’est ce qu’y mérite.
— Je ne peux pas faire ça!
— Tu nous dois cette faveur, rappela Tobin.
— Je ne sortirai pas un gars de son propre corps pour l’envoyer en enfer. Pas question. »
Tobin n’argumenta pas davantage. Martin alla se planter à côté de lui. Ils levèrent les mains; une étincelle apparut entre leurs paumes. Elle aurait dû se demander ce qu’ils faisaient là, mais une seule pensée occupa soudainement la quasi-totalité de son esprit : elle devait respecter leur marché, elle était là pour ça, rien ne devait l’en empêcher.
Une petite voix en elle sonnait toutefois l’alarme. Cette inflexion soudaine du fil de ses réflexions évoquait une sensation désagréable… Au goût familier des chocolats d’Espinosa. Ils essaient de prendre le contrôle…
La petite voix se mit à répéter son mantra : Je. Me. Moi. À chaque boucle, elle sentit sa résolution croître, jusqu’à ce que la petite voix ait pris le dessus sur celles des Trois.
« Non », déclara-t-elle après leur avoir arraché le plein contrôle de son esprit. Martin et Tobin furent secoués, comme s’ils avaient reçu un coup de poing invisible. L’étincelle disparut. « Vous n’avez pas l’habitude de vous mesurer à des esprits disciplinés, hein? Écartez-vous de mon chemin. » Ils obéirent, visiblement décontenancés.
En passant, elle renversa délibérément l’urne sur la table. Elle tomba sur le sol avec un craquement, la couverture d’argile éclatant en mille miettes. « Oups », lança-t-elle en poursuivant son chemin, furieuse qu’on ait tenté de la piéger, fière de s’en être tirée malgré tout.
Cette petite victoire n’aidait toutefois en rien son problème… La confiance était définitivement rompue avec les Trois; elle devait trouver une meilleure solution à son problème.

« Eh ben, ç’aurait pu aller mieux, dit Mike après le départ de Félicia.
— Non, répondit Karl. C’était parfait. »
Mike n’avait aucune idée de ce qui lui donnait cette impression. « Elle a cassé l’urne, rappela-t-il.
— On a juste à en fabriquer une autre, dit Martin. Copier-coller. Hey, Karl… Lui suggérer de réviser le procédé… Bien joué!
— Ouais. Y’a du stock là-dedans… Comment y font pour apprendre des affaires qui prennent des demi-journées? Tricane avait de la misère à me faire asseoir cinq minutes… »
Mike comprit. « Tu as vu comment faire dans sa tête! Woah… Es-tu en train de me dire que tu as mémorisé tout ce qu’il fallait faire en une couple de minutes?
— Es-tu fou? Non, j’ai juste pu voir comment elle s’y prenait. Avec nos moyens, au Terminus, ça va être pas mal plus facile. Nous autres, on n’a pas besoin de tout leur flala.
— Parce que tout est tout, dit Martin.
— Ouais, dit Tobin. Toutt’ est toutt’. » Il balança une chiquenaude sur le nez de Rem, toujours gelé par leur sédation télépathique. « Sauf toé. Toi, t’es pu rien. »