À la fin de leurs séances
de travail à l’Agora, Daniel Olson et Pénélope Vasquez insistaient toujours pour
retourner passer la nuit dans la Petite-Méditerranée. Les autres initiés considéraient
cette routine imprudente, mais pour le couple, se replier sur leur intimité
représentait plus qu’un caprice : c’était une nécessité.
Leurs nuits ensemble
s’avéraient d’autant plus précieuses qu’ils étaient tous deux conscients que
leur monde pouvait chavirer n’importe quand. Pénélope devinait que la mort
inattendue de Berthold affectait Daniel plus qu’il ne le montrait; Elle
s’efforçait à offrir un contrepoint à sa morosité, en jouissant de leur temps
ensemble comme s’il n’y avait pas de lendemain. Ils ne demeuraient pas moins vigilants
durant ces virées nocturnes : ils avaient eu la démonstration que lorsque
plus d’un devin était impliqué, les prophéties se déclinaient en probabilités
plutôt qu’en certitudes.
Après plusieurs nuits de ce
délicieux manège, qui se terminait invariablement sous la couverte, un soir, Pénélope
sentit que quelque chose dans l’attitude de Daniel avait changé. Tout du long,
il se montra souriant et chaleureux, plus que d’habitude; une fois retournés à
leur chambre, il lui fit l’amour doucement, les yeux dans les yeux.
En soi, il ne s’agissait
guère d’une exception ou d’une nouveauté; leurs performances mirobolantes
étaient souvent émaillées de moments doux. Ce soir-là, cependant, Daniel
semblait vouloir troquer l’excitation sensuelle contre une connexion
spirituelle. Pour Pénélope, cette union de deux âmes distinctes valait mille
fois mieux que la fusion mentale que Daniel souhaitait toujours. Elle
s’endormit contente, amoureuse, satisfaite.
Un mouvement la tira du
sommeil : Daniel s’habillait dans la pénombre de leur chambre. Avait-elle
dormi trois secondes ou trois heures? « Je ne voulais pas te réveiller,
dit-il.
— Ce n’est pas grave.
— J’espérais… Ne pas
compliquer les choses outre mesure.
— Quelles choses?
— Je ne parle pas juste de
mon futur ou du tien. Les fils convergent… Le sort du monde se joue ce soir.
— Mon Dieu! Qu’as-tu
vu? »
Daniel hocha de la tête, le
regard vague. « Je dois y aller. Pénélope, jure-moi que tu ne me suivras
pas. » Face à son silence, Daniel répéta : « Jure-le-moi que je
ne te verrai pas là-bas.
— Tu sais que je ne peux
pas te dire non », répondit-elle. Mais
je ne t’ai pas dit oui. Il hocha la tête, satisfait, boucla ses pantalons
et sortit de la chambre. Une minute plus tard, elle entendit la porte de
l’appartement claquer.
C’était son signal.
Peu importe s’il allait aux
devants de Harré ou du Diable en personne, il n’était pas question qu’elle se
tourne les pouces pendant que le sort du monde était en jeu. Elle enfila des
vêtements d’entraînement tout noirs avant de tirer du placard le fourreau
double où elle rangeait ses couteaux de combat.
Pénélope n’avait jamais été
naïve quant à son projet d’incarner la femme parfaite. Elle savait qu’elle se
positionnait comme objet de convoitise pour les hommes – incluant ceux qui
n’hésiteraient pas à assouvir leur désir de force. Elle avait commencé à
apprendre les arts du combat au même moment où elle avait entrepris ses
premières transformations, d’abord le judo, puis le kickboxing; elle avait
ensuite fait un détour vers le jiu-jitsu brésilien avant de jeter son dévolu
sur le Systema russe, qu’elle jugeait plus complet que n’importe quel autre
style. Elle s’était jusqu’alors entraînée avec des lames émoussées,
inoffensives; ses deux poignards, en revanche, étaient affutés comme des
rasoirs. Elle n’avait jamais eu à s’en servir; elle préférait que cette nuit ne
soit pas différente, mais plus encore, elle voulait être prête à tout.
Un coup d’œil à l’extérieur
lui confirma que Daniel demeurait visible : il cheminait vers le lac
Prince, à la vitesse de la promenade. Il ne lui restait qu’un détail à régler…
Ils conservaient dans leur
pharmacopée un onguent capable de récréer en partie l’effet du procédé de
Hoshmand. Elle se l’appliqua à toute vitesse, puis elle dévala les marches,
fourreau en main. Elle rattrapa Daniel au bout du chemin, alors qu’il
descendait sur la plage. Elle le fila à distance respectueuse; invisible ou
pas, elle pouvait toujours être détectée par le bruit de ses pas.
Daniel s’engagea sur la
promenade, une sorte de trottoir de bois qui courait sur toute la rive nord du
lac. Un peu plus loin, un couple d’adolescents se partageaient un joint, les
pieds dans le sable; voyant un adulte cheminer vers eux, ils cachèrent leur
drogue et partirent dans l’autre direction. Ils croisèrent Pénélope l’instant
d’après. Le fait qu’ils aient complètement ignoré la présence d’une femme fatale
en vêtements moulants à deux mètres d’eux était la meilleure confirmation que
l’onguent fonctionnait comme prévu.
À pas feutrés, elle continua
de suivre Daniel à distance lorsqu’il quitta la promenade pour s’approcher d’un
banc de parc en retrait… La nuit était sombre, mais les lampadaires éclairaient
assez pour qu’elle reconnaisse l’homme qui s’y trouvait déjà. Van Haecht. Harré.
Daniel s’assit à côté de
lui, et ils se mirent à papoter comme deux promeneurs jasant de la pluie et du
beau temps.
À pas de loup, Pénélope
s’approcha pour entendre leur conversation.
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