dimanche 9 décembre 2012

Le Noeud Gordien, épisode 250 : Zurich

Catherine Mandeville attendait Félicia à la sortie des vols internationaux de l’aéroport de Zurich, tirée à quatre épingles comme toujours. « Merci d’être venue », dit Félicia en tendant sa main.
« Une faveur est une faveur », répondit Mandeville en la lui serrant. Elles eurent le moment d’hésitation de celles qui ne savent pas trop si elles doivent se faire la bise ou pas; Félicia prit l’initiative. Elle lui embrassa les deux joues; elle sentit Mandeville tressaillir au contact de son étreinte, pourtant légère. « Mon avion est arrivé il y a moins d’une heure », dit Mandeville en lissant sa veste de ses deux paumes. Elle toussota avant d’ajouter : « Tu as fait un bon vol? »
« Oui, merci », répondit Félicia avec un sourire qu’elle espérait capable de dissiper l’embarras de Mandeville. Leurs premiers rapports s’étaient avérés houleux; Félicia savait maintenant que Mandeville n’était pas mauvaise tant qu’on se gardait de la prendre à rebrousse-poil. « Il se fait tard; aurons-nous le temps d’y aller aujourd’hui?
— Pour le premier arrêt, définitivement; pour le second, ce serait mieux d’attendre demain. Je connais l’endroit, mais je n’y suis allée qu’une seule fois. Je préférerais conduire de jour.
— Oui, parfait, je comprends… »
Un taxi les cueillit à la sortie de l’aéroport. Mandeville donna quelques instructions en allemand au chauffeur. En quelques minutes, ils étaient sur l’autoroute.
« C’est vraiment une belle ville, dit Félicia. « Il y a de la verdure partout… Ça fait changement de La Cité… 
— Tu aurais dû voir dans les années cinquante », dit Mandeville. « Ces autoroutes ont charcuté la ville, tu ne peux pas imaginer. »
Les deux femmes se perdirent en rêveries silencieuses; celle de Félicia était excitée, mais elle devinait celle de Mandeville plutôt nostalgique.
Une fois en ville, le taxi longea la rivière Limmat quelques instants avant de s’engager sur une artère perpendiculaire. Il s’arrêta finalement après une centaine de mètres. Mandeville lui paya le montant de leur course au centime près.
« C’est là », dit Mandeville une fois le taxi disparu.
« Ça? Mais c’est un hôtel!
— Oh, je croyais que tu le savais », dit Mandeville en se grattant le cou. « L’attentat a presque détruit le bâtiment. Les Maîtres restants se sont débarrassés de la bâtisse. Après ces événements tragiques, ils ont cessé de graviter autour d’un endroit fixe… » Elle tira sa valise vers la réception. « Tu viens? C’est là que j’ai pris nos chambres. Et j’ai besoin d’une bonne douche chaude. L’avion me stresse tellement… à chaque fois… »
Si la bâtisse avait été reconstruite, qu’étaient devenues les impressions des Maîtres? Étaient-ils demeurés au même endroit sans être touchés par les changements autour d’eux? C’était plausible. Félicia préférait le croire… « Où étaient les Maîtres à leur mort?
— À peu près ici, mais il y en avait aussi au sous-sol et au deuxième. Pourquoi? » Avant que Félicia n’ait pu répondre, elle ajouta : « Tu veux voir leurs impressions? » Félicia acquiesça. « Eh bien, bonne chance : moi, j’en ai jamais trouvé. »
Cette nouvelle lui scia les jambes. Elle aurait dû se douter qu’elle n’était pas la première à s’intéresser à la mort des Maîtres… Pourquoi ne l’avait-elle pas demandé avant de faire tout ce chemin? Il restait quand même une autre possibilité. « Et Harré?
— Même chose. Quoique… tu verras : le site porte encore sa trace. On se rejoint au restaurant, disons à vingt heures trente? » Félicia fit encore oui de la tête. Elle avait envie de crier.
Elle alla déposer sa valise dans sa chambre avant de passer de longues minutes à entrer en état d’acuité. Elle alla ensuite fouiner dans l’hôtel en espérant trouver quelque chose que Mandeville avait négligé.
Elle parcourut les cinq étages et les deux sous-sols, à l’affût d’impressions, mais aussi du personnel. Que pouvait-elle répondre si on lui demandait ce qu’elle faisait? Ne vous en faites surtout pas, je cherche des fantômes!
Lorsqu’elle rejoignit Mandeville à l’heure convenue, elle n’avait pas trouvé quoi que ce soit. Elle commanda une bouteille de rouge avant même d’avoir regardé le menu. Mandeville la laissa remplir son verre, mais refusa qu’elle en rajoute ensuite. Un de ces jours, je vais la saouler, se promit Félicia. On va voir de quoi elle a l’air, une fois décoincée.
Elles se retirèrent assez tôt. Félicia fit livrer deux bouteilles supplémentaires à sa chambre. Lorsqu’elle s’endormit, il restait moins du tiers de la seconde.
Le téléphone de sa chambre la réveilla; après une seconde de confusion, elle réalisa qu’elle s’était endormie tout habillée. Elle décrocha l’appareil et poussa un son indistinct.
« J’ai loué une voiture. Je t’attends en bas.
— Je descends dans cinq minutes. »
La journée était fraîche et grise; la pluie menaçait de tomber à tout moment. Mandeville haussa le sourcil en voyant Félicia, indice que sa nuit avait laissé des séquelles visibles. Elle eut toutefois la politesse de ne rien dire. Elles se mirent en route vers le nord-ouest; après un segment d’autoroute, elles empruntèrent une voie zigzaguant entre des collines pour enfin prendre un petit chemin asphalté qui gravissait l’une d’elle.
Félicia brisa le silence en disant : « Il paraît que Harré avait l’habitude de s’attaquer à des Maîtres seuls…
— C’est vrai. L’attaque de Zurich était l’exception. J’imagine que cette fois, il voulait profiter de l’effet de surprise. Tu sais que l’un des Seize l’a vu attaquer un de ses alliés en direct, à Londres?
— Oui, j’ai entendu cette histoire.
— Il était démasqué; il est passé à l’attaque le jour même. Personne ne pouvait s’attendre à ce qu’il débarque à Zurich aussi vite… Après le choc initial, les Maîtres et les initiés survivants se sont finalement coordonnés. Harré a encore eu le temps d’en éliminer quelques-uns…
— Quel gâchis.
— …mais Schachter et les autres ont fini par l’avoir. Tiens! Nous y sommes presque! »
La colline était assez haute; on pouvait voir les champs, les bois et les agglomérations qui se succédaient jusqu’au sillon tracé par la Limmat. « C’est ici », dit Mandeville en coupant le contact. Elles sortirent de la voiture. « Il est mort là, tu vois le cercle? » Un rond parfait d’une dizaine de mètres contrastait avec la verdure environnante. Il était complètement dénué de végétation. « Paicheler a détecté une énergie radiesthésique résiduelle, distincte des grands Cercles qu’on retrouve dans les villes… 
— Mais pas d’impression?
— Pas d’impression.
— J’ai une affinité avec la nécromancie. Je vais aller voir par moi-même, d’accord? »
Il y a quelques mois de cela, Mandeville aurait sans doute trouvé Félicia arrogante de penser pouvoir faire mieux qu’elle. Aujourd’hui, elle se contenta de lui faire oui de la tête. C’était une petite victoire personnelle pour Félicia… la confirmation concrète de son statut d’adepte.
Entrer en état d’acuité avec une gueule de bois était comparable à pédaler sur une pente montante; c’était plus difficile, plus pénible, mais quand même accessible pour quelqu’un d’entraîné. Elle ferma ses yeux et se mit au travail.
Elle ressentit dès les premiers instants cette énergie mentionnée par Mandeville, une force qu’elle ne pouvait décrire autrement qu’en reconnaissant qu’elle ne ressemblait à rien d’autre. Elle continua à aiguiser son acuité jusqu’à ce qu’elle soit sûre de ne plus pouvoir aller plus loin. Puis elle ouvrit les yeux.
Il était là.
L’impression de Harré se tenait au centre du cercle; c’était la première qu’elle observait depuis longtemps qui ne soit pas en train de la regarder. Son visage était tordu par un effort qui paraissait monumental.
Pourquoi n’était-elle pas tournée vers Félicia, comme les autres? À moins qu’elle soit restée dans la même posture qu’au moment de la mort de Harré? Pourquoi Mandeville n’avait pas pu voir cette impression? Elle était si claire, si… présente.
Félicia sursauta : l’impression avait relevé la tête pour la regarder directement.
« Quoi? », demanda Mandeville en voyant son expression stupéfaite s’accentuer encore. « Est-ce que tu vois quelque chose? Félicia? Félicia!
— Il est là », répondit-elle, traversée par un tsunami de chair de poule.
— Quoi?
— Il… il vient de me faire un clin d’œil. »

dimanche 2 décembre 2012

Le Noeud Gordien, épisode 249 : Un Maître andalou

Nu-pieds, sa chemise ouverte, Khuzaymah laissait son instrument lui montrer le chemin vers la grâce. Il jouait depuis un moment déjà – il n’aurait pu dire depuis combien de temps, tant son investissement dans ses mouvements était total. Il s’approchait de ce moment où le musicien, la musique et l’instrument se fondent en une seule et même chose aux frontières mal définies.
Comme elle avait changé, la mélodie de son cœur, depuis qu’il l’avait découverte! Comme il avait changé, lui, à travers ses arts!
La guitare avait été son premier amour, plus que ces tamboor et pandura et autres luths qu’il avait essayés à chaque occasion. Fidèle à lui-même, il avait appris à construire des guitares en même temps qu’il apprenait à en jouer. Son mentor avait déclaré qu’il avait produit quelques guitares excellentes, mais Khuzaymah jugeait davantage ses œuvres en fonction de ce qu’il aurait pu faire mieux qu’en fonction de ce qu’il avait réussi. À défaut de produire l’instrument parfait, il avait néanmoins fini par en produire quelques-uns qui soient dignes de son amour, et qui lui avaient permis de se consacrer davantage à la technique du jeu.
La guitare était un instrument sous-estimé par les sots qui la confinaient à un seul genre de musique. Khuzaymah, lui, avait toujours été époustouflé par sa versatilité même après des années de pratique. Il avait trouvé mille façons de faire résonner sous le ciel la beauté qu’il portait en lui et qui jaillissait du bout de ses doigts, mais une partie de son âme était demeurée muette durant tout ce temps, une partie dont il avait deviné l’existence sans comprendre sa nature, un peu comme on ne peut percevoir un nuage la nuit que parce qu’il cache les étoiles.
Sa vie avait changé à son premier contact avec un sitar moderne. Ce jour-là, il avait été secoué de larmes d’exaltation violente mêlée à une tristesse incompréhensible. Cette année-là, il était allé s’établir aux Indes, le berceau de cet objet béni; là-bas, il avait pu apprendre les langues, les us et les coutumes, mais surtout la musique en acquérant tout ce qu’il pouvait savoir sur l’art du sitar, incluant les secrets de sa fabrication.
Il connaissait depuis toujours cet axiome philosophique : chaque chose se retrouve dans chaque autre. Il le comprit plus que jamais en avançant dans sa maîtrise du sitar. Comme le cœur de la fleur, la coquille du nautile et les bras d’une galaxie partagent la même forme de spirale, la méditation, les mathématiques, les arts occultes et la musique découlaient d’une même grande vérité sous-jacente qui permettait à ces arts de se rejoindre dans leurs subtilités. C’était à ce point vrai que Khuzaymah en était venu à les travailler tous lorsqu’il pratiquait l’un d’eux.
En jouant ici et maintenant, Khuzaymah se fondait au partout et au toujours; il devenait plus qu’un musicien… Il s’approchait de ce moment magique où il pouvait faire descendre sur terre la musique des anges et inscrire dans les vibrations de l’éther un moment fugace de beauté parfaite dans un monde loin de l’être, comme un cristal limpide et géométrique posé dans un écrin de boue…
Bien entendu, même cela était une illusion; cette beauté se trouvait déjà dans toute chose, mais quelle joie de rendre manifeste le subtil! Quelle joie de rendre l’éternel audible le temps d’un soupir!
La porte de ses appartements s’ouvrit soudainement. Khuzaymah posa sa paume sur les cordes. La musique se tut sur-le-champ. Le jeune visage d’Aleksi Korhonen apparut dans l’entrebâillement. « Excuse-moi… Est-ce que je te dérange? » Khuzaymah fit non de la tête. Il lui fit signe de le rejoindre avant de déposer son sitar. « J’ai encore échoué », dit le nouveau venu, la mine renfrognée. « Je pensais que les dispositifs que j’avais installés sur ma statuette me permettraient de la retrouver facilement.
— Ils étaient bien complétés, pourtant?
— Oui. Mais j’étais presque prêt à les recharger. Théoriquement, ils auraient dû tenir jusqu’à maintenant, mais en pratique…
— Est-ce que les perturbations du Cercle de Harré peuvent…
— Oui, oui, si le voleur est dedans. Mais je suis certain que le voleur a lui-même utilisé des procédés pour la protéger contre mes tentatives de détection.
— Cela réduit de beaucoup les possibilités. Qui…
— Je ne sais pas. Hoshmand m’en veut, mais il n’a plus ses pouvoirs. Gordon m’a dit qu’il n’avait rien à voir avec cette affaire, et je sais qu’il ne mentait pas. Qui alors? Mandeville? Espinosa? Rien de cela n’a de sens. Il ne reste que cette damnée Tricane.
— Ne t’en fais pas. Nous saurons bien la retrouver. Et si tu acceptais l’offre de Gordon? Si tu le laissais t’aider?
— C’est là que j’en suis. Tu avais raison. Comme toujours.
— Détends-toi », lui dit Khuzaymah en caressant ses cheveux, un geste plus familier qu’affectueux. Il reprit son instrument. « Je vais te jouer quelque chose.
— Merci, Derek. Ça me fait toujours du bien de te parler. »
Les doigts de Khuzaymah se remirent à courir sur les cordes de son sitar. Le jeune homme ferma les yeux, happé dès les premières notes.
Que diraient les admirateurs de Derek Virkkunen s’ils réalisaient que ses créations acclamées n’étaient, à tout prendre, que son violon d’Ingres?