« Une faveur est une faveur »,
répondit Mandeville en la lui serrant. Elles eurent le moment d’hésitation de
celles qui ne savent pas trop si elles doivent se faire la bise ou pas; Félicia
prit l’initiative. Elle lui embrassa les deux joues; elle sentit Mandeville
tressaillir au contact de son étreinte, pourtant légère. « Mon avion est arrivé
il y a moins d’une heure », dit Mandeville en lissant sa veste de ses deux
paumes. Elle toussota avant d’ajouter : « Tu as fait un bon vol? »
« Oui, merci », répondit
Félicia avec un sourire qu’elle espérait capable de dissiper l’embarras de
Mandeville. Leurs premiers rapports s’étaient avérés houleux; Félicia savait
maintenant que Mandeville n’était pas mauvaise tant qu’on se gardait de la
prendre à rebrousse-poil. « Il se fait tard; aurons-nous le temps d’y aller
aujourd’hui?
— Pour le premier arrêt,
définitivement; pour le second, ce serait mieux d’attendre demain. Je connais l’endroit,
mais je n’y suis allée qu’une seule fois. Je préférerais conduire de jour.
— Oui, parfait, je comprends… »
Un taxi les cueillit à la sortie de
l’aéroport. Mandeville donna quelques instructions en allemand au chauffeur. En
quelques minutes, ils étaient sur l’autoroute.
« C’est vraiment une belle
ville, dit Félicia. « Il y a de la verdure partout… Ça fait changement de La
Cité…
— Tu aurais dû voir dans les années
cinquante », dit Mandeville. « Ces autoroutes ont charcuté la ville, tu ne
peux pas imaginer. »
Les deux femmes se perdirent en
rêveries silencieuses; celle de Félicia était excitée, mais elle devinait celle
de Mandeville plutôt nostalgique.
Une fois en ville, le taxi longea la
rivière Limmat quelques instants avant de s’engager sur une artère
perpendiculaire. Il s’arrêta finalement après une centaine de mètres. Mandeville
lui paya le montant de leur course au centime près.
« C’est là », dit Mandeville une
fois le taxi disparu.
« Ça? Mais c’est un hôtel!
— Oh, je croyais que tu le savais »,
dit Mandeville en se grattant le cou. « L’attentat a presque détruit le
bâtiment. Les Maîtres restants se sont débarrassés de la bâtisse. Après ces
événements tragiques, ils ont cessé de graviter autour d’un endroit fixe… »
Elle tira sa valise vers la réception. « Tu viens? C’est là que j’ai pris
nos chambres. Et j’ai besoin d’une
bonne douche chaude. L’avion me stresse tellement… à chaque fois… »
Si la bâtisse avait été
reconstruite, qu’étaient devenues les impressions des Maîtres? Étaient-ils
demeurés au même endroit sans être touchés par les changements autour d’eux? C’était
plausible. Félicia préférait le croire… « Où étaient les Maîtres à leur
mort?
— À peu près ici, mais il y en avait
aussi au sous-sol et au deuxième. Pourquoi? » Avant que Félicia n’ait pu
répondre, elle ajouta : « Tu veux voir leurs impressions? » Félicia
acquiesça. « Eh bien, bonne chance : moi, j’en ai jamais trouvé. »
Cette nouvelle lui scia les jambes.
Elle aurait dû se douter qu’elle n’était pas la première à s’intéresser à la
mort des Maîtres… Pourquoi ne l’avait-elle pas demandé avant de faire tout
ce chemin? Il restait quand même une autre possibilité. « Et Harré?
— Même chose. Quoique… tu verras :
le site porte encore sa trace. On se rejoint au restaurant, disons à vingt
heures trente? » Félicia fit encore oui de la tête. Elle avait envie de crier.
Elle alla déposer sa valise dans sa
chambre avant de passer de longues minutes à entrer en état d’acuité. Elle alla
ensuite fouiner dans l’hôtel en espérant trouver quelque chose que Mandeville avait
négligé.
Elle parcourut les cinq étages et
les deux sous-sols, à l’affût d’impressions, mais aussi du personnel. Que
pouvait-elle répondre si on lui demandait ce qu’elle faisait? Ne vous en faites surtout pas, je cherche
des fantômes!
Lorsqu’elle rejoignit Mandeville à l’heure
convenue, elle n’avait pas trouvé quoi que ce soit. Elle commanda une bouteille
de rouge avant même d’avoir regardé le menu. Mandeville la laissa remplir son
verre, mais refusa qu’elle en rajoute ensuite. Un de ces jours, je vais la saouler, se promit Félicia. On va voir de quoi elle a l’air, une fois
décoincée.
Elles se retirèrent assez tôt.
Félicia fit livrer deux bouteilles supplémentaires à sa chambre. Lorsqu’elle s’endormit,
il restait moins du tiers de la seconde.
Le téléphone de sa chambre la
réveilla; après une seconde de confusion, elle réalisa qu’elle s’était endormie
tout habillée. Elle décrocha l’appareil et poussa un son indistinct.
« J’ai loué une voiture. Je t’attends
en bas.
— Je descends dans cinq minutes. »
La journée était fraîche et grise; la
pluie menaçait de tomber à tout moment. Mandeville haussa le sourcil en voyant
Félicia, indice que sa nuit avait laissé des séquelles visibles. Elle eut toutefois la
politesse de ne rien dire. Elles se mirent en route vers le nord-ouest; après
un segment d’autoroute, elles empruntèrent une voie zigzaguant entre des
collines pour enfin prendre un petit chemin asphalté qui gravissait l’une d’elle.
Félicia brisa le silence en disant :
« Il paraît que Harré avait l’habitude de s’attaquer à des Maîtres seuls…
— C’est vrai. L’attaque de Zurich
était l’exception. J’imagine que cette fois, il voulait profiter de l’effet de
surprise. Tu sais que l’un des Seize l’a vu attaquer un de ses alliés en
direct, à Londres?
— Oui, j’ai entendu cette histoire.
— Il était démasqué; il est passé à
l’attaque le jour même. Personne ne pouvait s’attendre à ce qu’il débarque à
Zurich aussi vite… Après le choc initial, les Maîtres et les initiés survivants
se sont finalement coordonnés. Harré a encore eu le temps d’en éliminer
quelques-uns…
— Quel gâchis.
— …mais Schachter et les autres ont
fini par l’avoir. Tiens! Nous y sommes presque! »
La colline était assez haute; on
pouvait voir les champs, les bois et les agglomérations qui se succédaient
jusqu’au sillon tracé par la Limmat. « C’est ici », dit Mandeville en
coupant le contact. Elles sortirent de la voiture. « Il est mort là, tu
vois le cercle? » Un rond parfait d’une dizaine de mètres contrastait avec
la verdure environnante. Il était complètement dénué de végétation. « Paicheler
a détecté une énergie radiesthésique résiduelle, distincte des grands Cercles
qu’on retrouve dans les villes…
— Mais pas d’impression?
— Pas d’impression.
— J’ai une affinité avec la
nécromancie. Je vais aller voir par moi-même, d’accord? »
Il y a quelques mois de cela, Mandeville
aurait sans doute trouvé Félicia arrogante de penser pouvoir faire mieux qu’elle.
Aujourd’hui, elle se contenta de lui faire oui de la tête. C’était une petite
victoire personnelle pour Félicia… la confirmation concrète de son statut d’adepte.
Entrer en état d’acuité avec une
gueule de bois était comparable à pédaler sur une pente montante; c’était plus
difficile, plus pénible, mais quand même accessible pour quelqu’un d’entraîné.
Elle ferma ses yeux et se mit au travail.
Elle ressentit dès les premiers
instants cette énergie mentionnée par Mandeville, une force qu’elle ne pouvait
décrire autrement qu’en reconnaissant qu’elle ne ressemblait à rien d’autre.
Elle continua à aiguiser son acuité jusqu’à ce qu’elle soit sûre de ne plus
pouvoir aller plus loin. Puis elle ouvrit les yeux.
Il était là.
L’impression de Harré se tenait au
centre du cercle; c’était la première qu’elle observait depuis longtemps qui ne
soit pas en train de la regarder. Son visage était tordu par un effort qui
paraissait monumental.
Pourquoi n’était-elle pas tournée
vers Félicia, comme les autres? À moins qu’elle soit restée dans la même
posture qu’au moment de la mort de Harré? Pourquoi Mandeville n’avait pas pu
voir cette impression? Elle était si claire, si… présente.
Félicia sursauta : l’impression
avait relevé la tête pour la regarder directement.
« Quoi? », demanda
Mandeville en voyant son expression stupéfaite s’accentuer encore. « Est-ce
que tu vois quelque chose? Félicia? Félicia!
— Il est là », répondit-elle, traversée
par un tsunami de chair de poule.
— Quoi?
— Il… il vient de me faire un clin d’œil. »