Comme elle avait changé, la mélodie
de son cœur, depuis qu’il l’avait découverte! Comme il avait changé, lui, à travers
ses arts!
La guitare avait été son premier
amour, plus que ces tamboor et pandura et autres luths qu’il avait essayés à
chaque occasion. Fidèle à lui-même, il avait appris à construire des guitares
en même temps qu’il apprenait à en jouer. Son mentor avait déclaré qu’il avait
produit quelques guitares excellentes, mais Khuzaymah jugeait davantage ses
œuvres en fonction de ce qu’il aurait pu faire mieux qu’en fonction de ce qu’il
avait réussi. À défaut de produire l’instrument parfait, il avait néanmoins
fini par en produire quelques-uns qui soient dignes de son amour, et qui lui
avaient permis de se consacrer davantage à la technique du jeu.
La guitare était un instrument
sous-estimé par les sots qui la confinaient à un seul genre de musique. Khuzaymah,
lui, avait toujours été époustouflé par sa versatilité même après des années de
pratique. Il avait trouvé mille façons de faire résonner sous le ciel la beauté
qu’il portait en lui et qui jaillissait du bout de ses doigts, mais une partie
de son âme était demeurée muette durant tout ce temps, une partie dont il avait
deviné l’existence sans comprendre sa nature, un peu comme on ne peut percevoir
un nuage la nuit que parce qu’il cache les étoiles.
Sa vie avait changé à son premier
contact avec un sitar moderne. Ce jour-là, il avait été secoué de larmes
d’exaltation violente mêlée à une tristesse incompréhensible. Cette année-là,
il était allé s’établir aux Indes, le berceau de cet objet béni; là-bas, il avait
pu apprendre les langues, les us et les coutumes, mais surtout la musique en
acquérant tout ce qu’il pouvait savoir sur l’art du sitar, incluant les secrets
de sa fabrication.
Il connaissait depuis toujours cet
axiome philosophique : chaque chose se retrouve dans chaque autre. Il le
comprit plus que jamais en avançant dans sa maîtrise du sitar. Comme le cœur de
la fleur, la coquille du nautile et les bras d’une galaxie partagent la même
forme de spirale, la méditation, les mathématiques, les arts occultes et la
musique découlaient d’une même grande vérité sous-jacente qui permettait à ces arts
de se rejoindre dans leurs subtilités. C’était à ce point vrai que Khuzaymah en
était venu à les travailler tous lorsqu’il pratiquait l’un d’eux.
En jouant ici et maintenant,
Khuzaymah se fondait au partout et au toujours; il devenait plus qu’un musicien…
Il s’approchait de ce moment magique où il pouvait faire descendre sur terre la
musique des anges et inscrire dans les vibrations de l’éther un moment fugace
de beauté parfaite dans un monde loin de l’être, comme un cristal limpide et
géométrique posé dans un écrin de boue…
Bien entendu, même cela était une
illusion; cette beauté se trouvait déjà dans toute chose, mais quelle joie de
rendre manifeste le subtil! Quelle joie de rendre l’éternel audible le temps d’un
soupir!
La porte de ses appartements
s’ouvrit soudainement. Khuzaymah posa sa paume sur les cordes. La musique se
tut sur-le-champ. Le jeune visage d’Aleksi Korhonen apparut dans l’entrebâillement.
« Excuse-moi… Est-ce que je te dérange? » Khuzaymah fit non de la tête. Il lui
fit signe de le rejoindre avant de déposer son sitar. « J’ai encore
échoué », dit le nouveau venu, la mine renfrognée. « Je pensais que les
dispositifs que j’avais installés sur ma statuette me permettraient de la
retrouver facilement.
— Ils étaient bien complétés,
pourtant?
— Oui. Mais j’étais presque prêt à
les recharger. Théoriquement, ils auraient dû tenir jusqu’à maintenant, mais en
pratique…
— Est-ce que les perturbations du
Cercle de Harré peuvent…
— Oui, oui, si le voleur est dedans.
Mais je suis certain que le voleur a lui-même utilisé des procédés pour la protéger
contre mes tentatives de détection.
— Cela réduit de beaucoup les
possibilités. Qui…
— Je ne sais pas. Hoshmand m’en veut,
mais il n’a plus ses pouvoirs. Gordon m’a dit qu’il n’avait rien à voir avec
cette affaire, et je sais qu’il ne mentait pas. Qui alors? Mandeville?
Espinosa? Rien de cela n’a de sens. Il ne reste que cette damnée Tricane.
— Ne t’en fais pas. Nous saurons
bien la retrouver. Et si tu acceptais l’offre de Gordon? Si tu le laissais
t’aider?
— C’est là que j’en suis. Tu avais
raison. Comme toujours.
— Détends-toi », lui dit Khuzaymah en caressant ses cheveux, un geste plus familier qu’affectueux. Il reprit son instrument. «
Je vais te jouer quelque chose.
— Merci, Derek. Ça me fait toujours
du bien de te parler. »
Les doigts de Khuzaymah se remirent
à courir sur les cordes de son sitar. Le jeune homme ferma les yeux, happé dès
les premières notes.
Que diraient les admirateurs de Derek
Virkkunen s’ils réalisaient que ses créations acclamées n’étaient, à tout
prendre, que son violon d’Ingres?
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