dimanche 29 avril 2012

Le Noeud Gordien, épisode 218: Attentes, 1re partie

Timothée attendait... encore.
Il en était venu à connaître par cœur cette salle d’attente qu’on ne pouvait appeler salle que par un certain laxisme sémantique. Il s’agissait plutôt d’un recoin de la réception de Cité Solidaire séparé du reste par un mur de partition modulable, du genre qu’on pouvait assembler en cubicule. Il contenait deux paires de chaises à la charpente métallique, leur rembourrure recouverte de plastique gris. Une table basse entre elles supportait une pile de magazines, la plupart des revues féminines comme Élégante et Superwoman, quelques  journaux à potin et une pile généreuse du journal Bâbord toutes!, si radical qu’il ne pouvait que prêcher aux convertis. 
Timothée connaissait bien l’inventaire des revues : il les avait toutes lues durant ses périodes d’attente.
Il s’était présenté une première fois dans les locaux de Cité Solidaire vêtu de son meilleur (et seul) complet avec pour intention d’en rencontrer la directrice. Une gentille réceptionniste — prénommée Nicole, quoiqu’il l’ignorait encore à ce moment — lui avait demandé s’il avait un rendez-vous.
« Non », avait-il répondu avec un sourire charmeur. « Mais je ne suis pas pressé, je peux attendre.
— Madame Legrand est très occupée en cette période de l’année », avait-elle répondu avec une expression compatissante.
« Je comprends. Dites-moi lorsque ce sera mon tour. » Il était allé s’asseoir sur la chaise la plus proche du bureau de Nicole, prêt à attendre aussi longtemps qu’il le faudrait.
Après trente minutes à maintenir une façade de calme dignité, Timothée s’était mis à feuilleter revues et journaux. Après quarante-cinq minutes, il réalisait à quel point il avait faim; après une heure vingt, il décidait stratégiquement de revenir une autre fois.
Sur son chemin, Nicole lui adressa un sourire. « Voulez-vous prendre rendez-vous?
— Non. Je reviendrai. »
Il était revenu plusieurs fois, la majeure partie du temps pour se faire dire que madame Legrand n’était pas au bureau aujourd’hui. Qu’elle y soit ou pas, Timothée continuait de décliner l’offre de Nicole d’être inscrit à l’agenda; chaque fois, elle acceptait son refus sans broncher ni demander d’expliquer son entêtement. Je suis ici pour une cause importante, que je ne veux pas voir assimilée aux autres que votre organisme supporte, aurait-il répondu. Qu’il n’ait pu user de la formule éloquente qu’il avait élaborée durant ses longues attentes l’agaçait peut-être encore plus que les attentes elles-mêmes.
Il avait été saisi d’espoir la première fois où il avait croisé madame Legrand en personne; force était de constater qu’elle semblait effectivement aussi occupée que Nicole le soutenait. Elle était sortie de son bureau, téléphone contre l’oreille, trois grands sacs dans l’autre main, exhortant sur le ton de la supplique de ne pas lui faire ça, de ne pas la laisser tomber sans quoi tout serait à recommencer… Timothée ignorait de qui ou quoi il était question; il décida sagement de la laisser monter seule dans l’ascenseur.
Il retourna bredouille une fois de plus, avec la certitude d’un Tantale que même s’il avait échoué jusqu’à présent, il réussirait la prochaine fois.
Tout son temps passé dans la boîte l’avait familiarisé avec son fonctionnement; il connaissait maintenant toutes les réponses standardisées de Nicole, que ce soit sa manière de saluer un contributeur apprécié ou d’éconduire ceux qui souhaitaient joindre madame Legrand lorsqu’elle était indisponible... La directrice de Cité Solidaire avait créé un rempart bureaucratique autour d’elle qu’il n’était pas facile de pénétrer.
Un beau matin, le destin voulut que Timothée obtienne l’occasion qu’il attendait.
« Oui, je comprends parfaitement », dit Nicole au téléphone à l’interlocuteur qu’elle avait longuement écouté. « J’en informe immédiatement madame Legrand. Au plaisir! [clic] Madame Legrand? Madame Leclerc a annulé votre dix heure trente. »
Dès que Timothée entendit ces paroles, il accourut au bureau de la réceptionniste. « J’aimerais prendre rendez-vous. Aujourd’hui, dix heures et demi, ça serait parfait. ».
Avec un sourire, Nicole l’inscrivit au cahier avant d’activer l’intercom à nouveau.
 « Votre dix heure trente est arrivé.
— Pardon?
— Timothée Lacombe. Le monsieur qui squatte la salle d'attente. 
— Ah! Il a finalement pris un rendez-vous?
— Oui. 
— Parfait. Tu peux me l'envoyer. »

vendredi 27 avril 2012

Nuances et rhétorique

Je me permets un petit détour par rapport à mes contributions habituelles pour participer à ma manière au débat à propos de la grève étudiante. Pour? Contre? En fait mon intervention se situe à un autre niveau. Un appel à la nuance et à la compréhension des stratégies derrière beaucoup d'arguments mis de l'avant de part et d'autre...


Peu importe dans quel camp on se situe, il importe d'abord... 
De faire la distinction entre individus, organismes et représentants; les uns et les autres sont ne sont *pas* interchangeables. 
De comprendre que chaque camp représente une multiplicité d'individus et d'intérêts qu'on ne peut facilement résumer sans caricature. 
De comprendre que les "bons" et les "méchants" à l'état pur n'existent que dans les fictions. 
De s'informer autrement qu'en se limitant à ceux qui disent ce qu'on pense déjà. 
De réaliser que certains médias ne s'intéressent qu'à ce qui sert leurs intérêts (voir point précédent). 
De comprendre que les problèmes complexes n'ont pas de solution facile. 

Cela nous conduit donc à réaliser qu'il est possible, par exemple... 
D'être contre la hausse mais contre la grève. 
De soutenir les revendication étudiantes sans endosser la casse. 
D'être à la fois contre les casseurs et contre la brutalité policière. 
De comprendre que les casseurs et les pacifiques ne sont *pas* dans la même équipe, même s'ils sont d'une même manifestation.

Et finalement... De réaliser que se camper dans des positions rigides, c'est travailler en faveur du conflit plutôt que sa résolution.


Question de mieux débattre, je conseille à tout le monde (même ceux qui n'ont rien à faire du conflit actuel) de prendre connaissance de cette magnifique charte qui fait l'inventaire des stratégies rhétoriques fallacieuses. Ces temps-ci, l'univers social et médiatique en est saturé. Autant prendre le temps de raffiner sa façon de penser pour éviter d'être roulé par celle des autres.

dimanche 22 avril 2012

Le Noeud Gordien, épisode 217 : Témoignage, 2e partie

Les catacombes sous le centre commercial abandonné avaient été préparées afin d’impressionner celle qui devait témoigner. En plus de ses ossements et apparats habituels, Avramopoulos avait disposé une série de cierges noirs pour encercler l’endroit où elle allait se tenir – l’équivalent symbolique d’un box des accusés. Un cercle catalytique avait été tracé au centre de la pièce, au cas où la mise en place d’un procédé s’avérerait nécessaire. Quatre des seize se tenaient à la périphérie du cercle en tenues cérémoniales complètes. Avramopoulos curait ses ongles, Mandeville ajustait à répétition les éléments de sa panoplie pour s’assurer qu’ils restent en place, Paicheler s’appuyait lourdement sur son bâton, incommodée d’être si longtemps debout dans cette pièce dénuée de siège. Les grands hommes en robe de chambre, se dit Gordon en examinant ses pairs au naturel. Il ne manque plus que Lytvyn, maintenant.
Les quatre étaient réunis pour comprendre comment Traugott Kuhn était mort. On soupçonnait Tricane de l’avoir tué. Elle avait certes changé récemment, mais jusqu’à devenir meurtrière? Gordon en doutait, quoiqu’il reconnût qu’aucune autre piste ne lui semblait plus plausible.
Tricane rendait tout le monde nerveux, Gordon compris; il devinait que cette nervosité expliquait qu’on tint à se point à interroger Lytvyn avant de s’attarder au suspect numéro 1… et risquer de subir le même sort que Hoshmand. Lytvyn détenait peut-être le chaînon manquant pour reconstruire les derniers jours du vieux Maître.
On frappa à la porte; les quatre adoptèrent au même instant l’attitude appropriée pour ce genre de cérémonial, grave et fière. Gordon se rappelait encore comment il avait été impressionné lors de sa comparution devant les survivants des Seize, lorsqu’ils traitaient la possibilité d’unir leur cause à celle des survivants du Collège… Il avait été soufflé par le décorum solennel de l’assemblée des Maîtres. Il comprenait maintenant qu’en plus de la comparution formelle pour témoignage, l’exercice avait pour but de resserrer la hiérarchie et asseoir l’autorité des Maîtres sur leurs adeptes et leurs novices.
Polkinghorne fit son apparition, suivi de près par Espinosa. Les deux adeptes avaient enfilé leur toge violette. Lytvyn entra en dernier, vêtue en civil – on ne l’avait prévenue de rien, elle ne savait guère ce qui l’attendait. Les deux hommes allèrent se placer contre le mur, laissant la jeune femme dans le rectangle tracé par les cierges.
« Qu’est-ce qui se passe? », demanda-t-elle, à la fois surprise et inquiète.
« Tu parleras lorsqu’on t’adressera la parole », dit sèchement Paicheler. Lytvyn déglutit péniblement, mais garda le silence.
Mandeville ouvrit le bal : « Pourquoi as-tu tardé à répondre lorsque ton maître t’a convoquée? » Lytvyn resta figée un instant avant de dire : « Il ne m’a pas convoquée. Il m’a demandé d’entrer en contact avec lui.
— C’est du pareil au même », dit Avramopoulos. « Qu’est-ce que tu as à cacher?
— Je ne cache rien du tout. J’avais besoin de vacances. Alors j’ai pris des vacances.
— En quelles circonstances as-tu quitté Tanger? »
Lytvyn fronça les sourcils. « Quoi, en quelles circonstances? Je suis restée là jusqu’à ce que je m’en aille. J’étais supposée faire quoi? »
Paicheler chuchota quelque chose à l’oreille de Mandeville qui dit, sur un ton d’une maîtresse d’école du siècle dernier : « Kuhn était toujours en vie au moment de ton départ? 
Quoi? Il est mort!? » Gordon aurait parié que personne ne doutait de la sincérité de la surprise de Félicia. « Qu’est-ce qui s’est passé?
— Nous posons les questions! », martela Paicheler. « Réponds : dans quelles circonstances as-tu quitté Tanger? »
Lytvyn répondit sans détour. « Rien de spécial, je veux dire que ça se passait bien, il était triste que je parte, mais content du progrès que j’avais fait… » Silence. « Est-ce que c’est parce que j’ai fait entrer un virus chez lui?
— Non », dit Gordon d’une voix compatissante. « Mais il importe de tirer au clair ce qui s’est produit. À notre connaissance, tu es la dernière à l’avoir vu en vie. Y a-t-il une information que tu pourrais nous apprendre qui puisse nous aider? »
Elle fouilla dans ses souvenirs avant de faire non de la tête. « Vraiment, je suis sous le choc. Je ne peux même pas imaginer qu’est-ce qui a pu… » Cette fois, Lytvyn s’arrêta avant qu’on lui rappelle qui posait les questions.
« Tu prétends donc ne rien savoir sur les causes ou les circonstances de la mort de Kuhn?
— Je ne prétends rien. J’affirme. » Gordon appréciait l’aplomb de Félicia.
« Parfait », dit Avramopoulos en produisant sa statuette. « Voyons voir… »
L’expression de Lytvyn signalait qu’elle avait reconnu l’objet et deviné ce qui suivrait.
« Je refuse », dit-elle d’un ton neutre.
« Tu refuses? », répondit Avramopoulos en écho. « Quiconque porte la toge blanche n’est pas en droit de se prononcer…
— Personne ne peut imposer un procédé à un adepte confirmé sans son consentement, n’est-ce pas? »
Les Maîtres restèrent médusés un instant avant que Paicheler n’aboie : « Nous ne sommes pas ici pour disserter sur nos traditions! » Elle fit signe à Avramopoulos de s’avancer et d’exécuter son intention.
« …Parce que j’ai obtenu mon bâton. Il est dans mes bagages. » L’appréciation de Gordon crût encore.
Avramopoulos échangea un regard avec Polkinghorne qui haussa les épaules, aussi surpris que les autres. Il lui dit : « Va chercher ses valises. 
— Vous le trouverez dans ma sacoche. » 
Polkinghorne déposa le volumineux fourre-tout devant les Maîtres. Il l’ouvrit et sortit le bâton pour le tendre à Avramopoulos qui l’examina un instant avant de le passer à la ronde, Mandeville la dernière. « C’est bien l’œuvre de Kuhn », dit-elle, les yeux soudainement embués.
« Ça ne veut rien dire », dit Paicheler.
Le visage de Lytvyn se tordit en une expression outrée, mais avant qu’elle ne proteste, Gordon dit : « En toute honnêteté, je ne vois pas d’autre raison pourquoi Kuhn sculpterait ce genre de bâton pour quelqu’un. La seule voie possible est de reconnaitre la légitimité de son statut d’adepte confirmée. »
Un à un, les trois autres acquiescèrent. « Ce sera tout », conclut Gordon pendant que Paicheler le fusillait du regard. Gordon avait contrevenu à l’étiquette en la contredisant devant des subalternes. Elle ne manquerait pas de lui faire payer tôt ou tard. Cela lui était égal.
Sa priorité demeurait de marquer des points auprès de la jeune Lytvyn en prévision du jour où elle accomplirait l’impossible pour lui.

dimanche 15 avril 2012

Le Noeud Gordien, épisode 216: Témoignage, 1re partie

Dès que l’avion s’immobilisa et que les voyants s’éteignirent, les passagers se levèrent comme un seul homme. Certains caressaient l’espoir de sortir plus vite, d’autres simplement pour dégourdir leurs jambes confinées au même petit espace depuis de longues heures déjà. Félicia comptait parmi ceux, rares, qui étaient demeurés assis jusqu'à ce que les portes soient ouvertes.
À son tour, elle prit son bagage à main. Elle dépassa l’agente de bord qui lui adressait un au-revoir accompagné d’un sourire fatigué pour s’engager vers la sortie.
Même si on ne sortait d’un avion que pour entrer dans l’aéroport, et malgré le caractère générique de l’un et de l’autre, Félicia ressentait un frisson d’excitation au moment où elle remettait les pieds à terre. Depuis ses tout premiers voyages jusqu’à aujourd’hui, le retour au bercail donnait à ce frisson une saveur particulière, comme si tout son corps lui disait finie l’errance : te voilà chez toi.
Elle suivit les flèches qui la guidaient dans les dédales familiers de l’aéroport de La Cité jusqu’au carrousel où ses bagages lui seraient bientôt livrés. Son temps à Tanger lui avait fourni une perspective fascinante sur ce qu’elle avait cru connaître de son art; son temps à Ko Samui lui avait plutôt permis de se ressourcer… de se retrouver.
Dans le bunker de Kuhn, elle n’avait pas pu communiquer librement avec l’extérieur; une fois libérée, elle avait décidé de continuer à voler sous le radar. Personne ne savait où elle était, avec qui, à faire quoi. Personne n’avait pu l’appeler, vu que son abonnement ne desservait ni le Maroc ni le sud-est asiatique; Polkinghorne lui récemment envoyé quelques courriels lui demandant avec une insistance grandissante d’entrer en contact avec lui. Elle avait choisi de les ignorer. Son intention de s’offrir de vraies vacances avait été rigoureusement respectée.
Le moment béni arriva : le carrousel se mit en marche. Son bagage apparut parmi les premiers. Félicia ne put réprimer un sourire en revoyant comment elle l’avait différencié de la masse des autres valises noires sur roulettes. Trois jours plus tôt, un Rory trop enthousiaste avait déchiré la couture de la bretelle de son haut de bikini favori. Elle lui avait donné une nouvelle vie en le nouant à la poignée de sa valise.
Leur épisode de passion charnelle s’était conclu par un dénouement parfait. Les deux semblaient pressentir le passage des premiers moments magiques vers les automatismes qui caractérisaient la vie d’un couple confirmé. Le moment de se dire au-revoir s’était présenté pile au bon moment.
Elle roula jusqu’au guichet des douanes. Elle n’avait rien à déclarer – avec les millions de Batakovic et l’accès sans réserve aux comptes secrets de son père, profiter des taux de change ou des aubaines hors-taxe n’en valait pas la chandelle. On estampilla ses papiers et elle continua vers les barrières qui séparaient l’aire de débarquement de la zone publique.
Elle fut surprise de reconnaître Polkinghorne qui l’y attendait – elle n’avait pas plus informé ses proches de son retour que du reste de ses vacances. Plus étrange encore, lorsqu’elle le salua avec un sourire et un mouvement enjoué, il se contenta de répondre d’un mouvement sec de la tête. Elle remarqua alors qu’il n’était pas seul. Gianfranco Espinosa se tenait cinq pas derrière. Qu’est-ce qu’il fait là, lui? Un spectateur l’aurait cru absorbé par la lecture d’un journal, mais Félicia se doutait qu’il ne s’agissait que d’un leurre.
Tout ceci était de mauvais augure, mais Félicia n’eut d’avait choix qu’avancer en ligne droite. Son sourire disparu, c’est plutôt les sourcils froncés qu’elle arriva au niveau des deux hommes. « Qu’est-ce qui se passe?
— Suis-moi. Et je te prie de garder le silence à partir de maintenant. »
L’air grave arboré tant par son maître que par son ex la convainquit d’obtempérer. 

dimanche 8 avril 2012

Le Noeud Gordien, Épisode 215: Au vert 4e partie

De retour au chalet, Claude s’assit, bière à la main, dans la chaise berçante de son père pendant qu’Édouard faisait les cent pas en cherchant par où commencer. La corneille marchait par terre en fouillant ici et là dans les déchets qui couvraient le sol; lorsqu’elle trouvait des miettes comestibles, elle les picorait avant de poursuivre ses recherches.
« Première chose, est-ce que tu me crois lucide? », demanda Édouard soudainement.  
Claude le dévisagea. « Toi, es-tu conscient d’agir bizarrement?
— Oui.
— C’est déjà ça. Alors explique-moi pourquoi.
— Je vais commencer du début. Tu sais déjà ce qui m’a amené à vouloir me rapprocher d’Aleksi Korhonen… »
Aleksi Korhonen n’est pas intéressant. « Oui, oui, je m’en souviens. Tu parlais d’infiltration.
— Mais tu te souviens aussi de cette conversation avec Aleksi dont je ne me souviens plus. »
Aleksi Korhonen n’est pas intéressant. Claude croisa ses bras et fit oui de la tête.
« Bon. Même si je sais que tu demeures sceptique, je sais maintenant qu’ils peuvent traficoter les pensées autrement qu’en effaçant des morceaux de mémoire. Ce qui me rend bizarre ces temps-ci, c’est quelque chose de cet ordre. Il m’a imposé une idée fixe.
— Qui, ça?
— Eleftherios Avramopoulos. Aleksi. »
Aleksi Korhonen n’est pas intéressant. « Continue…
— Je ne peux pas m’enlever de la tête que je dois cultiver mon acuité, mon potentiel intérieur si tu veux… Je sais que ça sonne New Age, mais laisse-moi finir avant de juger. Cette idée fixe ne me quitte pas. Chaque seconde où je suis réveillé, je veux méditer, faire mes exercices, me concentrer sur ce qui se passe en-dedans de moi. Lorsque je ne travaille pas dans cette direction, j’ai l’impression de passer à côté de ma vie... Lorsque je le fais, lorsque j’y pense, lorsque j’en parle, je me sens en harmonie totale. »
Claude devait reconnaître qu’effectivement, maintenant qu’il en parlait, le ton d’Édouard était différent de lorsqu’il l’avait trouvé plus tôt aujourd’hui. Il était posé, articulé. « Pourquoi tu ne m’en as pas parlé avant, alors?
— Parce que ce n’est pas tout. J’ai un blocage qui m’empêche d’en parler aux non-initiés. C’est Alexandre qui a trouvé une manière de me… débloquer.
— Et comme je suis maintenant initié aussi, tu peux me parler.
— Exactement. Le fait que tu sois là m’empêchait de travailler, donc j’étais agacé. Mais je ne pouvais pas te le dire ou dire pourquoi. Tout ce que je pouvais faire, c’est te dire que j’étais occupé et te demander de t’en aller. »
Claude passa une main dans ses cheveux en exhalant. Le discours d’Édouard présentait une cohérence indéniable qui ne garantissait pas pour autant sa véracité objective.
« Si je me souviens bien, ta première hypothèse était que tes problèmes de mémoire étaient dus à une sorte d’hypnose…
— Un genre d’hypnose, quand même très différent de l’hypnose classique, oui…
— Mais tantôt tu m’as parlé de sorcellerie. Pourquoi? »
— Parce que tout ce que j’avais vécu pouvait s’expliquer par l’hypnose. Jusqu’à ce que je la rencontre. » Édouard pointa la corneille qui abandonna un emballage de gâteau pour regarder dans leur direction.
« Ta corneille?
— Tu sais où je l’ai trouvée? De l’autre côté de la colline, au beau milieu du bois. Elle était blessée.
— Drôle d’idée d’aller marcher là… »
Édouard lui raconta l’étrange impression qui l’avait guidée jusque-là. « C’est comme si je savais que j’allais trouver quelque chose. Mais ça n’est pas tout… Lorsque je médite et que ça va bien, je sais toujours de quel côté elle se trouve, même si elle est à des kilomètres. Autrement dit, j’ai vécu des expériences de perception extrasensorielle. »
Claude ne dit rien. Il ne savait pas quoi penser. « Tu crois que ça vient de ton… potentiel intérieur?
— Oui. Définitivement. Lorsque le bras droit d’Aleksi m’a appris comment faire… »
Aleksi Korhonen n’est pas intéressant. Mais je me demande, qui est son bras droit?
« …il m’a dit que si je pratiquais deux heures par jour pendant deux ans, je commencerais à obtenir des résultats… Mais avec mon idée fixe, j’y travaille vingt heures ou plus par jour… J’ai fait le calcul… » Il prit une feuille de papier qui traînait par terre, non loin de la corneille qui continuait sa prospection. « Deux heures par jour fois deux ans, mille quatre cent soixante heures de travail. À mon rythme, c’est moins de deux mois et demi. » 
La question du bras droit d’Aleksi continuait à résonner dans la tête de Claude. Il était pris de cette impression que l’on ressent en sachant qu’on oublie quelque chose sans savoir précisément quoi… L’équivalent mnémonique du mot sur le bout de la langue. « Qui d’autre est impliqué dans ta…. Secte?
— Il y a au moins deux groupes dans La Cité. Aleksi… »
Aleksi Korhonen n’est pas intéressant. Mais ses hommes le sont!?
« …est le chef de l’un. Hoshmand, dont je t’ai déjà parlé, est de son côté. Il y a aussi Loren Polkinghorne. C’est lui qui m’a enseigné la plupart des exercices. Il y a aussi Derek Virkkunen…
— L’artiste?
— Oui. Je sais qu’il y en a au moins un autre, mais je n’ai pas vu son visage. Pour ce qui est de l’autre groupe, je pense que leur chef, c’est Gordon. L’homme de la photo d’Alexandre. »
Claude entendit l’écho dans sa tête : l’homme de la photo est très important. Claude bondit sur ses pieds en s’écriant : « Ça y est! Je l’ai! J’ai compris!
— Quoi?
— Lorsque tu nous as fait écouter l’enregistrement de ta rencontre avec Aleksi… » Aleksi Korhonen n’est pas intéressant. « Tu nous as dit qu’il avait mis des mots dans ta tête. Tu avais dit : Hoshmand n’est pas important.
— Oui, je m’en souviens.
— Une pensée me revient toujours, Aleksi n’est pas important, Aleksi n’est pas important, à chaque fois que tu en parles, Aleksi n’est pas important. Mot pour mot, chaque fois.
— Ah! C’est exactement ça!
— Maintenant que j’y pense, ça explique des choses… Je sais que je l’ai déjà interrogé, je sais que je n’ai rien appris de notre rencontre… Mais je ne me souviens pas où et quand nous nous sommes parlés et je n’ai pris aucune note suite à notre rencontre. Ça ne me ressemble pas…
— Tu penses qu’il a joué dans ta tête aussi?
— On dirait bien. » Il se laisse retomber dans la chaise berçante. « Ah ben j’ai mon voyage. Ils m’ont eu… Tu sais, je pense que n’ai pas pris ton enquête au sérieux à cause de ça. Mais ils ne m’auront pas deux fois. Dis-moi tout ce que tu as appris. »
À voir l’expression rayonnante d’Édouard, rien n’aurait pu lui faire plus plaisir.

vendredi 6 avril 2012

Appel aux lecteurs!

Selon vous, comme Édouard devrait appeler sa corneille? Je prends vos suggestions dans les commentaires, par courriel ou sur Twitter (@PSTL). Vous pourriez bien laisser votre trace sur le Noeud Gordien!

dimanche 1 avril 2012

Le Noeud Gordien, épisode 214: Au vert, 3e partie

Le regard d’Édouard dardait, paniqué, entre la chaise où Claude l’avait trouvé et la porte où il le trainait. Claude connaissait ce genre de regard; plus d’une fois, il avait trahi quelque dealer qui, menotte aux poings, ne pouvait s’empêcher de lorgner l’endroit où il avait dissimulé son inventaire. Paradoxalement, en vérifiant une dernière fois s’il était bien caché, il en révélait l’emplacement.
Claude ne pouvait dire ce qu’Édouard cherchait du regard, ou l’endroit exact de sa cachette, mais il en prit bonne note. Une fois qu’il serait confié à des gens capables de l’aider, Claude pourrait revenir et trouver réponse à cette question. Et, qui sait, peut-être enfin profiter de son week-end au vert?
Édouard continua à protester et à supplier jusqu’au moment où Claude l’assit sur le siège arrière de sa voiture. Claude activa le blocage des portières arrières pour la toute première fois – il n’avait jamais encore eu à se préoccuper de la sécurité d’enfants passagers, mais cette option le servait bien aujourd’hui. Une fois dans la voiture, Édouard se rembrunit, capitulant devant la détermination de Claude. Il croisa les bras et fixa l’extérieur comme un adolescent boudeur.
Alors qu’il conduisait en direction de La Cité, Claude observait fréquemment son passager dans le rétroviseur. Il remarqua qu’il balayait sans cesse le paysage de façon soutenue, de l’avant vers l’arrière, du haut vers le bas, à gauche comme à droite.
« Qu’est-ce que tu cherches comme ça? 
— Ma corneille. Je te l’ai dit. »
Claude allait ouvrir la bouche pour tenter de le raisonner, mais il se ravisa.
Lorsqu’ils arrivèrent en vue du village, Claude ralentit jusqu’au cinquante km/h réglementaire. C’est alors qu’une masse noire traversa le chemin à quelques mètres de son pare-brise. Avant même qu’il n’eut pu donner un coup de volant, elle avait disparu de son champ de vision.
« Elle est là! Ah ah! Elle m’a suivi! »
Édouard alla coller son nez sur la fenêtre à sa droite en s’exclamant : « Elle est là! Elle nous suit encore! »
Il n’y avait plus de raison de douter : une grosse corneille zigzaguait sur un tracé rigoureusement parallèle à la route, entre un et trois mètres du sol.
« C’est… C’est ta corneille? » demanda Claude. Édouard ne répondit pas, le visage rayonnant comme un enfant à Noël. Bien sûr que c’est sa corneille.
Claude s’était gouré : à tout le moins à ce propos, Édouard ne délirait pas. Il alla se garer devant l’épicerie du village. La corneille les suivit jusque là; elle alla se poser sur le toit de la voiture adjacente. Claude déverrouilla les portes; Édouard s’empressa de sortir. Dès qu’il mit le pied à terre, l’oiseau alla se poser sur son poing tendu. « Allo ma grande! » Il lui gratta le poitrail avec deux doigts. « T’aime ça, hein? T’aime ça? Oui… » L’oiseau semblait effectivement apprécier.
Si Édouard avait dit vrai pour la corneille, l’hypothèse de la drogue gagnait des points contre celle de la folie comme explication de son comportement étrange.
« Tu l’as trouvée où?
— Dans le bois… Je… » Il cessa de parler et afficha les mêmes expressions faciales laborieuses qu’au chalet. Il soupira. « Va appeler Alex, ok? »
Alex. Claude se rappela que dans la tête d’Édouard, ils descendaient au village d’abord pour cet appel. Pour sauver la face, il fit comme si cela – et non confier Édouard à un psychiatre – avait été son intention tout du long. Ils étaient de retour dans la zone de couverture de son appareil; il put donc l’appeler.
Le signal sonna quatre fois avant qu’on décroche de l’autre côté.
« Mmmmm? 
— Salut Alex, c’est Claude. Je te réveille? » Il était près de 15h30. 
Soupir. « Deeevine?
— Je m’excuse mais je pense que c’est important. Je suis allé au Chalet…
— Édouard?
— Ouais.
— Qu’est-ce qui se passe? Est-ce qu’il va bien? » Il semblait déjà plus éveillé.
Claude regarda Édouard du coin de l’œil. Il était en train d’échanger un bisou d’Eskimo, nez contre bec, en chuchotant à sa corneille des paroles affectueuses. « Je ne suis pas trop certain. Tu sais pour sa corneille?
Sa corneille?
— Laisse faire. Il m’a dit qu’il fallait que je t’appelle. C’est comme s’il voulait que tu m’expliques quelque chose qu’il ne veut pas me dire? Je ne sais pas trop.
— Oh, ça. Bon, écoute-moi bien… Par le pouvoir qui m’est conféré en tant qu’initié, gne gne gne, bla bla bla, je te nomme initié à ton tour.
— Est-ce que tu me niaises?
— Dis juste à Édouard que je t’ai initié, ok? Ne lui dis pas comment, juste que je t’ai initié.
— Heu. Ok.
— Redonne-moi des nouvelles, ok?
— Ouais, c’est ça. » [clic] « Alex fait dire qu’il m’a initié. »
Édouard ferma les yeux et sembla tomber dans un état de détente profonde. Lorsqu’il les rouvrit, ils étaient mouillés. Il posa la main sur l’épaule de Claude. « Maintenant je peux tout te dire… J’avais raison. On a affaire à des sorciers. Et je suis en train de devenir l’un d’eux. »
Claude haussa le sourcil, toujours incrédule. La corneille croassa en battant les ailes.