Il en était venu à connaître par
cœur cette salle d’attente qu’on ne pouvait appeler salle que par un certain laxisme sémantique. Il s’agissait plutôt
d’un recoin de la réception de Cité Solidaire séparé du reste par un mur de
partition modulable, du genre qu’on pouvait assembler en cubicule. Il contenait
deux paires de chaises à la charpente métallique, leur rembourrure recouverte
de plastique gris. Une table basse entre elles supportait une pile de
magazines, la plupart des revues féminines comme Élégante et Superwoman,
quelques journaux à potin et une pile
généreuse du journal Bâbord toutes!,
si radical qu’il ne pouvait que prêcher aux convertis.
Timothée connaissait bien
l’inventaire des revues : il les avait toutes lues durant ses périodes
d’attente.
Il s’était présenté une première
fois dans les locaux de Cité Solidaire vêtu de son meilleur (et seul) complet
avec pour intention d’en rencontrer la directrice. Une gentille réceptionniste
— prénommée Nicole, quoiqu’il l’ignorait encore à ce moment — lui avait demandé
s’il avait un rendez-vous.
« Non », avait-il répondu
avec un sourire charmeur. « Mais je ne suis pas pressé, je peux attendre.
— Madame Legrand est très occupée en
cette période de l’année », avait-elle répondu avec une expression
compatissante.
« Je comprends. Dites-moi
lorsque ce sera mon tour. » Il était allé s’asseoir sur la chaise la plus
proche du bureau de Nicole, prêt à attendre aussi longtemps qu’il le faudrait.
Après trente minutes à maintenir une
façade de calme dignité, Timothée s’était mis à feuilleter revues et journaux.
Après quarante-cinq minutes, il réalisait à quel point il avait faim; après une
heure vingt, il décidait stratégiquement de revenir une autre fois.
Sur son chemin, Nicole lui adressa
un sourire. « Voulez-vous prendre rendez-vous?
— Non. Je reviendrai. »
Il était revenu plusieurs fois, la
majeure partie du temps pour se faire dire que madame Legrand n’était pas au
bureau aujourd’hui. Qu’elle y soit ou pas, Timothée continuait de décliner
l’offre de Nicole d’être inscrit à l’agenda; chaque fois, elle acceptait son
refus sans broncher ni demander d’expliquer son entêtement. Je suis ici pour une cause importante, que
je ne veux pas voir assimilée aux autres que votre organisme supporte,
aurait-il répondu. Qu’il n’ait pu user de la formule éloquente qu’il avait
élaborée durant ses longues attentes l’agaçait peut-être encore plus que les
attentes elles-mêmes.
Il avait été saisi d’espoir la
première fois où il avait croisé madame Legrand en personne; force était de
constater qu’elle semblait effectivement aussi occupée que Nicole le soutenait.
Elle était sortie de son bureau, téléphone contre l’oreille, trois grands sacs
dans l’autre main, exhortant sur le ton de la supplique de ne pas lui faire ça,
de ne pas la laisser tomber sans quoi tout serait à recommencer… Timothée
ignorait de qui ou quoi il était question; il décida sagement de la laisser
monter seule dans l’ascenseur.
Il retourna bredouille une fois de
plus, avec la certitude d’un Tantale que même s’il avait échoué jusqu’à
présent, il réussirait la prochaine fois.
Tout son temps passé dans la boîte
l’avait familiarisé avec son fonctionnement; il connaissait maintenant toutes
les réponses standardisées de Nicole, que ce soit sa manière de saluer un
contributeur apprécié ou d’éconduire ceux qui souhaitaient joindre madame
Legrand lorsqu’elle était indisponible... La directrice de Cité Solidaire avait
créé un rempart bureaucratique autour d’elle qu’il n’était pas facile de
pénétrer.
Un beau matin, le destin voulut que
Timothée obtienne l’occasion qu’il attendait.
« Oui, je comprends
parfaitement », dit Nicole au téléphone à l’interlocuteur qu’elle avait
longuement écouté. « J’en informe immédiatement madame Legrand. Au
plaisir! [clic] Madame Legrand? Madame Leclerc a annulé votre dix heure trente. »
Dès que Timothée entendit ces
paroles, il accourut au bureau de la réceptionniste. « J’aimerais prendre
rendez-vous. Aujourd’hui, dix heures et demi, ça serait parfait. ».
Avec un sourire, Nicole l’inscrivit
au cahier avant d’activer l’intercom à nouveau.
« Votre dix heure trente est arrivé.
— Pardon?
— Timothée Lacombe. Le monsieur qui
squatte la salle d'attente.
— Ah! Il a finalement pris un
rendez-vous?
— Oui.
— Parfait. Tu peux me l'envoyer. »