dimanche 14 décembre 2014

Le Nœud Gordien, épisode 350 : Tout ou rien, 2e partie

Les trois étaient alignés devant l’étrange phénomène qui marquait la frontière entre le Cercle de Harré et le reste de La Cité.
Les couleurs qu’ils avaient vu chatoyer dans le ciel n’avaient rien en commun avec celle des aurores boréales. Le voile de lumière qui tapissait le ciel s’incurvait à la limite de la zone pour tomber comme un rideau, traçant une ligne précise qui se déplaçait graduellement vers le sud. À cette distance, leur acuité surnaturelle ne laissait aucun doute quant à la nature du procédé : leurs ennemis – ceux que Madame appelait les Seize – avaient trouvé un moyen de puiser l’énergie du Cercle sans qu’elle ne les brûle. Mais à quelles fins?
Ils perçurent Madame s’approchant d’eux bien avant qu’ils ne la voient. Son approche fut longue; les trois avaient eu l’impression de couvrir la distance depuis le Terminus en quelques foulées à peine.
« Il ne fallait pas sortir seule », dit Martin lorsque Madame se trouva à portée de voix.
« Cette nuit, en particulier… », ajouta Timothée.
« Cessez de me dire quoi faire », répondit Tricane d’un ton sec, en essayant de ralentir sa respiration haletante. « Est-ce que j’ai l’air d’un œuf, moi? Je ne demande pas à être couvée! »
Aizalyasni ravala les mots qu’elle avait prévu dire à son tour.
Madame s’approcha du rideau luminescent. Elle renifla l’air ambiant à la manière d’un chien méfiant. « Ils ne sont pas contents de m’avoir tuée, hein? Ils veulent ma peau en plus! Ils pensent que je vais me laisser faire, moi? Blonde ou brune, poivre ou sel, ils vont voir ce qu’ils vont voir! » Elle s’avança d’un pas décidé au-delà du voile; les trois la suivirent comme un seul homme.  
Aizalyasni cligna des yeux en traversant à son tour, choquée de retrouver son individualité pour la première fois depuis leur fusion. La présence de Timothée et de Martin en elle n’était plus qu’un souvenir. Elle avait l’impression étrange d’être diminuée en n’étant… qu’elle.
« C’est… inconfortable », dit-elle en remarquant que les deux autres grimaçaient aussi.
« Martin, tu n’avais pas dit que le lien durait même quand tu étais hors de la zone?
— Ben, oui… » Il haussa les épaules. « C’est peut-être parce que nous sommes sortis les trois en même temps? C’est la première fois… »  
Tricane continuait à s’éloigner vers le nord en maugréant, sans leur porter la moindre attention.
« Qu’est-ce qu’on fait? », demanda Aizalyasni, agacée de devoir passer par la parole pour obtenir une réponse. Timothée allait parler lorsque Madame s’écroula en gémissant.
« Madame! », dit Martin, sprintant pour la rejoindre. « Est-ce que ça va? 
— Il faut la ramener dans le Cercle », dit Timothée.
Tricane s’écria : « Non! Nous devons avancer! Nous devons les empêcher… » Elle tenta de se relever. Dans la pénombre, Aizalyasni entr’aperçut que le visage de Madame avait changé… Sa peau lisse était redevenue ravagée, comme si elle avait vieilli de dix ans en autant de secondes. Elle s’appuya sur Martin pour se relever, puis continua son chemin en claudiquant, les deux mains posées sur son visage, comme pour retenir la jeunesse qui lui glissait entre les doigts.
« C’est le Cercle qui la maintenait jeune », dit Timothée. « Comme il maintenait notre connexion. »
Aizalyasni fut de nouveau irritée, cette fois parce que Timothée avait ressenti le besoin de souligner quelque chose qu’elle avait déjà compris. Pour sa part, elle n’avait nulle envie de rajouter quoi que ce soit. Elle se concentra plutôt sur les grommellements de Madame.
« Je comprends, maintenant », disait-elle d’une voix étouffée par ses mains. « J’avais vu ce futur sans le comprendre. Ils ne nous laisseront jamais tranquilles. Jamais. C’est la guerre, mais on ne le savait pas… Désarmés… Il faut penser à l’après, parce qu’avant c’est fait, mais après, hein, c’est encore en train de se faire… » Tricane laissa échapper son rire caquetant.
Aizalyasni lança un regard à Timothée. Le message était clair. Elle recommence à délirer. La jeune femme toucha du bout des doigts le sachet d’herbes médicinales qu’elle portait toujours dans son manteau. Celles-ci l’avaient bien servi lorsqu’ils avaient trouvé Madame dans la chambre d’enfants. Si les choses dégénéraient, elle pourrait lui en mettre dans la bouche de force. « Madame », murmura-t-elle, « vous l’avez dit mille fois : vous ne devez pas agir…
— Si je n’agis pas, qui va le faire? Vous autres, vous êtes désarmés. Dégriffés. Mes trois p’tits chats, trois p’tits chats, chapiteau, totalement, menterie, ricanement, menterie, ricanement… » Elle continua à fredonner les mêmes mots sur un air de comptine.
Aizalyasni montra son sachet à Timothée. Avant même que celui-ci n’ait réagi, Madame lançait sans se retourner : « N’y pensez même pas! »
Une fois de l’autre côté du boulevard St-Martin, Madame se remit à humer l’air ambiant. Elle passa un moment à regarder vers l’horizon en plusieurs endroits sans qu’Aizalyasni ne puisse discerner ce qui retenait son attention.
« On va leur donner ça : ils sont brillants », dit-elle à personne en particulier. « Cinq as. Comment veux-tu battre cinq as? Tu ne peux pas battre cinq as. À moins de tricher toi aussi. Ah! Tricane typique, tricheuse triptyque… tricherie! Approchez, mes trois chéris! On va faire ça ici.
— Faire quoi? », demanda Timothée.
« Le tout pour le tout! »
Aizalyasni fut soulagée de voir Madame adopter une posture de méditation debout. Elle était imprévisible par moment, mais elle réussissait toujours à trouver le calme et la clarté en se repliant sur elle-même.
Une image s’imprima dans l’esprit d’Aizalyasni avec une netteté surnaturelle. L’apparition fut soudaine et intense, assez pour la sonner. Il s’agissait du diagramme qui permettait l’accomplissement d’un procédé magique; c’est par le même moyen que Madame leur avait appris comment créer une illusion capable de berner les assassins. Ce procédé-ci paraissait toutefois d’une complexité sans commune mesure avec le premier.
Étonnamment, elle comprit tout de suite à quoi le procédé était destiné. « Oh, Madame, non!
— Oh oui », répondit-elle. « Ne t’inquiète pas pour moi : je sais ce que je fais. Le tout pour le tout! » Sa minute de méditation semblait déjà avoir restauré une mesure de lucidité. Mais était-ce un leurre? Comment pouvait-elle leur demander de faire… cela?
« Allez! Maintenant! 
— Maintenant?
— Oui. Concentrez-vous sur l’image…
— Il ne faut pas la dessiner, cette fois? », demanda Timothée, confus.
— Non! Ce sera moi, votre dessin. C’est là tout le secret de la metascharfsinn! Tout est tout! »
Aizalyasni jeta un regard paniqué en direction de Timothée qui haussa les épaules, tout aussi perplexe qu’elle. Martin, pour sa part, semblait déjà à la recherche de l’état d’acuité, de l’étincelle entre ses paumes. Après un instant d’hésitation, Timothée se mit à l’ouvrage lui aussi.
Était-elle la seule à comprendre ce que ce processus devait accomplir? 
Madame ouvrit les paupières. « Aizalyasni », dit-elle. Elle la regarda comme elle l’avait fait à leur première rencontre, d’un regard qui semblait capable de mettre son âme à nu. « Tu m’as toujours fait confiance. J’en ai besoin, une fois de plus.
— Mais… » L’étincelle apparut entre les paumes de Timothée.
« Ne t’inquiète pas pour moi, ma jolie », dit-elle alors qu’un autre éclat de lumière jaillissait, cette fois entre les mains de Martin. « Une dernière chose… Peux-tu t’occuper de Maya? Elle est cachée derrière mon dais. » Les yeux de Madame s’étaient embués. À cet instant, Aizalyasni revit la petite fille apeurée qu’elle avait trouvée recroquevillée au fond du trou. Elle hocha la tête et leva les mains à son tour. L’étincelle apparut presqu’instantanément.
« Et n’oublie pas, ma chère amie… Tout est tout. »
Aizalyasni se concentra sur l’image imprimée dans son esprit. Tricane eut le temps de lever le menton pour regarder le ciel avant que son corps se désintègre en un nuage d’embruns rouges et gris. Au même moment, Aizalyasni ressentit l’énergie radiesthésique la balayer comme un raz-de-marée. Elle se mit à rire, sa tristesse emportée avec la vague de puissance brute dans laquelle elle baignait. Elle fut rejointe dans son hilarité par les deux autres. Ils ressentaient la même chose qu’elle : ils étaient redevenu un.
Les Seize avaient voulu s’en prendre à eux et juguler l’énergie du Centre-Sud? Ils n’avaient qu’à bien se tenir. Un nouveau Cercle venait d’être ouvert dans La Cité.
Et les trois savaient désormais comment en ouvrir d’autres.

dimanche 7 décembre 2014

Le Noeud Gordien, épisode 349 : Tout ou rien, 1re partie

Tricane passait la totalité de son temps dans une méditation qui n’avait que peu de choses en commun avec les méthodes qu’elle avait apprises avec Kuhn et raffinées auprès de Gordon. Celles-ci avaient pour but d’ouvrir l’initié aux forces cachées de l’Univers; Tricane avait plutôt besoin de restreindre sa conscience à un degré acceptable pour l’esprit humain. Tant qu’elle méditait, elle pouvait rester fixée sur ce point que d’aucuns considéraient inextricable, ce point qui lui avait néanmoins souvent échappé : ici et maintenant. Elle tenait ainsi à distance le faisceau infini des futurs possibles jusqu’à ce que ceux-ci ne deviennent qu’une seule chose en passant par le chas du présent.
Certes, des images d’ailleurs, du passé ou de différents futurs s’imposaient de temps à autre à elle, mais elle ne cherchait plus à découvrir à quoi ils se rattachaient. Ces explorations invitaient des dérives qu’elle préférait éviter.
Les gens du Terminus, voire de La Cité tout entière, ne sauraient jamais à quel point ils avaient frôlé l’annihilation. Lorsque l’homme de Tobin avait pointé son arme sur elle pendant sa crise, la providence avait voulu qu’elle fuie plutôt qu’elle se déchaîne. Est-ce qu’une parcelle de son esprit avait reconnu en lui un allié plutôt qu’un ennemi? Elle ne pouvait répondre à cette question : elle ne conservait aucun souvenir de cet épisode. Une chose était claire : elle avait anéanti Hoshmand et Espinosa avec une facilité surprenante. Plus étonnant encore : elle avait creusé dans sa fuite un passage qui permettait de traverser l’Atlantique en quelques minutes. Le mystère de ces tunnels et de leurs propriétés demeurait entier. La pièce où Aizalyasni et Timothée l’avaient trouvée lui laissait croire que ses pensées ou son passé se reflétaient de quelque manière dans la nature de ce qui se trouvait dans le trou… C’est pourquoi elle leur avait interdit d’y retourner : elle craignait que des choses bien pires qu’une chambre d’enfant idéalisée ne s’y trouvent.
Elle était dangereuse comme une flamme nue dans une poudrière. C’est pourquoi elle se devait de maintenir un état d’immobilité, de stabilité, de constance.
Une sensation aussi soudaine et brutale que si on lui avait versé un seau d’eau glacée sur la tête vint cependant troubler sa concentration. Elle ouvrit les yeux, affolée. Le Terminus était silencieux. Les résidents dormaient agglutinés dans la grande salle d’à-côté; seuls ses alliés les plus proches dormaient au pied de son dais.
Une seconde après qu’elle ait ouvert les yeux, Aizalyasni, Timothée et Martin se réveillèrent simultanément. Ils avaient sans doute perçu la même chose.
Les trois se levèrent et se tournèrent vers elle. « Madame?
— Que se passe-t-il?
— L’énergie… Elle remue…
— C’est terrible », répondit Tricane. « Terrible… »
Elle posa un pied à terre, puis un autre, ses membres roides d’avoir été si longtemps immobiles. Elle se dirigea vers la sortie à petits pas, pendant que le sang affluait vers ses jambes. Le processus était beaucoup plus rapide depuis sa cure de jouvence. Les trois lui emboîtèrent le pas.
La vigile, un jeune homme nommé Gary, sursauta lorsque la porte s’ouvrit. Il s’était assoupi; il bondit au garde-à-vous, soucieux d’atténuer le fait qu’on l’avait pris en défaut.
« Vous voyez? », demanda Madame, les yeux rivés sur le ciel.
« Quoi? », demanda Gary.
« Nous voyons », répondit Timothée.
Toute la partie visible du ciel avait pris une teinte impossible, un rouge jaunâtre, qui chatoyait comme une aurore boréale.
Gary insista. « Voir quoi? » Le garçon était incapable de percevoir les remous qui coloraient les nues. « Nos ennemis passent à l’attaque une fois de plus. Il nous faut… » La vision de Tricane se brouilla, et ses pensées encore plus. « Les salauds! Ils jouent avec un cinquième as! » Tricane entendit un rire caquetant; il lui fallut un instant pour réaliser que c’est elle qui l’avait produit.
« Madame. Il ne faut pas agir », dit Martin. Ils avaient compris que sa concentration était compromise.
« Nous sommes là pour ça », dit Aizalyasni.
« Nous allons nous en occuper », conclut Timothée.
Sans attendre de confirmation – peut-être avaient-ils déjà lu l’assentiment dans ses pensées – les trois se mirent à courir vers le nord d’un pas synchronisé. En les regardant s’éloigner, Tricane nota que leur vitesse dépassait largement le rythme de leur foulée, comme s’ils couraient non pas sur le sol, mais sur un tapis roulant qui les propulsait en avant. Leur connexion – les uns aux autres, mais aussi avec l’énergie du Cercle – était prodigieuse. Les brumes du délire s’atténuèrent immédiatement. Elle continua toutefois à suivre en son for intérieur l’évolution des trois qui s’éloignaient toujours, de plus en plus vite…
« Madame », dirent trois voix dans sa tête, parfaitement à l’unisson. « Nous sommes à la frontière du Cercle. » Il leur avait fallu moins d’une minute. « Il s’affaiblit, et notre connexion avec lui… Si nous continuons notre avancée, nous deviendrons impuissants; si nous demeurons ici, nous resterons trop loin pour agir. »
 « Restez là », transmit-elle en guise de réponse. « Je vous rejoins. »
Elle se releva et marcha d’un pas décidé dans la direction des trois, laissant derrière un Gary interloqué.
Elle détecta alors une altération subtile de ses perceptions, du même genre que celles qui précédaient une manifestation synchrone… Elle comprit vite que ce n’était guère le cas. Elle vivait plutôt une impression puissante de déjà-vu.
Elle avait entrevu jadis le futur qui s’apprêtait à devenir réalité… Tout avait commencé lorsque Tobin avait tiré en premier…
Elle avait craint que la séquence aboutisse ainsi. Il ne lui restait qu’une décision à prendre entre trois choix, chacun loin d’être idéal…
Soit elle laissait les Seize anéantir ce qu’elle avait bâti; elle n’aurait alors d’autre choix que vivre une vie paisible mais médiocre loin de leur influence.
Soit elle contre-attaquait sans retenue et mettait le feu aux poudres.
La troisième option? C’était tout ou rien.

dimanche 30 novembre 2014

Le Nœud Gordien, épisode 348 : Drainer le Cercle, 6e partie

Asjen Van Haecht passa la tête dans l’espace-cuisine où Édouard jouait au marmiton. « T’es demandé au troisième! 
— Pourquoi?
— Ne pose pas de question! », dit-il en s’en allant.
Édouard était le seul initié en-dessous d’Asjen dans la hiérarchie. Le dernier fils Van Haecht ne manquait pas une occasion d’exercer son autorité sur lui. Édouard s’essuya les mains et descendit au troisième.
Les Maîtres et leur entourage avaient quitté leurs postes de travail pour se masser autour de celui d’Avramopoulos. Un bref calcul lui montra que tous les initiés s’y trouvaient, même Polkinghorne. Celui-ci s’était fait discret après sa prise de bec publique.
Édouard ignorait la nature précise des travaux de chacun, mais il avait ressenti la montée d’une certaine fébrilité au cours des dernières quarante-huit heures, peut-être parce que le projet était sur le point d’aboutir; à voir l’expression des gens autour de lui, il devina que c’était maintenant chose faite.
« Tout le monde est là », dit Avramopoulos en remarquant l’arrivée d’Édouard. Les conversations se turent. « Les préparatifs sont complétés », déclara-t-il ensuite. « Nous sommes prêts à passer à l’action. » Quelques applaudissements se firent entendre; Avramopoulos les fit taire d’un mouvement de la main. « Il est trop tôt pour se réjouir. Même si nous avons préparé le rituel avec minutie, l’exécution présente certains défis. Personne ne devrait oublier que si nous accomplissons le procédé trop près du Cercle de Harré, un contrecoup dévastateur est presque assuré. Et s’il est trop loin, l’effet souhaité sera amoindri au point d’échouer à le drainer. »
Un coup d’œil d’Avramopoulos à Olson lui indiqua que c’était à son tour de prendre la parole. Il fit un pas en avant en balayant l’assistance du regard. « Latour et moi sommes arrivés à une conclusion claire : l’effet du rituel sera optimal si nous nous dispersons sur plusieurs sites plutôt que tous travailler à partir d’un seul.
Édouard remarqua Van Haecht faire la moue et Mandeville s’agiter, plus encore que d’ordinaire. Ceux-là auraient préféré un rituel centralisé.
Olson fit un signe à Pénélope. Elle alla fixa une carte de La Cité au tableau. La zone empoisonnée avait été jaunie au crayon marqueur. Édouard n’avait pas réalisé son envergure : elle débordait largement du Centre-Sud. Avramopoulos marqua au feutre cinq points autour de la zone. « Selon nos calculs, cinq équipes disposées en pentacle représente probablement la configuration optimale…
Probablement!? », cracha Mandeville. Elle sursauta, comme si son exclamation l’avait elle-même surprise. Elle lissa ses vêtements à deux mains, le visage rougissant à vue d’œil. Elle continua toutefois avec beaucoup plus d’aplomb que son langage non verbal pouvait le laisser présager. « Vous continuez à jouer avec des forces qui vous dépassent! Avez-vous oublié l’explosion du Hilltown? »
Le visage d’Avramopoulos devint un masque de dédain. « C’était l’anathème qui… 
— Que ce soit l’anathème ou Paicheler elle-même qui ait causé le contrecoup, quelle importance? Vous passez à côté de l’essentiel : l’explosion du Hilltown a été causée par une seule personne. Et si, plutôt qu’être canalisée, l’énergie radiesthésique s’embrase et vous pète au visage… Quelles seront les conséquences pour vous? Pour ceux dans le Cercle? »
Un silence malaisé s’ensuivit. Avramopoulos bouillait, les poings serrés.
Félicia toussota. Les regards se tournèrent vers elle. « Personne ne savait que le Hilltown se trouvait dans la zone radiesthésique… Ce procédé est très différent. De un, nous serons en marge du Cercle. De deux, ma contribution au projet est un nouveau procédé capable de disperser l’énergie avant que le contrecoup n’apparaisse. »
Mandeville semblait se débattre avec elle-même pour trouver quoi répondre à cela.
« Catherine », dit Gordon d’une voix douce, « nous avons pris tous les moyens pour diminuer les risques. Si nous ne faisons rien, d’autres innocents risquent d’être terrassés par l’énergie empoisonnée, sans que la médecine ne puisse faire quoi que ce soit pour eux… » Mandeville semblait tendue comme la corde d’un arc, son expression affolée. Édouard avait l’impression qu’il aurait suffi d’un son soudain ou d’un mouvement brusque pour qu’elle détale comme un lapin. « Nous avons besoin de toi. Penses-y, Catherine… Qu’est-ce que Madeleine aurait voulu? »
Édouard présuma que cette Madeleine était le prénom de Paicheler, la victime du Hilltown. Les yeux de Mandeville s’embuèrent; ses lèvres tremblantes peinaient à retenir un sanglot. Édouard aurait cru la chose impossible, mais l’expression de dédain d’Avramopoulos s’accentua encore. L’émotion ne dura qu’un instant, après quoi Mandeville se ressaisit. « D’accord. 
— Poursuivons », hissa Avramopoulos.
Les Maîtres discutèrent ensuite des détails de l’exécution du rituel, prévu pour minuit le lendemain, après quoi l’assemblée se dispersa. La constitution des cinq équipes ne se fit pas sans heurts. Édouard ne put s’empêcher de s’interroger sur la capacité de ces gens à agir en coordination. Et de se demander si les craintes de Mandeville n’avaient pas été balayées un peu trop vite…

dimanche 23 novembre 2014

Le Nœud Gordien, épisode 347 : Drainer le Cercle, 5e partie

Un mouvement de Félicia ramena Édouard à la conscience : il s’était laissé flotter jusqu’au bout de l’assoupissement. Ce premier mouvement était somme toute restreint, un frémissement à peine. Il fut suivi d’un autre, plus affirmé, qui déclarait sans équivoque la fin du moment magique.
Félicia s’assit sur le rebord du matelas gonflable et entreprit de se rhabiller.
Édouard, pour sa part, peinait encore à trouver quoi dire. Il sentait bien que quelque chose avait changé dans son rapport à la jeune femme, quelque chose qui les avait rapprochés de manière inédite. D’un autre côté, la soudaineté du tout suggérait quelque chose plus superficiel que profond… Édouard découvrait que pour lui, une relation axée sur le sexe et le sexe seulement ne lui apparaîtrait pas souhaitable. Peut-être que son silence était une tentative de maintenir un instant de plus l’illusion que leurs ébats avaient été une affaire de connexion plutôt qu’un petit moment de plaisir détaché de tout le reste…
Félicia confirma ses craintes à travers les premières paroles qu’elle prononça, à la fois banales et utilitaires.
« Faudrait pas que ça se sache », dit-elle sans se retourner.
— Ouais, j’imagine.
— Avramopoulos peut vraiment être mesquin. Particulièrement envers les femmes. Particulièrement envers ceux qui ont quitté son clan. Particulièrement envers ceux qui ne pensent pas comme lui.
— C’est particulièrement déplaisant », dit Édouard en référant d’abord à l’attitude du Maître, mais surtout aux émotions troubles que la désinvolture de Félicia lui suscitait.
Édouard s’extirpa du lit pour se rhabiller à son tour, feignant le même détachement. Il se demandait bien comment les Casanova de ce monde pouvaient vivre ce genre de malaise à chaque nouvelle aventure. L’excitation, le sentiment de connexion, la satisfaction sexuelle… Tout cela était bien entendu exquis, et désirable en théorie, mais… Compte tenu du prix à payer, est-ce que tout cela en valait encore la chandelle?
En remontant ses pantalons, Édouard jeta un regard oblique à Félicia. Elle examinait une alerte qu’elle venait de recevoir sur son téléphone. Il soupira.
« Je vais retourner à ma cuisine. Il faut encore que j’apprenne comment faire fonctionner cette foutue machine à café. »
Il fit un premier pas vers le corridor avant que Félicia, distraite par le rectangle lumineux, ne réagisse.
« Attends un petit peu, toi… »
Elle se leva à son tour, le chemisier à moitié boutonné. Son sourire espiègle revient illuminer son visage. Elle agrippa Édouard par la ceinture et l’attira jusqu’à elle pour l’embrasser avec la même fougue que plus tôt. Une nouvelle vague de désir monta en lui, effaçant toutes les pensées pénibles avec lesquelles il avait jonglé.
L’embrassade prolongée les laissa tous deux pantelants. Apaisé par cet épilogue inattendu, Édouard toucha la joue de Félicia, lui fit un clin d’œil et tourna les talons.
Félicia en profita pour lui balancer une claque sonore sur une fesse. Il se retourna vers elle, feignant l’outrage mais réellement surpris, pour la voir battre innocemment des cils avec un air des plus angéliques.
Il continua son chemin en pensant qu’il n’avait jamais connu personne comme elle. En fait, il n’avait jamais même pensé que pareille fille pouvait exister.

dimanche 16 novembre 2014

Le Nœud Gordien, épisode 346 : Drainer le Cercle, 4e partie

Félicia avait une certaine avance sur Édouard : lorsque celui-ci arriva à l’étage inférieur, elle était déjà disparue de la cage d’escalier. Il ne trouva qu’une porte en train de se refermer.
Édouard découvrit un deuxième étage au design fort différent des autres : il déboucha sur un couloir tapissé de portes de part et d’autres. Il était facile de deviner que celui-ci traçait un rectangle recouvrant tout l’étage. Un bruissement à sa droite lui indiqua la direction prise par Félicia. Il tourna le coin juste à temps pour la voir disparaître à l’autre bout. Là-bas, de grandes baies vitrées laissaient filtrer une lumière morne sur les murs du corridor. Elle ne pourra plus courir bien loin, se dit-il. Félicia agissait étrangement. Quelle mouche l’avait piquée? Elle avait paru froissée lorsqu’Avramopoulos l’avait proclamé élève-adepte. Était-ce pour elle une façon de lui rappeler qu’elle était sa supérieure?
Édouard tourna le coin. L’une des portes était restée entrouverte. L’entrebâillement donnait sur un espace format bureau; toutefois, plutôt que la pièce nue à laquelle il s’était attendu, il découvrit que quelqu’un l’avait aménagée en chambre. Un épais matelas gonflable occupait le tiers du plancher; un tas de sacs et de valises était empilé dans un coin. Les vêtements qui traînaient un peu partout ne laissaient aucun doute : il venait de découvrir l’antre de Félicia.
Alors qu’il s’apprêtait à demander comment il pouvait l’aider, elle l’interrompit en posant ses lèvres sur les siennes. Abasourdi, Édouard ne réagit pas; Félicia renchérit en l’agrippant à la taille et en l’attirant tout contre elle. La surprise ne dura qu’un instant; Édouard largua sa surprise, ses questions, ses résistances pour l’embrasser en retour.
Pour lui qui n’avait embrassé qu’une seule femme de toute sa vie adulte, le contraste ne pouvait être plus marqué. Geneviève avait toujours été circonspecte dans ses étreintes, tandis que Félicia s’avérait intense, affamée; alors que son ex embrassait timidement, la jeune femme agissait avec un aplomb, une assurance déstabilisante.
Alors que Félicia l’embrassait encore, elle détacha la ceinture d’Édouard puis le bouton de son pantalon. Ses mains ne s’arrêtèrent pas là : sans hésiter ne serait-ce qu’un instant, elles s’insinuèrent dans son sous-vêtement. Elle le trouva aussi dur que durant son obsession induite. Ce n’est qu’à ce moment qu’elle éloigna son visage, le souffle court. Il se perdit dans ses beaux grands yeux, remplis de désir mais aussi d’une certaine tendresse qu’Édouard s’expliquait mal, tant ce rapprochement était soudain.
Il l’avait toujours trouvée mignonne, mais peut-être en raison de leur différence d’âge, il ne l’avait jamais imaginée comme ça
Cette fois, c’est Édouard qui initia le baiser, porté par un raz-de-marée d’attraction primale. Il se débattit avec les boutons du chemisier de Félicia avec les doigts tremblants, avant de se résoudre à relever comme un t-shirt. Elle portait un soutien-gorge des plus simples, sans aucune fioriture.
Édouard caressa sa poitrine par-dessus le tissu pendant que Félicia le regardait avec le sourire joueur d’une femme consciente – et contente – d’avoir pareil effet sur un homme. Sans dire un mot, elle dégrafa le soutien-gorge et laissa glisser les bretelles le long de ses bras.
Ses seins n’étaient pas magnifiques : ils étaient parfaits.
Une nouvelle lame de fond le poussa vers elle. Elle se laissa guider jusqu’au lit. Il s’accroupit sur son corps allongé, lui embrassa la bouche, le cou, les seins, le ventre, puis il finit de la dévêtir en un seul mouvement qui emporta ses pantalons et ses sous-vêtements. Le cœur battant, il se redressa pour la contempler.
Elle s’assit au bord du matelas, son beau visage encore illuminé par son sourire mystérieux. Elle empoigna son sexe au garde-à-vous et le tira jusqu’à sa bouche. Elle le lécha et le caressa avec la même fougue que durant ses baisers, ne s’arrêtant que pour le titiller plus doucement avant de recommencer de plus belle.
Il se désengagea juste avant de jouir. Il s’agenouilla à côté du matelas et plongea entre les cuisses de Félicia à son tour. En peu de temps, elle se mit à frémir, à gémir, à se tortiller. Sa réaction vive – là où celles de Geneviève avaient toujours été pour le moins discrètes – l’excita et l’encouragea davantage, ce qui donna lieu à un véritable cercle vicieux. Les gémissements de Félicia devinrent des soupirs saccadés aux intervalles de plus en plus rapprochés. Elle gémit en crescendo une fois, deux fois, trois fois. Puis tout son corps se détendit.
Félicia prit la tête d’Édouard entre ses mains et la guida jusqu’à sa bouche. Ils s’embrassèrent encore, plus doucement qu’avant; sans cesser l’embrassade, elle le déshabilla à son tour, les pantalons d’abord, la chemise ensuite. Elle ne s’éloigna qu’un instant pour aller tirer un condom de l’un de ses sacs. Elle déchira l’emballage et entreprit de le dérouler sur le sexe d’Édouard.
Félicia se coucha sur le lit et ouvrit les jambes. Édouard n’avait jamais reçu si belle invitation. Félicia gémit encore lorsqu’il la pénétra. Malgré le latex, Édouard se sentait à fleur de peau, proche de l’explosion. Il réussit néanmoins à moduler ses transports, à entrecouper les moments les plus intenses d’autres moments de tendresse. La tension monta encore à travers cette alternance entre le vite et le lent, le doux et le brusque.
Alors qu’il s’apprêtait à ralentir une fois de plus, Félicia agrippa ses fesses à deux mains et entreprit de lui dicter son rythme. Elle le poussa soudainement sur le côté; avant qu’il n’ait réalisé ce qui se passait, elle avait grimpé sur lui pour le chevaucher sans ménagement.
La tête d’Édouard tournait, il se croyait dans un rêve. Les gémissements de Félicia lui soufflèrent qu’elle approchait de l’orgasme. Il observa avec fascination toute sa peau se couvrir de chair de poule, sa poitrine et ses joues rougir… Ses propres gémissements s’élevèrent en écho à ceux de Félicia. Le monde s’éclaira d’un halo de plaisir, pour ensuite laisser place à la langueur du désir satisfait.
Félicia se glissa dans le creux de son épaule. Leurs peaux mouillées de sueur les soudèrent l’un à l’autre. Édouard lui embrassa le front. Il ne savait pas quoi dire; il aurait voulu que le moment dure toujours. Il choisit donc de se taire.

dimanche 9 novembre 2014

Le Nœud Gordien, épisode 345 : Drainer le Cercle, 3e partie

Édouard revint au 5450 La Rochelle chargé de ses achats. Sachant mieux à quoi s’attendre, il frappa à la porte dès son arrivée, croulant sous les boîtes mal équilibrées. Arie Van Haecht lui ouvrit : il montait toujours la garde derrière les fenêtres voilées. Édouard déposa son chargement devant les portes de l’ascenseur. « Encore deux voyages », dit-il, un peu essoufflé.
« As-tu besoin d’aide? », offrit Arie, une pointe d’hésitation dans la voix. Édouard devinait qu’il préférait demeurer au chaud que de se rhabiller de pied en cap.
« Non, ça va », répondit Édouard. Il avait mal calculé : il lui fallut trois autres allers-retours à sa voiture pour finir de rentrer tout ce qu’il avait acheté. Sa razzia dans un magasin-entrepôt lui avait permis de tout trouver sous un même toit : de la nourriture en conserve, surgelée et prête à manger; du jus, des boissons gazeuses et de l’eau embouteillée; il avait même acheté un lot d’oreillers et de couvertures qui semblaient manquer au dortoir improvisé du cinquième. Et, bien entendu, une machine à café toute neuve.
Il massait ses épaules après avoir rentré le dernier chargement lorsqu’il aperçut Arie en train de lorgner un plateau de sandwichs prêts à manger. Il s’en servit un avant de tendre le reste à Arie, qui l’accepta plein de reconnaissance.
« Quand même », dit Édouard entre deux bouchées, « c’est quelque chose, de voir autant de Maîtres travailler ensemble…
— Mon père dit que ça ne s’est pas vu depuis la Deuxième Guerre Mondiale…
— Ils sont seize au total, non? Où sont les autres?
— En fait, non… C’est plutôt un titre traditionnel. Leur nombre était remonté jusqu’à neuf, mais cette foutue anathème en a tué deux.
— Oh ». Avramopoulos, Gordon, Van Haecht et Olson se trouvaient en haut. Il avait entendu dire que deux autres étaient en mission au Maroc, en lien avec le projet qui mobilisait les quatre autres. Il ne restait donc qu’un Maître qui n’y était pas mêlé.
Arie ricana en prenant un second sandwich. « Si tu as réussi à trouver un procédé émergeant durant ta première année, tu risques de joindre les Seize avant moi…
— C’est rien, je t’assure… Un concours de circonstances… Et toi, ça fait longtemps que tu pratiques? Avec un Maître comme père…
— J’ai été initié le jour où j’ai atteint la majorité. Mon père ne voulait pas risquer de confier ses savoirs à des gamins. Nous pratiquons tout de même des exercices en famille depuis que je suis tout petit. J’étais donc prêt à passer aux choses sérieuses.
— Je vois… » Édouard termina son sandwich et lécha ses doigts. « Je vais aller voir comment fonctionne cette machine à café. Tu veux que je t’en descende un lorsque j’aurai réussi?
— Volontiers », répondit Arie avec un sourire.
Il laissa un autre sandwich à Arie avant de charger l’ascenseur. Il décida d’aller ranger les victuailles au quatrième. Il sélectionna ensuite un plateau de crudités, deux plateaux de sandwichs et un paquet de viande froide et descendit au troisième. 
Les Maîtres et leurs adeptes continuaient à travailler d’arrache-pied à leur mystérieux projet. Édouard déposa les plateaux sur la table la moins encombrée. Avramopoulos le premier vint s’approvisionner, sans toutefois s’attarder : il repartit les mains pleines vers l’ilot où il travaillait seul pour le moment. D’autres passèrent tour à tour, sans que personne ne s’arrête pour discuter avec lui, pas même pour le remercier. Jusqu’à ce que la femme fatale le rejoigne en lui offrant un sourire des plus chaleureux. 
« On ne s’est pas encore présenté… Je suis Pénélope Vasquez. Enchantée de faire ta connaissance.
— Et moi, Édouard Gauss. » Édouard n’avait jamais vu de femme aussi attirante de toute sa vie. Sa simple proximité menaçait de le transformer en adolescent maladroit, à une période où il était trop intimidé par les filles pour les traiter comme des personnes, où il voulait désespérément leur plaire sans savoir comment. Résister à la tentation de dévier son regard vers son décolleté était un combat de tous les instants. « Ton français est impeccable », dit-il en bafouillant un peu.
« Ma mère est française », répondit-elle.
« Hum. Quelque chose me dit que monsieur Vasquez, lui, ne l’est pas. »
Elle échappa un rire musical. « Bien vu. Mon père est Cubain. Je sais, je sais : tu trouves que je n’ai pas tellement l’air latina. Disons que j’ai beaucoup changé depuis que j’ai rencontré Daniel.
— Daniel?
— Olson. » Elle prit l’expression espiègle de celle qui s’apprête à révéler un secret croustillant. Elle s’approcha de lui en posant une main sur son avant-bras. Le contact eut l’effet d’un choc électrique. Son parfum, floral et subtil, vint chatouiller ses narines. « Je n’ai pas attendu qu’on nous présente pour m’informer sur toi…
— Ah non?
— J’aime beaucoup ton style journalistique. Ta série d’enquêtes sur l’entourage de l’ancien maire de La Cité était exceptionnelle…
— Ouais. Ça n’a pas plu à tout le monde…
— J’ai fait une maîtrise sur la représentation médiatique des scandales personnels des personnalités politiques… » Édouard figea. Il était facile de présumer de la superficialité, voire de la vacuité d’une femme pareille… Pourtant, elle était initiée : n’était-ce pas un indice de volonté, de goût du travail, de persévérance? Il n’aurait pas dû être surpris qu’elle ait une vie intellectuelle. Et pourtant…
Ses pensées coupables lui firent perdre le fil de la conversation. L’effet que Pénélope avait sur lui évoquait son temps sous l’effet de la première compulsion, alors que ses pensées étaient embrouillées par un désir irrésistible. « …et c’est vrai pour toute cette catégorie de gens », dit Pénélope en conclusion à une tirade dont Édouard n’avait rien entendu.
« Assurément », répondit-il à l’aveuglette.
« Lorsque le projet sera entré dans la phase deux…
— Le projet?
— Drainer le Cercle, bien entendu.
— Personne n’a jugé bon de m’expliquer de quoi il s’agissait… 
— C’est le lot des nouveaux initiés », répondit-elle avec un sourire compatissant. « Mais vu que ton Maître t’a nommé élève-adepte, les choses vont sans doute changer… Laisse-lui le temps… Donc, je disais : lorsque les choses les plus urgentes auront été traitées, j’aimerais beaucoup aller prendre un verre avec toi. Pour discuter… »
Édouard n’en croyait pas ses oreilles. Il allait acquiescer avec enthousiasme lorsque Félicia apparut entre eux. Hypnotisé par Pénélope, il ne l’avait pas vue s’approcher. « Édouard, as-tu une minute? », dit-elle le tirant par le coude.
« Je…
— Je te le laisse », dit Pénélope, toujours souriante. Félicia lui renvoya un sourire glacial.
« Je, hum, qu’est-ce que je peux faire pour toi?
— J’ai besoin d’aide au deuxième. Viens avec moi. »
Elle se dirigea vers la cage d’escalier. Édouard lui emboîta le pas, non sans avoir jeté quelques regards furtifs en direction de Pénélope, qui était à nouveau concentrée sur son travail. 

dimanche 2 novembre 2014

Le Noeud Gordien, épisode 344 : Drainer le Cercle, 2e partie

Le hall n’était que tuiles et béton sur tout l’étage. Une chaise posée à côté de l’entrée – non loin de l’endroit où Édouard avait tenté de voir à l’intérieur – était la seule pièce de mobilier visible. Deux colonnades parallèles traçaient le chemin entre la porte principale et les ascenseurs. Rien ne démentait encore l’impression initiale d’Édouard : personne ne s’était installé ici.
Arie Van Haecht le conduisit jusqu’aux ascenseurs en détachant son manteau. « C’est au troisième », dit-il en appuyant sur le bouton qui ouvrit les portes. Édouard entra, mais l’autre resta derrière.
Les portes rouvrirent sur un autre grand espace à peine plus meublé que le rez-de-chaussée. Une dizaine de personnes s’affairaient autour d’îlots de meubles agrégés, chacun avec une grande table, quelques chaises et un tableau vert monté sur pieds.
Polkinghorne et Avramopoulos furent les premiers qu’Édouard reconnut. Ils semblaient engagés dans un débat énergique. De l’autre côté de la pièce, à un autre îlot, Gordon discutait avec un homme qui tournait le dos à Édouard. Félicia s’y trouvait aussi, le nez penché sur un panneau de carton où elle traçait des symboles magiques au pinceau. La scène convainquit Édouard de se détendre un peu : on ne l’avait pas convoqué pour l’accuser de quoi que ce soit.
Avramopoulos l’aperçut et lui fit signe de s’approcher. Deux autres équipes s’étaient installées dans des coins de la grande pièce. L’une d’elles était constituée de deux hommes et de la seule autre femme du groupe à part Félicia. C’était une grande blonde aux formes époustouflantes qui semblait tout droit sortie de la couverture du magazine Primate. Un autre trio travaillait en silence. Leur coordination appliquée suggéra à Édouard qu’ils étaient habitués à œuvrer ensemble.
Aucun doute n’était possible : tous ces gens étaient des initiés. Édouard n’avait jamais imaginé qu’il ait pu y en avoir autant dans La Cité.
« Te voilà enfin », dit Avramopoulos dès qu’Édouard se trouva à portée. « Il ne manquait plus que toi. »
Édouard remarqua alors une absence notable. « Et Hoshmand? Il n’est pas là? 
Polkinghorne tressaillit. « Il est mort », dit Avramopoulos.
« Oh. Je suis désolé. Mes condoléances… » Polkinghorne lui fit un sourire triste; Avramopoulos, un mouvement de la main, comme pour chasser ces désagréables considérations.
« Tu vas t’installer dans ce building pour quelques jours, quelques semaines tout au plus », dit Avramopoulos. « Nous avons aménagé des lits de camp au cinquième. » Il se tourna vers Polkinghorne. « Tu ne lui as pas dit d’amener des bagages?
— Tu m’as dit de le faire venir, c’est tout. » La tension entre les deux hommes pouvait être coupée au couteau.
Avramopoulos soupira. « Peu importe. Tu es en voiture?
— Oui.
— Tu vas commencer par aller trouver de la nourriture pour tout le monde. Tu sais cuisiner?
— Euh…
— Il y a un coin cuisine à chaque étage sauf au rez-de-chaussée. Installe-toi où tu veux. On a déjà une batterie de cuisine au cinquième, mais presque rien en terme de provisions. Tu peux rester dans le simple – des sandwiches, des croissants, peut-être de la soupe. Bonne idée, la soupe. Peut-être que les Van Haecht cesseraient de se plaindre du froid. Pendant que tu y es, achète-nous une machine à expresso. Tout le monde va me remercier, je t’assure…
— Je peux poser une question? » Avramopoulos le regarda comme s’il avait dit une bêtise, mais il lui fit quand même signe de parler. « Qu’est-ce qui se passe ici? 
— Polkinghorne ne t’a pas expliqué? »
Ce dernier explosa. « Encore une fois, tu ne m’as pas demandé de lui dire quoi que ce soit!
— Quoi? Tu n’as pas pris le relais de Hoshmand? Qui s’occupe de Gauss? »
Polkinghorne foudroya  Avramopoulos du regard. « C’est toi son maître. C’est ta responsabilité. La tienne. Pas la mienne. 
— Pff. C’était la responsabilité de Hoshmand. »
La réaction de Polkinghorne montra qu’il avait été blessé, mais surtout surpris, comme s’il ne pouvait pas imaginer que quiconque ait pu penser ainsi. Il tourna brusquement les talons et marcha d’un pas décidé jusqu’à l’ascenseur.
« Lui et ses susceptibilités… », marmonna Avramopoulos alors que les portes de l’ascenseur se refermaient. « Une vraie femme. Où en étais-je?
— Au fait que personne ne m’a rien dit.
— Ah! Donc, comment va ta progression? » Il avait posé la question de façon un peu désinvolte, mais quelque chose dans son expression changea après une seconde. Il se mit à scruter Édouard de la tête aux pieds avec le regard d’un parent à la recherche d’indice que son enfant a bu. « Après tout ce temps sous l’effet de la compulsion, tu me sembles plutôt calme et détendu… »
Édouard déglutit. Le moment était venu de présenter le mensonge que Gordon lui avait suggéré. « Les choses sont moins pires depuis une semaine ou deux... »  
— Moins pire comment?
— Je méditais comme un forcené, tous les jours, toute la journée, lorsqu’un matin j’ai vu apparaître quelque chose… Une sorte d’image complexe, pleine de détails… J’ai tenté de la reproduire sur papier. Ça n’a pas été facile, mais à un moment donné, pendant que je me concentrais sur mon dessin, paf! La compulsion est disparue. »
Avramopoulos, les sourcils froncés, continua à le dévisager. Édouard retint son souffle. « Montre-moi le dessin », finit-il par ajouter en lui tendant une craie.
Édouard retourna le tableau pivotant et traça les deux cercles concentriques sur la surface encore vierge. Sa main tremblait.
Il en était à ajouter les premiers détails lorsqu’Avramopoulos le fit sursauter en clamant haut et fort : « Votre attention, s’il vous plaît! »
Tous les autres se tournèrent vers lui. « Cet homme, que j’ai personnellement initié au printemps dernier, a accompli un premier procédé émergeant. »
Édouard vit l’incrédulité chez certains, l’admiration chez d’autres. Gordon devait être un champion au poker : tout laissait croire qu’il venait d’apprendre la nouvelle. Félicia, à l’écart, croisa les bras et fit la moue, miroir de sa réaction lorsqu’Édouard lui avait montré son dessin pour la première fois.
« L’urgence des circonstances présentes me rend peu enclin au cérémonial », continua-t-il. « J’irai donc droit au but. Édouard Gauss, en prenant à témoin trois de mes pairs parmi les Seize, je te nomme élève-adepte! »
Tout le monde applaudit la proclamation, même Félicia, qui réussit à forcer un sourire.
Les initiés retournèrent au travail. Édouard ne manqua pas de noter qu’Avramopoulos ne lui avait toujours rien expliqué quant aux événements récents ou ce qu’ils faisaient tous là. Il décida toutefois qu’il valait mieux mettre ses questions – nouvelles ou anciennes – en veilleuse et s’éclipser avant que quelqu’un l’interroge sur les détails de son procédé émergent. C’était Gordon et non Édouard qui avait accompli le procédé; il avait donc usurpé son titre d’élève-adepte. Il ne restait qu’à espérer que son bluff fonctionne assez longtemps pour mener à terme ses desseins…
« Je vais m’occuper des provisions maintenant », dit Édouard en effaçant son dessin à la craie.
« Parfait », répondit Avramopoulos. « Et n’oublie pas le café! »

dimanche 26 octobre 2014

Le Noeud Gordien, épisode 343 : Drainer le Cercle, 1re partie

Le téléphone d’Édouard sonna.
Depuis qu’il avait quitté CitéMédia, ses dossiers et ses enquêtes, il ne recevait plus d’appels que de Geneviève et de Claude, les deux irréductibles de son entourage à préférer la voix à l’écrit. Cette fois-ci, l’afficheur indiquait numéro inconnu. Il ne reconnut pas la voix qui lui dit : « Édouard? 
— Qui parle?
— Polkinghorne. Rejoins-nous au 5450, boulevard La Rochelle. Maintenant. »
Le cœur d’Édouard s’emballa… Le ton sec de la convocation pouvait augurer le pire. Pris d’une fébrilité qu’il peinait à contenir, il fit les cent pas dans son petit appartement en jonglant avec les tenants et les aboutissants de sa situation présente. Il était toutefois trop préoccupé pour pouvoir penser clairement. Et il devait y arriver. Ce n’était pas le moment de perdre son sang-froid…
Il laissa son esprit effarouché glisser vers les chemins désormais familiers de la méditation. Sa respiration s’approfondit et son cœur retrouva son rythme habituel en quelques minutes à peine.
Une fois suffisamment rasséréné, il demeura dans la même posture jusqu'à ce que sa réflexion soit complétée.
Il alla s’asseoir devant l’ordinateur et démarra la webcam en mode enregistrement. « Nous sommes le vingt-quatre février. Je viens de recevoir une convocation et je crains ce que cela peut signifier. Pour commencer, plutôt que Hoshmand, c’est Polkinghorne qui m’a appelé. C’est une première. Ça fait tout de même un moment qu’Avramopoulos et ses hommes me laissent tranquilles… Ils croient sans doute que je continue à travailler compulsivement. Et là, bang! Est-ce que ça veut dire qu’Avramopoulos a découvert quelque chose? Ma collaboration secrète avec Gordon? Pire encore : le dossier que je suis en train de monter pour prouver l’existence de la magie? Au cas où quelqu’un modifiait mes souvenirs, je préfère enregistrer ceci. Alexandre, je compte sur toi pour faire le suivi. Je pars pour le 5450, boulevard La Rochelle. Et non, je ne sais pas pourquoi on me fait venir dans l’Ouest plutôt qu’aux endroits habituels. »
Il hésita un instant, mais il ne trouva rien de mieux à dire pour conclure son message. Il encrypta le fichier et l’envoya à Alexandre, après quoi il enfila son manteau et se rendit à sa voiture.
Le temps était plutôt frisquet… Mais encore au-dessus des normes saisonnières. Les spécialistes disaient déjà que cet hiver serait le plus chaud enregistré dans l’histoire de La Cité.
En conduisant vers l’Ouest, Édouard prit un instant pour détecter la position d’Ozzy… Fidèle à son habitude, la corneille se trouvait quelque part au sud. Tant mieux : Édouard préférait que son familier garde ses distances des autres initiés. S’ils voulaient le châtier pour quelque raison, ils ne pourraient pas s’en prendre à Ozzy.
L’adresse que lui avait donnée Polkinghorne correspondait à un édifice à bureaux de cinq étages. Une grande bannière signalait que l’espace était à louer; une autre indiquait que l’édifice serait livré en novembre dernier, ce qui laissait croire que les promoteurs avait fait face à quelque retard ou imprévu… À moins qu’ils aient échoué à trouver preneur : rien n’indiquait que quiconque l’occupât.
Édouard monta les quelques marches qui le séparaient de l’entrée principale. Toutes les fenêtres du premier étaient placardées de feuilles de papier qui les recouvraient entièrement. Il tira la porte principale, mais elle ne bougea pas. Il frappa et attendit , mais il ne perçut aucune réaction à l’intérieur. Interloqué, il vérifia l’adresse – c’était la bonne –, puis, le front contre la vitre froide, les mains en cornet pour estomper les reflets, il tenta de discerner, dans le minuscule jour entre le papier et le cadre, si quelqu’un se trouvait de l’autre côté.
Il sursauta lorsque quelqu’un souleva un pan de papier juste devant lui.
L’homme, un inconnu, était plus jeune qu’Édouard. Ses cheveux châtains coiffés à la pommade lui donnaient un look plutôt vieillot. Il scruta Édouard de long en large, les sourcils froncés, avant de lui signaler un instant en levant un doigt. Il rabattit l’écran avant qu’Édouard n’ait pu réagir.
Édouard poireauta encore de longues minutes sur le seuil, jusqu’à devoir couvrir ses oreilles de ses mains pour les protéger du froid. La porte s’ouvrit enfin; un individu rejoignit Édouard sur le parvis. Le nouveau venu était assez habillé pour affronter la Sibérie : il portait un manteau de duvet, une tuque et des cache-oreilles. Une longue écharpe l’emmitouflait des épaules jusqu’au nez. Seuls ses yeux demeuraient découverts, mais c’était assez pour qu’Édouard en conclue qu’il s’agissait du même homme qu’il avait aperçu à l’intérieur.
« Oui? », demanda l’homme, circonspect.
« Je, hum, est-ce que je suis au bon endroit?
— Cela dépend de l’endroit où vous cherchez à vous trouver… » Il parlait avec drôle d’accent… Allemand, peut-être.
« Un… ami m’a demandé d’être ici. Mais j’ignore pourquoi, ou ce que je suis censé faire maintenant. »
L’homme plissa les yeux, encore plus méfiant qu’auparavant. « Alors, vous n’avez sans doute rien à faire ici. Bonne journée. » Il tourna le dos à Édouard.
« Quoi? C’est ridicule! Je ne serais pas ici si P… » Il s’arrêta. Il avait presque oublié qu’il était, en principe, toujours contraint au silence quant aux secrets des initiés. La compulsion sélectionnait automatiquement ce qui passait et ce qui était censuré, mais vu que Gordon l’avait levée, c’était à Édouard de décider… Et il pouvait se trahir en choisissant mal.
Pendant que l’homme se débattait avec un trousseau de clé, difficile à manipuler avec ses gants épais, Édouard lança : « Je suis un grand fan de Derek Virkkunen. Vous le connaissez? » L’homme figea. Comme une statue de glace, pensa Édouard. Malgré tous ses vêtements. « J’ai eu la chance de le rencontrer à quelques reprises. Avec son ami, Aleksi Korhonen. »
L’homme se retourna. Édouard qui lui tendit la main. « Je suis Édouard Gauss.
— Pourquoi ne pas l’avoir dit plus tôt? », répondit l’homme en lui donnant la sienne.
Cette réplique agaça Édouard au plus haut point. Il avait envie de lui crier qu’il aurait suffi qu’il le demande!
« Moi, c’est Arie. Arie Van Haecht », ajouta-t-il avec l’air important de celui qui s’attend à ce qu’on le reconnaisse.
Édouard lança un « Oh! » qui parut satisfaire l’égo du jeune homme. « Enchanté de faire votre connaissance. »
Arie retourna se débattre avec la serrure, puis il tira la porte et signala à Édouard de le suivre.
Édouard découvrit alors que l’édifice était loin d’être aussi désaffecté qu’il le paraissait de l’extérieur.

dimanche 19 octobre 2014

Le Noeud Gordien, épisode 342 : Troisième roue

« You hou… Est-ce que ça va? Martin? »
Ce n’est que lorsqu’il entendit son nom que Martin réalisa qu’on s’adressait à lui. Il releva la tête. Il ne se souvenait pas d’un mot du témoignage de celui qui avait pris la parole. « Oui, oui, ça va », dit-il. « Tu peux continuer.
— J’avais fini », dit l’homme, un peu penaud. Il alla se rasseoir du côté de l’auditoire.
 « Je m’excuse », dit-il. « Je suis un peu distrait.
— Ouais », dit Chanelle, une femme entre deux âges qui fréquentait leur groupe de support depuis moins d’un mois, elle aussi assise au premier rang. « En fait, t’as l’air high… »
Malaise chez les anonymes.
Martin n’était pas sous influence. Il avait l’esprit – littéralement – ailleurs… Avec les deux autres auquel il demeurait lié.
Timothée et Aizalyasni étaient en train de faire l’amour, portés par une passion fondée sur une transparence absolue. Ce n’était pas la première fois qu’ils se retrouvaient au lit… Mais celle-ci n’était pas comme les autres.
Lorsque Martin était près d’eux, leurs trois esprits pensaient à l’unisson, en harmonie parfaite, sans qu’aucune frontière ou distinction ne les sépare. Leur intimité partagée rendait caduque toute notion de pudeur. Il ne s’agissait pas d’un simple partage de leur vécu, leurs désirs ou leurs secrets. Pour les trois, leur rapport n’avait rien qui n’ait besoin d’être expliqué ou débattu. Ils étaient un, point à la ligne.
En s’éloignant des autres, il découvrait que les choses redevenaient complexes. Déjà, avant de traverser le boulevard St-Martin, il avait cessé de pouvoir voir dans l’esprit des gens. Dans le Centre, il avait acquis la conviction qu’il lui serait désormais impossible de faire apparaître l’étincelle entre ses paumes. C’est à ce moment-là que son esprit avait recommencé à penser avec une mesure d’indépendance, tout en restant lié aux deux autres… C’est pourquoi leurs ébats étaient devenus troublants. Il était certes excité d’y assister comme ça, mais honteux aussi… Même s’il savait que Timothée et Aizalyasni, eux, n’y voyaient pas le moindre problème.
On aurait été distrait à moins…
« Regarde, encore! », continua Chanelle sur un ton réprobateur. « As-tu vu le sourire qu’il a dans la face? Pis je ne suis pas sûre que je l’aie vu cligner des yeux depuis le début de la réunion… »
Maurice ne cacha pas son outrage. « C’est pas ce que tu penses! Si Martin aurait…
— C’est correct, Maurice. En fait, elle n’a pas tort. » Tous ceux qui connaissaient Martin froncèrent les sourcils. Tout le monde pouvait rechuter, mais Martin? Après tout ce temps?
« En ce moment, je suis sous l’effet d’un nouvel antidépresseur », répondit-il.
Chanelle le scruta encore, loin d’être convaincue. « Lequel?
— Le meilleur de tous. L’amour. » Tout le monde accueillit la répartie avec un sourire, même Chanelle. Quelqu’un derrière Martin lui donna une tape sur l’épaule; deux ou trois personnes applaudirent. Martin n’aurait jamais offert cette réponse en temps normal. C’était la partie de lui – d’eux – qui était Tim qui la lui avait soufflée. Il se demanda pour la première fois si sa réunion d’anciens toxicomanes pouvait avoir l’effet réciproque, celui de détourner les tourtereaux de leur moment ensemble…
Martin donna la parole au participant suivant. Timothée et Aizalyasni jouirent simultanément au moment même où celui-ci commença son témoignage.
Une aura de bien-être, de tendresse sans fard ni filtre enroba Timothée et Aizalyasni, et Martin avec eux. Cette satisfaction par personne interposée offrait une nouvelle distraction. Il avait envie de les rejoindre et les étreindre, se fondre avec eux à nouveau, mais une part de lui n’était pas encore prête à relâcher son individualité retrouvée.
Il s’efforça donc de se concentrer sur le reste de la réunion. Comme c’était coutume, certains habitués restèrent à la fin pour papoter en finissant leur café.
Maurice l’aborda avec un clin d’œil. « En amour, hein? Tu ne nous avais pas dit ça… Comment elle s’appelle? »
Martin se contenta de lui faire un sourire mystérieux et d’esquiver la question. « On ne t’a pas vu souvent au Terminus ces derniers temps… »
Maurice sourit à son tour. « C’est parce que je me suis trouvé deux jobines… Elles ne sont pas super payantes, mais au moins, à c’t’heure, je mange plutôt que de me taper des pilules. J’ai presque fini de payer mes dettes à Tobin. Je vais pouvoir arrêter de me cacher… Est-ce que tu repars vers le Centre-Sud, là?
— Pas tout de suite. J’ai un petit creux. Faudrait que j’aille manger.
— Moi itou. Je connais une bonne place à hot dogs, pas loin, pas chère… Ça te tente-tu?
— Non… En fait, j’ai le goût de manger de la bouffe malaisienne. »
— Je n’ai jamais essayé ça…
— Moi non plus, en fait. Mais je sais que j’adore ça… »
L’expression perplexe de Maurice laissa penser qu’il avait peut-être rejoint Chanelle dans ses soupçons.

dimanche 12 octobre 2014

Le Nœud Gordien, Épisode 341 : Devoir agir, 2e partie

Mike Tobin se réveilla en sursaut. Il se sentait faible, très faible, comme s’il habitait désormais un corps au poids décuplé. Et nauséeux comme un ivrogne grippé.
Première constatation : il était nu, enveloppé dans un sac de couchage enterré sous une pile de couvertures malodorantes. Aucun doute là-dessus : il se trouvait au Terminus. Mais il n’avait pas la moindre idée de comment il s’était endormi là.
Il fut foudroyé par un éclair de douleur dès qu’il essaya de se redresser. Il tenta de rouler sur le côté, de se recroqueviller en réponse à l’agonie, mais le second mouvement fut aussi pénible que le premier. Il serra les dents, les larmes fuyant sur son visage, et attendit que la souffrance redevienne un simple inconfort.
Il lui fallut plusieurs minutes pour que la sensation cuisante disparaisse. Plutôt que risquer un nouveau mouvement brusque, il procéda graduellement… Il referma une main, remua un bras, puis roula une épaule. La douleur semblait circonscrite à son abdomen; il disposait au moins de la gouverne de ses membres.
Il tâta son ventre tout doucement. Ses précautions n’étaient pas vaines : il lui suffit d’effleurer une bosse de chair durcie qu’il trouva sur son ventre pour deviner que toute pression le renverrait en enfer. La texture de la bosse lui laissait croire qu’elle était formée de tissus cicatriciels.
Son esprit demeurait flottant dans la poisse de l’inconscience prolongée. Il tenta de retrouver le fil de ses derniers souvenirs, mais rien ne lui apparut, sinon des banalités qui ne lui apprirent rien.
Il essaya de parler, d’appeler quelqu’un, mais il ne réussit qu’à produire un grognement sans substance.
Après un long silencieux et immobile d’une durée indéterminable – il ne pouvait pas affirmer être resté éveillé tout ce temps –, il entendit le bruissement de pas non loin.
Il râla : « Allo? »
Quelqu’un vint s’asseoir à côté de lui. Il lui fallut un instant pour que l’image focalise sur le visage plaisant d’Aizalyasni.
Elle était mignonne, comme toujours – elle n’avait guère de compétition pour le titre de Miss Terminus –, mais quelque chose dans son attitude avait changé. Tobin s’était habitué à ses manières pleines de retenue et à son regard que d’aucuns pouvaient juger fuyant. Là, elle souriait de toutes ses dents; ses yeux pétillaient d’une énergie que Tobin n’avait aperçue que rarement… Le plus souvent, lorsque Rem flirtait avec elle…
Rem. Tobin venait de trouver un fil d’Ariane pour reconstruire ses derniers souvenirs… Son retard pour l’oraison. Les remontrances d’un Rem, excédé. L’incendie. La fusillade… Puis plus rien. Tobin s’activa, soucieux pour son complice, mais il réussit surtout à générer une nouvelle vague de douleur.
« Rem est vivant… ses blessures sont pires encore que les tiennes. », dit Aizalyasni, malgré que Tobin n’ait encore rien demandé. « Nous pensons qu’il va s’en sortir », ajouta-t-elle avec une grimace.
Pourquoi grimace-t-elle?
« Parce que j’étais en train de tomber en amour avec lui. Mais c’était avant que je le voie en-dedans… »
Ouais. Pas surprenant alors… Elle grimaça à nouveau. Oups! Je dois faire attention à ce que je pense. La la la la lère-euh… 
Aizalyasni lui sourit, une fois encore comme s’il s’était exprimé à voix haute. Son regard avait quelque chose d’intense, trop intense… Avait-elle cligné des yeux, ne serait-ce qu’une fois, depuis son arrivée?
Au prix de quelques efforts, Tobin réussit à articuler « Qu’est-ce qui s’est passé? 
— Un miracle », répondit la voix de Timothée. « Un véritable miracle.
Tobin tourna la tête, veillant à ne pas contracter les muscles de son torse, pour apercevoir Timothée et Martin qui s’approchaient. Le sourire d’Aizalyasni s’élargit encore.
Timothée s’assit à côté de Tobin, en face d’Aizalyasni; Martin, quant à lui, s’installa tout près de sa tête, dans l’axe de son corps. « Nous avons pris notre place », dit Timothée.
« Nous avons trouvé notre rôle », continua Martin.
« Lorsque Madame agit, elle risque de se perdre.
— Alors, elle nous a liés l’un à l’autre...
— Et nous avons agi à sa place. »
Ils continuèrent à parler chacun leur tour, en parfaite concordance, les uns finissant les idées commencées par un autre. Dans son étourdissement, Tobin perdit vite le fil de qui disait quoi.
« Aizalyasni a la puissance brute.
— Une naturelle…
— Martin a la discipline mentale…
— D’un ancien toxicomane…
— Sous contrôle depuis quinze ans.
— Sans parler de son ancienne carrière…
— Timothée est têtu comme une mule…
— Et plein d’admiration…
— D’amour pour les deux autres... »
Aizalyasni et Timothée se caressèrent la main au-dessus de Tobin. Tim et Aizalyasni?
« Nous avons réussi à tromper les assassins.
— Et à vous guérir, Rem et toi.
— Madame dit que c’était notre destin…
— Que nous sommes maintenant entiers.
— Nous sommes plus que la somme de nos parties.
— Nous sommes autre chose que Madame.
— Nous sommes uniques.
— Du jamais vu.
— Et nous, nous pouvons agir…
— Sans risque de se perdre. »
D’un commun accord, les trois prirent la même posture que durant les oraisons. Une étincelle apparut entre les paumes de chacun, sans le moindre délai. La lumière était chatoyante et douce, différente de celles qu’il avait vues auparavant.
« Qu’est-ce que… »
Tobin n’eut pas le temps de finir sa question. Il reçut l’imposition de six mains, et la sensation qu’il ressentit fut d’une intensité telle qu’il perdit à nouveau conscience en moins d’une seconde.

dimanche 5 octobre 2014

Le Nœud Gordien, épisode 340 : Unité spéciale

L’entrée de Claude Sutton dans le quartier général de son unité spéciale eut l’effet d’un vent froid.
Ses hommes – et la femme parmi eux – étaient disposés autour d’une table carrée au centre de la pièce, à l’exception de Tessier qui se tenait debout à une extrémité. Celui-ci se glissa à sa place en affichant un visage innocent. Il était clair que l’arrivée du directeur avait coupé court à une gesticulation qu’il devinait très drôle, à voir les rires que Beaudet et Malenfant échouaient à cacher derrière une façade professionnelle.
Le lieutenant Caron, quant à lui, affichait une réaction opposée à celle des autres. Son visage cramoisi et son expression réprobatrice le confirmaient une fois de plus : le doyen de l’équipe prenait sur lui la honte des écarts de ses collègues. La rigidité de ses conceptions et son sens de l’honneur l’avaient tenu loin des magouilles qui avaient coûté leur job à presque tous ses collègues après l’arrivée au pouvoir de la mairesse Martuccelli. Ses vertus le servaient moins bien lorsqu’il devait côtoyer la nouvelle génération d’enquêteurs qui avait remplacé la sienne, des gens honnêtes, certes, mais peu rompus à un certain décorum dont Caron aimait se faire le défenseur.
La présence de Sutton avait suffi à les rappeler à l’ordre. Si son grade lui octroyait le double devoir de l’autorité et de la discipline, il excusait tout de même les pitreries de son équipe, pour peu qu’elles ne nuisent pas à leur travail. Après tout, à une certaine époque, il avait vécu lui aussi son lot de paris, de défis, d’inside jokes et de running gags, toutes ces choses promptes à jaillir dans les dortoirs, les casernes et les prisons, bref là où des gens évoluant en vase clos égayaient leurs journées avec les moyens du bord. Sutton jalousait un peu le sentiment de camaraderie qu’il avait perdu en accédant à des postes de direction… Mais c’était le prix à payer pour progresser dans sa carrière.
Sutton garda le silence juste assez longtemps pour que Tessier ait le temps de s’inquiéter – le directeur n’était nullement offusqué, mais sa réaction faisait partie du jeu de l’autorité –, puis il passa aux choses sérieuses. « Donc, vous avez du nouveau?
— Ouais », dit Caron en lissant sa moustache. Son visage avait repris sa couleur naturelle. « Les relations entre Mélanie Tremblay et Will Szasz se précisent. Ils ont été photographiés ensemble à trois occasions cette semaine seulement.
— Bien, bien… Est-ce que ça a brassé côté finances?
Business as usual », répondit Beaudet. « Mais je garde les yeux ouverts, vingt-quatre sept. Mon instinct me dit que quelque chose se prépare. »
Sutton hocha la tête. La division des opérations spécialisées avait été réticente à lui prêter leur experte en crimes financiers, mais le jeu en avait valu la chandelle : Valérie Beaudet était responsable de certaines des plus belles avancées depuis la création de l’unité spéciale. Si seulement elle avait été là durant l’enquête sur le maire Lacenaire… Ils auraient mis au jour toute sa culture de la corruption en un rien de temps.
« Mais ce n’est pas tout », ajouta Tessier, le chef des opérations de surveillance. La fierté de son ton augurait une excellente nouvelle. Il sortit une photo d’un dossier posé devant lui et la fit glisser jusqu’à Sutton. « Szasz et Tremblay ont rencontré ce bonhomme-là hier, dans l’Est… Les gars de la filature ont été vite sur leurs patins… Ils… »
Tessier continua à narrer comment ses hommes avaient sauté sur l’occasion pour en venir à croquer cette image, mais sa voix semblait provenir de loin, très loin…
C’était Gordon. L’homme de la photo d’Alexandre qui s’était révélé l’un des mystérieux magiciens sur lesquels Édouard enquêtait.
Au début de cette affaire, Alexandre avait mentionné l’avoir aperçu dans l’entourage de son père, au temps où il produisait de l’Orgasmik. Aucune autre piste n’avait toutefois indiqué un tel lien. L’intuition d’Alexandre avait été juste après tout?
Que ce Gordon trempe dans une société secrète occulte, c’était une chose. Qu’il fréquente les hautes sphères du crime organisé de La Cité, c’était une toute autre affaire. C’était son affaire.
Tessier toussota. « T’avais pas déjà dit que tu devrais une grosse faveur à celui qui te donnerait des informations sur lui?
— T’as une sacrée bonne mémoire, on va te donner ça », dit Sutton. « Mais oui, tu as raison. Maintenant, dis-moi tout ce que tu as appris sur lui. » 

dimanche 28 septembre 2014

Le Nœud Gordien, épisode 339 : Nouveaux marchés

Une sonnerie de téléphone tira Gordon de ses rêveries. Il ne s’agissait pas de son appareil habituel, mais bien d’un autre, jetable celui-là, qui ne devait plus servir maintenant que le message avait été reçu. Il ouvrit la fenêtre arrière de la limousine et le lança dehors. Le portable se fracassa en mille morceaux qui furent bientôt aplatis sous les pneus du trafic.
Le téléphone avait sonné : Mikael Katzko avait donc complété son contrat. Tricane n’était plus…
En théorie.
Gordon ferma les yeux et connecta avec le pouvoir de son anneau. Lorsqu’il les rouvrit, les millions de fils enchevêtrés des habitants de La Cité étaient devenus visibles dans toutes les directions. Il trouva celui qui le reliait à Tricane. Intact. Gordon échappa un soupir.
Sa relation avec son ancienne élève était tombée sous le signe de l’ambivalence… Il ne pouvait nier les allégations qui pesaient sur elle, mais il demeurait convaincu qu’elle avait été condamnée prématurément… Il aurait voulu l’approcher, l’interroger, la comprendre… S’il n’osait pas, c’est qu’il la craignait. À tout le moins, elle vivait encore. Tout n’était pas perdu. Comment avait-elle dupé Katzko?
Sans surprise, son fil tendait en direction du Centre-Sud. Gordon perçut que quelque chose avait changé de son côté, la nature ou la configuration de ses relations… À cette distance, il ne pouvait guère en savoir plus. Un autre mystère… pour l’instant.
Sa limousine quitta la route pour s’engager dans un stationnement souterrain.
Quatre hommes attendaient au premier sous-sol. Deux voitures – sans doute les leurs – étaient les seules stationnées sur l’étage. L’un des quatre leva une main gantée pour signaler au chauffeur de ralentir, puis de se ranger sur le côté. Ils allèrent ensuite se positionner de part et d’autre de la limousine. « Attendez dans la voiture », dit Gordon au chauffeur via l’intercom.
Gordon ouvrit la porte; l’un des hommes la lui tint en le saluant d’un mouvement de la tête. « Allongez les bras, s’il vous plaît. » L’homme fouilla Gordon d’une série de gestes rapides et précis. On pouvait déduire à son apparence et à ses manières que lui et ses collègues n’étaient pas des gangsters, mais plutôt des professionnels de la sécurité. « Par ici, je vous prie », ajouta-t-il en montrant une cage d’escalier. Gordon descendit, trois des quatre hommes le talonnant.
L’étage inférieur s’avéra tout aussi vide que le précédent, à l’exception d’une limousine noire, moteur tournant, stationnée au fond.
À une vingtaine de mètres du véhicule, ses escortes le laissèrent avancer seul. Il profita du moment pour interroger son anneau… Szasz se trouvait dans la voiture, comme prévu, mais il n’était pas seul. Mélanie Tremblay était assise à sa droite. C’est d’ailleurs à elle que les gardes étaient connectés… Il remarqua au passage que le lien qui la reliait à l’homme qui l’avait fouillé s’avérait particulièrement chargé… Amour? Sexe? Loyauté? Difficile à dire en si peu de temps. Pour l’instant, il suffisait de savoir qu’un clou devait être ajouté à son Nœud.
Son Nœud… L’impression qu’il s’approchait de son objectif final avait rendu Gordon négligent, presque nonchalant. Il tentait fréquemment de se convaincre de soigner son œuvre, de l’enrichir de toutes les nouveautés qu’il découvrait, comme il l’avait fait par le passé, mais une part grandissante de son esprit l’en empêchait, lui soufflait à quoi bon? Son Nœud était un outil qu’il avait créé pour atteindre un objectif, un objectif qui, après des décennies d’attente, lui semblait pour la première fois à portée de main…
Will Szasz sortit de la voiture, emmitouflé dans un manteau kaki et un épais foulard. « Bon! », s’exclama-t-il. « Enfin! Je pensais que je ne rencontrerais jamais l’homme derrière l’Orgasmik!
— Je continue de maintenir que cette rencontre n’était pas nécessaire », répondit Gordon.
« Écoute, je ne sais pas comment Jean Smith t’a fait passer de son bord, je ne sais pas ce qu’il t’a offert… C’est pas le genre de gars qui montre son jeu… Mais ça me stresse de ne pas savoir… Ton produit, c’est rendu beaucoup d’argent pour nous autres…
— Vous n’aviez pas à vous inquiéter, n’est-ce pas? Je vous ai bel et bien contactés à temps pour le prochain arrivage…
— Ouais, contacté, je veux bien… mais moi, j’aime savoir à qui j’ai affaire.
— C’est tout-à-fait légitime. Mais inutile, je vous assure.
— As-tu fait disparaître Smith? »
Gordon devinait que la question à brûle-pourpoint ne visait pas à obtenir un aveu, mais plutôt à le faire réagir, peut-être trahir son éventuelle implication… « Non. »
Szasz le scruta encore quelques instants avant de hausser les épaules en ajoutant : « Peut-être qu’il a juste décidé d’aller prendre des vacances… 
— Y a-t-il autre chose?
— En fait, oui. Ça fait un bout que je me demande… Comment ça se fait que l’Orgasmik ne fonctionne pas ailleurs que dans La Cité? »
Ce fut au tour de Gordon de hausser les épaules. « Peut-être que les exportateurs se sont retrouvés avec des contrefaçons? »
Szasz remonta ses lunettes d’un doigt en haussant le sourcil. « Faut pas me prendre pour un con… On a fait des tests à partir d’une batch qui marchait très bien… » Gordon ne répondit pas. « Où je veux en venir, c’est qu’on passe à côté d’une fortune. Les gens de la grande région peuvent peut-être venir virer en ville pour gober une pilule ou deux, mais si on pouvait leur en vendre… Les petits villages ne manquent pas de gros consommateurs… »
Szasz ne pouvait deviner que l’intensité du composite O reposait sur la proximité de la zone radiesthésique… Gordon pourrait sans doute créer une version exportable de la pilule à orgasme, mais c’était l’autre propriété de l’O qui l’intéressait, et celle-là serait bien plus difficile à maintenir loin de La Cité. En y réfléchissant bien, l’offre de Szasz n’était pas sans intérêt… Dans un premier temps, il pourrait peut-être faire circuler une version… simplifiée du composite O; une fois sa drogue implantée dans ces nouveaux marchés, il lui serait facile de le remplacer par une version complète, adaptée pour l’exportation.
« Une fortune », dit Gordon, dissimulant ses véritables considérations derrière une vulgaire cupidité. « Je vais voir ce que je peux faire. »

dimanche 21 septembre 2014

Le Nœud Gordien, épisode 338 : Démonstration, 3e partie

« Mmmm mmm mmm! », dit Maude, la bouche pleine de gaufres et de sirop. « Tu n’avais pas menti. C’est vraiment, vraiment bon!
— Moka Moka », dit Nico. « La découverte de l’année.
— Tu es certain que ça ne dérangera pas Édouard qu’on ait commandé sans l’attendre?
— Ne t’en fais pas… Après tout, nous ne sommes pas ici pour manger…
— As-tu goûté leur café? Excellent!
— Je te vois aller, tu me donnes faim… Pardon », dit-il à l’intention d’une serveuse qui passait par là. « Est-ce que je pourrais avoir des crêpes? Avec la coupe de fruits frais.
— Je vous amène ça tout de suite! »
Maude suivit la serveuse des yeux pendant qu’elle s’éloignait. Un service enjoué, c’était plutôt rare dans La Cité. Maude supposa qu’elle devait être nouvelle, une fille de la campagne comme elle, qui n’avait pas encore été gagnée par le cynisme contagieux des grandes villes.
La serveuse passait devant la porte au moment où Édouard entra dans le restaurant. Il lui dit quelques mots qui la firent éclater de rire, après quoi il rejoignit Maude et Nico.
« C’est bon, hein? », dit-il en pointant les gaufres de Maude.
« Paraît que c’est comme ça que les vendeurs de drogue se trouvent des nouveaux clients. Essaie une fois, juste une fois… Là, je n’aurai plus le choix. Je vais devoir revenir.
—  Si tu vois ça ainsi, n’essaie pas leurs tartes, tu ne repartiras plus jamais! » Édouard se glissa sur la banquette à côté de Nico. « Passons aux choses sérieuses… Vous avez les résultats? 
— Oui.
— Alors? Quel est mon taux de succès? »
Maude tira de la mallette à ses pieds la carte qu’elle avait annotée. « Voici le chemin que j’ai fait », dit-elle en pointant une ligne au feutre rouge qui serpentait un peu partout dans la ville. « J’ai tracé une ligne noire chaque fois où Édouard a pointé en direction de la corneille. La correspondance avec ma position est parfaite. Cent pourcent de succès. Et, comme vous me l’aviez demandé, j’ai essayé de brouiller les pistes… Ici, je suis débarquée de ma voiture. Là, je suis allée acheter une autre cage, au cas où elle aurait été traficotée.
— Je peux te la rembourser », dit Édouard.
« Pas la peine : je l’ai retournée à la fin de la journée. Bref, la seule explication que je vois, c’est qu’un complice m’ait suivie sans que je le voie…
— Mais de notre côté », dit Nico, « nous nous sommes assurés que personne n’ait pu communiquer avec lui.
— Bref, s’il y a un truc, je l’ignore.
— Il n’y a pas de truc ou de complice », dit Édouard. « J’ai un lien surnaturel avec ma corneille, c’est tout. Juste là, en ce moment, je sais qu’elle est par là, pas trop loin. Attendez, je l’appelle… »
Maude haussa le sourcil. Nico souriait comme un enfant. Édouard ne mentait pas : quelques secondes plus tard, sa corneille apparut devant la vitrine du restaurant. Elle marcha sur toute la longueur de la fenêtre deux fois, puis s’envola pour se poser sur un arbre de l’autre côté de la rue.
« De la magie. Hum », dit Maude. Malgré cette nouvelle démonstration, elle n’était pas certaine d’être prête à avaler cette pilule.
« Bon, on a fait tout ce que tu voulais », dit Nico. « Maintenant, c’est à ton tour. Explique-nous…
—Vous l’avez mérité. Mais vous devez me jurer de ne jamais, jamais en parler à personne sans mon autorisation… »
Édouard raconta son histoire. Le début était assez anodin, mais son récit prit rapidement une tournure pour le moins abracadabrante… Mais Édouard la relatait avec tant d’aplomb que Maude cessa vite de la remettre en question à chaque détour. Elle vint à penser que le tout était trop gros, trop absurde pour être une construction. Même un romancier assidu aurait passé des années à pondre pareille intrigue… Elle lui laissa donc le bénéfice du doute.
Il en était à raconter la découverte qu’il avait faite à peu près au moment de sa démission de CitéMédia… Un édifice mystérieux dont ni lui, ni son neveu Alexandre ne pouvaient s’approcher sans repartir dans une autre direction, sans même se souvenir qu’ils avaient essayé. « C’est ce qui continue à me perturber le plus », dit Édouard. « Si quelqu’un peut modifier les mémoires des gens, nous ne pouvons plus être certains de rien, pas même ce que nous croyons avoir vécu… Ces magiciens travaillent fort pour garder leurs secrets et écarter les curieux. Un bel exemple récent… Vous avez entendu parler des couleurs qui sont apparues au-dessus du Centre-Sud? Dysfonction du système électrique mon cul! Quand on sait, en plus, qu’une magicienne rebelle est planquée là, c’est clair que… Quoi? »
Nico et Maude avaient échangé un regard à la mention du Centre-Sud. « Nous sommes allés enquêter dans le coin cet automne », dit Nico. « Ça ne s’est pas super bien passé…
— C’est le moins qu’on puisse dire », ajouta Maude en essayant de rire. Malgré les mois qui s’étaient écoulés depuis leur incursion dans la jungle urbaine, elle ne pouvait oublier qu’il avait fallu de peu pour qu’ils n’en reviennent jamais. Il lui arrivait encore de rêver aux pires moments qu’elle y avait vécus… Elle espérait que ces nuits difficiles finissent par cesser un jour. « Pendant que nous étions là-bas, nous sommes tombés sur une espèce de culte, sur la place de la vieille-gare… »
L’intérêt d’Édouard était piqué. « Dites-moi tout. 
— Tu ne veux pas continuer ton récit?
— J’y reviendrai plus tard… »
Ce fut donc au tour de Maude et Nico de raconter leur aventure invraisemblable, chacun prenant la parole à son tour, l’un ajoutant parfois un détail ou une nuance à ce que l’autre disait… L’idée de reportage… Leur passage sur le boulevard St-Martin avant de s’aventurer jusqu’à la place de la vieille-gare… Puis, l’entrée dans le Terminus comme à la messe… La séance de yoga animée par Timothée, le clochard-gentleman… Le sac de sandwich apparemment sans fond…
À mesure qu’ils avançaient dans leur récit, Édouard devint de plus en plus agité. « Vous souvenez-vous des exercices que vous avez faits? 
— Peut-être pas au complet… Des bouts… » Au prix de quelques minutes de discussion, Nico et Maude réussirent à reconstruire une part appréciable de la séquence qu’ils avaient répétée au Terminus.
« J’en reviens pas », dit Édouard, les yeux écarquillés, le souffle court.
Inquiétée par sa réaction, Maude demanda : « Qu’est-ce qu’il y a?
— On dirait que la renégate est en train de former une armée de magiciens… » 

dimanche 14 septembre 2014

Le Nœud Gordien, épisode 337 : De l’autre côté

Planqués au deuxième étage de l’édifice juste en face de la porte principale du Terminus, les deux tueurs s’impatientaient.
« Comment ça se fait qu’ils ne sortent pas? », demanda le premier, un maigrichon à grosses lunettes.
« Y vont bien devoir décrisser un jour », répondit l’autre, un colosse velu et vêtu de cuir des pieds à la tête. T’es certain que le feu était bien pogné?
— À la quantité de gaz que j’ai vidé sur les murs, pas le choix… Et puis ils peuvent pas l’éteindre d’en-dedans, hein? 
— Ouais. » Katzko s’approcha de la fenêtre cassée. Des traces de sang zébraient le dallage devant la porte, là où Tobin et son gars avaient été frappés par les balles. Les deux s’étaient vite mis à l’abri, l’un derrière le socle d’une statue renversée, à côté de la grande porte, l’autre derrière un baril métallique que Katzko avait ensuite pris soin de canarder au pistolet mitrailleur. Rien n’avait bougé depuis. La tentation de descendre, défoncer la porte et tuer tout le monde à bout portant était grande. Mais il aurait suffi que l’un ou l’autre des gardiens ait survécu pour qu’il se prenne une balle… ou dix. « As-tu une cigarette? » Jésus Crisse lui lança son paquet. Katzko en prit deux; il en alluma une et glissa l’autre sur son oreille.
« La boucane a diminué », remarqua Jésus.
« Ha non! Calice de ciboire!
— Là, ils ne sont plus obligés de sortir… Qu’est-ce qu’on fait avec ça? »
Fulminant, Katzko donna un coup de pied à l’une des nombreuses cochonneries qui jonchaient le plancher. « Maudite affaire! » La clope au bec, il se pencha au-dessus du sac de sport qui contenait leur équipement. En plus du Uzi qu’il avait dans la main, il choisit deux armes de poing. Toutes les armes encore dans le sac étaient chargées à bloc; il n’eut qu’à enlever le cran de sûreté avant d’en glisser une dans sa poche gauche, l’autre dans le creux de ses reins. « J’vais leur montrer, moi… 
— Hey, Mike! Checke-ça! »
Katzko cracha sa cigarette par terre. Contre toute attente, la porte du Terminus venait de s’ouvrir : il retrouva une mesure de calme. « C’est elle! Ah ben calice, c’est elle! » La femme que son employeur voulait voir morte se tenait à l’intérieur du Terminus, les bras croisés. À cette distance, il était difficile de voir son visage, mais elle correspondait en tout point à la description qu’on lui avait faite : vieille, laide, portant des vêtements de toutes les couleurs…
« Je te l’avais dit que ça nous aurait pris un gun avec un télescope », dit Jésus Crisse.
« Lâche-moi avec tes télescopes! On fait avec ce qu’on a. On n’a pas les moyens de…
— Me semble qu’on aurait pu s’endetter… Je n’ai jamais vu un contrat aussi payant que celui-là… À part de ça, c’est qui, elle? Pourquoi elle vaut autant? Pis qui la veut morte à ce point-là?
— C’est le même gars pour qui j’ai tué Lev Lytvyn », répondit Katzko, les yeux rivés sur la femme.
« De quoi tu parles? Le bonhomme est mort du cœur, tout le monde sait ça…
— Ouais, mais la crise, elle n’est pas venue toute seule… T’aurais dû lui voir la face quand je lui ai mis mon gun en-dessous du nez…
— Tu me niaises!
— Chut! »
La femme criait quelque chose dans leur direction. Ils étaient toutefois trop loin pour distinguer ses mots.
« Je descends », dit Katzko.
« T’es malade! C’est peut-être un piège…
— Alors ils vont voir que je ne suis pas le genre de gars qui se laisse piéger », dit-il en vérifiant machinalement le chargeur de son Uzi.
La porte d’entrée de l’édifice où ils s’étaient installés était défoncée; elle tenait à peine sur ses gonds rouillés et tordus. Ils se positionnèrent de part et d’autre de l’ouverture, dos au mur, et ils prêtèrent l’oreille. La femme répétait les mêmes mots; après quelques boucles, ils réussirent à comprendre son message.
« Je sais que c’est moi que vous voulez… Je veux vous faire une offre! »
Jésus Crisse ne cacha pas son incrédulité. « C’est sûr que c’est un piège », souligna-t-il.
« Parfait! », hurla Katzko. « Avance au milieu de la place… »
Un coup d’œil furtif par l’embrasure leur montra qu’elle obéissait.
« Si elle sort toute seule, c’est tant mieux », dit Jésus, encore un peu perplexe. « Ça aurait été cochon en sacrement si on avait dû tirer dans le tas. »
Jésus Crisse était d’un sérieux absolu, mais Katzko eut envie d’éclater de rire. Comme si ça devait lui faire quelque chose si quelques dizaines de nobody finissaient grillés ou troués! L’idée que Jésus fucking Crisse entretienne ce genre de scrupule l’amusa au plus haut point.
« Je suis prête à me livrer à vous », dit la femme, dont la voix claire indiquait qu’elle s’était beaucoup rapprochée d’eux. « En échange, laissez les autres tranquilles! 
— Marché conclu! », lança Katzko, plus hilare que jamais. Il passa à découvert. La vieille se trouvait à une quinzaine de mètres d’eux. Les portes du Terminus s’étaient refermées après son passage. Il fit trois pas dans sa direction, leva son Uzi, et vida son chargeur sur elle, savourant la surprise sur son visage – à quoi s’était-elle attendue?  – et son dernier geste futile, de lever les mains comme pour se protéger. L’une des premières balles vint lui trouer le nez et lui éclata l’arrière du crâne.
La vieille tomba comme une masse. Son sang eut tôt fait de rougir les interstices des dalles de la grande place.
« C’est fait! », dit Katzko à son partenaire, le cœur joyeux. « On remballe, vite! »

dimanche 7 septembre 2014

Le Nœud Gordien, épisode 336 : Devoir agir, 1re partie

Pendant un instant, Martin eut l’impression fugace que sa main était restée imprimée sur la joue de Madame. Elle ouvrit les yeux, furieuse; l’air autour d’elle ondula comme un désert sous le soleil. « Je vous ai dit de ne me déranger sous aucun prétexte! 
« Pardon! Pardon! », dit Martin, les mains en l’air. « C’est une urgence! Y’a le feu! Et des tireurs! 
— Aucun. Prétexte. » À chaque mot qu’elle prononça, l’atmosphère frémit de nouveau. La gorge de Martin se serra. Il comptait parmi les fidèles de la première heure… Les nouveaux venus en doutaient, croyaient qu’il  s’agissait d’un mythe ou d’une exagération, mais Martin avait senti la terre trembler lorsque Madame avait fait face aux trois mystérieux intrus qui s’étaient attaqués à elle. Si Madame dirigeait sa rage vers lui… Il aurait raison de craindre pour sa vie.
Heureusement, quelque chose changea dans son expression, comme si elle se réveillait d’un épisode de somnambulisme. Elle frotta son visage à deux mains. « Qu’est-ce… Qu’est-ce qui se passe? » Le contraste avec la furie que Martin avait réveillée ne pouvait être plus complet.
« Vous autres! », dit Martin aux quelques fidèles qui s’étaient aventurés dans la pièce, « Allez rejoindre les autres dans l’entrée. Et restez calme! » Il attendit que Madame se ressaisisse pendant que les intrus sortaient. « Y’a le feu », répéta-t-il, « et au moins un tireur devant la porte. » 
Cette fois, Madame bondit sur ses pieds. « Quoi! » Elle avait maintes fois prouvé qu’elle connaissait le futur, mais ses visions devaient comporter des angles morts : Martin ne l’avait jamais vue aussi surprise. « Il faut évacuer! Amène les fidèles par le trou…
— Impossible », répondit Timothée. « C’est là que toute la fumée se ramasse. Le tirant d’air…
— Je comprends », coupa Madame. « Aizalyasni? » La jeune femme leva la tête. Elle avait les yeux bouffis et le visage luisant de larmes et de morve. Madame lui tendit la main. « Aizalyasni, j’ai besoin de toi. Peux-tu m’aider? »
Elle s’essuya le nez sur la manche de son manteau et fit oui de la tête. Madame l’aida à se relever. « Peux-tu t’occuper du feu? 
— J’ai peur », dit-elle. « Les balles…
— Tu as déjà surmonté ta peur. Tu t’en es servi pour nous protéger, tous… »
Aizalyasni ravala une série de sanglot. Martin devinait que, malgré les miracles qu’elle avait accomplis par le passé, cette fois-ci, il ne fallait s’attendre à rien de sa part. 
Madame ferma les yeux et se concentra un instant. « Ils sont deux. Devant le Terminus. Rem et Mike sont gravement blessés.
— Les chaînes nous empêchent de sortir par les côtés… et le feu nous bloque l’arrière.
— Ils veulent nous faire sortir; nous n’allons pas jouer leur jeu. Aizalyasni, donne ton arme à Timothée. » La fille figea un instant, puis elle fouilla dans les poches intérieures de son manteau. Elle en tira un Beretta M9 et le tendit à Tim qui le prit, les sourcils froncés, interrogeant Madame du regard.
« Je craignais que nous en arrivions là… Je ne l’ai pas vu venir, et maintenant, il est trop tard : je dois agir. Timothée, tu vas t’occuper de moi. Si jamais je perds le contrôle, je veux que tu me tues. Vise ma tête.
— Hein!? »
Martin sentit les premières volutes de fumée assaillir ses narines. L’odeur était forte, écœurante. Il devinait qu’il suffirait d’une vraie bouffée pour étouffer quiconque la respirait. « Le feu se propage…
— C’est de cela dont je dois m’occuper en priorité », dit Madame en se dirigeant vers la salle du trou, laissant Timothée derrière, catastrophé, l’arme à la main.
« La tuer? Vraiment? », demanda-t-il à Martin.
« Obéis. Elle sait ce qu’elle fait. » Il espérait de tout cœur que ce soit vrai.
Avant qu’ils ne l’aient rejointe dans la salle du trou, elle avait fini : ils trouvèrent un incendie éteint, les quelques volutes de fumée restantes vite aspirées par le courant d’air.
« Hourra! », s’exclama Timothée, soulagé.
« Nous n’avons pas encore vaincu », dit Madame. « Ils sont toujours là. Nous sommes toujours menacés. » Ses paroles eurent l’effet d’une douche froide : Timothée ravala son enthousiasme. « Venez avec moi. »