dimanche 11 décembre 2016

Le Nœud Gordien, épisode 450 : La petite Joute, 2e partie

La porte de l’ascenseur s’ouvrit au troisième étage de l’Agora. Félicia sortit, Édouard resta derrière. « Tu ne viens pas?
— Je fais un bond au cinquième. Je parie que si je ne descends pas la machine à café, quelqu’un va me le reprocher.
— Ouais, quelqu’un. » Qui d’autre qu’Avramopoulos? Félicia aurait dû l’embrasser avant : maintenant, ils pouvaient être vus. Bien que leur relation soit un secret de polichinelle, d’un commun accord, ils préféraient encore la discrétion. Elle se contenta donc de lui sourire pendant que la porte se refermait; celui qu’il lui retourna parut inquiet, comme si c’était lui et non elle qui était appelé à se tenir au bord du cercle de Joute.
La tradition voulait que ce soit le jouteur avec l’avantage du terrain qui reçoive son adversaire. Dans le cadre de la petite Joute, les Maîtres s’étaient entendus pour s’affronter en territoire neutre.
La grande pièce du troisième était méconnaissable. Outre les chaises disposées en cercle au centre, tout l’ameublement usuel avait été empilé dans un coin, dissimulé derrière les tableaux à roulettes. L’arène de la Joute avait été tracée à même le sol, à l’encre plutôt qu’à la craie. On avait éteint les fluorescents; des cierges ajoutaient quelque peu à la lumière du jour qui filtrait par les fenêtres. Le sitar de Derek Virkkunen enrobait l’atmosphère de mélodies à la fois mystérieuses et solennelles.
Bien que Félicia soit plusieurs minutes en avance, la plupart des autres s’y trouvaient déjà. Polkinghorne papotait avec la plantureuse Vasquez. Le pauvre devait peser vingt kilos de moins qu’avant la mort de Hoshmand. Ses joues et son ventre avaient perdu de leur rondeur; il paraissait flotter dans ses vêtements. Elle fut heureuse de constater qu’il paraissait avoir retrouvé sa bonne humeur. Elle nota qu’Olson avait choisi un siège de l’autre côté du cercle, avec Latour et Stengers. C’était étrange : elle s’était toujours représenté le couple Olson-Vasquez comme une seule et même chose, une unité irréductible, mais en ce moment, ils semblaient déconnectés l’un de l’autre.
Avramopoulos se tenait seul dans son coin, le visage de marbre, concentré comme un athlète avant la compétition. Alors que les autres étaient en tenue civile, il avait opté pour sa toge pourpre et ses lauriers, peut-être pour rappeler son rang. Le vieux misogyne avait brûlé les ponts avec à peu près tout le monde. On spéculait depuis des jours à savoir qui serait son lieutenant. Félicia avait bien hâte au jour où elle se mesurerait à lui. Elle était convaincue que Team Gordon lui donnerait une bonne leçon – et si son Maître ne triomphait pas dans le cercle de Joute, elle prendrait un malin plaisir à lui montrer ce dont une femme était capable, quelle que soit la nature du défi.
Les trois frères Van Haecht avaient pris place à côté de leur père – l’adversaire de Gordon pour ce tour. Encore confiné à son fauteuil roulant, Arie continuait de croire qu’on trouverait bien un remède à ses problèmes de pieds, mais chaque succès ne s’avérait que temporaire : les marques du feu de Saint-Elme demeuraient inguérissables. Pauvre Gordon! Allait-il devoir porter ses marques au visage pour toujours?
Lorsqu’il s’était retrouvé handicapé à la suite du grand rituel, Arie avait eu l’idée qu’on le mette sous la coupe de la même compulsion qui avait propulsé la progression d’Édouard, question de tirer profit de sa convalescence. En ce moment même, il méditait, les yeux fermés, ses lèvres articulant un mantra. Alors qu’Édouard dépeignait cet épisode comme l’un des plus difficiles de sa vie, Arie, pour sa part, paraissait s’en sortir assez bien. Il est vrai que, contrairement à Édouard, il jouissait des soins attentifs de sa famille.
Félicia s’assit à la place que Gordon avait réservée à ses côtés. Elle le salua d’un mouvement de la tête. Comme un vieux couple, ils passaient tant de temps ensemble qu’ils n’avaient rien de nouveau à se dire.
Mandeville fut la dernière à arriver. Elle n’alla pas s’asseoir autour de l’arène : elle préféra garder ses distances, les bras croisés, la mâchoire serrée. Parmi les Maîtres, elle était seule à s’opposer à l’idée de Joute. Avait-elle même déjà assisté à un affrontement dans le passé?
La musique monta en crescendo avant de se taire brusquement. Le signal était donné : la Joute allait commencer. Latour et Avramopoulos s’avancèrent et échangèrent les paroles rituelles. Latour appela Isaac Stengers comme lieutenant. Avramopoulos créa la surprise en choisissant Polkinghorne. Le Maître balaya l’assistance du regard avec son sourire détestable, comme pour dire Vous voyez? Je gagne toujours, au final. Qu’avait-il promis à son lieutenant pour qu’il s’avance ainsi, tout sourire, pour rejoindre celui qui l’avait tant humilié par le passé? « Je gage qu’il a dû utiliser sa statuette », chuchota Félicia à l’oreille de Gordon, qui demeura impassible.
L’atmosphère électrique dans l’Agora rappelait celle d’un match de boxe, même si l’affrontement ne pouvait être que bref. Les adversaires entrèrent dans le ring; l’encre du cercle se mit à luire, les deux Maîtres furent traversés d’un frisson, puis ils exhalèrent en même temps.
L’assistance retint son souffle : qui avait gagné? Latour tendit la main à Avramopoulos. « Bien joué, chevalier. Lorsque j’ai vu que j’étais le dragon, j’ai tout de suite su que j’allais perdre. A-t-on jamais vu le monstre gagner? »
Avramopoulos haussa les épaules, comme si sa victoire allait de soi. Il se retourna vers Stengers. « Bon, voici le défi… »
L’expression décidée de Stengers se décomposa alors qu’il découvrit qu’il devait voler deux pièces d’art précolombien, exposées au Musée archéologique du complexe Les Muses. « Les pièces en question seront retournées à la fin du défi, n’est-ce pas?
— Quand tu gagneras à la Joute, rétorqua Avramopoulos, ce sera à toi de décider. Pour l’instant, garde tes questions pour toi. »
La réponse cinglante redonna son flegme à Stengers. Il accepta le défi avec aplomb. Les quatre hommes retournèrent s’asseoir.
L’anxiété de Félicia avait grimpé d’un cran. Comment se serait-elle acquittée du défi d’Avramopoulos? Et si Van Haecht concoctait un défi encore plus audacieux?
Gordon et son adversaire se levèrent à leur tour pour prendre place devant le cercle et échanger les paroles rituelles. Félicia sentit ses tripes se nouer lorsque son nom fut prononcé. Il faut que Gordon gagne. Réagir aux manœuvres d’Aart ne pourrait qu’être plus facile que l’inverse.
Gordon et Van Haecht pénétrèrent dans le cercle. Les caractères se mirent à chatoyer. Les dés étaient jetés…
Chose étrange : après cinq secondes, puis dix, l’affrontement n’était toujours pas conclu. Le phénomène était inédit : personne ne réagit, personne ne savait même s’il fallait réagir. Les symboles peints sur le sol brillèrent de plus en plus; étrangement, l’anneau de Gordon aussi. La teinte de la lueur vira au bleu, le même bleu que… « Le feu de Saint-Elme! »
Félicia abandonna le décorum pour se précipiter sur son sac à main, qu’elle renversa sans ménagement. Elle saisit son crayon-feutre, espérant avoir le temps de réaliser son truc, le procédé capable de disperser un trop-plein d’énergie radiesthésique. De l’autre côté de la pièce, Virkkunen avait déjà agrippé son sitar, animé de la même intention.
Sa lancée fut interrompue lorsqu’un claquement retentit dans l’espace, un coup de tonnerre sec plutôt que grondant. Une bourrasque venue de nulle part souffla tous les cierges. Avant que Félicia ou Derek n’ait pu agir, Gordon et Van Haecht s’écroulèrent. Tout le monde se précipita sur les deux Maîtres inconscients.
Il leur fallut d’interminables secondes pour rouvrir les yeux; Gordon fut secoué d’une quinte de toux si puissante que Félicia crut qu’il allait vomir. Van Haecht, de son côté, semblait en état de choc. Il avait les yeux écarquillés et la bouche tordue en un rictus effrayant. Il semblait chercher son air à coups de petites inspirations haletantes. Il pointa la sortie, l’urgence manifeste dans ses yeux. Ses fils agirent comme un seul homme : Arie se laissa tomber hors de son fauteuil roulant; Aart et Asjen l’y assirent au prix de quelques efforts. « Écartez-vous! », somma Aart en poussant le fauteuil vers l’ascenseur, déterminé à obéir à son père, à ne pas offrir sa faiblesse en spectacle une seconde de plus.
De son côté, Félicia aida Gordon à s’asseoir. « Qu’est-ce qui s’est passé? », demanda-t-elle. Le Maître tenta une réponse, mais sa toux irrépressible l’empêchait de l’exprimer chaque fois qu’il ouvrait la bouche. Il tenta sans succès de se remettre sur pied, seulement pour choir à nouveau dans les bras de Félicia. Il se mit à pointer à son tour l’ascenseur.
Elle regarda dans la direction qu’il pointait juste à temps pour voir les portes se refermer. Au tout dernier instant, le père Van Haecht cligna de l’œil dans leur direction. Un spasme ou un geste intentionnel?
Félicia retourna son attention vers Gordon. À chaque essai, ses râles gagnèrent en intelligibilité, jusqu’à ce qu’elle saisisse enfin le mot qu’il cherchait désespérément à prononcer…
« Harré! » 

dimanche 4 décembre 2016

Le Nœud Gordien, épisode 449 : La petite Joute, 1re partie

Édouard fut réveillé par l’arrivée brusque de la lumière du jour sur son visage.
Une Félicia souriante et pimpante avait rabattu les rideaux, permettant au soleil d’été, déjà haut dans le ciel, de tapisser toute la chambre des maîtres. Ce dernier était bleu, sans le moindre nuage : la journée serait chaude.
Félicia sauta dans le lit et l’embrassa sur la joue. Il s’étira, bâilla et l’enlaça. Où prenait-elle toute cette énergie? Ils s’étaient ébattus jusqu’à tard, après quoi il s’était laissé glisser dans le sommeil, vanné, mais heureux. Il n’était pas certain que Félicia soit restée au lit.
Il remarqua qu’elle était déjà habillée, coiffée, maquillée. « Ça fait longtemps que tu es debout?
— Je n’ai pas dormi de la nuit. J’étais bien trop excitée…
— Ah! C’est beau la jeunesse!
— Ouais, ça ne doit pas être facile, d’être un vieux croulant…
— Ma p’tite fille, je vais t’apprendre à respecter tes aînés! » Il lui tomba dessus à coup de chatouilles. Elle se tortilla en lui battant les mains. Entre deux éclats de rire, il entrevit dans la femme qu’il aimait la petite fille qu’elle avait été.
Elle réussit à lui glisser entre les doigts et à rouler hors du lit. Après avoir repris son souffle, elle dit : « Je t’invite à déjeuner. Moka Moka?
— Tu sais me prendre par les sentiments…
— Habille-toi. Je t’attends en bas… » En tournant le coin, elle ajouta : « Attention de ne pas tomber dans les marches, l’aîné!
— Hey, je suis peut-être vieux, mais pas handicapé! »
Il se précipita à sa suite, rugissant; elle s’enfuit en ricanant.

Édouard pouvait affirmer être un habitué de Moka Moka. Émilie, la rousse serveuse, le traitait toutefois comme un étranger lorsqu’il y venait avec Félicia. Son service, chaleureux et attentionné d’ordinaire, devenait presque désinvolte. Étrange : c’était elle qui s’était empressée de déclarer qu’elle était en couple, la fois où il en était presque venu à quasiment tenter sa chance… Ce numéro de jalousie n’en était que plus incompréhensible.
Félicia dégustait ses crêpes, toujours rayonnante de bonne humeur. De son côté, il ne pouvait empêcher ses pensées de dériver vers des considérations plus amères… Comment allait-elle réagir en découvrant qu’il avait comploté pour révéler au monde les secrets qu’elle avait juré de protéger?
Dans le passé, son travail avait souvent pris le dessus sur sa vie familiale, au point de lui nuire, mais jamais aussi directement. Il pouvait rêver qu’elle le prenne bien, mais il devinait que, comme les autres, elle allait le considérer comme un traître. Peut-être un ennemi.
Édouard demeurait déterminé à poursuivre sa lancée jusqu’au bout. L’existence de cette conspiration de magiciens était déjà raison suffisante pour vouloir la mettre au jour. Mais c’était le viol par Avramopoulos et, plus récemment, la menace de Gordon, qui le convainquaient de persévérer. Malgré sa sympathie pour certains initiés. Malgré son amour pour Félicia.
« Tu as l’air pensif », dit-elle, accoudée à la table, son bol de latte tenu à deux mains devant son visage.
« Je pensais à la Joute, mentit-il. Je ne suis pas certain de comprendre en quoi elle consiste. » En fait, Gordon lui avait déjà expliqué… Mais c’était la première esquive à lui venir en tête.
« Les Maîtres vont entrer dans un cercle, le procédé va être déclenché, ensuite on saura qui a gagné. Aujourd’hui, ce sera Gordon contre Van Haecht pour l’Ouest, Latour contre Avramopoulos pour le Centre.
— Dit ainsi, ça n’a pas l’air bien palpitant.
— Ça te prendrait quoi, un écran géant? En ce qui me concerne, c’est l’après qui compte… En tant que lieutenant de Gordon, je vais avoir un défi à relever en deux semaines. Ou encore, je vais devoir empêcher Aart de relever le sien. Il va voir à qui il a affaire, je te le garantis!
— Je ne comprends quand même pas l’excitation que tout cela suscite.
— C’est parce que c’est une drogue.
— Hein? »
Elle fit son sourire espiègle. « C’est ma théorie.
— Explique…
— C’est un peu compliqué. »
Édouard regarda l’heure. « On a encore le temps… »
Félicia était clairement enchantée de partager sa théorie. « Savais-tu que les Maîtres se croient responsables de la Première Guerre mondiale?
— J’ai entendu des allusions. Difficile à croire…
— Je pensais comme toi. En fait, j’ai fait quelques recherches là-dessus. Fait faire serait plus exact, mais bon : les Maîtres ont joué un rôle d’avant-plan dans les réseaux d’alliances internationales de l’époque, c’est un fait. Il y avait le Collège d’un côté, et de l’autre, un groupe qui s’appelait les disciples de Khuzaymah. » Ça, Édouard n’en avait jamais entendu parler. « Si ces réseaux n’avaient pas existé, la guerre ne serait jamais devenue mondiale. Autant que je sache, le rôle joué par les Maîtres a été plutôt indirect. Ce qui ne les a pas empêchés de se sentir responsables… Après la purge de Harré, les survivants se sont ralliés autour de l’école de Munich, qui a toujours prôné la réserve quant aux affaires politiques. Ils ont tous juré qu’ils éviteraient de nouveaux fiascos en s’en retirant complètement à l’avenir.
— Et là, tu vas me dire que quelqu’un a triché, et qu’il a pavé la voie à Hitler?
— Justement, non : les Seize de l’époque ont assisté à la montée de l’Allemagne nazie sans pouvoir intervenir, liés par leur propre promesse.
— Le remède s’est donc avéré aussi pire que le mal. Mais en quoi est-ce que cela a rapport à la Joute?
— J’y arrive. L’un des Seize, Herman Schachter – une légende chez les initiés – a consacré les dernières années de sa vie à tenter de percer les secrets de la superacuité de Harré, ce qu’il appelait la metascharfsinn. Il a réussi à trouver une voie vers quelque chose qui s’en rapproche, même si l’état ne dure que quelques secondes. Le procédé crée une sorte d’univers mental partagé. Il paraît qu’y pénétrer, c’est ressentir la sensation la plus prenante qui soit. C’est dans cet état que la Joute des Maîtres se joue. La question que je me pose : si c’est si intense, comment ça se fait qu’ils ne jouent pas tout le temps, plutôt que d’avoir des tours espacés par des semaines ou des mois?
— Peut-être que la sensation serait trop difficile à encaisser, à répétition?
— Peut-être. Ma théorie, c’est que la Joute des lieutenants répond à deux nécessités : premièrement, à s’assurer que les Maîtres ne deviennent pas des joueurs compulsifs, en les forçant à attendre jusqu’au tour suivant. »
Il est vrai que, par rapport à la Joute, les Maîtres se montraient fébriles comme des enfants à Noël. Félicia avait raison : sinon, pourquoi se contraindre, s’ils décidaient des règles du jeu?
« L’autre fonction, poursuivit-elle, c’est d’entraîner les lieutenants à tirer discrètement les ficelles du pouvoir. Comme ça, les Maîtres conservent un moyen d’intervenir sur le monde, d’influencer les événements en cas de force majeure…
— Genre, troisième guerre mondiale…
— …tout en respectant leur tradition de non-intervention.
— Un peu hypocrite, non? »
Félicia haussa les épaules. « C’est juste une théorie. Je me trompe peut-être. Bon, on ferait mieux d’y aller. Imagine la catastrophe si j’arrivais en retard à mon premier tour de Joute! »
Félicia fit un signe à la serveuse, qui ne sembla pas la remarquer; elle dut gesticuler comme un moulin pour qu’elle daigne enfin apporter leur facture.

dimanche 27 novembre 2016

Le Nœud Gordien, épisode 448 : Changer les idées

Aizalyasni était couchée dans sa chambre, sur le lit qu’elle avait tiré du néant par la seule force de son esprit.
Aizalyasni était assise dans un parc, à l’orée du quartier, papotant distraitement avec les flâneurs du coin, de vagues connaissances.
Aizalyasni gravissait les marches du Club Céleste avec un Daniel Olson encore dubitatif.
Aizalyasni était Martin était Karl était Marco était Timothée. Leur connexion permettait d’acheminer l’énergie magique du Terminus jusqu’à Tobin, mais surtout, elle leur permettait de penser ensemble malgré la distance.
Les Trois ne pouvaient pas affecter directement les pensées d’Olson, mais ils purent quand même l’envelopper dans une aura de calme et de sérénité, le même genre de truc dont Madame s’était servie pour transformer le Terminus en lieu sacré.  L’Américain n’y vit que du feu : il crut que c’était la bière, la camaraderie, la danseuse en rouge qui apaisaient enfin son esprit troublé. Leur emprise se resserrait sur lui; il allait parler.
« Tu en as pour des années de pratique avant d’en arriver là…
— Oui, oui, je sais… mais, théoriquement? »
Olson décida qu’il n’y avait pas de mal à en discuter, que de toute manière, Tobin  ne saurait pas s’en servir avant une éternité. Il ne pouvait pas deviner être la proie de télépathes aux aguets. Aizalyasni tressaillit, ils tressaillirent tous en entrevoyant la complexité du procédé pendant qu’Olson jonglait avec ses connaissances pour les transformer en explications vulgarisées. Fort heureusement, les Trois n’auraient pas besoin de tout l’appareillage qu’il avait en tête, avec ses cercles cabalistiques, ses ingrédients rares, ses préparations rituelles… Leur nature télépathe couplée à leur capacité à manipuler directement l’énergie magique leur offrirait de précieux raccourcis.
« Plus les paramètres sont précis, plus l’opération sera facile, expliqua Olson. Et l’inverse s’ils sont complexes ou nombreux. Par exemple, effacer tous les souvenirs de la dernière heure, c’est travailler en bloc. Effacer seulement cette conversation en gardant tout le reste, c’est déjà plus difficile. À moins qu’on recadre les paramètres pour procéder autrement… » Une série de symboles défilèrent dans la tête d’Olson. Sur papier, ils seraient demeurés illisibles; dans la tête du Maître toutefois, la signification de chacun était évidente. Ils touchaient au but…
Le regard d’Olson dériva vers sa danseuse fétiche. Il était temps de le distraire à nouveau. Un signal de Tobin la ramena à leur table.
Il fallait admettre que l’Américain n’était pas seul à tomber sous son magnétisme. Ce qui se passait en elle n’était pas moins fascinant que sa façade : dès qu’elle se mettait à danser, sa tête se vidait de toute pensée intempestive. Elle devient la danse. Elle ne travaille pas, elle n’offre pas de performance. Puis, l’évidence : elle médite. Aizalyasni aurait voulu connaître son nom, son identité, son histoire, ce qui l’avait amenée à danser pour de l’argent, mais son esprit n’offrait rien à lire… Pour l’instant.
Ils applaudirent à la fin de la danse; Tobin la paya généreusement en l’intimant de continuer. « Tu disais que pour les jobs plus complexes, tu peux recadrer…
— Ah, oui. Souvent, il est plus simple de procéder par l’équivalent d’une suggestion hypnotique.
— C’est-à-dire? »
La réponse d’Olson tarda : il était en transe devant les mouvements suaves de la danseuse. « Le cerveau hypnotisé complète les suggestions qu’il entend. Si je dis à quelqu’un, tu reviens d’un voyage sur Mars, son esprit va imaginer les détails, sans que j’aie besoin de les décrire. Tu comprends?
— Ouais, en gros.
— Alors, plutôt que créer pièce par pièce une fausse relation, par exemple, c’est plus simple d’implanter une suggestion du genre nous sommes de vieilles connaissances. Le risque, c’est que je ne sais pas exactement ce que le type va inventer de son côté… »
Tobin laissa la conversation s’éteindre. Les Trois avaient ce dont ils avaient besoin. Aizalyasni ramena sa conscience au Terminus. Il lui fallait trouver un cobaye pour tenter sa chance… Celui qu’elle avait en tête se trouvait justement sur place.
Elle se rendit au réfectoire. L’homme était attablé devant une assiette vide, les cheveux et la barbe propres et bien lissés. Son engagement dans la communauté était d’abord utilitaire. Il s’était découvert une fibre spirituelle seulement après que les Trois aient rénové le Terminus – et fourni tout le monde en électricité, en eau chaude et en nourriture. Il contrevenait fréquemment aux règles de la communauté, mais à ses yeux, c’était pour une bonne cause : il volait de la nourriture pour alimenter sa grosse femme qu’il aimait encore plus qu’il pouvait la détester.
« James », dit-elle.
Il présuma que l’interpellation était une accusation : il n’essaya même pas de nier. « On dit que vous pouvez tout voir, je me doutais bien que je me ferais prendre, s’empressa-t-il de dire. Je… je sais que ce n’est pas correct. Je m’excuse. Je ne savais plus quoi faire…
— J’ai un marché à te proposer, dit Aizalyasni. Si tu acceptes, tu pourras rester parmi nous.
— Vraiment?
— Nous te permettrons même de continuer à nourrir ta Raymonde. Avec notre bénédiction. »
James était stupéfait. « En échange de quoi? »
Aizalyasni sourit. « Laisse-moi juste te changer les idées… »

dimanche 20 novembre 2016

Le Nœud Gordien, épisode 447 : Diversions

Olson ne s’était pas attendu à ce que ses alliés du Terminus le déclarent persona non grata. La nouvelle de la mort de Timothée l’avait ébranlé. Aurait-il réellement pu intervenir s’il s’était joint à la mission pour trouver Martin? Il ne le saurait jamais.
Son esprit avait été altéré au Terminus; c’était tout naturel qu’il se tourne dans cette même direction pour réparer ce qui avait été cassé. Il avait tout essayé, enfin presque. Il continuait à penser que si Pénélope acceptait la fusion de leurs esprits, elle pourrait le soigner de l’intérieur. Cette piste, il ne pouvait l’explorer avec personne d’autre.
Il lui restait une dernière chance : demander de l’aide à ses pairs. Il demeurait toutefois réticent à exposer des faiblesses que certains n’hésiteraient pas à exploiter. Malgré l’atmosphère de collaboration qui s’était installée à l’Agora, les rivalités et les intrigues des Maîtres – jaloux de leurs secrets, curieux d’apprendre ceux des autres – n’allaient certainement pas disparaître du jour au lendemain.
S’il outrepassait ses réticences pour confier ses difficultés à l’un d’eux, il choisirait Latour. En ce moment, c’était impossible : il avait dû retourner à Tanger pour renouveler les procédés qui défendaient l’ancienne maison de Kuhn et sa précieuse salle des archives. Il avait promis de revenir pour le premier tour de la petite Joute, à la fin de la semaine.
À court d’idée, désespéré, vidé de son énergie, incertain de ses propres pensées et émotions, Olson ne pouvait qu’attendre que le temps passe en restant à distance des autres, surtout Pénélope. Il ne voulait pas que personne le voit dans cet état.
Il fila jusqu’à l’Agora et monta au deuxième, où il choisit l’un des bureaux encore inoccupés, qu’il meubla d’une simple chaise pliante. Il espéra, à travers le silence et le dépouillement, trouver une mesure de soulagement.
Les accalmies s’avérèrent rares et de courte durée. L’impression d’irréalité et le cliquetis dans sa tête n’étaient jamais loin – méditation, visualisation, routine purificatrice, chanter, danser, tourner sur lui-même jusqu'à s’étourdir, peu importe ses efforts, aucune stratégie ne réussissait à l’apaiser plus que quelques minutes.
Il était affaissé sur sa chaise, le visage entre les mains, lorsque Tobin entra dans le bureau.
« Oh. J’pensais pas que la place était prise. »
Olson s’empressa de masquer sa détresse. N’avait-il pas verrouillé la porte? « Qu’est-ce que tu viens faire ici?
— J’allais faire mes exercices… Pis toi, qu’est-ce que tu faisais là?
— Je me reposais un peu.
— Pour être honnête, t’as bien plus l’air d’avoir besoin de te changer les idées… » Il n’attendit pas de réponse. « Moi aussi, en fait. Viens t’en : je sais exactement de quoi t’as besoin. »
Pourquoi pas? Après tout, la solitude n’avait pas si bien fonctionné.

Apparemment, selon Tobin, se changer les idées revenait à boire dans un bar de danseuses. Olson était certes un fin appréciateur de féminité, mais pendant qu’il gravissait les marches du Club Céleste, il se sentait comme un œnologue à qui on aurait servi avec fierté la pire piquette.
L’intérieur s’avéra beaucoup moins crade qu’il l’avait imaginé. Le décor était neuf; la musique était bonne; les femmes étaient superbes, l’une d’elle presque racée. Le portier les guida jusqu’à une banquette; pendant qu’Olson s’asseyait, Tobin fit signe à la danseuse que Daniel avait remarquée. Tobin lui chuchota quelques paroles à l’oreille; sans dire un mot, elle grimpa sur la table et se mit au travail.
Absolument époustouflante, son soutien-gorge et sa jupe à paillettes avaient la même teinte que ses cheveux, un rouge qui n’existait guère dans la nature. Ses souliers aux talons vertigineux ne nuisaient en rien ses déplacements. Elle ondulait avec une grâce incroyable, comme si elle était faite d’un fluide et non de chair et d’os.
Il remarqua à peine lorsqu’une serveuse arriva avec deux bières et une bouteille de Jack Daniel’s. Chaque table avait une sorte de corniche où les consommations pouvaient être déposées sans risquer d’être renversées par les danseuses. Tobin remplit les verres pendant qu’Olson se laissait hypnotiser – le mot n’était pas exagéré – par la fille en rouge.
Il en avait douté, mais il fallait l’admettre que Tobin avait gagné son pari. Même la pièce détachée dans son crâne semblait moins dérangeante qu’avant leur arrivée.
La chanson se termina et la fille descendit, tout sourire. Olson applaudit. Tobin la paya en murmurant quelque chose; elle acquiesça et s’éloigna à petits pas.
« Pas pire, hein?
— Je suis sincèrement surpris. » La danseuse était moins parfaite que Pénélope – évidemment –, mais sa compagne ne savait pas aguicher comme une pro. « Qu’est-ce que tu lui as dit?
— De revenir dans une dizaine de minutes. »
Olson fut heureux de l’entendre. Tobin lui tendit deux verres, whisky et bière. Il goûta l’un, puis l’autre. « Tu viens souvent ici?
— Juste quand mes amis en ont besoin. »
Mes amis… La tourmente des derniers jours lui avait fait réaliser qu’au fond, il n’avait que Pénélope dans sa vie. Sans elle, il ne resterait rien. Dans ce contexte, qu’un homme – même un simple novice – l’appelle son ami lui faisait du bien.
« Hey, j’peux te poser une question?
— Tout ce que tu veux.
— Je m’en viens pas pire dans la méditation que tu m’as montrée, l’affaire de l’espace intérieur, t’sais? Je comprends mieux comment ça fonctionne en-dedans », dit-il en tapotant sa tempe.
« C’est très bien. En fait, c’est l’objectif.
— J’ai entendu dire que les Maîtres sont capables de changer les pensées, les souvenirs, tout ça… Toi, t’es-tu capable?
— Oui. Ce n’est pas facile, mais comme pour le reste, avec la bonne préparation…
— Ah ouin? Et pis… Comment ça marche?
— Tu en as pour des années de pratique avant d’en arriver là…
— Oui, oui, je sais… mais, théoriquement? »
Olson hésita une seconde. C’était le genre de secret qui méritait trois faveurs… Mais Tobin ne lui demandait pas de lui révéler le procédé, seulement les principes sous-jacents. Pourquoi le priver de ces informations? De toute manière, ce n’est pas comme s’il disposait des connaissances et du pouvoir brut nécessaires pour en faire quoi que ce soit, n’est-ce pas?

dimanche 13 novembre 2016

Le Nœud Gordien, épisode 446 : Intrusion

Chaque fois qu’Édouard retournait chez lui, il pensait à déménager.
Depuis que Geneviève avait assumé la garde de ses filles, on pouvait à peine dire qu’il vivait dans son petit appartement décrépit. L’endroit lui servait tout au plus de garde-robe et de gîte du passant.
Lorsqu’il visitait Félicia, il se sentait chez lui – c’était, après tout, son ancienne maison. Il comprenait toutefois qu’aménager avec elle aurait été une erreur. Leur relation allait bien, vraiment bien, mais il ne pouvait faire abstraction qu’elle était encore loin de la trentaine… Que pouvait-il prétendre comprendre de sa génération, sinon qu’on supposait chez elle un culte de l’instantanéité, une propension au jetable, une réticence à encaisser le banal? De plus – surtout –, les allusions de Félicia laissaient entendre que ses histoires passées s’étaient mesurées en jours et en heures plutôt qu’en années et en mois. Si elle décidait qu’il l’ennuyait, qu’un autre était plus intéressant, ou, simplement, qu’elle ne voulait plus de lui… Bref, il valait mieux qu’il conserve un espace à lui.
Il s’était juré qu’une fois millionnaire, il s’attellerait à la tâche. Maintenant que la Fondation Randall James avait tenu sa promesse, en principe, rien ne l’empêchait de déplier bagages dans un endroit plus accueillant… Sinon le manque de temps. Entre ses tâches à l’Agora, ses enquêtes secrètes et le projet d’émission spéciale qui continuait à prendre forme, il lui restait bien peu de marge de manœuvre.
Chaque fois qu’il entrait dans cet appartement qui, dès le premier jour, se voulait une solution temporaire, il se répétait donc va falloir que je déménage
Chaque fois… Sauf celle-ci.
Le simple fait de glisser la clé dans la serrure ouvrit la porte : rien ne la retenait fermée. L’avait-il laissée ouverte? Avait-il été cambriolé? La volonté de savoir l’emporta sur la prudence. Il passa le seuil à pas de loup.
La voix d’un lecteur de nouvelles s’élevait du téléviseur. Absolument certain que l’appareil était éteint à son départ, il y vit un premier signe clair d’intrusion. À tout le moins, l’appartement n’avait pas été saccagé ou pillé : rien dans la cuisine ou dans son coin bureau n’avait été déplacé.
Un bruit le fit sursauter. Quelque chose avait bruissé à quelques pas de lui, dans la portion de la salle de séjour qui demeurait hors de son champ de vision. Il s’avança pour découvrir Gordon sur le sofa, un verre à la main, comme s’il avait été chez lui.
« Je ne savais pas que tu aimais le scotch, dit-il en fermant la télévision.
— Qu’est-ce que tu fais ici? J’ai failli mourir de peur. »
Gordon fit tourner le scotch dans son verre avant de le porter à son nez. « Je comprends tout à fait. C’est traumatisant, n’est-ce pas, de découvrir que quelqu’un s’est introduit dans un lieu qu’on croyait privé, sécurisé… » Il déposa le verre et se leva. « À propos : mon laboratoire secret a justement été l’objet d’un cambriolage. Tu sais, le souterrain où nous avons travaillé ton premier procédé émergeant? Tiens, maintenant que je le mentionne… la seule disparition dans mon matériel correspondait aux ingrédients nécessaires pour l’accomplir. »
Il se tut et scruta Édouard, qui se sentit rougir bien malgré lui. « Tu penses que je serais assez maladroit pour m’incriminer comme ça?
— Peut-être bien. Je ne vois pas d’autres explications. Après tout, c’est ton procédé. Nous sommes seuls à le connaître, n’est-ce pas?
— Avec tous ces télépathes qui courent la ville… Peut-être que l’un d’eux a lu la recette dans ma tête. À moins que quelqu’un nous manipule. »
Gordon le scruta, dubitatif. « Tu jures que tu ne t’es pas introduit dans mon sanctuaire en mon absence? »
Édouard avait déjà considéré la possibilité que les Maîtres disposent de procédés capables de détecter le mensonge. Jusqu’à présent, il était resté évasif; la question directe de Gordon l’acculait toutefois au pied du mur. Il fallait contre-attaquer. « Pourquoi ne m’as-tu pas dit que tu connaissais mon frère? »
Gordon hésita. « Mes condoléances pour Philippe. Ce n’est jamais facile de perdre un proche.
— Tu n’as pas répondu à ma question.
— Tu n’as pas répondu à la mienne.
— Gordon, as-tu tué Philippe?
— Non.
— As-tu créé l’Orgasmik?, demanda-t-il du tac au tac.
— Je ne suis pas venu ici pour subir un interrogatoire. Avec toutes ces questions, c’est à se demander si tu n’as pas recommencé à travailler pour CitéMédia… » Nouveau silence malaisé sous le regard perçant du Maître. « Tu t’es infiltré dans mon sanctuaire, tu m’as volé du matériel, tu me mens effrontément. Tout cela suffirait à te faire châtier, peut-être même exclure de notre communauté. Comptes-toi chanceux que je préfère continuer à garder notre rapport secret. Ne te mêle plus de mes affaires. Cette fois, je me contenterai d’un avertissement, par égard pour Félicia. Il n’y en aura pas d’autres. Ai-je été clair? »
Édouard ne savait pas quoi répondre, comment réagir. Il choisit donc de s’emmurer dans le silence. Gordon ajusta les pans de son veston et s’en alla. Ce n’est qu’après avoir entendu la porte claquer qu’Édouard laissa libre cours à ses émotions.
D’abord, une marée montante de panique. Qu’est-ce que Gordon savait de sa vie secrète? En alludant à CitéMédia, voulait-il souligner qu’il était au courant pour la révélation qu’il préparait?
Édouard ressentait aussi une grande part d’indignation d’avoir été envahi ainsi. De plus, il était de plus en plus certain que Gordon était impliqué dans le décès de Philippe. Même s’il n’avait pas appuyé sur la gâchette, avec le bon procédé, il n’en aurait pas eu besoin.
Comme jamais auparavant, Édouard réalisa dans quel pétrin il s’était mis. Si Gordon avait effectivement éliminé Philippe, son propre initié, son ancien complice, il n’hésiterait pas un instant pour lui faire la même chose.
Il avait présumé qu’une fois le chat sorti du sac, il pourrait jouir d’une certaine impunité, dans la mesure où sa disparition serait vue comme une confirmation fracassante de ses allégations. Si Gordon décidait de lui couper l’herbe sous le pied avant la diffusion de son scoop, il se retrouverait démuni, sans défense ni recours…
Édouard agrippa le scotch que Gordon avait laissé derrière. Il le vida d’un trait. La chaleur de l’alcool le fit toussoter; le liquide brûlant traça son chemin jusqu’à son estomac. Une fois la vague passée, il se sentit moins terrorisé, à défaut d’être plus calme.
Si je veux survivre à cette histoire, se dit-il, j’ai besoin de préparer la suite.
Il versa un autre verre, ses pensées se bousculant à toute vitesse.

dimanche 6 novembre 2016

Le Nœud Gordien, épisode 445 : Le strict minimum

Daniel Olson avait changé depuis qu’il avait participé à l’oraison du Terminus; il ne se passait pas un jour sans que Pénélope lui rappelle, trois fois plutôt qu’une. Elle le disait frénétique, dissipé, instable, sans parler de cette idée de fusionner avec elle, qu’elle jugeait saugrenue. Lui, pour sa part, la trouvait obtuse. Il avait l’impression d’être demeuré à peu près le même, à l’exception de cette étrange sensation dans sa tête, qui évoquait un engrenage cassé.
Depuis deux jours, toutefois, il n’en était plus certain. Sans raison apparente, la réalité avait pris une nouvelle apparence. Il n’était pas en proie à des hallucinations ou autres déformations perceptives, mais rien n’avait son apparence habituelle, comme s’il était pris dans une manifestation synchrone qui ne finissait plus. L’expérience, bien que déroutante, n’était pas dangereuse a priori, mais son arrivée aussi soudaine qu’inexplicable l’inquiétait néanmoins. Pénélope et lui avaient déployé toutes leurs ressources pour découvrir l’origine de ce mystère, sans succès. Olson avait alors proposé une piste qui n’avait pas plu à sa partenaire : il allait demander à Timothée d’examiner son esprit et, peut-être, de le réparer.
Sophie montait la garde devant la porte. La jeune femme incarnait l’antithèse de la féminité : ses vêtements amples et mous, ses cheveux courts, sa mine rébarbative, tout semblait un effort conscient pour éviter qu’on l’associe à son sexe.
Olson l’approcha avec un sourire avenant; elle l’apostropha en retour. « Tu ne fais pas un pas de plus! »
Daniel ne s’était pas attendu à être si mal accueilli à son retour au Terminus. « Sophie, c’est moi! Tu ne me reconnais pas?
— Ça ne change rien, rétorqua-t-elle avec hargne. Tu ne passes pas.
— Je veux voir Timothée. Je dois voir Timothée. » Il fit un pas en avant; Sophie tira brusquement un pistolet de sa veste. Elle le brandit ostensiblement. Olson leva les mains et battit en retraite. « Je ne suis pas une menace. Je suis un allié. C’est grâce à moi que vous avez localisé Martin…
Plutôt que l’apaiser, la tirade d’Olson accentua encore son attitude rébarbative. « Dude, lâche-moi avec tes grâce à moi, hein?
— Peux-tu au moins aller m’annoncer?
— S’ils veulent te voir, ils vont le dire.
— Mais va au moins les avertir! !
— Oh, t’en fais pas, ils savent déjà que t’es là. »
Comme pour démontrer qu’elle disait vrai, le portail s’ouvrit derrière elle. Le visage de Martin apparut dans l’ouverture. « Bonjour Daniel.
— Bonjour, Martin. Comme j’expliquais à cette charmante demoiselle, je suis venu voir Timothée…
— Je sais. Tu peux entrer. » Il s’écarta. Sophie, elle, n’était pas prête à lâcher le morceau. Elle lui fit une grimace, le majeur levé. Il dut la contourner pour pénétrer dans le Terminus.
« Je me demande ce que j’ai fait pour qu’elle m’en veuille comme ça, demanda Olson.
— Cherche du côté de ce que tu n’as pas fait », répondit Martin.
Il s’apprêtait à lui demander des explications quand Martin, sans crier gare, mit la main sur le front de Daniel. Le Terminus s’évanouit. Tout son être se mit à brûler de douleur immense, sauf pour ses bras engourdis d’avoir trop longtemps supporté le poids de son corps. Sa bouche goûtait le sang et la bile rancie. Ses tripes criaient, tordues par la faim et les coups. Ses pantalons avaient été souillés de merde et de pisse. Sa tête pulsait, comme si un percussionniste sadique l’avait prise pour instrument. Il vit deux hommes s’approcher, sachant qu’ils lui poseraient les mêmes questions que les autres jours, ces questions dont il ignorait la réponse. Personne ne savait où il se trouvait; personne ne pouvait lui venir en aide. Ce qui lui restait de vie allait s’éteindre dans la douleur et l’indignité.
Martin retira sa main, et Olson revint au Terminus. L’expérience avait été brutale, déroutante, à un point tel qu’il ne resta debout qu’au prix d’un effort. « Ça, c’est l’état dans lequel les autres m’ont trouvé. Je te remercie de les avoir guidés jusqu’à moi. »
Olson n’eut pas le temps de réagir; Martin remit sa paume sur son front. Olson se retrouva à côté de l’édifice où il avait conduit Timothée et ses alliés. Je suis Tim, réalisa-t-il. Les autres l’entouraient, arme au poing… Ils tenaient en joue des hommes, eux aussi armés – les mêmes qui avaient tourmenté Martin durant sa captivité. Soudainement, la fusillade démarra. Olson sentit l’impact d’une balle avant d’être submergé par une douleur impossible, mille fois plus aigüe que celle dont Martin avait souffert. Timothée s’écroula… Et Olson avec lui.
« Pour ça, je ne te remercie pas », dit Martin
Oh my God… Tim?
— Il est mort. Il a donné sa vie pour sauver la mienne.
— Je… Je ne sais pas quoi dire…
— Il est trop tard pour dire quoi que ce soit, Daniel. Si tu nous avais accompagnés, un magicien de ton calibre aurait pu faire toute la différence. Mais tu as décidé de te borner au strict minimum de la faveur qui nous était due. Et là, tu as le culot de venir demander notre aide. »
Il me devait une faveur, pensa Olson bien malgré lui.
« Timothée est mort. Nous ne te devons plus rien. Tu n’es plus la bienvenue parmi nous. »
Olson allait rétorquer, s’excuser, plaider sa bonne volonté, mais Martin ne lui en laissa pas le temps. L’homme fit un mouvement de la main, et Daniel fut projeté à l’extérieur du Terminus, plus confus et démuni que jamais.

dimanche 30 octobre 2016

Le Noeud Gordien, épisode 444 : Conversation

Les nouvelles responsabilités de Mélanie Tremblay, contre toute attente, avaient très peu interféré avec sa routine de travail. Au jour le jour, ses activités demeuraient les mêmes. Des montants à déplacer jusqu’à ce qu’ils disparaissent des radars gouvernementaux. Des investissements à gérer. Des échanges de marchandise à faciliter. La plus grande différence tenait au fait qu’elle gérait désormais ses propres affaires, et non celles de M. Lytvyn. Depuis que Szasz avait pris en main le segment plus sale et violent de l’organisation, son leadership était maintenant accepté par tout le monde. Même les plus rétifs avaient dû le reconnaître : leur organisation n’avait jamais été aussi lucrative.
Mélanie était plus riche, plus puissante, mais était-elle plus heureuse?
Elle avait été électrisée par ses nouveaux défis, mais la réalité l’avait vite rattrapée. Elle bossait de longues journées, après quoi elle se retirait dans son cocon de ouate solitaire – pas de famille, peu d’amis, rien d’autre à faire que le plein de vide en prévision de la prochaine longue journée.
Le problème? Elle n’arrivait plus à décrocher si facilement une fois ses tâches accomplies. Le fait qu’elle travaille avec des partenaires et des clients capables de l’abattre sans sourciller y était pour quelque chose… Ou le risque que la police en découvre assez pour l’envoyer croupir à l’ombre jusqu’à sa ménopause… Ou qu’un rival décide que le pouvoir est plus important que l’argent, et qu’il la fasse disparaître… Toutes ces craintes demeuraient présentes dans son esprit en permanence. Elles s’imposaient d’autant plus que son appartement vide les amplifiait comme une caisse de résonnance.
Dans ces moments, elle s’efforçait de penser à M. Lytvyn. Le vieil homme avait veillé sur sa ville pendant des décennies, faisant fi de toute opposition. Elle se répétait qu’il suffisait de faire pareil pour en venir au même résultat… Mais elle n’arrivait pas à s’en convaincre.
Pour divertir ses craintes, elle passait de plus en plus de temps en ville. Le salon VIP du Den était devenu encore plus important à ses yeux, un véritable port d’attache. Elle s’y sentait chez elle, toujours accueillie chaleureusement par Henriquez et son équipe, entourée de gens avec qui engager des conversations légères. C’était son havre de paix, son dernier rempart capable de tenir à distance à la fois les tensions de ses journées comme celles de ses nuits.
La plupart du temps, mais pas toujours.
Mélanie venait tout juste d’arriver. Elle avait choisi une banquette où elle s’était assise seule pour siroter un cocktail au goût aussi exotique que sa composition pouvait être mystérieuse. Elle remarqua qu’un homme au bar cherchait son regard. Il avait une carrure d’athlète et des manières pleines d’assurance. Elle n’avait nullement envie de ramener quiconque à la maison, mais la perspective d’une conversation la tira de sa coquille. Elle lui retourna son sourire; il s’approcha.
« Je peux m’asseoir? », dit-il poliment. Avant qu’elle ait pu répondre, elle remarqua qu’un petit groupe se dirigeait tout droit vers elle.
Oh shit. « Fais de l’air », dit-elle en reconnaissant le couple à sa tête. La vitesse à laquelle l’homme disparut laissa croire qu’il l’avait reconnu lui aussi.
Guido Fusco en personne. À son bras, Loulou Kingston affichait un détestable air de supériorité, comme si elle défiait Mélanie de l’attaquer pendant que son mari – et, détail non négligeable –, quatre de ses hommes  l’accompagnaient. En arrière-plan, Henriquez courait presque pour les rejoindre. C’était la toute première fois que les quatre copropriétaires de la boîte – Henriquez, Fusco, Loulou et Mélanie – se retrouvaient en un même lieu. À sa connaissance, c’était même la première fois que M. Fusco venait au Den. Il n’était toutefois pas venu parler de la boîte; lorsque Henriquez voulut s’approcher, l’un des gardes du corps l’arrêta en posant une main sur sa poitrine. L’homme lui dit quelque chose à l’oreille qui le fit battre en retraite avec un sourire forcé.
L’air grave, il prit place face à Mélanie, Loulou à ses côtés, les hommes juste derrière. Mélanie connaissait assez bien M. Fusco pour savoir qu’il prévoyait garder le silence un petit moment, question de laisser la pression monter et de bien la décontenancer. Le signal était clair : ce n’était pas une visite de courtoisie.
Mélanie refusa de se laisser gagner par la terreur. Qu’aurait fait M. Lytvyn à ma place? Il n’aurait pas laissé à M. Fusco le soin de dicter les règles du jeu. Il était puissant… Mais elle aussi. Et surtout, elle n’avait rien qu’il puisse lui reprocher. « Superbe complet, lança-t-elle. LeHouillier? »
« En effet, dit-il.
— C’est de loin le meilleur tailleur en ville.
— Vous êtes une femme de goût… Ce n’est pas tout le monde qui a autant l’œil que vous. » Mélanie s’amusa de voir que le commentaire avait piqué Loulou. Était-elle jalouse que son mari complimente son ennemie jurée? Se voyait-elle diminuée du fait qu’elle n’avait pas l’œil, elle? Elle fut tentée un instant de jeter de l’huile sur le feu, de la provoquer juste pour voir… Mais non : cette rencontre n’était pas à propos de leur vieille guerre.
Fusco en vint aux faits. « Mélanie… Vous et moi, nous n’avons jamais eu de problème ensemble, n’est-ce pas? »
— Avec vous, jamais », répondit-elle. Juste avec votre femme.
« Tout le monde dit que vous êtes une femme digne de confiance. Une femme raisonnable. Avec qui il est possible d’avoir une conversation. » Ses mains voletaient comme des papillons, accompagnant chacun de ses mots.
« Tout-à-fait. » Mélanie s’avança sur son siège. « De quoi aimeriez-vous me parler, M. Fusco? Je suis toute ouïe. »
Ses yeux se rivèrent sur ceux de Mélanie. Elle n’avait jamais trouvé attirant cet homme, petit et chauve, mais l’intensité de son regard le révéla sous un jour nouveau. Elle vit comme jamais auparavant ce qui se cachait dans sa tête… Une intelligence vive, une volonté de fer. « Certaines de mes connaissances ont eu quelques ennuis récemment… »
Elle savait très bien à quoi il référait. « J’ai été désolée d’apprendre pour M. Cigonlani… » Sans parler de la quantité faramineuse d’héroïne saisie par la police sur les lieux du massacre.
Fusco rejeta ses sympathies d’un mouvement de la main. « Il y a certains de mes associés qui blâment M. Szasz pour ce fâcheux événement… »
Voilà donc ce qui avait fait sortir M. Fusco de son fief. « Je peux vous assurer que nous n’avons rien à voir avec cette histoire. »
Fusco la scruta pendant quelques secondes qui lui parurent une éternité. Elle se surprit d’en être affriolée. « Je vous crois », finit-il par déclarer.
« Nos ennemis sont partout, dit-elle. Notre plus grande richesse, c’est d’avoir des amis dignes de confiance. »
Fusco parut savourer ces paroles. « Heureux de savoir que nous sommes amis.
— Et j’espère que nous saurons le rester. Nous devrions discuter plus longuement de nos intérêts… Dans un endroit moins bruyant, peut-être? »
Fusco signifia son assentiment, puis il se leva. « Profitez bien de votre soirée… chère amie. » Loulou la fusilla du regard en s’éloignant : ce n’était pas le déroulement qu’elle avait imaginé.
Henriquez accourut aux nouvelles dès que l’entourage de M. Fusco fut éloigné. « Est-ce que je devrais m’inquiéter?
— Pas du tout », répondit-elle en souriant. Elle avait l’impression d’avoir joué ses cartes comme une pro. « J’ai envie de champagne. As-tu le temps de te joindre à moi? »
Heureux de n’avoir rien à craindre, confortable de renouer avec son rôle d’hôte, Henriquez s’empressa de quérir une bouteille et deux flûtes. « À l’amitié », dit Mélanie avant de vider la sienne, incapable de cesser de penser aux yeux perçants de Guido Fusco.

dimanche 23 octobre 2016

Le Nœud Gordien, épisode 443 : Frappe

Les lumières des gyrophares tapissaient les façades du quartier qu’on devinait paisible d’ordinaire. La météo annonçait du beau temps pour la journée, mais l’atmosphère était saturée d’un crachin dense qui ne mouillait pas moins qu’une vraie pluie. Le soleil n’était pas encore levé; aux alentours, des voisins en robe de chambre lorgnaient la scène à travers les rideaux de leur maison. Quelques-uns, plus hardis, s’étaient rassemblés à quelques pas du périmètre de sécurité tracé par les habituels rubans jaunes.
C’est sur cette scène que Claude Sutton et le lieutenant Caron débarquèrent. Un agent vint les accueillir à la sortie de leur voiture. Caron en vint aux faits en un mot : « Alors?
— L’appel a eu lieu un peu avant quatre heures du matin. Des voisins ont rapporté des coups de feu. » Le policier, un jeunot, était nerveux. Claude ne pouvait pas dire si c’était parce qu’il s’adressait à un directeur d’unité –  une rareté sur le terrain –  ou au sévère lieutenant Caron.
« On parle de combien de tirs?
— Une vraie fusillade, répondit-il. La porte a été forcée, comme vous pouvez voir. »
Forcée? Détruite aurait été plus juste. Des éclats de bois recouvraient un demi-cercle de plus de deux mètres de l’autre côté du seuil. Surpris, Caron demanda : « Coudonc, est-ce qu’y ont pris une grenade? Un bazooka? »
L’agent haussa les épaules. « Les gars du laboratoire disent qu’il va falloir attendre leur analyse.
— Bref, ils ne savent pas, rétorqua le lieutenant. On peut entrer? »
L’agent hésita, craignant peut-être que la question soit une mise à l’épreuve. « Heu, oui? Si vous voulez. Je… Oui. Suivez-moi. »
Un premier cadavre gisait sous une toile, encore couché dans un fauteuil aligné avec l’entrée béante de la maison. Le fusil qui se trouvait juste en-dessous de sa main ouverte laissait croire qu’il montait la garde au moment de la frappe. Trois autres individus avaient été abattus dans le couloir qui menait aux chambres. Ceux-là étaient en train d’être examinés par l’équipe médicolégale. Deux d’entre eux étaient enlacés, peut-être portés par un élan de fraternité face à la mort. Des trous de balle constellaient les murs du passage.
« A-t-on identifié les victimes?
— Pas formellement. Mais c’est des gars de Fusco. Inner circle. »
Ils ne pouvaient pas aller plus loin sans être dans les jambes des enquêteurs. « La pièce au fond est fortifiée, grille, cadenas, tout le tralala. Les suspects n’ont pas dû avoir le temps de la forcer : on a récupéré quatre paquets d’un kilo de poudre blanche à côté d’un coffre-fort.
— De la coke?
— Les gars pensent que c’est plutôt de l’héroïne », dit l’agent sur le ton de la confidence.
Quatre kilos… Une fortune. On pouvait tuer pour moins que ça. « Un instant, dit Sutton. À côté du coffre-fort?
— Ouais. C’est bizarre, hein? »
Comment expliquer que des briques valant plusieurs centaines de milliers de dollars soient déposées là… À moins que le coffre-fort en soit déjà plein?
Un coup d’œil à Caron lui donna l’impression qu’il pensait la même chose.
« Est-ce que ça serait les fameuses noix de coco? », souffla Caron à l’oreille de Sutton. Des mafiosi sous écoute y avaient souvent fait allusion au cours des dernières semaines. Les forces policières n’avaient toutefois pas recueilli assez d’information pour être en mesure de contrer ce complot.
L’héroïne avait dû être planquée là dans le plus grand secret, pour être écoulée graduellement… Cette frappe indiquait, par conséquent, que quelqu’un avait laissé filtrer l’information à un tiers parti. Mais qui? Il n’en avait pas la moindre idée, et cela le perturbait.
C’était la deuxième frappe consécutive contre le clan Fusco, après celle contre Abel Laganà et ses hommes. Sutton aurait été naïf de croire que la paix durerait longtemps dans La Cité… Une hypothèse plausible était que l’ex-clan Lytyvn ait maille à partir avec le parrain de la Petite-Méditerranée.

Ou, plus inquiétant, qu’une nouvelle force cherchait à se tailler une place sur l’échiquier de La Cité. 

dimanche 16 octobre 2016

Le Nœud Gordien, épisode 442 : Contrôle

Édouard était aux nues : CitéMédia irait de l’avant avec son projet de documentaire.
La structure de l’émission proposée par Maude avait été retenue. Elle commencerait par tracer un bref portrait de l’histoire des sciences occultes, de l’alchimie à Edgar Cayce, pour en arriver au cas de Yoha Geiger, qui s’affichait comme un mystique moderne… Jusqu’à ce que son chemin croise celui de Randall James. Le segment suivant devait porter sur le personnage du sceptique, en commençant par son conflit avec Geiger, pour finir avec une présentation de sa Fondation et du défi à un million. C’est là qu’Édouard et Ozzy entraient en scène.
La dernière section prenait la forme d’une causerie, où des spécialistes invités pourraient débattre et se prononcer sur la portée du défi relevé. Tout cela lui plaisait bien, mais il y avait encore loin de la coupe aux lèvres. À tout le moins, l’émission avait obtenu un feu vert définitif.
Un message sur son téléphone lui enleva le goût de célébrer.
« Viens me rejoindre à la galerie des crânes. Seul. Tout de suite. »
Être convoqué par Avramopoulos ne lui disait jamais rien qui vaille, mais qu’il le soit tout de suite après qu’il ait reçu la bonne nouvelle pouvait être plus qu’une coïncidence.
Ozzy vint à sa rencontre à la sortie de CitéMédia. Son oiseau devait avoir perçu sa préoccupation; il se montra particulièrement affectueux dans ses caresses. Il vola au-dessus de la voiture d’Édouard jusqu’à sa destination, le grand magasin mort-né sous lequel Avramopoulos avait aménagé sa catacombe.
La grande porte était déverrouillée; Édouard s’y engagea, laissant Ozzy derrière, quelque peu anxieux de se retrouver hors de portée des signaux de cellulaire. Il démarra l’application d’enregistrement vocal et s’engouffra dans le souterrain.
Revoir la petite pièce qui lui avait servi de cellule suscita un certain émoi. Pris dans les affres de la compulsion sexuelle, Avramopoulos l’avait conduit jusqu’au point de rupture. Il avait accepté de s’avilir, mais avait-il vraiment eu le choix? Il préférait éviter d’y penser, ne pas rouvrir ses blessures, surtout pas avant de se retrouver nez à nez avec son agresseur. Il ravala sa colère, son dégoût, son sentiment d’impuissance, et continua jusqu’à ce qu’Avramopoulos avait appelé la galerie des crânes.
La pièce avait été lugubre lors de son initiation, avec ses crânes, ses cierges, ses inscriptions cabalistiques... Sous les néons, ce n’était plus qu’une salle comme les autres. Les accessoires avaient été empilés dans un coin; le trône d’ossements sur lequel Avramopoulos l’attendait n’était plus aussi impressionnant sous la lumière crue. Édouard remarqua qu’un tableau à roulette et une table pliante, du même genre que ceux de l’Agora, avaient été disposés un peu plus loin.
Lorsqu’il aperçut Édouard, le Maître ferma le livre qu’il lisait, puis il le scruta comme un douanier en alerte. Après un moment de tension, il dit : « Comment va ta progression?
— Ça va, enfin, je crois.
— Pas d’autres procédés émergents?
— Non.
— Bien, bien. Montre-moi comment tu fais ta première ablution.
— Maintenant?
— Oui, qu’est-ce que tu crois? Le matériel est sur la table, là. »
Que faire sinon obéir? Avramopoulos se leva de son trône pour l’accompagner. Son premier pas chancelant trahit qu’il avait bu. Il dodelina jusqu’à Édouard.
En temps normal, il pouvait accomplir les neuf étapes de la purification rituelle les yeux fermés tant il les avait répétées. Le regard du Maître par-dessus son épaule, jugeant chacun de ses gestes, exacerba sa conscience de lui-même, ce qui ramena les automatismes au rang d’actions conscientes. Il réussit la routine, mais de manière beaucoup plus imprécise que lorsqu’il l’accomplissait par lui-même.
« Je m’attendais à mieux, déclara Avramopoulos. Son haleine empestait l’alcool.
— Je fais mieux, habituellement.
— On ne mesure pas la maîtrise par sa capacité à performer dans les conditions optimales. Plutôt le contraire. Peu importe. Qu’est-ce que Hoshmand t’a montré d’autre? »
Ils firent l’inventaire des connaissances actuelles d’Édouard. Était-ce une sorte d’évaluation, un examen?
Avramopoulos se montra particulièrement déçu de sa compréhension du langage secret. À quoi s’attendait-il? Il n’avait pas encore pu discerner de règles pour organiser ses apprentissages; apprendre le chinois à partir du polonais n’aurait pas été plus compliqué. Sans tuteur avec qui travailler de façon continue, il ne pouvait guère faire mieux que ressasser les petites bribes qu’il croyait comprendre. Pas surprenant qu’après des siècles, les meilleurs linguistes et les fanatiques de cryptologie n’avaient toujours pas réussi à décoder le manuscrit de Voynich…
« Essayons quelque chose d’autre, maintenant. Ferme les yeux. »
L’idée ne lui plaisait pas, mais il obéit. Avramopoulos posa un doigt sur son front. « Jusqu'à instruction contraire, tu ne peux plus bouger, sauf la tête. Réponds à mes questions sincèrement. Il t’est impossible de me mentir. » Édouard ressentit une sensation familière, détestable... Une fois de plus, son libre arbitre était enchaîné par Avramopoulos. « Ouvre les yeux. Est-ce que Lytvyn complote contre moi? Réponds. »
Il s’entendit déclarer : « Je ne le sais pas. » Il n’avait pas eu la chance de formuler lui-même la pensée. C’était comme si elle avait jailli, toute faite.
« Qu’en penses-tu?
— Je ne crois pas.
— Et toi, envers qui es-tu loyal? »
Il ne répondit pas immédiatement, comme si son esprit avait besoin d’un délai pour formuler la bonne réponse à cette question, somme toute complexe. Il eut le temps de craindre ce qui allait ressortir…
Il dit : « Moi-même. »
Avramopoulos éclata de rire. « Quelle excellente réponse! C’est inattendu… » Il prit une bouteille sur la table et la tendit à Édouard. « Allez, bois. »
Édouard retrouva la maîtrise de son corps. Il accepta la bouteille avec un sourire forcé. Avramopoulos se lança dans une longue tirade sur la nature des hommes d’exception – dont il faisait bien entendu partie –, et la difficulté de vivre dans une société faite de gens si médiocres. Au détour du discours, Avramopoulos alluda au fait qu’il avait perçu dès le début qu’Édouard faisait peut-être partie lui aussi de l’élite.
Le discours dégénéra en radotage de gars saoul. Pendant qu’il s’éparpillait en souvenir du bon vieux temps, entre deux citations de Nietzsche, Édouard réalisa pourquoi il était là. Devant l’accusation de Félicia, les soupçons des autres, le désaveu de Polkinghorne, Avramopoulos était resté à l’écart de l’Agora. Et le vieux Maître souffrait de son isolement.
Édouard était le dernier adepte qu’il pouvait convoquer. Qu’il pouvait commander, voire contrôler. Qui ne le laisserait pas tout seul…
Et Avramopoulos se voyait encore comme un homme d’exception. Pitoyable.
Édouard regarda sa montre. « Je dois aller chercher mes filles, mentit-il. Est-ce qu’il y a autre chose? »
Avramopoulos fit la grimace. « J’espère que tu vas commencer à prendre ta progression plus au sérieux. »
Le commentaire piqua l’orgueil d’Édouard, mais il choisit de ne pas rétorquer. Il s’en alla en pensant rira bien qui rira le dernier… 

dimanche 9 octobre 2016

Le Nœud Gordien, épisode 441 : La séductrice, 2e partie

Szasz ne fumait pas souvent, et c’était encore plus rare qu’il se retrouvait high au volant. L’expérience aurait été amusante s’il n’avait pas été contraint à devenir hypervigilant dès qu’il devait tenter quelque manœuvre. Au prix de quelques maladresses sans conséquences, il arriva au Matsuta. Il lui fallut quand même une dizaine de tentatives pour se stationner convenablement.
Dès qu’il passa le seuil, il se retrouva enrobé par l’atmosphère. Des lumières tamisée éclairaient des draperies violettes; une musique électronique douce mais insistante chatouillait ses oreilles. Szasz n’était pas du tout mélomane, et d’habitude, toutes les déclinaisons de techno l’agaçaient. Il fallait admettre que ce soir, la mélodie vibrait en harmonie avec son cerveau affecté.
Le gars au bar le salua. « Monsieur Szasz, vous allez bien?
— Très bien, merci. Charles, c’est ça?
— Eliott, monsieur. Qu’est-ce que je peux faire pour vous ce soir?
— Je cherche une fille… Asiatique, cheveux très longs, grande comme ça…
— Elle est dans la section arrière. Est-ce que je peux vous offrir quelque chose à boire?
— Bonne idée. » En temps normal, il aurait demandé une bière ou une bouteille de vodka. Il avait envie de quelque chose d’inhabituel pour rincer sa bouche sèche. « Surprends-moi », répondit-il en déposant un billet sur bar.
Il l’aperçut, assise à une table haute tout au fond. Elle n’était pas seule.
Deux gars lui faisaient la conversation. La musique couvrait leurs échanges, mais ils avaient l’air de bien se marrer. Il suffisait d’un coup d’œil pour voir que Megan leur plaisait bien.
Szasz s’approcha de la table lentement, délibérément, en bombant le torse. L’imposition de sa présence souffla un vent froid sur la conversation. L’un des garçons lui jeta un regard interloqué; l’autre ne cacha pas son hostilité.
« Salut, Megan, dit Szasz.
— Tu le connais? », demanda le gars le moins accueillant, un rouquin au visage pâle constellé de taches de rousseur.
« Allez prendre une marche, les boys », dit Szasz sans laisser le temps à Megan de répondre.
Le rouquin se dressa comme un coq. « T’as pas le droit de nous dire quoi faire.
— Savez-vous qui je suis?
— Aucune idée, bonhomme. Je sais juste que… »
Son ami lui posa la main sur l’épaule et lui souffla quelques mots à l’oreille. Y’en a un qui est moins con que l’autre, se dit Szasz. Le roux hésita un instant, puis il comprit à son tour que Szasz ne bluffait pas. Les deux garçons battirent en retraite et Szasz prit leur place. Megan n’avait pas dit un mot de tout l’échange, se contentant de jouer avec la paille de son verre.
C’était peut-être le pot qui le rendait sentimental, mais… Il la trouvait particulièrement belle. Son petit corps bien roulé était enserré dans une petite robe bleu électrique. C’était vraiment un beau morceau. Dommage qu’elle ne l’attire plus... Et encore plus dommage qu’il n’ait pas pu profiter de cette denrée périssable pendant que c’était le temps. Meilleure avant dix-neuf ans
Le barman arriva avec un cocktail bleuté dans lequel flottait une spirale de zeste d’orange. « Ouais, c’est surprenant. Bien joué, Charles.
— Eliott, monsieur. » Il s’éloigna.
Szasz scruta Megan de la tête aux pieds. Il remarqua ses mèches blanches qui rehaussaient son aura exotique. « Toujours aussi belle.
— Toujours aussi subtil… »
Szasz ricana. « Tu ne me parlais pas de même, dans l’temps… 
— Dans l’temps, tu me payais pour être, et je cite, un bibelot de luxe.
— Et les bibelots, ça ne réplique pas, c’est vrai. » Pour tout dire, la nouvelle attitude de Megan lui plaisait.
« Je suis contente de te voir, Will », dit-elle avec un sourire charmant.
« Moi aussi. Ça fait un bout… Qu’est-ce que tu deviens?
— Une fois sortie de l’hôpital, j’ai voulu refaire ma vie… Je me suis trouvé une vraie job, je suis retournée à l’école… Ça n’a pas duré. Je me suis fait de nouveaux amis qui m’ont fait découvrir de nouveaux talents.
— Quel genre de talent? »
Megan haussa les épaules. « Faudrait que je te montre. En tout cas, ça m’a… transformée.
— Intrigant. » Szasz goûta au cocktail. C’était un étrange mélange de saveurs qui, contre toute attente, fonctionnaient à la perfection. « Alors. Tu voulais me voir?
— Oui. » Elle quitta sa chaise, contourna la table, et avec aplomb, grimpa sur les genoux de Szasz, les bras autour de son cou. « Je ne t’ai pas remercié pour tout ce que tu as fait pour moi, après l’accident…
— C’est rien, c’est rien… » L’élan de Megan le rendait mal à l’aise. Ne comprenait-elle pas qu’il ne la désirait plus du tout? Il essaya de la repousser doucement, mais elle ne releva pas le signal. Au contraire, elle pressa ses seins contre lui avec insistance. D’un geste qui se voulait sensuel, elle approcha ses lèvres de l’oreille de Szasz.
« Il fallait que je t’avoue… J’ai menti », chuchota-t-elle tout doucement. « Quand tu m’as engagée, je t’ai montré des fausses cartes. »
Szasz la repoussa, avec plus d’insistance cette fois. « Qu’est-ce que tu dis? »
Elle le regarda avec tant d’intensité que le monde disparut, ne laissant dans l’univers que ses beaux yeux noirs… « J’avais seize ans et demi. Maintenant, j’en ai dix-huit. »
Le cœur de Szasz s’emballa, sa gorge se noua, sa queue s’anima d’une érection prodigieuse. Il rêvait. Il allait se réveiller, c’était certain.
Megan caressa la barbe de Szasz et déposa un délicieux baiser sur ses lèvres. « Merci encore, Will. » Elle se releva. 
« Où est-ce que tu t’en vas?
— J’ai dit ce que j’avais à te dire, lança-t-elle en s’éloignant.
— Tu ne vas pas me laisser comme ça!
— Je ne travaille plus pour toi.
— Dis-moi ton prix. N’importe quoi.
— Désolée : je ne fais plus ça…
— Megan! Reviens! »
Le puissant Szasz se retrouva à trotter derrière une adolescente indifférente, comme un chiot piteux à la recherche d’attention. En ce moment, il aurait été prêt à tout pour l’avoir auprès de lui, peu importe le prix, peu importe les compromis… Il lui aurait versé la rançon d’un roi seulement pour qu’elle se rassoie sur ses genoux, qu’il sente à nouveau son joli corps de dix-huit ans contre le sien…
Il était sous le charme. Et c’était fantastique.

dimanche 2 octobre 2016

Le Nœud Gordien, Épisode 440 : La séductrice, 1re partie

Le rêve de Szasz avait pris du temps avant de se réaliser, mais il y était enfin : il se trouvait fermement en contrôle de l’ancien clan Lytvyn.
Sa trajectoire n’avait pas été une ligne droite, mais une série de zigzags. Le point tournant s’était présenté lorsque Mélanie Tremblay avait sollicité son aide. Leur alliance avait été féconde au-delà de ses rêves les plus fous.
Il fallait reconnaître que si on mesurait leur position respective par les bénéfices qu’ils engrangeaient, il aurait été le numéro deux, loin derrière Tremblay, dont les opérations s’avéraient bien plus lucrative que celles qu’il pilotait. Elle naviguait en experte les univers intangibles de la finance et de la politique, tandis qu’il s’affairait dans le monde matériel, tangible et salissant. Ç’aurait toutefois été une erreur de croire que ces deux domaines étaient indépendants. Leur alliance fonctionnait au contraire dans la complémentarité, parce qu’ils savaient se coordonner autant qu’un couple de danseurs.
Par exemple… Les contacts de Szasz à l’international pouvaient mettre la main sur une cargaison potentiellement lucrative.
Mélanie Tremblay trouvait une façon de les faire entrer au pays – elle avait hérité du carnet d’adresse de Batakovic, cadeau que lui avait fait Jean Smith avant sa disparition subite.
Szasz prenait alors le relais pour acheminer la marchandise jusqu’à La Cité, puis veillait à sa distribution. Ce n’était pas une mince affaire : il fallait coordonner des hommes qui, chacun, géraient les propres agents. Le produit passait de main en main jusqu’à la base, le consommateur; l’argent remontait ensuite jusqu’au sommet. Chaque échelon empochait sa juste part, et le manège pouvait recommencer.
L’histoire ne finissait cependant pas là : Mélanie Tremblay était passée maître dans l’art de transformer l’argent sale en fonds légitimes qu’elle faisait fructifier encore par la suite. Même au temps de Lytvyn, Szasz n’avait jamais été aussi riche.
Il en avait profité pour faire du 1587, 9e avenue son quartier général. Le salon de massage opérait toujours au rez-de-chaussée; il avait toutefois acheté le reste de la bâtisse et rénové les deux étages supérieurs. Il avait troqué son bureau pour une pièce plus grande au premier. Il avait fait construire une pièce secrète, cachée derrière une étagère, où il avait planqué un arsenal et un coffre-fort assez bien garni pour parer aux imprévus. Une grande pièce servait de salon et de salle de réunion. Szasz y avait fait installer un bar, une table de billard et un cinéma maison. Il disposait même de quelques chambres où il pouvait planquer ses hommes au besoin. Il s’en servait surtout lorsque ses affaires le gardaient en ville jusqu’à des heures impossibles… Ou pour s’offrir une petite pause avec l’une de ses poulettes.
Bref, de retour au sommet, Szasz était convaincu de pouvoir y rester. La Cité semblait enfin avoir trouvé un certain équilibre. Ce qui restait des motards et des gangs de rue se tenait tranquille, heureux de pouvoir s’approvisionner auprès de ses réseaux; le seul autre gang en ville capable de rivaliser avec le sien semblait satisfait de sa chasse gardée de l’Ouest et de la Petite-Méditerranée. Fusco était pacifiste, pour un mafioso. Szasz était bien content de le laisser tranquille, pour peu qu’il fasse pareil.
Il écoutait un match de basket en rediffusion lorsque Gen monta à l’étage faire son rapport de fin de journée. Comme c’était son habitude, elle s’assit au bar, se versa un verre de blanc et entreprit de se rouler un joint. Durant un arrêt du jeu, sans quitter l’écran des yeux, Szasz demanda : « Pis, les affaires?
— Correct, sans plus. Mélissa ne s’est pas présentée.
— Encore? Elle, on la flushe.
— C’est déjà fait. J’ai eu des nouvelles de mon espionne au Spa Deluxe.
— Ah ouais?
— C’est comme je pensais : Labrecque s’en met plein les poches. On lui fait peur, ou on lui fait mal?
— D’abord l’un, puis l’autre. Le tabarnak. Il m’a supplié pour cette job-là, pis c’est comme ça qu’il me remercie? »
Gen avait assumé la gérance des business de Szasz depuis que ses nouvelles fonctions le retenaient ailleurs. Elle n’avait pas accepté la position sans négocier : elle avait entre autres fait valoir qu’elle était seule à s’occuper de ses enfants. Le salaire que Szasz lui avait offert – incluant des bonus au rendement – lui permettait désormais d’avoir quelqu’un à la maison en permanence. Chaque sou qu’il lui versait en valait la peine : c’était elle qui avait détecté les étrangetés dans les revenus du Deluxe; c’était elle qui avait eu l’idée d’envoyer l’une des filles du 1587 pour en savoir plus.
Geneviève alluma son joint et alla s’assoir à côté de Szasz. Elle le lui tendit. « Oh, j’avais oublié : y’a une fille qui est passée tantôt. Elle a demandé à te voir. Je lui ai dit que tu n’étais pas là.
— Elle se cherchait du travail?
— Non, c’est une de tes anciennes. Megan… »
Szasz s’étouffa. Celle-là, il l’avait complètement perdue de vue. Il avait encore sur le cœur le fait qu’une balle perdue l’ait privé de la fin de ses dix-huit ans. Il était curieux de savoir ce qu’elle était devenue depuis leur dernière rencontre, pendant sa convalescence. « Est-ce qu’elle a laissé un numéro? Une adresse?
— Non. Mais elle a dit qu’elle s’en allait prendre un verre au centre-ville…
— Est-ce qu’elle a dit où? »
Gen mordilla sa lèvre inférieure, un peu gênée. « Oui, mais je ne m’en souviens plus…
Come on, réfléchis!
— C’était un nom japonais…
— C’est tout ce qu’il me fallait. Thanks. » Il prit une dernière bouffée puis alla enfiler son manteau. Il savait qu’il trouverait Megan dans le Centre… Au même bar où ils s’étaient rencontrés pour la première fois.

dimanche 25 septembre 2016

Le Nœud Gordien, épisode 439 : L’imposteur, 2e partie

C’était jour de fête pour la pègre de la Petite-Méditerranée : les noix de coco étaient arrivées à bon port et la distribution du matériel allait à bon train. Au café Buzzetta, cela signifiait une journée encore plus active qu’à l’accoutumée. En fin d’après-midi, le bourdonnement incessant diminua quelque peu. C’est à ce moment que le café reçut une visite inattendue.
« Je te rappelle, quelqu’un vient d’arriver », dit Pappas en raccrochant sans laisser le temps à son interlocuteur de répondre. « Marco Kotzias. J’en crois pas mes yeux! » Il alla l’étreindre.
« Salut, Pops. Je t’ai manqué?
— Tu parles! Allez, allez, assieds-toi. Roberto! Un café pour notre ami. Filtre, deux laits deux crèmes?
— Tu me connais! »
Pendant que Marco attendait son café, plusieurs hommes passèrent pour lui serrer la main, lui donner une tape dans le dos, échanger quelques paroles…
Une fois qu’ils furent seuls à table, Pappas dit : « Y’en a qui disaient que tu étais mort.
— Y’en a qui disent n’importe quoi…
— Ça fait longtemps que tu es…
— Nah, c’est tout récent. Ma famille ne le sait même pas.
— J’ai entendu dire que ta sœur l’avait mal pris…
Marco haussa les épaules. « C’est rien. Imagine si j’étais mort…
— Comment vont Bruno et Luigi?
— Paraît qu’ils dorment encore. J’ai dû être plus chanceux qu’eux. Mais entre toi et moi, hein, tu sais, ces Italiens… Ils ont de l’eau dans les veines. Ils ne sont pas solides comme nous autres!
— Ça, c’est bien vrai! » Roberto déposa son café devant Marco et retourna derrière son bar. « Alors, qu’est-ce qui s’est passé avec vous autres? Grecs ou Italiens, on ne tombe pas dans le coma comme ça, en se promenant… »
Marco devint sérieux. Il lança un regard à la ronde, comme s’il se méfiait des oreilles indiscrètes. « Je préfère ne pas en parler…
— Allez, Marco! Ne me fais pas de manières. On est en famille, ici…
— Je t’ai toujours fait confiance, Pops, tu le sais. Mais ça… » Le regard de Marco devint vague, comme si le souvenir de quelque horreur avait dévié le cours de sa pensée.
Des rumeurs couraient depuis quelque temps dans le clan Fusco. On disait les gars de Beppe Cipriani s’en sont pris à une sorcière. Ils ont couru après… Pappas croyait qu’en une sorte de magie : celle qui découlait des liasses de billets, des guns, à la rigueur des noix de coco. Il n’était pas le genre d’homme à se laisser influencer par des histoires de bonnes femmes. Pourtant, celle-là lui foutait la trouille. Elle remuait une fibre superstitieuse enfouie profondément.
« As-tu entendu parler de la frappe contre la cour à scrap d’Abel Laganà? »
Pappas se redressa sur sa chaise. Bien sûr qu’il en avait entendu parler : cette histoire, tout le monde dans la Petite-Méditerranée la connaissait, sans que personne n’ait pu l’expliquer. Abel et ses hommes étaient de bons soldats, le genre qui ne recule devant rien, pas même les jobs les plus salissantes. Pappas s’inquiétait de l’absence de réaction des hauts dirigeants. En fait, il craignait que ce silence dissimule une discorde en haut lieu – la première depuis que M. Fusco s’était débarrassé de Lorenzo Rana.
Marco s’avança pour murmurer à son oreille. « Franchement… Laisser on-sait-pas-qui tuer toute une cellule de nos hommes sans réagir… En plus de ce qui nous est arrivé… Tu ne trouves pas ça louche que personne n’ait payé? Fuck, Pops, on ne saurait même pas à qui on devrait s’en prendre! » Marco prit une longue gorgée de café. Un homme voulut s’approcher de la table; il suffit que Pappas lui fasse les gros yeux pour qu’il retourne au bar et attende son tour. « Ce que je vais te dire là, ça reste entre nous autres, hein Pops?
— Promis, mon gars.
— Je pense que ce qui m’est arrivé, et ce qui est arrivé à Abel et ses gars… C’est relié.
— Qu’est-ce que tu veux dire?
— Y’a une pomme pourrie dans le panier. Quelqu’un proche de M. Fusco, qui essaie de grimper jusqu’au top. Quelqu’un d’assez prudent pour ne pas laisser de traces. »
Que Marco dise à voix haute ce qu’il craignait en son for intérieur lui donna froid dans le dos. « Mais pourquoi Abel? Pourquoi tes chums et toi?
— Parce qu’on est loyaux. » Il baissa encore le ton d’un cran. « Je pense que quelqu’un prépare un move. Un gros, gros move. Et que chaque soldat loyal que M. Fusco perd, ça va en être un de moins dans le chemin le moment venu.
— Ça ne nous dit pas qui est en cause… » Fusco était entouré de gens compétents, de fins stratèges. Cigonlani? Gaccione? Xanthopoulos? Aucun d’eux ne semblait constituer une piste crédible. Cependant, si l’un d’eux nourrissait des ambitions secrètes, il allait bien entendu cacher son jeu jusqu’au dernier moment… Le moment de frapper dur.
« C’est pour ça que je suis venu te voir en premier. Si quelqu’un peut y voir clair, c’est bien toi… »
Pappas hocha lentement la tête. Marco avait raison, même si cela le mettait dans une position délicate… « Reviens me voir dans trois jours, dit-il. Et surtout, n’en parle à personne d’autre. »
Marco lui serra la main. « Merci, Pops. Je savais que tu étais la meilleure personne à qui parler. »
Pappas ne pouvait pas offrir de simples soupçons à M. Fusco. Il allait devoir jouer de prudence, sans quoi l’ennemi mystère lui réserverait sans doute le même sort qu’au pauvre Abel… Mais ne rien faire n’était tout simplement pas une option.

Pendant tout le reste de la journée, Pappas reçut chaque visiteur en se questionnant sur ses loyautés réelles. Les inquiétudes du garçon avaient décidément nourri les siennes… 

dimanche 18 septembre 2016

Le Noeud Gordien, épisode 438 : L’imposteur, 1re partie

Lorsque Tricane l’avait initié, Tobin avait vite réalisé que la méditation n’était pas pour lui.
Pourtant, l’activité était basée sur un principe si élémentaire, si évident, qu’il apparaissait presque dérisoire. Trouver l’immobilité. Respirer. Faire le vide.
On aurait pu croire qu’il suffisait d’essayer pour réussir, mais pour Karl, c’était plus difficile que tout. Une part de lui refusait simplement de lâcher prise. Sa voix intérieure ne voulait jamais se taire, commentant l’activité, son ridicule, sa difficulté à chaque seconde.
J’suis supposé faire quoi, là?
Je dois avoir l’air d’un con, assis en faisant semblant de méditer.
C’est aujourd’hui que le paiement d’Untel est dû. Va falloir passer à la quincaillerie. Celui-là, faut le garder à l’œil…
Respirer, respirer, je veux bien… Mais je respirais déjà, t’sais.
Wow! J’ai réussi à ne pas penser. Fuck, est-ce que ça, c’est une pensée?
Est-ce que j’ai le droit de me gratter, si ça pique? Bon, je vais le faire, sans ça, je ne réussirai pas à me concentrer certain.
Est-ce que ça va durer encore longtemps? Ça doit faire au moins trois heures. Si j’ouvre l’œil, je vais pouvoir voir l’horloge. Ça fait juste dix minutes? Quoi! Dix minutes! Fuuuuck!
Me semble que ce serait bon, un burger…
…Et ainsi de suite, sans cesse, sans même en arriver à ralentir le flot de ces pensées malvenues.
Il avait persévéré néanmoins : il avait promis à Tricane qu’il ne douterait plus, après qu’elle ait réparé sa jambe. Même s’il avait l’impression que tout cela ne rimait à rien…
Daniel Olson avait repris le flambeau là où Tricane l’avait laissé. Ils s’étaient rencontrés deux fois à ce jour. Lors de la première rencontre, il lui avait donné une série d’exercices méditatifs à effectuer à tous les jours, aussi longtemps que tu peux tenir. Il l’avait accompagné pendant une demi-heure, après quoi il l’avait laissé continuer par lui-même. C’est à ce moment qu’il avait découvert une aisance qu’il n’avait guère soupçonnée. La Trinité l’avait transformé; il était désormais capable de méditer.
Satisfait par sa progression, Olson lui donna d’autres exercices durant la séance suivante, de visualisation cette fois. Ils avaient pour but de lui permettre d’ouvrir ce que le Maître appelait son espace intérieur. Une fois le vide créé, il devait profiter de la distance prise face à lui-même pour observer sa psyché comme une série de lieux meublés par ses expériences, ses sentiments, ses désirs… Et ainsi être mieux en mesure de les comprendre et les maîtriser.
Ses premiers essais, à l’Agora, ne furent pas très féconds... Mais de retour au Terminus – et dans la Trinité –, baignant dans l’énergie radiesthésique, il découvrit que l’idée d’espace intérieur n’était pas qu’une métaphore.
Au prix d’un certain effort, il put entrevoir l’architecture de sa psyché. Le regard de Timothée lui permit de voir plus clair en fournissant les concepts nécessaires… Il comprit alors pourquoi les autres l’avaient jugé incomplet à son retour. Il fut capable de discerner son identité, sa personnalité, ses souvenirs récents… Mais rien d’autre. Il n’était qu’une façade autour d’un grand vide. La découverte le troubla… Comment pouvait-il affirmer être Karl Tobin, malgré cette absence?
Il fit une autre découverte surprenante. Dans un recoin de son espace mental, il découvrit une zone qui avait jadis appartenu à Marco Kotzias, le propriétaire originel de son corps. Il ne restait de lui qu’un agglomérat de souvenirs auquel Tobin put accéder.
Le simple fait de l’effleurer ramena à l’avant-plan la mémoire la plus marquante de sa vie : sa première relation sexuelle. Un Marco adolescent avait saoulé et drogué une fille de son école, pour mieux lui sauter dessus lorsqu’ils s’étaient enfin trouvés seuls. Il l’avait baisée durement pendant qu’elle tentait de le repousser. Ses coups sans force n’avaient pas découragé le garçon. Elle avait fini par céder, fermer les yeux et se laisser faire; Il avait joui lorsqu’elle s’était mise à sangloter.
Marco Kotzias avait été un obsédé, un violeur, un dérangé. Tobin creusa au-delà de ce souvenir troublant; il découvrit qu’il pouvait accéder à volonté à tous les autres.
Les Trois détenaient désormais un nouvel atout : en sachant ce que Marco avait su, il pourrait se faire passer pour lui sans craindre de faux pas.
La première prospection de Martin leur avait révélé l’existence d’une fissure entre certains groupes de la Petite-Méditerranée. Il ne restait plus qu’à aller l’élargir et la transformer en cassure…