La porte de
l’ascenseur s’ouvrit au troisième étage de l’Agora. Félicia sortit, Édouard
resta derrière. « Tu ne viens pas?
— Je fais un bond au
cinquième. Je parie que si je ne descends pas la machine à café, quelqu’un va
me le reprocher.
— Ouais, quelqu’un. » Qui d’autre
qu’Avramopoulos? Félicia aurait dû l’embrasser avant : maintenant, ils
pouvaient être vus. Bien que leur relation soit un secret de polichinelle, d’un
commun accord, ils préféraient encore la discrétion. Elle se contenta donc de
lui sourire pendant que la porte se refermait; celui qu’il lui retourna parut
inquiet, comme si c’était lui et non elle qui était appelé à se tenir au bord
du cercle de Joute.
La tradition voulait
que ce soit le jouteur avec l’avantage du terrain qui reçoive son adversaire.
Dans le cadre de la petite Joute, les Maîtres s’étaient entendus pour s’affronter
en territoire neutre.
La grande pièce du
troisième était méconnaissable. Outre les chaises disposées en cercle au
centre, tout l’ameublement usuel avait été empilé dans un coin, dissimulé derrière
les tableaux à roulettes. L’arène de la Joute avait été tracée à même le sol, à
l’encre plutôt qu’à la craie. On avait éteint les fluorescents; des cierges
ajoutaient quelque peu à la lumière du jour qui filtrait par les fenêtres. Le
sitar de Derek Virkkunen enrobait l’atmosphère de mélodies à la fois
mystérieuses et solennelles.
Bien que Félicia soit
plusieurs minutes en avance, la plupart des autres s’y trouvaient déjà.
Polkinghorne papotait avec la plantureuse Vasquez. Le pauvre devait peser vingt
kilos de moins qu’avant la mort de Hoshmand. Ses joues et son ventre avaient
perdu de leur rondeur; il paraissait flotter dans ses vêtements. Elle fut
heureuse de constater qu’il paraissait avoir retrouvé sa bonne humeur. Elle
nota qu’Olson avait choisi un siège de l’autre côté du cercle, avec Latour et
Stengers. C’était étrange : elle s’était toujours représenté le couple
Olson-Vasquez comme une seule et même chose, une unité irréductible, mais en ce
moment, ils semblaient déconnectés l’un de l’autre.
Avramopoulos se tenait
seul dans son coin, le visage de marbre, concentré comme un athlète avant la
compétition. Alors que les autres étaient en tenue civile, il avait opté pour
sa toge pourpre et ses lauriers, peut-être pour rappeler son rang. Le vieux
misogyne avait brûlé les ponts avec à peu près tout le monde. On spéculait depuis
des jours à savoir qui serait son lieutenant. Félicia avait bien hâte au jour
où elle se mesurerait à lui. Elle était convaincue que Team Gordon lui donnerait une bonne leçon – et si son Maître ne
triomphait pas dans le cercle de Joute, elle prendrait un malin plaisir à lui
montrer ce dont une femme était capable, quelle que soit la nature du défi.
Les trois frères Van
Haecht avaient pris place à côté de leur père – l’adversaire de Gordon pour ce
tour. Encore confiné à son fauteuil roulant, Arie continuait de croire qu’on
trouverait bien un remède à ses problèmes de pieds, mais chaque succès ne s’avérait
que temporaire : les marques du feu de Saint-Elme demeuraient inguérissables.
Pauvre Gordon! Allait-il devoir porter ses marques au visage pour toujours?
Lorsqu’il s’était
retrouvé handicapé à la suite du grand rituel, Arie avait eu l’idée qu’on le
mette sous la coupe de la même compulsion qui avait propulsé la progression d’Édouard,
question de tirer profit de sa convalescence. En ce moment même, il méditait,
les yeux fermés, ses lèvres articulant un mantra. Alors qu’Édouard dépeignait
cet épisode comme l’un des plus difficiles de sa vie, Arie, pour sa part, paraissait
s’en sortir assez bien. Il est vrai que, contrairement à Édouard, il jouissait
des soins attentifs de sa famille.
Félicia s’assit à la
place que Gordon avait réservée à ses côtés. Elle le salua d’un mouvement de la
tête. Comme un vieux couple, ils passaient tant de temps ensemble qu’ils n’avaient
rien de nouveau à se dire.
Mandeville fut la
dernière à arriver. Elle n’alla pas s’asseoir autour de l’arène : elle
préféra garder ses distances, les bras croisés, la mâchoire serrée. Parmi les
Maîtres, elle était seule à s’opposer à l’idée de Joute. Avait-elle même déjà
assisté à un affrontement dans le passé?
La musique monta en
crescendo avant de se taire brusquement. Le signal était donné : la Joute
allait commencer. Latour et Avramopoulos s’avancèrent et échangèrent les
paroles rituelles. Latour appela Isaac Stengers comme lieutenant. Avramopoulos
créa la surprise en choisissant Polkinghorne. Le Maître balaya l’assistance du
regard avec son sourire détestable, comme pour dire Vous voyez? Je gagne toujours, au final. Qu’avait-il promis à son
lieutenant pour qu’il s’avance ainsi, tout sourire, pour rejoindre celui qui l’avait
tant humilié par le passé? « Je gage qu’il a dû utiliser sa statuette »,
chuchota Félicia à l’oreille de Gordon, qui demeura impassible.
L’atmosphère électrique
dans l’Agora rappelait celle d’un match de boxe, même si l’affrontement ne
pouvait être que bref. Les adversaires entrèrent dans le ring; l’encre du
cercle se mit à luire, les deux Maîtres furent traversés d’un frisson, puis ils
exhalèrent en même temps.
L’assistance retint son
souffle : qui avait gagné? Latour tendit la main à Avramopoulos. « Bien
joué, chevalier. Lorsque j’ai vu que j’étais le dragon, j’ai tout de suite su
que j’allais perdre. A-t-on jamais vu le monstre gagner? »
Avramopoulos haussa
les épaules, comme si sa victoire allait de soi. Il se retourna vers Stengers. « Bon,
voici le défi… »
L’expression décidée de
Stengers se décomposa alors qu’il découvrit qu’il devait voler deux pièces d’art
précolombien, exposées au Musée archéologique du complexe Les Muses. « Les
pièces en question seront retournées à la fin du défi, n’est-ce pas?
— Quand tu gagneras à
la Joute, rétorqua Avramopoulos, ce sera à toi de décider. Pour l’instant,
garde tes questions pour toi. »
La réponse cinglante
redonna son flegme à Stengers. Il accepta le défi avec aplomb. Les quatre
hommes retournèrent s’asseoir.
L’anxiété de Félicia
avait grimpé d’un cran. Comment se serait-elle acquittée du défi d’Avramopoulos?
Et si Van Haecht concoctait un défi encore plus audacieux?
Gordon et son
adversaire se levèrent à leur tour pour prendre place devant le cercle et
échanger les paroles rituelles. Félicia sentit ses tripes se nouer lorsque son
nom fut prononcé. Il faut que Gordon
gagne. Réagir aux manœuvres d’Aart ne pourrait qu’être plus facile que l’inverse.
Gordon et Van Haecht
pénétrèrent dans le cercle. Les caractères se mirent à chatoyer. Les dés étaient
jetés…
Chose étrange : après
cinq secondes, puis dix, l’affrontement n’était toujours pas conclu. Le
phénomène était inédit : personne ne réagit, personne ne savait même s’il
fallait réagir. Les symboles peints sur le sol brillèrent de plus en plus;
étrangement, l’anneau de Gordon aussi. La teinte de la lueur vira au bleu, le
même bleu que… « Le feu de Saint-Elme! »
Félicia abandonna le
décorum pour se précipiter sur son sac à main, qu’elle renversa sans
ménagement. Elle saisit son crayon-feutre, espérant avoir le temps de réaliser
son truc, le procédé capable de disperser un trop-plein d’énergie
radiesthésique. De l’autre côté de la pièce, Virkkunen avait déjà agrippé son
sitar, animé de la même intention.
Sa lancée fut
interrompue lorsqu’un claquement retentit dans l’espace, un coup de tonnerre
sec plutôt que grondant. Une bourrasque venue de nulle part souffla tous les
cierges. Avant que Félicia ou Derek n’ait pu agir, Gordon et Van Haecht s’écroulèrent.
Tout le monde se précipita sur les deux Maîtres inconscients.
Il leur fallut d’interminables
secondes pour rouvrir les yeux; Gordon fut secoué d’une quinte de toux si
puissante que Félicia crut qu’il allait vomir. Van Haecht, de son côté, semblait
en état de choc. Il avait les yeux écarquillés et la bouche tordue en un rictus
effrayant. Il semblait chercher son air à coups de petites inspirations haletantes.
Il pointa la sortie, l’urgence manifeste dans ses yeux. Ses fils agirent comme
un seul homme : Arie se laissa tomber hors de son fauteuil roulant; Aart
et Asjen l’y assirent au prix de quelques efforts. « Écartez-vous! »,
somma Aart en poussant le fauteuil vers l’ascenseur, déterminé à obéir à son
père, à ne pas offrir sa faiblesse en spectacle une seconde de plus.
De son côté, Félicia
aida Gordon à s’asseoir. « Qu’est-ce qui s’est passé? », demanda-t-elle.
Le Maître tenta une réponse, mais sa toux irrépressible l’empêchait de l’exprimer
chaque fois qu’il ouvrait la bouche. Il tenta sans succès de se remettre sur
pied, seulement pour choir à nouveau dans les bras de Félicia. Il se mit à
pointer à son tour l’ascenseur.
Elle regarda dans la
direction qu’il pointait juste à temps pour voir les portes se refermer. Au tout
dernier instant, le père Van Haecht cligna de l’œil dans leur direction. Un
spasme ou un geste intentionnel?
Félicia retourna son
attention vers Gordon. À chaque essai, ses râles gagnèrent en intelligibilité, jusqu’à
ce qu’elle saisisse enfin le mot qu’il cherchait désespérément à prononcer…
« Harré! »