dimanche 29 juin 2014

Le Noeud Gordien, épisode 326 : Une ombre au tableau

Lorsque Gordon sonna, Félicia agrippa une bouteille de champagne et deux flûtes avant d’aller lui ouvrir. Elle les lui présenta tout sourire, mais Gordon se contenta de lui répondre par ses salutations coutumières. Sa retenue vint un peu plomber son humeur pétillante. Elle fut tentée de lui demander pourquoi il n’était pas plus jovial, mais elle se ravisa. Il doit avoir d’autres soucis, pensa-t-elle. S’il veut m’en parler… Et bien il m’en parlera. Et tant mieux s’il ne le fait pas.
« Champagne? », dit-elle pendant que Gordon enlevait son manteau. Elle n’attendit pas sa réponse pour faire sauter le bouchon.
« N’est-ce pas un peu tôt pour boire?
— Il parait que les Maîtres n’ont pas besoin de dormir… Le matin, le soir, le jour ou la nuit, quelle différence? »
Gordon accepta le verre qu’elle lui tendit. « À ton succès », dit-il.  
« À mon anneau », répondit-elle. « Santé! » Ils firent tinter leurs flûtes. Félicia vida la moitié de la sienne; Gordon y trempa à peine les lèvres avant de la déposer.  
« Le dispositif est à l’étage », dit-elle en lui montrant le chemin. Il la suivit jusqu’au laboratoire.
L’urne était posée à même le sol. Gordon s’accroupit pour l’examiner sous tous ses angles. Il n’y avait pas grand-chose à voir : de l’extérieur, l’objet était on ne peut plus anodin.
« Le dispositif est basé sur des prémisses différentes de la cloche de verre », expliqua Félicia. « Pour commencer, les restes du défunt ne sont pas requis. Dans l’ancienne version, les cendres de Frank lui servaient de point d’ancrage. L’urne contient un dispositif qui, s’il est activé à proximité d’une impression, vient jouer ce rôle.
— Je me demande parfois où tu vas chercher toutes ces idées.
— Celle-là, elle me vient de Narcisse Hill. C’est fascinant à quel point la vision des Disciples de Khuzaymah est différente de la nôtre, bien qu’elles se rejoignent à bien des égards… Attends! »
Elle déposa son verre sur sa table de travail avant de se précipiter vers le placard où elle avait caché le tas de cartons sur lesquels elle s’était exercée à la recherche du procédé optimal. « Je sais, je sais », dit-elle à Gordon qui ne lui avait pourtant rien reproché. « Je vais tout détruire, mais je voulais te montrer les détails de mon travail avant. Tiens! Regarde! »
Elle lui pointa la série de caractères. « Ce sont eux qui sont à la base de la fonction d’ancrage. Je mettrais ma main au feu que cette même séquence se trouve inscrite quelque part dans cette maison. Cela expliquerait pourquoi Hill s’y trouve toujours.
— Hum », dit Gordon.
« Mais ce n’est qu’un procédé parmi d’autres. S’il y a une clé qui permette de communiquer avec les impressions, c’est ce symbole-là », continua-t-elle en en pointant un autre. Elle parlait de plus en plus vite, peut-être pour compenser la circonspection de Gordon qui l’inquiétait de plus en plus. « C’est grâce à lui que… Que j’ai établi la connexion entre Hill et mon bras, ce qui a permis la séance d’écriture automatique. » Elle avait failli mentionner qu’elle l’avait d’abord peint sur la joue d’Alice Gauss pour communiquer avec Frank. Cette découverte, c’était son secret, un secret qu’elle refusait de révéler gratuitement.
Pour la première fois depuis son arrivée, l’air grave de Gordon s’éclaircit. « À ta connaissance, est-ce que ce qui s’est passé avec ton bras aurait pu être généralisé? Je veux dire : est-ce que tu crois qu’une impression aurait pu prendre possession de tout ton corps? »
Elle feignit un moment de réflexion. « C’est possible. En théorie.
— Dans ce cas, ta prochaine tâche sera d’explorer davantage cette possibilité. Crois-tu pouvoir le faire?
— Bien entendu! » Félicia jubilait. Elle savait déjà qu’il s’agissait de plus qu’une théorie. Après tout, elle avait vu un vieux gangster ukrainien habiter le corps d’une fillette. Il lui suffirait de recréer ces conditions pour Gordon pour paraître à nouveau comme une faiseuse de miracle… Et avancer en direction de la coupe ou l’épée. « Mais pour l’instant… Le temps est venu d’essayer mon urne.
— Eh bien, allons-y!
— Maintenant?
— Oui. Pourquoi pas sur Hill?
— Ah! J’ai déjà essayé, sans succès. C’est ce qui me porte à croire qu’il est déjà ancré à la maison. Par ailleurs, depuis notre séance, je n’ai pas eu le moindre signe de lui, malgré quelques tentatives…
— Je vois.
— J’avais pensé utiliser l’urne sur l’impression de mon père. Je… » Elle s’arrêta : Gordon s’était rembruni plus que jamais. « Qu’y a-t-il?
— Ce ne sera pas possible. Ton père est décédé dans son quartier général, n’est-ce pas? Ce ne serait pas prudent de tenter quoi que ce soit : il est dans maintenant dans le Cercle de Harré.
— Il a repris de l’expansion?
— Oui. Il recouvre tout le centre et une partie de l’Ouest. Et ce n’est pas tout : l’énergie est concentrée à un niveau jamais vu. »
Félicia fronça les sourcils. Gordon semblait avoir quelque chose à ajouter. « Je voulais te dire… Enfin, je… Espinosa…
— Quoi?
— Il s’est aventuré dans le Cercle. Avramopoulos l’a convaincu de s’attaquer à Tricane. Personne ne l’a vu depuis. Il est présumé mort. »
Un vertige s’empara de Félicia. Sa poitrine était compressée, comme si quelqu’un s’était assis dessus. Chaque respiration requérait une bataille. Elle marcha comme un robot dans la pièce d’à-côté et s’assit sur son lit.
« Je regrette d’être le porteur de ces mauvaises nouvelles », dit Gordon en la rejoignant. « Mes sympathies. Gianfranco était un homme exceptionnel. »
Félicia ne dit rien. Elle entendait la voix de Gordon mais peinait à discerner les mots qu’il prononçait. Une tempête d’émotions s’était levée dans son ventre, retenue seulement par le goulot de sa gorge serrée. Elle aurait dû pleurer, elle voulait pleurer, mais elle en était incapable.
Gordon la lorgna un long moment sans rien dire. « Je vais te laisser le temps de digérer tout ça », dit-il. « En attendant, sache que la situation est devenue grave au point de convoquer les Seize dans La Cité. À ce propos… » Il tira une carte d’affaire de la poche de son veston. « Voici le numéro de Daniel Olson. Il m’a demandé de t’inviter à le contacter. » Nouveau silence lourd. « Rappelle-moi lorsque tu seras prête à la suite. D’ici là, prends soin de toi, d’accord? Et tiens-toi loin du Cercle! »
Félicia ne répondit rien.
« D’accord. Je ne te dérange pas plus longtemps. » Gordon se retira sur ces mots.
Lorsque Félicia entendit la porte claquer au rez-de-chaussée, le goulot céda et les larmes fusèrent enfin.

dimanche 22 juin 2014

Le Nœud Gordien, épisode 325 : L’urne

Après que Félicia eut informé Gordon de son succès, elle se fit couler un bain. Elle était tant vannée qu’elle faillit s’endormir deux fois pendant qu’il se remplissait. Elle ferma les robinets et se rendit à l’évidence : c’est de son lit dont elle avait le plus besoin. Elle dormait avant que sa tête n’ait touché l’oreiller.
Elle se réveilla le lendemain, enfin reposée. Elle travaillait depuis des semaines à la synthèse de ses propres connaissances et celles que Hill avait écrites par sa main. Pendant tout ce temps, la tension du deadline l’avait poussée en avant. Cette tension était tombée, remplacée par la fierté. La satisfaction. Elle avait réussi.
Elle avait réussi!
Quelques mois à peine après avoir reçu son bâton, elle méritait son anneau. À ce rythme, pensa-t-elle, j’aurai accompli le Grand Œuvre avant la trentaine. La vingtaine éternelle!
Elle s’emmitoufla dans une robe de chambre et descendit se faire un bol de chocolat chaud. Il lui fallut quelques minutes à peine pour que l’envie de remonter au laboratoire devienne irrésistible.
Il était là, son procédé deux point zéro, son chef-d’œuvre, à même le sol, dans le cercle d’encre et de symboles qu’elle n’avait pas encore pris la peine d’effacer.
Le dispositif n’avait plus la forme d’une cloche de verre. Il s’agissait plutôt d’une sorte de vase – compte tenu sa fonction, le terme urne s’avérait tout-à-fait approprié – d’une trentaine de centimètres de haut, qui n’avait toutefois aucune ouverture visible. L’objet était plus compliqué qu’il ne laissait paraître. Félicia avait travaillé à partir d’une poterie commerciale à laquelle elle avait plaqué d’une argile qu’elle avait enrichie d’ingrédients essentiels au dispositif. Cette couche d’argile avait également pour fonction de recouvrir les inscriptions tracées sur la surface de la poterie.
L’urne elle-même contenait une demi-douzaine de dispositifs, chacun préparé séparément, mais capables de fonctionner à l’unisson. La coordination de ces éléments avait représenté son plus grand défi… Et maintenant, sa plus grande fierté.
Il ne restait qu’un aspect à clarifier. Son dispositif allait permettre de contenir une impression, mais pourrait-elle communiquer à volonté avec elle?
Elle avait déjà réussi à établir un certain contact avec l’impressions de son père d’abord, puis celles de Tobin et des Sons of a Gun qu’il avait massacrés. La communication demeurait toutefois rudimentaire et unidirectionnelle : chaque impression émettait une idée et une seule. Pour Tobin, c’était son affection envers son neveu; pour Lev Lytvyn, c’était son code d’accès passe-partout. Était-ce le message final de ces malheureux après qu’ils eussent compris qu’ils étaient passés de vie à trépas?
Elle espérait que son dispositif soit capable de mieux, mais certains aspects ambigus des révélations de Hill laissaient planer une part d’incertitude à ce propos. Elle était toutefois confiante de pouvoir trouver un moyen de réussir avec du temps et de nouvelles recherches. Avait-elle jamais échoué à atteindre ses buts?
Elle entendit son téléphone vibrer dans sa chambre, de l’autre côté du couloir. Elle alla déposer son chocolat chaud sur la table de chevet et examina son appareil.
Elle ignora l’avalanche de messages et d’appels manqués durant ses semaines déconnectées, se promettant de s’en occuper plus tard. Le dernier texto entré provenait de Gordon. Il disait : Appelle-moi si tu es levée. Je veux voir!
Rayonnante, elle composa son numéro. Il voulait voir? Parfait : elle brûlait d’envie de montrer.  

dimanche 15 juin 2014

Le Nœud Gordien, épisode 324 : Cinq de Seize, 2e partie

« J’imagine que, forcément, vous avez identifié la cause probable de cette expansion », demanda Latour.
« Bien entendu », dit Avramopoulos. « C’est l’anathème. 
— La même qui a tué Kuhn », dit Olson.
— …c’est une présomption », glissa Gordon.
Avramopoulos le foudroya du regard, puis rejeta son intervention d’un mouvement de la main. « Elle était une disciple de Gordon. Il la défend à chaque détour, malgré qu’il l’ait lui aussi déclarée anathème.
« Lytvyn a toujours perçu les impressions des victimes d’assassinat », rétorqua Gordon. « Or, il n’y en avait pas dans son bunker. C’est une exception qu’on ne peut pas négliger. Notre volonté de trouver un coupable ne devrait pas brouiller notre évaluation des faits. » Après un moment, il ajouta : « ironique que vous vous lanciez dans une chasse aux sorcières… 
— Cette adepte, était-ce ton lieutenant à La Plata? Celle aux goûts vestimentaires… excentriques? », demanda Oslon.
— Oui, Tricane », répondit Gordon.
En entendant son nom, Avramopoulos grimaça comme s’il avait mordu un citron. « Ses cheveux ont blanchi comme ceux de Harré. C’est facile de déduire le reste : d’une manière ou d’une autre, elle a atteint la metascharfsinn et ça l’a rendue folle. Peu importe les causes ou le processus, le résultat reste le même : elle a repris la purge de Harré là où il l’avait laissée. »
Un silence malaisé tomba sur l’assemblée.
« L’origine de tout cela, c’est lorsque j’ai appris que Tricane bafouait les secrets sacrés de nos traditions. Elle s’affichait à des non-initiés. Je l’ai confrontée, avec mes deux lieutenants…
— Ça n’a pas dû être un grand succès », railla Latour.
« Elle a utilisé un procédé qui a coupé Hoshmand de l’état d’acuité », continua Avramopoulos comme s’il n’avait rien entendu.
Latour et Olson s’avancèrent sur leur siège dans un mouvement identique. « Quoi?
— Vous avez bien entendu. »
Latour jeta un coup d’œil à Mandeville. Il se rappelait peut-être son mot à propos de la frontière entre le possible et l’impossible. « Par quel… procédé… a-t-elle…
— Nous l’ignorons », dit Gordon. « Peu après, la zone radiesthésique s’est mise à croître. 
— Et avec la disparition de Hoshmand, il nous est impossible d’en savoir davantage sur l’état dans lequel elle l’a mis.
— Croyez-vous qu’elle soit responsable de sa disparition? », demanda Latour.
Gordon tourna la tête vers Avramopoulos. Celui-ci rougit quelque peu et dit : « J’ai demandé la vie de l’anathème en échange d’une faveur à Gianfranco Espinosa. Ceux de vous qui connaissent notre histoire savent que… J’avais en ma possession quelque chose qu’il désirait depuis longtemps. »
Sa queue, pensa Olson. Il aurait voulu lui offrir de lui en reconstruire une, mais Avramopoulos avait promis d’amères représailles à quiconque allait contre sa volonté.
« Espinosa a dû demander l’aide de Hoshmand », continua Avramopoulos. « Avant son initiation, Hoshmand était indétectable par l’acuité. Après que l’anathème lui ait fait perdre ses capacités ce… talent est revenu. Espinosa ne pouvait pas rêver d’un meilleur allié pour réussir son contrat.
— Savez-vous qu’est-ce qui s’est passé, précisément? », demanda Latour.
Gordon, Avramopoulos, même Mandeville firent non de la tête. « Tricane est installée au centre de la zone radiesthésique », dit Gordon. « Tout porte à croire que contrairement à nous, elle est capable de s’en servir sans danger. De plus, il va sans dire que l’existence d’un procédé capable de nous couper de nos pouvoirs nous rend très, très nerveux.
— Donc », dit Oslon, « il y a deux problèmes. De un, l’expansion du Cercle de Harré. Le second problème est cette Tricane, qui semble être la source du premier. Mon avis est que si nous l’éliminons, nous faisons d’une pierre deux coups. » Mandeville tira son col d’un doigt, comme si son vêtement nuisait à sa respiration. Avramopoulos jeta un coup d’œil à Gordon, qui demeura inscrutable. « La meilleure option serait de payer un tueur à gage non-initié, qui pourra agir sur son territoire comme ailleurs.
— Je m’en occupe », répondit Gordon avec trop d’empressement. « Nous devrions tout de même travailler à la question du Cercle », continua-t-il. « C’est une piste que nous avons sous-estimée jusqu’à présent. Il doit bien exister un moyen de disperser, neutraliser ou drainer l’énergie radiesthésique. »
Tout le monde demeura pensif. Mandeville ouvrit la bouche, mais la referma sans rien dire.
Olson posa ses deux paumes sur la table. « Je propose que nous réfléchissions séparément à cette question. Que diriez-vous d’une nouvelle rencontre après-demain, à la même heure?
— Oui, très bonne idée », dit Latour. « Cela me permettra d’observer la zone de plus près.
— Soyez prudents », dit Gordon. « Nous croyons qu’un contrecoup a tué Paicheler.
— Un contrecoup qui a fait exploser un hôtel entier », précisa Avramopoulos. « Nous reprendrons donc la discussions dans quarante-huit heures. » Tout le monde signala son assentiment.
 « Gordon? », demanda Olson alors que les autres sortaient.
« Oui?
— J’aimerais rencontrer ta disciple.
— Lytvyn?
— Oui.
— Je vais lui transmettre ton invitation », répondit-il, affable. « Mais c’est à elle de décider. »
Olson croisa les bras. « J’avais cru que notre venue à La Cité constituait une trêve de facto.
— Deux faveurs pour une trêve… Ou une faveur pour une faveur.
Olson soupira. Grands dieux! Les Seize pouvaient être si irritants! « Laisse tomber. Offre-lui mon invitation », dit-il en tendant sa carte, un rectangle blanc, vierge à l’exception de son numéro.
Gordon sortit, le laissant seul dans la salle de conférence. Il n’était pas encore huit heures. Il se versa un verre de jus. En temps normal, il consacrait ses matinées à renouveler ses procédés actifs. Il valait mieux les laisser s’épuiser, s’il voulait s’approcher de la zone radiesthésique pour mieux l’étudier.
Il lui restait donc neuf heures à tuer avant l’atterrissage de Pénélope. Il décida d’aller s’entraîner. C’était après avoir confronté le corps parfait qu’il avait sculpté aux limites de ses capacités qu’il réfléchissait le mieux.
Olson descendit au lobby et demanda au concierge de lui indiquer quels étaient le gym le plus exclusif, le meilleur restaurant et la boîte de nuit la plus courue en ville.
Les trois se trouvaient dans le quartier central – au beau milieu de la zone radiesthésique.

dimanche 8 juin 2014

Le Noeud Gordien, épisode 323 : Cinq des Seize, 1re partie

Olson descendit à la salle de conférence à sept heures tapant. Les Maîtres étaient assis autour d’une grande table ovale aux sections mal emboîtées qui trônait au milieu de la pièce couverte d’un tapis gris et ras; un projecteur (sans ordinateur) traînait sur un chariot dans un coin, à la disposition des conférenciers; un plateau de viennoiseries, du café, du jus d’orange et de l’eau avaient été disposés juste à côté.
Bref, la pièce était à l’image du reste de l’hôtel, une ode à l’interchangeable et au standard.
Il prit place au milieu de la table, saluant ceux qui s’y trouvaient déjà. Avramopoulos entra tout juste après, le dernier à arriver. « Bon, bon, je sais, c’est un peu crade », dit Avramopoulos en déposant un porte-document sur la table. « Mais les meilleurs hôtels sont dans la zone… problématique. 
— Je suis certain que tu as fait de ton mieux », répondit Latour, ironique. À voir ses yeux cernés, Olson devinait que le décalage horaire lui avait ravi le sommeil dont il avait tant besoin.
Avramopoulos fit à Latour un sourire des plus forcés. Il allait parler, mais Olson le coupa. « Peu importe le prix des chambres ou la qualité de la moquette. Nous sommes ici pour résoudre un problème. Nous ferions mieux d’y travailler. »
Tous les regards se tournèrent vers lui. Il soutint le regard des autres Maîtres sans ciller.
Ce n’était pas la première fois qu’ils lui reprochaient – explicitement ou non – ses manières brusques. Il était le seul des Seize d’origine américaine; les Européens voyaient son pragmatisme et son dédain des non-dits comme la preuve la plus concrète de son origine. Pour sa part, c’était avant tout une question de simple bon sens. Les autres se croyaient plein de subtilités avec leurs allusions et leurs agendas secrets… Aux yeux d’Olson, ces enfantillages n’étaient au final qu’une tentative de dissimuler leur médiocrité.
Avramopoulos était toujours plus soucieux d’affirmer son pouvoir que de le cultiver.
Gordon était un mollasson, un débonnaire, quoique plutôt doué pour la Joute.
Van Haecht était prisonnier du siècle dernier, incapable de même percevoir le monde moderne et ses avantages. Le fait qu’on ne l’ait pas attendu pour cette réunion témoignait du peu de respect qu’il inspirait.
Mandeville restait une étudiante malgré ses lauriers; elle justifiait son insécurité en faisant croire qu’elle agissait avec prudence.
Eichelberger était le Maître qui avait initié Olson. Celui-là, il l’avait admiré… Jusqu’à ce qu’il l’ait dépassé en toutes choses.
Kuhn et Paicheler n’avaient pas été bien mieux. Il ne restait que Latour qui soit, à ses yeux, digne de respect, bien qu’il ne fût pas toujours exempt des aveuglements des autres.
Olson n’avait accompli le Grand Œuvre qu’une dizaine d’années auparavant; il se voyait comme l’avant-garde d’une nouvelle culture, des nouveaux Maîtres qui sauraient s’éloigner de ces traditions étriquées que les autres adoptaient comme allant de soi. La génération montante s’avérait prometteuse. Polkinghorne – avec qui il avait travaillé plusieurs années –, mieux que quiconque, avait compris et intégré les innovations développées par Olson. Il avait été attristé d’apprendre la disparition d’Espinosa; c’était un autre adepte de qualité, qu’il avait eu la chance de côtoyer à La Plata. Isaac Stengers, le bras droit de Latour, irait loin, il en était convaincu. Il y avait bien entendu sa chère Pénélope qui se trouvait dans une catégorie à part… et Félicia Lytvyn, dont la progression météorique revenait sans cesse dans les conversations depuis quelque temps. Celle-là, il avait bien hâte de la rencontrer.
« Où en est l’expansion du Cercle? », demanda Mandeville pour dissiper le silence malaisé.
Avramopoulos ouvrit sa mallette et en tira une grande carte de la région de La Cité qu’il déploya au centre de la table. À l’aide d’un crayon marqueur, il traça un cercle au centre de la carte. « Voici la zone radiesthésique ouverte par Harré.
— Le diamètre correspond aux autres zones auxquelles nous sommes habitués », précisa Gordon.
« Et voici la zone actuelle. » Olson fut surpris de découvrir que le diamètre avait plus que doublé, ce qui correspondait à quatre fois la surface d’origine. Mandeville pâlit; malgré sa fréquentation de La Cité au cours de la dernière année, elle n’avait pas soupçonné une telle expansion.
Latour demeura pensif, les lèvres pincées. « C’est tout-à-fait phénoménal », dit-il après un moment. « A-t-on jamais entendu parler d’une zone fluctuante?
— Ce n’est pas tout », reprit Avramopoulos, qui semblait tirer un certain plaisir dans l’effet que causaient ses révélations. « La situation n’est pas qu’une question d’expansion, mais aussi – peut-être plus important encore – d’intensité. La concentration d’énergie radiesthésique est telle que mon dernier initié s’est retrouvé victime d’un contrecoup alors qu’il méditait dans le Cercle. 
— Je doute fort qu’un initié, aussi talentueux soit-il, ait été affecté de quelque manière par l’énergie du cercle », dit Latour.
« C’est pourtant ce qui est arrivé. Et il a été initié seulement au printemps.
— Alors là », répondit Latour, « c’est carrément impossible.
— Il faut revoir nos présomptions de ce qui est possible ou non », dit Mandeville en époussetant la table avec sa main. « Gordon me disait que des gens normaux, enfin, des civils, des non-initiés, qui vivent dans le Cercle sont frappés par des attaques qui ressemblent en tout point à des contrecoups. » Gordon confirma d’un mouvement qu’elle disait vrai.
« Alors là, c’est différent », concéda Latour. « Ton initié a peut-être été frappé au même titre que ces pauvres gens… 
— Ce qui nous ramène au cœur du problème », lança Olson. « Et à la nécessité de le résoudre. »

dimanche 1 juin 2014

Le Nœud Gordien, épisode 322 : Quatre des Seize

Gordon et Avramopoulos se tenaient accoudés sur les barrières qui encerclaient l’aire d’arrivée des vols internationaux de l’aérogare de La Cité. Un monsieur distingué, cravaté, et un jeune homme à l’expression renfrognée… Personne ne pourrait deviner que je suis le cadet des deux, pensa Gordon.
Il devinait par mille et un indices que l’agacement d’Avramopoulos croissait de minute en minute. Sa conduite trahissait son impatience, certes, mais probablement une inquiétude qui reflétait celle que Gordon ressentait.
Les Seize – surtout ceux qui jouaient la Joute – avaient en commun un amour de l’intrigue et une propension à se mettre le nez dans les affaires des autres. La présence de leurs pairs dans La Cité leur permettrait peut-être de trouver une solution au problème, encore mal défini, du cercle radiesthésique croissant à partir du Centre-Sud. Mais Gordon courait aussi le risque que son jeu, si bien caché jusqu’à présent, ne soit éventé. C’était un risque qu’il aurait préféré remettre à plus tard… Après l’atteinte de ses objectifs.
Il remarqua qu’Avramopoulos pianotait compulsivement la balustrade, perdu dans ses pensées.
« Tu sais, c’était ton idée d’appeler les autres en renfort…
— Je n’ai rien dit… »
Gordon eut un ricanement méprisant. Avramopoulos lui lança un regard qui, dans le passé, lui avait souvent cloué le bec. Celui-ci provenait toutefois des yeux d’un jeunot plutôt que de ceux d’un vieillard sévère; surtout, il était jeté sur un Maître, et non un novice. Gordon le soutint avec un sourire arrogant jusqu’à ce qu’Avramopoulos détourne la tête en grimaçant.
Il fallut encore de longues minutes avant que l’écran indiquant les arrivées leur montre enfin celle qu’ils attendaient. La mention En retard du vol 229 New-York – La Cité fut remplacée par Atterrissage en cours.
« C’est pas trop tôt! », explosa Avramopoulos.
Quelques minutes plus tard, les passagers émergèrent de l’autre côté de la zone à accès restreint. Berthold Latour se trouvait parmi les premières grappes de voyageurs. Il tirait une valise roulante, un veston sport beige replié sur son avant-bras. Avec sa chemise bleue à carreaux, il ressemblait à un touriste en vacances.
Sa posture était lasse et ses traits, tirés. À la différence de la plupart des Maîtres, Latour s’entêtait à dormir la nuit; il soutenait que ses rêves lui étaient bien plus utiles que les heures que ses pairs arrachaient à la journée en se maintenant toujours éveillés. Qu’il voie les choses ainsi, soit : c’était son affaire. Mais Gordon ne pouvait s’empêcher de se demander… Pourquoi diable n’utilisait-il pas au moins un truc pour chasser la fatigue?
Avramopoulos donna un coup de coude à Gordon. « Regarde, là… »
Gordon remarqua l’homme qui marchait derrière Latour, grand, baraqué, beau comme une statue de marbre. « Daniel Olson. 
— Tu savais qu’il travaillait avec Latour?
— Non. Latour est resté… froid depuis que je l’ai battu à Kiev.
— Et moi, je n’ai pas vu Olson depuis ma victoire à La Plata.
— Ah! Les vaincus de la Joute conspirent contre les vainqueurs? » Avramopoulos semblait trouver cette idée délicieuse. Gordon, lui, ignorait quoi en penser. Les carrousels à bagage se mirent en marche pendant que les deux Maîtres spéculaient en parallèle.
Les deux arrivants récupérèrent leurs valises et se dirigèrent vers la sortie. Ce n’est qu’à ce moment que Latour aperçut son comité d’accueil. Il tendit la main à Gordon d’abord. « Gordon. » Il se tourna ensuite vers l’autre. « Vous êtes…?
— Tu sais qui je suis », répondit Avramopoulos.
« Oui, oui, j’avais entendu parler de ton… renouveau. C’est absolument prodigieux.
— Voici un secret pour lequel je paierais trois faveurs », dit Olson pour toute salutation.
« Je me doutais que celui-ci t’intéresserait beaucoup », répondit Avramopoulos.
« Tu ne te trompais pas. » Le premier Maître américain était un pionnier dans l’art des modifications corporelles, comme en témoignait son visage, symétrique et lisse au point de paraître irréel. Un changement aussi drastique ne pouvait que piquer sa curiosité.  « Qui d’autre est arrivé?
— Mandeville est arrivée hier. Van Haecht refuse toujours de prendre l’avion… Son bateau arrivera dans quelques jours.
— Il ne manque donc plus qu’Eichelberger », conclut Latour. « A-t-il donné signe de vie?
— Il n’a jamais accusé réception de quoi que ce soit », maugréa Avramopoulos. « J’aurais été surpris qu’il commence aujourd’hui.
— Inutile de l’attendre, alors. Nous devrions trouver un endroit où parler stratégie plutôt que papoter ici », dit Olson d’un ton neutre, sans chaleur mais sans agressivité non plus.
« Bien entendu », dit Avramopoulos. « Une limousine nous attend. » Le téléphone de Gordon vibra alors qu’ils se mettaient en marche.
C’était un message texte de Félicia Lytvyn. Prépare mon anneau, disait-il en toute simplicité. Gordon empocha son appareil en savourant la bonne nouvelle : elle avait réussi.