Lorsque Gordon sonna, Félicia agrippa
une bouteille de champagne et deux flûtes avant d’aller lui ouvrir. Elle les
lui présenta tout sourire, mais Gordon se contenta de lui répondre par ses
salutations coutumières. Sa retenue vint un peu plomber son humeur pétillante. Elle
fut tentée de lui demander pourquoi il n’était pas plus jovial, mais elle se
ravisa. Il doit avoir d’autres soucis,
pensa-t-elle. S’il veut m’en parler… Et
bien il m’en parlera. Et tant mieux s’il ne le fait pas.
« Champagne? », dit-elle
pendant que Gordon enlevait son manteau. Elle n’attendit pas sa réponse pour
faire sauter le bouchon.
« N’est-ce pas un peu tôt pour
boire?
— Il parait que les Maîtres n’ont
pas besoin de dormir… Le matin, le soir, le jour ou la nuit, quelle différence? »
Gordon accepta le verre qu’elle lui
tendit. « À ton succès », dit-il.
« À mon anneau »,
répondit-elle. « Santé! » Ils firent tinter leurs flûtes. Félicia
vida la moitié de la sienne; Gordon y trempa à peine les lèvres avant de la
déposer.
« Le dispositif est à l’étage »,
dit-elle en lui montrant le chemin. Il la suivit jusqu’au laboratoire.
L’urne était posée à même le sol.
Gordon s’accroupit pour l’examiner sous tous ses angles. Il n’y avait pas grand-chose
à voir : de l’extérieur, l’objet était on ne peut plus anodin.
« Le dispositif est basé sur
des prémisses différentes de la cloche de verre », expliqua Félicia. « Pour
commencer, les restes du défunt ne sont pas requis. Dans l’ancienne version, les
cendres de Frank lui servaient de point d’ancrage. L’urne contient un dispositif
qui, s’il est activé à proximité d’une impression, vient jouer ce rôle.
— Je me demande parfois où tu vas
chercher toutes ces idées.
— Celle-là, elle me vient de
Narcisse Hill. C’est fascinant à quel point la vision des Disciples de
Khuzaymah est différente de la nôtre, bien qu’elles se rejoignent à bien des
égards… Attends! »
Elle déposa son verre sur sa table
de travail avant de se précipiter vers le placard où elle avait caché le tas de
cartons sur lesquels elle s’était exercée à la recherche du procédé optimal. « Je
sais, je sais », dit-elle à Gordon qui ne lui avait pourtant rien
reproché. « Je vais tout détruire, mais je voulais te montrer les détails de
mon travail avant. Tiens! Regarde! »
Elle lui pointa la série de caractères.
« Ce sont eux qui sont à la base de la fonction d’ancrage. Je mettrais ma
main au feu que cette même séquence se trouve inscrite quelque part dans cette
maison. Cela expliquerait pourquoi Hill s’y trouve toujours.
— Hum », dit Gordon.
« Mais ce n’est qu’un procédé
parmi d’autres. S’il y a une clé qui permette de communiquer avec les
impressions, c’est ce symbole-là », continua-t-elle en en pointant un
autre. Elle parlait de plus en plus vite, peut-être pour compenser la
circonspection de Gordon qui l’inquiétait de plus en plus. « C’est grâce à
lui que… Que j’ai établi la connexion entre Hill et mon bras, ce qui a permis
la séance d’écriture automatique. » Elle avait failli mentionner qu’elle l’avait
d’abord peint sur la joue d’Alice Gauss pour communiquer avec Frank. Cette
découverte, c’était son secret, un secret qu’elle refusait de révéler
gratuitement.
Pour la première fois depuis son
arrivée, l’air grave de Gordon s’éclaircit. « À ta connaissance, est-ce
que ce qui s’est passé avec ton bras aurait pu être généralisé? Je veux dire :
est-ce que tu crois qu’une impression aurait pu prendre possession de tout ton
corps? »
Elle feignit un moment de réflexion.
« C’est possible. En théorie.
— Dans ce cas, ta prochaine tâche
sera d’explorer davantage cette possibilité. Crois-tu pouvoir le faire?
— Bien entendu! » Félicia
jubilait. Elle savait déjà qu’il s’agissait de plus qu’une théorie. Après tout,
elle avait vu un vieux gangster ukrainien habiter le corps d’une fillette. Il
lui suffirait de recréer ces conditions pour Gordon pour paraître à nouveau
comme une faiseuse de miracle… Et avancer en direction de la coupe ou l’épée. « Mais
pour l’instant… Le temps est venu d’essayer mon urne.
— Eh bien, allons-y!
— Maintenant?
— Oui. Pourquoi pas sur Hill?
— Ah! J’ai déjà essayé, sans succès.
C’est ce qui me porte à croire qu’il est déjà ancré à la maison. Par ailleurs,
depuis notre séance, je n’ai pas eu le moindre signe de lui, malgré quelques
tentatives…
— Je vois.
— J’avais pensé utiliser l’urne sur
l’impression de mon père. Je… » Elle s’arrêta : Gordon s’était
rembruni plus que jamais. « Qu’y a-t-il?
— Ce ne sera pas possible. Ton père
est décédé dans son quartier général, n’est-ce pas? Ce ne serait pas prudent de
tenter quoi que ce soit : il est dans maintenant dans le Cercle de Harré.
— Il a repris de l’expansion?
— Oui. Il recouvre tout le centre et
une partie de l’Ouest. Et ce n’est pas tout : l’énergie est concentrée à
un niveau jamais vu. »
Félicia fronça les sourcils. Gordon
semblait avoir quelque chose à ajouter. « Je voulais te dire… Enfin, je…
Espinosa…
— Quoi?
— Il s’est aventuré dans le Cercle.
Avramopoulos l’a convaincu de s’attaquer à Tricane. Personne ne l’a vu depuis.
Il est présumé mort. »
Un vertige s’empara de Félicia. Sa
poitrine était compressée, comme si quelqu’un s’était assis dessus. Chaque
respiration requérait une bataille. Elle marcha comme un robot dans la pièce d’à-côté
et s’assit sur son lit.
« Je regrette d’être le porteur
de ces mauvaises nouvelles », dit Gordon en la rejoignant. « Mes
sympathies. Gianfranco était un homme exceptionnel. »
Félicia ne dit rien. Elle entendait
la voix de Gordon mais peinait à discerner les mots qu’il prononçait. Une
tempête d’émotions s’était levée dans son ventre, retenue seulement par le
goulot de sa gorge serrée. Elle aurait dû pleurer, elle voulait pleurer, mais
elle en était incapable.
Gordon la lorgna un long moment sans
rien dire. « Je vais te laisser le temps de digérer tout ça », dit-il.
« En attendant, sache que la situation est devenue grave au point de
convoquer les Seize dans La Cité. À ce propos… » Il tira une carte d’affaire
de la poche de son veston. « Voici le numéro de Daniel Olson. Il m’a
demandé de t’inviter à le contacter. » Nouveau silence lourd. « Rappelle-moi
lorsque tu seras prête à la suite. D’ici là, prends soin de toi, d’accord? Et
tiens-toi loin du Cercle! »
Félicia ne répondit rien.
« D’accord. Je ne te dérange
pas plus longtemps. » Gordon se retira sur ces mots.
Lorsque Félicia entendit la porte
claquer au rez-de-chaussée, le goulot céda et les larmes fusèrent enfin.