dimanche 29 juin 2014

Le Noeud Gordien, épisode 326 : Une ombre au tableau

Lorsque Gordon sonna, Félicia agrippa une bouteille de champagne et deux flûtes avant d’aller lui ouvrir. Elle les lui présenta tout sourire, mais Gordon se contenta de lui répondre par ses salutations coutumières. Sa retenue vint un peu plomber son humeur pétillante. Elle fut tentée de lui demander pourquoi il n’était pas plus jovial, mais elle se ravisa. Il doit avoir d’autres soucis, pensa-t-elle. S’il veut m’en parler… Et bien il m’en parlera. Et tant mieux s’il ne le fait pas.
« Champagne? », dit-elle pendant que Gordon enlevait son manteau. Elle n’attendit pas sa réponse pour faire sauter le bouchon.
« N’est-ce pas un peu tôt pour boire?
— Il parait que les Maîtres n’ont pas besoin de dormir… Le matin, le soir, le jour ou la nuit, quelle différence? »
Gordon accepta le verre qu’elle lui tendit. « À ton succès », dit-il.  
« À mon anneau », répondit-elle. « Santé! » Ils firent tinter leurs flûtes. Félicia vida la moitié de la sienne; Gordon y trempa à peine les lèvres avant de la déposer.  
« Le dispositif est à l’étage », dit-elle en lui montrant le chemin. Il la suivit jusqu’au laboratoire.
L’urne était posée à même le sol. Gordon s’accroupit pour l’examiner sous tous ses angles. Il n’y avait pas grand-chose à voir : de l’extérieur, l’objet était on ne peut plus anodin.
« Le dispositif est basé sur des prémisses différentes de la cloche de verre », expliqua Félicia. « Pour commencer, les restes du défunt ne sont pas requis. Dans l’ancienne version, les cendres de Frank lui servaient de point d’ancrage. L’urne contient un dispositif qui, s’il est activé à proximité d’une impression, vient jouer ce rôle.
— Je me demande parfois où tu vas chercher toutes ces idées.
— Celle-là, elle me vient de Narcisse Hill. C’est fascinant à quel point la vision des Disciples de Khuzaymah est différente de la nôtre, bien qu’elles se rejoignent à bien des égards… Attends! »
Elle déposa son verre sur sa table de travail avant de se précipiter vers le placard où elle avait caché le tas de cartons sur lesquels elle s’était exercée à la recherche du procédé optimal. « Je sais, je sais », dit-elle à Gordon qui ne lui avait pourtant rien reproché. « Je vais tout détruire, mais je voulais te montrer les détails de mon travail avant. Tiens! Regarde! »
Elle lui pointa la série de caractères. « Ce sont eux qui sont à la base de la fonction d’ancrage. Je mettrais ma main au feu que cette même séquence se trouve inscrite quelque part dans cette maison. Cela expliquerait pourquoi Hill s’y trouve toujours.
— Hum », dit Gordon.
« Mais ce n’est qu’un procédé parmi d’autres. S’il y a une clé qui permette de communiquer avec les impressions, c’est ce symbole-là », continua-t-elle en en pointant un autre. Elle parlait de plus en plus vite, peut-être pour compenser la circonspection de Gordon qui l’inquiétait de plus en plus. « C’est grâce à lui que… Que j’ai établi la connexion entre Hill et mon bras, ce qui a permis la séance d’écriture automatique. » Elle avait failli mentionner qu’elle l’avait d’abord peint sur la joue d’Alice Gauss pour communiquer avec Frank. Cette découverte, c’était son secret, un secret qu’elle refusait de révéler gratuitement.
Pour la première fois depuis son arrivée, l’air grave de Gordon s’éclaircit. « À ta connaissance, est-ce que ce qui s’est passé avec ton bras aurait pu être généralisé? Je veux dire : est-ce que tu crois qu’une impression aurait pu prendre possession de tout ton corps? »
Elle feignit un moment de réflexion. « C’est possible. En théorie.
— Dans ce cas, ta prochaine tâche sera d’explorer davantage cette possibilité. Crois-tu pouvoir le faire?
— Bien entendu! » Félicia jubilait. Elle savait déjà qu’il s’agissait de plus qu’une théorie. Après tout, elle avait vu un vieux gangster ukrainien habiter le corps d’une fillette. Il lui suffirait de recréer ces conditions pour Gordon pour paraître à nouveau comme une faiseuse de miracle… Et avancer en direction de la coupe ou l’épée. « Mais pour l’instant… Le temps est venu d’essayer mon urne.
— Eh bien, allons-y!
— Maintenant?
— Oui. Pourquoi pas sur Hill?
— Ah! J’ai déjà essayé, sans succès. C’est ce qui me porte à croire qu’il est déjà ancré à la maison. Par ailleurs, depuis notre séance, je n’ai pas eu le moindre signe de lui, malgré quelques tentatives…
— Je vois.
— J’avais pensé utiliser l’urne sur l’impression de mon père. Je… » Elle s’arrêta : Gordon s’était rembruni plus que jamais. « Qu’y a-t-il?
— Ce ne sera pas possible. Ton père est décédé dans son quartier général, n’est-ce pas? Ce ne serait pas prudent de tenter quoi que ce soit : il est dans maintenant dans le Cercle de Harré.
— Il a repris de l’expansion?
— Oui. Il recouvre tout le centre et une partie de l’Ouest. Et ce n’est pas tout : l’énergie est concentrée à un niveau jamais vu. »
Félicia fronça les sourcils. Gordon semblait avoir quelque chose à ajouter. « Je voulais te dire… Enfin, je… Espinosa…
— Quoi?
— Il s’est aventuré dans le Cercle. Avramopoulos l’a convaincu de s’attaquer à Tricane. Personne ne l’a vu depuis. Il est présumé mort. »
Un vertige s’empara de Félicia. Sa poitrine était compressée, comme si quelqu’un s’était assis dessus. Chaque respiration requérait une bataille. Elle marcha comme un robot dans la pièce d’à-côté et s’assit sur son lit.
« Je regrette d’être le porteur de ces mauvaises nouvelles », dit Gordon en la rejoignant. « Mes sympathies. Gianfranco était un homme exceptionnel. »
Félicia ne dit rien. Elle entendait la voix de Gordon mais peinait à discerner les mots qu’il prononçait. Une tempête d’émotions s’était levée dans son ventre, retenue seulement par le goulot de sa gorge serrée. Elle aurait dû pleurer, elle voulait pleurer, mais elle en était incapable.
Gordon la lorgna un long moment sans rien dire. « Je vais te laisser le temps de digérer tout ça », dit-il. « En attendant, sache que la situation est devenue grave au point de convoquer les Seize dans La Cité. À ce propos… » Il tira une carte d’affaire de la poche de son veston. « Voici le numéro de Daniel Olson. Il m’a demandé de t’inviter à le contacter. » Nouveau silence lourd. « Rappelle-moi lorsque tu seras prête à la suite. D’ici là, prends soin de toi, d’accord? Et tiens-toi loin du Cercle! »
Félicia ne répondit rien.
« D’accord. Je ne te dérange pas plus longtemps. » Gordon se retira sur ces mots.
Lorsque Félicia entendit la porte claquer au rez-de-chaussée, le goulot céda et les larmes fusèrent enfin.

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