dimanche 9 décembre 2012

Le Noeud Gordien, épisode 250 : Zurich

Catherine Mandeville attendait Félicia à la sortie des vols internationaux de l’aéroport de Zurich, tirée à quatre épingles comme toujours. « Merci d’être venue », dit Félicia en tendant sa main.
« Une faveur est une faveur », répondit Mandeville en la lui serrant. Elles eurent le moment d’hésitation de celles qui ne savent pas trop si elles doivent se faire la bise ou pas; Félicia prit l’initiative. Elle lui embrassa les deux joues; elle sentit Mandeville tressaillir au contact de son étreinte, pourtant légère. « Mon avion est arrivé il y a moins d’une heure », dit Mandeville en lissant sa veste de ses deux paumes. Elle toussota avant d’ajouter : « Tu as fait un bon vol? »
« Oui, merci », répondit Félicia avec un sourire qu’elle espérait capable de dissiper l’embarras de Mandeville. Leurs premiers rapports s’étaient avérés houleux; Félicia savait maintenant que Mandeville n’était pas mauvaise tant qu’on se gardait de la prendre à rebrousse-poil. « Il se fait tard; aurons-nous le temps d’y aller aujourd’hui?
— Pour le premier arrêt, définitivement; pour le second, ce serait mieux d’attendre demain. Je connais l’endroit, mais je n’y suis allée qu’une seule fois. Je préférerais conduire de jour.
— Oui, parfait, je comprends… »
Un taxi les cueillit à la sortie de l’aéroport. Mandeville donna quelques instructions en allemand au chauffeur. En quelques minutes, ils étaient sur l’autoroute.
« C’est vraiment une belle ville, dit Félicia. « Il y a de la verdure partout… Ça fait changement de La Cité… 
— Tu aurais dû voir dans les années cinquante », dit Mandeville. « Ces autoroutes ont charcuté la ville, tu ne peux pas imaginer. »
Les deux femmes se perdirent en rêveries silencieuses; celle de Félicia était excitée, mais elle devinait celle de Mandeville plutôt nostalgique.
Une fois en ville, le taxi longea la rivière Limmat quelques instants avant de s’engager sur une artère perpendiculaire. Il s’arrêta finalement après une centaine de mètres. Mandeville lui paya le montant de leur course au centime près.
« C’est là », dit Mandeville une fois le taxi disparu.
« Ça? Mais c’est un hôtel!
— Oh, je croyais que tu le savais », dit Mandeville en se grattant le cou. « L’attentat a presque détruit le bâtiment. Les Maîtres restants se sont débarrassés de la bâtisse. Après ces événements tragiques, ils ont cessé de graviter autour d’un endroit fixe… » Elle tira sa valise vers la réception. « Tu viens? C’est là que j’ai pris nos chambres. Et j’ai besoin d’une bonne douche chaude. L’avion me stresse tellement… à chaque fois… »
Si la bâtisse avait été reconstruite, qu’étaient devenues les impressions des Maîtres? Étaient-ils demeurés au même endroit sans être touchés par les changements autour d’eux? C’était plausible. Félicia préférait le croire… « Où étaient les Maîtres à leur mort?
— À peu près ici, mais il y en avait aussi au sous-sol et au deuxième. Pourquoi? » Avant que Félicia n’ait pu répondre, elle ajouta : « Tu veux voir leurs impressions? » Félicia acquiesça. « Eh bien, bonne chance : moi, j’en ai jamais trouvé. »
Cette nouvelle lui scia les jambes. Elle aurait dû se douter qu’elle n’était pas la première à s’intéresser à la mort des Maîtres… Pourquoi ne l’avait-elle pas demandé avant de faire tout ce chemin? Il restait quand même une autre possibilité. « Et Harré?
— Même chose. Quoique… tu verras : le site porte encore sa trace. On se rejoint au restaurant, disons à vingt heures trente? » Félicia fit encore oui de la tête. Elle avait envie de crier.
Elle alla déposer sa valise dans sa chambre avant de passer de longues minutes à entrer en état d’acuité. Elle alla ensuite fouiner dans l’hôtel en espérant trouver quelque chose que Mandeville avait négligé.
Elle parcourut les cinq étages et les deux sous-sols, à l’affût d’impressions, mais aussi du personnel. Que pouvait-elle répondre si on lui demandait ce qu’elle faisait? Ne vous en faites surtout pas, je cherche des fantômes!
Lorsqu’elle rejoignit Mandeville à l’heure convenue, elle n’avait pas trouvé quoi que ce soit. Elle commanda une bouteille de rouge avant même d’avoir regardé le menu. Mandeville la laissa remplir son verre, mais refusa qu’elle en rajoute ensuite. Un de ces jours, je vais la saouler, se promit Félicia. On va voir de quoi elle a l’air, une fois décoincée.
Elles se retirèrent assez tôt. Félicia fit livrer deux bouteilles supplémentaires à sa chambre. Lorsqu’elle s’endormit, il restait moins du tiers de la seconde.
Le téléphone de sa chambre la réveilla; après une seconde de confusion, elle réalisa qu’elle s’était endormie tout habillée. Elle décrocha l’appareil et poussa un son indistinct.
« J’ai loué une voiture. Je t’attends en bas.
— Je descends dans cinq minutes. »
La journée était fraîche et grise; la pluie menaçait de tomber à tout moment. Mandeville haussa le sourcil en voyant Félicia, indice que sa nuit avait laissé des séquelles visibles. Elle eut toutefois la politesse de ne rien dire. Elles se mirent en route vers le nord-ouest; après un segment d’autoroute, elles empruntèrent une voie zigzaguant entre des collines pour enfin prendre un petit chemin asphalté qui gravissait l’une d’elle.
Félicia brisa le silence en disant : « Il paraît que Harré avait l’habitude de s’attaquer à des Maîtres seuls…
— C’est vrai. L’attaque de Zurich était l’exception. J’imagine que cette fois, il voulait profiter de l’effet de surprise. Tu sais que l’un des Seize l’a vu attaquer un de ses alliés en direct, à Londres?
— Oui, j’ai entendu cette histoire.
— Il était démasqué; il est passé à l’attaque le jour même. Personne ne pouvait s’attendre à ce qu’il débarque à Zurich aussi vite… Après le choc initial, les Maîtres et les initiés survivants se sont finalement coordonnés. Harré a encore eu le temps d’en éliminer quelques-uns…
— Quel gâchis.
— …mais Schachter et les autres ont fini par l’avoir. Tiens! Nous y sommes presque! »
La colline était assez haute; on pouvait voir les champs, les bois et les agglomérations qui se succédaient jusqu’au sillon tracé par la Limmat. « C’est ici », dit Mandeville en coupant le contact. Elles sortirent de la voiture. « Il est mort là, tu vois le cercle? » Un rond parfait d’une dizaine de mètres contrastait avec la verdure environnante. Il était complètement dénué de végétation. « Paicheler a détecté une énergie radiesthésique résiduelle, distincte des grands Cercles qu’on retrouve dans les villes… 
— Mais pas d’impression?
— Pas d’impression.
— J’ai une affinité avec la nécromancie. Je vais aller voir par moi-même, d’accord? »
Il y a quelques mois de cela, Mandeville aurait sans doute trouvé Félicia arrogante de penser pouvoir faire mieux qu’elle. Aujourd’hui, elle se contenta de lui faire oui de la tête. C’était une petite victoire personnelle pour Félicia… la confirmation concrète de son statut d’adepte.
Entrer en état d’acuité avec une gueule de bois était comparable à pédaler sur une pente montante; c’était plus difficile, plus pénible, mais quand même accessible pour quelqu’un d’entraîné. Elle ferma ses yeux et se mit au travail.
Elle ressentit dès les premiers instants cette énergie mentionnée par Mandeville, une force qu’elle ne pouvait décrire autrement qu’en reconnaissant qu’elle ne ressemblait à rien d’autre. Elle continua à aiguiser son acuité jusqu’à ce qu’elle soit sûre de ne plus pouvoir aller plus loin. Puis elle ouvrit les yeux.
Il était là.
L’impression de Harré se tenait au centre du cercle; c’était la première qu’elle observait depuis longtemps qui ne soit pas en train de la regarder. Son visage était tordu par un effort qui paraissait monumental.
Pourquoi n’était-elle pas tournée vers Félicia, comme les autres? À moins qu’elle soit restée dans la même posture qu’au moment de la mort de Harré? Pourquoi Mandeville n’avait pas pu voir cette impression? Elle était si claire, si… présente.
Félicia sursauta : l’impression avait relevé la tête pour la regarder directement.
« Quoi? », demanda Mandeville en voyant son expression stupéfaite s’accentuer encore. « Est-ce que tu vois quelque chose? Félicia? Félicia!
— Il est là », répondit-elle, traversée par un tsunami de chair de poule.
— Quoi?
— Il… il vient de me faire un clin d’œil. »

dimanche 2 décembre 2012

Le Noeud Gordien, épisode 249 : Un Maître andalou

Nu-pieds, sa chemise ouverte, Khuzaymah laissait son instrument lui montrer le chemin vers la grâce. Il jouait depuis un moment déjà – il n’aurait pu dire depuis combien de temps, tant son investissement dans ses mouvements était total. Il s’approchait de ce moment où le musicien, la musique et l’instrument se fondent en une seule et même chose aux frontières mal définies.
Comme elle avait changé, la mélodie de son cœur, depuis qu’il l’avait découverte! Comme il avait changé, lui, à travers ses arts!
La guitare avait été son premier amour, plus que ces tamboor et pandura et autres luths qu’il avait essayés à chaque occasion. Fidèle à lui-même, il avait appris à construire des guitares en même temps qu’il apprenait à en jouer. Son mentor avait déclaré qu’il avait produit quelques guitares excellentes, mais Khuzaymah jugeait davantage ses œuvres en fonction de ce qu’il aurait pu faire mieux qu’en fonction de ce qu’il avait réussi. À défaut de produire l’instrument parfait, il avait néanmoins fini par en produire quelques-uns qui soient dignes de son amour, et qui lui avaient permis de se consacrer davantage à la technique du jeu.
La guitare était un instrument sous-estimé par les sots qui la confinaient à un seul genre de musique. Khuzaymah, lui, avait toujours été époustouflé par sa versatilité même après des années de pratique. Il avait trouvé mille façons de faire résonner sous le ciel la beauté qu’il portait en lui et qui jaillissait du bout de ses doigts, mais une partie de son âme était demeurée muette durant tout ce temps, une partie dont il avait deviné l’existence sans comprendre sa nature, un peu comme on ne peut percevoir un nuage la nuit que parce qu’il cache les étoiles.
Sa vie avait changé à son premier contact avec un sitar moderne. Ce jour-là, il avait été secoué de larmes d’exaltation violente mêlée à une tristesse incompréhensible. Cette année-là, il était allé s’établir aux Indes, le berceau de cet objet béni; là-bas, il avait pu apprendre les langues, les us et les coutumes, mais surtout la musique en acquérant tout ce qu’il pouvait savoir sur l’art du sitar, incluant les secrets de sa fabrication.
Il connaissait depuis toujours cet axiome philosophique : chaque chose se retrouve dans chaque autre. Il le comprit plus que jamais en avançant dans sa maîtrise du sitar. Comme le cœur de la fleur, la coquille du nautile et les bras d’une galaxie partagent la même forme de spirale, la méditation, les mathématiques, les arts occultes et la musique découlaient d’une même grande vérité sous-jacente qui permettait à ces arts de se rejoindre dans leurs subtilités. C’était à ce point vrai que Khuzaymah en était venu à les travailler tous lorsqu’il pratiquait l’un d’eux.
En jouant ici et maintenant, Khuzaymah se fondait au partout et au toujours; il devenait plus qu’un musicien… Il s’approchait de ce moment magique où il pouvait faire descendre sur terre la musique des anges et inscrire dans les vibrations de l’éther un moment fugace de beauté parfaite dans un monde loin de l’être, comme un cristal limpide et géométrique posé dans un écrin de boue…
Bien entendu, même cela était une illusion; cette beauté se trouvait déjà dans toute chose, mais quelle joie de rendre manifeste le subtil! Quelle joie de rendre l’éternel audible le temps d’un soupir!
La porte de ses appartements s’ouvrit soudainement. Khuzaymah posa sa paume sur les cordes. La musique se tut sur-le-champ. Le jeune visage d’Aleksi Korhonen apparut dans l’entrebâillement. « Excuse-moi… Est-ce que je te dérange? » Khuzaymah fit non de la tête. Il lui fit signe de le rejoindre avant de déposer son sitar. « J’ai encore échoué », dit le nouveau venu, la mine renfrognée. « Je pensais que les dispositifs que j’avais installés sur ma statuette me permettraient de la retrouver facilement.
— Ils étaient bien complétés, pourtant?
— Oui. Mais j’étais presque prêt à les recharger. Théoriquement, ils auraient dû tenir jusqu’à maintenant, mais en pratique…
— Est-ce que les perturbations du Cercle de Harré peuvent…
— Oui, oui, si le voleur est dedans. Mais je suis certain que le voleur a lui-même utilisé des procédés pour la protéger contre mes tentatives de détection.
— Cela réduit de beaucoup les possibilités. Qui…
— Je ne sais pas. Hoshmand m’en veut, mais il n’a plus ses pouvoirs. Gordon m’a dit qu’il n’avait rien à voir avec cette affaire, et je sais qu’il ne mentait pas. Qui alors? Mandeville? Espinosa? Rien de cela n’a de sens. Il ne reste que cette damnée Tricane.
— Ne t’en fais pas. Nous saurons bien la retrouver. Et si tu acceptais l’offre de Gordon? Si tu le laissais t’aider?
— C’est là que j’en suis. Tu avais raison. Comme toujours.
— Détends-toi », lui dit Khuzaymah en caressant ses cheveux, un geste plus familier qu’affectueux. Il reprit son instrument. « Je vais te jouer quelque chose.
— Merci, Derek. Ça me fait toujours du bien de te parler. »
Les doigts de Khuzaymah se remirent à courir sur les cordes de son sitar. Le jeune homme ferma les yeux, happé dès les premières notes.
Que diraient les admirateurs de Derek Virkkunen s’ils réalisaient que ses créations acclamées n’étaient, à tout prendre, que son violon d’Ingres?

dimanche 25 novembre 2012

Le Noeud Gordien, épisode 248 : Douzième édition

Tous les billets pour le douzième encan de Cité Solidaire s’étaient envolés en un rien de temps. Nicolas n’avait pas les moyens d’y assister à titre individuel, mais son employeur, CitéMédia, avait réservé deux tables complètes. Maude, sa collègue recherchiste, et lui-même avaient obtenu leur place après un désistement de dernière minute.
Jean Vallée, son boss, était assis à l’autre table avec d’autres administrateurs et vétérans de la boîte. Nico, lui, était assis à ce que Vallée avait baptisé la table des p’tits, avec plusieurs des visages publics de la chaîne.
Il avait espéré qu’Édouard Gauss vienne à l’encan, sinon à la table de CitéMédia, à tout le moins en tant que proche du couple Sutton-Legrand. C’était lui qui avait permis à Nico de faire ses premiers pas dans le monde de la télévision; même si leur relation avait toujours été cordiale, elle avait toujours été strictement limitée au contexte professionnel. Il n’avait pas eu de nouvelles de son mentor depuis sa démission. Déception. Il avait entendu dire que Derek Virkkunen avait assisté à la soirée l’an passé, mais selon toute apparence, il n’avait pas répété l’expérience. Nico aurait été curieux de voir l’homme en personne; il aurait peut-être même trouvé le courage d’aller lui serrer la main. Double déception.
À sa droite, Maude ne lui prêtait aucune attention, occupée qu’elle était à flirter avec l’un des gars du journal télévisé. À sa gauche, Jasmine Beausoleil était plongée dans une discussion animée avec Antonella Galvanti. À défaut de converser, Nico eut le loisir d’observer les autres invités.
Il fut surpris de voir Joe Gaccione attablé non loin de lui. Gaccione était un homme d’affaire de la Petite Méditerranée qu’on disait proche du crime organisé, même si son propre dossier ne comportait même pas une contravention. Il était l’un des principaux investisseurs du renouveau du Centre-Sud dont tout le monde parlait ces jours-ci. Parmi les gens qui l’accompagnaient, Nico reconnut certains qui, eux, avaient un casier judiciaire… Essentiellement pour des affaires de fraude ou d’extorsion tout au plus, bref des crimes des bandits à cravates. Parmi eux se trouvait également un autre visage connu, quoique pour d’autres raisons : une photo de Lucie Kingston se trouvait sur les panneaux devant la plupart des maisons à vendre de l’Ouest et du Centre. Les gens la connaissaient plus rarement comme la conjointe de Guido Fusco, le présumé caïd de la pègre méditerranéenne. Alors que les convives butinaient de table en table, Nico remarqua que la leur était beaucoup moins souvent visitée. Avec le chef de l’unité spéciale d’enquête sur le crime organisé assis à la table d’honneur, les politiciens comme les banquiers faisaient gaffe et évitaient de prêter le flanc à la critique.
Le repas était entrecoupé d’une série de discours de remerciements ou de sensibilisation à la mission de Cité Solidaire. Comme c’était coutume dans ce genre de soirée, un homme à cravate ou une femme en robe de soirée venait lire devant le micro l’historique des contributions de l’organisme qu’il représentait, après quoi il révélait le montant offert cette année; on applaudissait, on prenait des photos avec madame Legrand et le président d’honneur. Puis, on recommençait le même manège, seulement avec un organisme et un chiffre différents.
Nico se désintéressa vite de cette routine. Il commençait à avoir hâte de passer à l’encan comme tel. Il ne prévoyait pas acheter quoi que ce soit, mais voir monter les prix jusqu’à des montants ridicules ne pouvait être que plus excitant que cette parade de donateurs.
Vers la fin du repas, madame Legrand prit le micro pour la première fois depuis le mot de bienvenue. « Mesdames, messieurs, vous savez, Cité Solidaire vient en aide aux plus démunis depuis presque quinze ans. Grâce à vous, nous avons pu aider des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants par l’entremise des organismes que nous finançons. Il est parfois trop facile d’oublier les multiples visages de la pauvreté qui existe partout autour de nous. Pour vous en parler, j’ai le plaisir de vous présenter Timothée. »
Des applaudissements accueillirent le jeune homme. « Bonjour tout le monde… Je m’appelle Timothée », dit-il d’une voix hésitante. « Je vis dans le Centre-Sud. »
Le volume des murmures baissèrent d’un cran. Nicolas, comme beaucoup d’autres, dirigea son attention sur le nouveau venu. Vivre au Centre-Sud! Ce type ne fera pas de vieux os.
« Je squatte dans un édifice sans électricité ni eau courante. Là où je vis, les commerces les plus proches sont à une vingtaine de minutes de marche. Mais cet éloignement n’est pas trop grave lorsqu’il manque encore l’argent pour acheter quoi que ce soit. Pour nous, une toilette publique… ou même une toilette chimique est un luxe inhabituel. On nous dit : pourquoi vivez-vous comme ça? Pourquoi ne vous trouvez-vous pas du travail?, mais nous n’avons nulle part où nous raser, où nous laver, où faire notre lessive. Qui veut donner une entrevue à un type qui sent mauvais, qui vit dans le même linge depuis des semaines? On nous dit : lavez-vous de temps en temps, ça ira mieux, mais le peu d’argent que nous trouvons, la partie qui n’est pas volée ou taxée par des brutes passe dans des priorités plus urgentes… comme la nourriture. Il n’est pas rare que nous ne mangions pas du tout dans une journée, et même les bons jours, nous nous contentons de grignoter ce qui nous passe à portée de la main. Vous savez déjà que le Centre-Sud est là où vont ceux qui n’ont plus nulle part où aller. Mais saviez-vous qu’il est fréquent de trouver parmi eux des adolescents? Des parents qui, jour après jour, doivent donner à leur enfant le peu qu’ils ont, de manière à ce qu’ils aient moins faim qu’eux-mêmes? »
La salle était à son plus silencieux depuis le début de la soirée. « Aujourd’hui, grâce à madame Legrand, je peux vous parler à quoi ressemble notre quotidien dans la rue. Je me suis douché, je me suis rasé, mon costume a été nettoyé, mais je vous assure qu’en temps normal, je n’aurais pas pu être admis à ce gala qui, pourtant, existe afin d’aider les gens comme moi. »
Culotté, le gars, pensa Nico. À voir les lèvres pincées de madame Legrand, cette dernière intervention ne faisait pas partie du script d’origine.
« Heureusement, même dépouillés de tout, nous avons quand même une richesse : nous pouvons compter les uns sur les autres. Nous pouvons aussi compter sur vous. »
Le visage de madame Legrand se détendit : le jeune homme était revenu au texte prévu. Elle reprit le micro. « Merci Timothée. Cité Solidaire est fière d’annoncer la création prochaine d’un centre communautaire sur le boulevard St-Martin, afin de fournir aux gens du Centre-Sud un accès aux ressources qui leur font malheureusement trop souvent défaut. Dès le mois prochain, nous serons en mesure d’offrir des cuisines, des douches et une buanderie communautaires et gratuites, mais ça n’est qu’un début. Nous vous tiendrons au courant des prochains développements. En attendant, soyez généreux et amusez-vous bien durant l’encan! »
Des applaudissements nourris accompagnèrent madame Legrand et Timothée pendant qu’ils descendaient de la scène. « Y’a quelque chose à faire avec cette histoire-là », lui dit Maude avec un petit coup de coude. L’idée que des gens puissent vivre dans pareilles conditions au cœur d’une ville moderne avait certainement la possibilité d’émouvoir les spectateurs, mais c’est le personnage de Timothée qui attisait la curiosité de Nico. En l’entendant parler de son incapacité à trouver du travail, Nico avait spontanément pensé je vais t’engager, moi; il s’était ensuite demandé combien d’autres avaient eu la même idée. Comme tout le monde vivant dans La Cité, Nico avait vu son lot de sans-abris crottés, drogués, édentés, incohérents… Or, Timothée ne partageait rien avec ceux-là.
L’instinct journalistique de Nico devinait qu’il devait y avoir anguille sous roche. « Il y a définitivement quelque chose à faire avec ça », répondit-il. Il se promit d’en parler à Jean Vallée lundi prochain. Le boss allait être heureux que Nico se concentre sur un vrai dossier plutôt que continuer ses enquêtes sur les étrangetés qui entouraient la catastrophe du Hilltown. Évidemment, Nico n’était pas obligé de lui dire qu’il avait la ferme intention d’explorer cette piste en parallèle… 

dimanche 18 novembre 2012

Le Noeud Gordien, épisode 247 : Toccata et fugue

C’était la fin de la nuit. D’ici une heure, ce serait une nouvelle journée pour les lève-tôt, mais pour le moment, la ville était somnolente, presque immobile. Geneviève ne travaillait pas aujourd’hui, mais son horaire parfois diurne, parfois nocturne, avait le chic de bousiller ses cycles de sommeil. Le silence de son appartement lui pesait; elle se doutait qu’elle pleurerait encore si elle ne faisait rien. Ses filles dormaient dans leur petite chambre; ses possibilités de distraction excluaient toute sortie. Sans câble, sans livre intéressant, il ne lui restait à peu près que la radio pour changer ses idées.
Il n’y avait pas grand-chose sur les ondes à cette heure; un tour de cadran lui révéla que la moitié des stations jouait de la musique pop; deux d’entre elles la même pièce, Don’t love me yet, le nouveau single de Pinck ChaCha. Geneviève avait l’impression de ne pouvoir aller nulle part sans entendre cette foutue chanson – et souvent, la garder en tête pendant de longues heures. Le fait que sa plus jeune la joue en boucle avait contribué à la buriner dans son esprit.
Le reste des stations proposaient soit des publicités trop enthousiastes pour cette heure de la nuit, soit des présentateurs susurrants qui, pour la plupart, lui foutaient la trouille. L’un d’eux parlait russe ou ukrainien ou peut-être moldave, comment savoir? Elle finit par s’arrêter sur un poste qui jouait un morceau de violoncelle accompagné au piano. La mélodie réussit à chasser les échos de Pinck ChaCha de son esprit. Ouf.
La musique dissipa le silence et la solitude, mais ses fantômes et ses démons, ses doutes et ses regrets, revinrent vite à la charge.
Elle s’était accommodée comme elle pouvait de sa nouvelle vie… Elle avait aménagé dans un appartement aux murs si minces qu’on entendait ronfler les voisins? C’était une phase. Ses filles passaient plus de temps avec leurs grands-parents qu’avec papa ou maman? C’était temporaire. Elle travaillait dans un salon de massage où elle devait sourire à des hommes qui achetaient de la chair humaine à la minute, à un boss qui gagnait sa vie à exploiter la misère des autres? C’était juste en attendant mieux.
Geneviève pleurait souvent ces temps-ci parce que toute cette merde était en train de devenir plus qu’un épisode passager.
La voie la plus évidente pour améliorer sa vie, et celle de ses filles, était de retourner aux études. Elle avait soumis des demandes au début de l’été; si elle avait essuyé un refus pour le programme de psychologie de l’Université de La Cité, elle avait été acceptée dans plusieurs autres programmes moins contingentés.
Retourner aux études à son âge… plus facile à dire qu’à faire. Elle devrait cesser de travailler, ou peut-être se contenter d’un temps partiel. Son coussin financier fondait déjà trop vite alors qu’elle travaillait…
Le violoncelle se tut après une dernière note pleine d’émotion. Dans l’instant de silence qui précéda le début de la pièce suivante – au piano seul, celle-là –, Geneviève entendit un bruissement. Un coup d’œil dans la direction de la porte lui montra qu’elle était encore fermée à double tour, mais elle nota que celle de la chambre des filles était entrebâillée. Un coup de vent avait dû l’ouvrir. Elle alla la refermer. Puis, sans vraiment y penser, elle alla dans sa chambre, sortit sa boîte à bijoux de sa cachette et elle se roula un joint.
Quatre à six joints par jour, chacun un peu moins efficace que le précédent. Deux Orgasmiks le midi, une après souper, deux en soirée. Quelques-uns de plus ici et là, lorsqu’elle voulait se faire plaisir. Cinquante dollars par jour minimum pour jouir, plus vingt dollars de pot pour faciliter l’attente avant l’orgasme suivant. Soixante-dix dollars pour un paradis artificiel quotidien, dans le meilleur des cas. Elle n’aurait jamais dû faire ce calcul; il s’imposait à chaque fois qu’elle ouvrait sa boîte à bijou avec la même insistance que Don’t love me yet.
Nah nah na naaaah, push me, kiss me, pull me, bite me… Nah nah na naaaaah, pin me down, rough me up… Don’t love me yet. Lequel était le pire entre ce damné refrain et le sentiment de culpabilité?
La meilleure solution restait d’éviter l’un et l’autre. Elle retourna au salon et à la douce musique du piano, son joint et un briquet au creux de la main.
En allumant un bâton d’encens – elle veillait toujours à cacher l’odeur du cannabis, même lorsque les filles dormaient – elle nota que le combiné du téléphone avait été déposé à côté de sa base. Elle le porta à son oreille; étrangement, elle n’entendit ni la tonalité caractéristique des lignes résidentielles, si les bip-bips agressifs capables de signaler à quelqu’un loin de l’appareil qu’il avait été mal raccroché. Les filles devaient l’avoir déplacé en jouant. Elle le remit à sa place et alluma son joint.
Ses premières bouffées la ramenèrent dans un état qui, sans être euphorique, rendait sa tristesse mélancolique plutôt que dépressive.
Ses pensées prirent la direction des et si
Et si elle avait été fidèle à Édouard plutôt que tomber amoureuse d’un homme indifférent?
Et si elle avait complété ses études pour faire de la télé ou de la radio, comme Édouard ou Jasmine?
Et si elle avait choisi le moment de devenir maman, plutôt que devoir s’adapter au fait accompli?
Après qu’elle eut écrasé son mégot, elle demeura avachie sur son sofa à cogner des clous, ses pensées de moins en moins claires, ses émotions de plus en plus distantes. Un bruit sec la ramena à la réalité. Un peu confuse, elle chercha l’origine du son.
Les verrous et la chaînette de la porte d’entrée étaient maintenant ouverts. Elle se leva brusquement. Elle vit tout de suite qu’on avait vidé le contenu de son sac à main sur la table; son porte-monnaie n’était pas là. Avait-on envahi son domicile? Avait-elle été volée?
Un instant. La chaînette ne peut être ouverte que de l’intérieur.
Elle se précipita jusqu’à la chambre des filles. Elle ouvrit la lumière fut terrorisée de découvrir qu’Alice n’était pas dans son lit. Jessica s’assit dans le sien en frottant ses yeux.
« Maman? Qu’est-ce qu’il y a? »
Les tiroirs des commodes avaient été ouverts et renversés un peu partout.
« Habille-toi ma belle », dit-elle à la petite. Geneviève courut jusqu’au téléphone. Elle allait composer le numéro d’urgence lorsqu’elle se souvint du bruit qu’elle avait entendu, de la porte de chambre ouverte, du téléphone décroché… Elle eut l’intuition d’essayer le bouton Recomposition.
L’appel fut redirigé vers une boîte vocale. Un message générique disait « Vous avez rejoint la messagerie de… », après quoi une voix radicalement différente ajoutait : « Félicia Lytvyn. »
Geneviève raccrocha. Le cœur battant, elle appela la police pour signaler la disparition de sa fille. Jessica vint la rejoindre. Elle avait enfilé son chandail à l’envers. « Qu’est-ce qui se passe? 
— Ta sœur est sortie toute seule. On va aller la chercher ensemble, ok? »
Geneviève remballa son sac à main et s’en alla dans la nuit en tenant sa plus jeune par la main.

dimanche 11 novembre 2012

Le Noeud Gordien, épisode 246 : Accès, 3e partie

Les ombres s’étaient allongées et l’éclairage s’était tamisé sans que Félicia ne s’en rende réellement compte, tant elle était absorbée par la tâche qu’elle devait accomplir. Dès qu’elle était entrée dans la maison, Latour avait encaissé sa première faveur. « Je ne veux pas faire entrer personne qui ne soit initié », avait-il dit. « Il y a beaucoup de travail à faire, et je suis très occupé. » Il lui avait donc demandé de s’occuper de décoller le papier peint et de repeindre toute la maison.
C’était l’une des rares fois où la tendance chronique de Félicia à être sous-estimée l’avantageait. La tâche était certes ingrate et pénible, mais elle gardait ainsi pour elle les secrets de ses découvertes. Plus elle les partageait, plus ils perdaient de la valeur… Elle préférait de loin salir ses mains, voire les user par des jours de gestes répétitifs, qu’éventer les résultats de ses avancées inédites.
Une fois la nuit tombée, elle persévéra encore plus d’une heure à la lumière des ampoules. Elle alla rejoindre Latour qui lisait dans le bureau, une pièce surchargée de livres à reliure de cuir qui donnait à l’endroit une atmosphère à mi-chemin entre un gentlemen’s club londonien et un bureau d’avocat du siècle dernier. « J’ai fini pour aujourd’hui », dit-elle en enlevant ses gants. La douleur irradia de ses mains lorsque sa peau à vif fut exposée à l’air ambiant. Latour leva les yeux et donna enfin un indice qu’il avait remarqué sa présence. « Avec votre permission, je descendrais maintenant au bunker. J’aimerais y passer la nuit.
— C’est d’accord. Vous trouverez des ensembles de literie en bas. Ils se trouvent…
— Je sais où. J’ai résidé ici, vous savez.
— Ah? C’est vrai : vous aviez dit que vous avez étudié avec Kuhn. J’ignorais toutefois que vous aviez consenti à vous soumettre à ses exigences de stérilité absolument strictes…»
Elle se contenta de sourire sans ressentir le besoin de lui expliquer le coup de tête qui lui avait permis de contourner ces contraintes. Ni comment le vieux maître avait paru enclin à une certaine souplesse après quelque temps à côtoyer de près une jeune femme.
« Vous pouvez disposer », dit Latour « Si j’ai à sortir, j’irai vous chercher; sachez que je dors protégé, alors évitez de m’approcher durant la nuit. » Elle fut piquée par l’allusion qu’elle pourrait être traitresse, mais elle dut reconnaître qu’elle-même dormirait mieux ce soir avec un procédé capable de veiller sur son sommeil.  
Elle maintint son sourire jusqu’à ce qu’elle ait quitté la pièce, après quoi elle se permit une grimace. Ses cloques la faisaient souffrir. Elle maudit pour la centième fois l’inconscient qui avait eu l’idée de coller un revêtement à même le mur tout en se rappelant qu’au final, c’était un moindre mal : elle ne devrait bientôt plus qu’une faveur à Latour.
L’échelle métallique menant au bunker malmena ses mains déjà endolories, mais en un rien de temps, elle se trouvait devant la vitre à travers laquelle Kuhn interagissait avec ses visiteurs. C’était étrange de voir les deux portes de la salle de décontamination toutes ouvertes; le fait que n’importe quoi – microbes, virus, parasites, bactéries – puisse pénétrer librement dans ce sanctuaire si soigneusement coupé de tout paraissait presque blasphématoire. Le repaire de Kuhn était maintenant une série de pièces comme les autres.
Il fallait d’ailleurs que Félicia discute avec Latour de la pérennité de la chambre secrète. Aucun procédé ne pouvait se maintenir éternellement; quelqu’un devait s’assurer qu’elle ne retourne pas au néant d’où Kuhn l’avait tirée, la salle des archives avec elle.
Elle avait cessé de le voir durant son séjour, mais la redécouverte du ciel souterrain la surprit presque autant que la première fois. Elle aurait bien voulu savoir comment Kuhn avait réussi à créer cet effet. Cette question comme les autres, allait trouver sa réponse bientôt.
Elle se déshabilla complètement, sachant qu’un son de cloche l’avertirait si quelqu’un ouvrait l’écoutille. Elle s’offrit un moment de détente salutaire dans le bassin des sources thermales. L’eau raviva encore la douleur de ses mains, mais la douleur aigüe devint rapidement distante. Elle enfila des vêtements propres – un luxe dont elle n’avait pas pu bénéficier lors de son premier passage, puis elle pratiqua ses exercices méditatifs jusqu’à entrer en état d’acuité.
Il lui était facile de voir les impressions à ce niveau d’acuité, mais pour réussir à les lire comme elle avait fait avec son père ou celles laissées par Karl Tobin et les Sons of a Gun qu’il avait massacrés, il fallait qu’elle approfondisse son état aussi loin que ses capacités le lui permettaient. Ses mains écorchées et ses épaules fatiguées présentaient des distractions constantes; il lui fallut un bon moment pour réussir à les outrepasser.
Finalement satisfaite, elle ouvrit les yeux. Elle ne vit aucune impression dans la pièce principale, là où l’ombre du sang de Kuhn demeurait visible sur le plancher à ce jour.
D’abord surprise, elle raisonna que là où le cadavre s’était vidé de son sang n’était peut-être pas le même endroit où il avait été tué. Tout en veillant à maintenir sa concentration, elle entreprit d’explorer la totalité de la chambre secrète. Toujours rien.
Tous les initiés ne voyaient pas les impressions avec la même facilité que Félicia, mais jusqu’à présent, il ne lui était jamais encore arrivé de ne pas voir une victime d’assassinat récent – lorsque le délai s’allongeait, les choses étaient moins sûres, ce qui impliquait selon toute probabilité d’autres variables encore mal comprises. Malgré cela, il ne restait aucune trace de Kuhn. Cela laissa Félicia fort perplexe.
Sa première hypothèse fut qu’elle avait affaire à une pièce manquante au casse-tête – peut-être qu’il n’avait pas été tué dans le bunker, peut-être que son cadavre avait été mutilé après une mort naturelle… Toutefois, ces pistes demeuraient improbables.
Une seconde hypothèse surgit et remplit Félicia d’effroi : et si Tricane s’était inspirée de sa cloche de verre pour saisir l’essence de Kuhn au moment de sa mort? Elle conclut vite que c’était un non-sens : l’élément-clé du processus était le consentement du mourant. À moins que Tricane ait découvert une nouvelle avenue?
Toute la nuit, le cœur battant, le souffle court, Félicia continua à être assaillie par ces mêmes idées en boucle, incapable de trouver le sommeil malgré sa fatigue, les yeux grands ouverts dans son lit. Elle avait compté sur le fait de découvrir la vérité, voilà qu’elle se trouvait non seulement sans réponses, mais avec des questions autrement plus complexes.
Jusqu’à présent, elle avait cru qu’une partie de Kuhn subsistait toujours, une partie qu’elle pouvait interroger à défaut de pouvoir échanger avec lui comme lorsqu’il était vivant. Maintenant qu’elle savait s’être trompée, la tristesse du deuil revint à la charge, plus intensément encore que lorsqu’elle avait appris son décès le jour de son retour dans La Cité. Tous les secrets qu’il n’avait pas ajoutés à la salle des archives disparaissaient avec lui…
J’avais cru pouvoir préserver le savoir des Maîtres au-delà de la mort
Félicia se dressa soudainement dans son lit. Comment pouvait-elle ne pas y avoir encore pensé? Et si les impressions des Maîtres assassinés par Harré subsistaient à ce jour?
Elle prit son visage à deux mains en aboutissant sa réflexion.
Et pourquoi pas Romuald Harré lui-même

dimanche 4 novembre 2012

Le Noeud Gordien, épisode 245 : Accès, 2e partie

« Mais… Je suis venue de loin pour voir la salle des archives!
— Ça m’est égal », répondit Latour en croisant les bras.
« Mais pourquoi? »
Il haussa les épaules. « C’est ma prérogative. J’ignore qui vous êtes; vos alliés sont probablement mes ennemis, à tout le moins mes rivaux, ce qui fait de vous mon ennemie ou ma rivale.
— C’est ridicule! Pourquoi serais-je votre rivale si nous ne nous connaissons pas?
— Il n’y a aucun doute : je ne vous connais pas. Mais l’inverse n’est pas nécessairement vrai. »
Félicia échappa un soupir. « Qu’est-ce que je dois faire? Retourner à La Cité et revenir avec des lettres de référence? »
Le regard de Latour s’illumina. « Vous êtes de La Cité?
— Oui. C’est là que j’ai grandi. 
— Comment va la Joute? »
Flûte. Elle avait espéré que son intérêt soit à propos de la ville elle-même – Félicia aurait pu lui en parler longtemps. Au chapitre de la Joute, elle ne savait en revanche presque rien – même des choses aussi élémentaires que les règles ou les enjeux des engagements lui apparaissaient toujours flous. Et personne, pas même Polkinghorne, ne voulait répondre à ses questions.
Elle offrit néanmoins le peu qu’elle savait. « Gordon et Avramopoulos ont joué les derniers tours avec un seul lieutenant…
— Vraiment! Et pourquoi donc?
— L’un d’eux manquait à l’appel. Puis les choses sont devenues un peu plus compliquées…
— Comment donc? »
Félicia lui fit un sourire sirupeux. « Je suis réticente à vous en parler… Vous êtes peut-être un rival, un ennemi… »
Latour soupira à son tour. « Qui s’occupe de votre enseignement?
— Loren Polkinghorne.
— C’est sur sa recommandation que Kuhn vous a reçue. 
— Oui, en gros. » Dans les faits, c’était lui qui avait demandé à la voir.
— Vous pourriez faire pire. M. Polkinghorne est un praticien talentueux. Je suis surpris que M. Avramopoulos ait accepté…
— Accepté, c’est vite dit… En fait, il préfère n’avoir rien à voir avec moi. Je ne serais pas surprise d’apprendre que Polkinghorne lui ait offert une faveur simplement pour me prendre sous son aile. Vous savez… » Elle fit un geste qui soulignait l’évidence : je suis une femme. Puis une expression qui ajoutait : on ne pourrait pas discuter en-dedans?
« J’imagine qu’il n’est pas trop risqué de faire entrer une jeune initiée…
— Ah non! Je suis une adepte confirmée! » Ça n’est qu’une fois les paroles lancées qu’elle comprit qu’elle venait de se tirer dans le pied. Tu l’avais, espèce de tarte!
 « Une adepte? À votre âge?
— J’ai reçu mon bâton cet été, de Kuhn lui-même. » Trop tard pour reculer, autant foncer.
« Deux faveurs pour une trêve », dit Latour.
 « Vraiment? C’est pas un peu exagéré? »
Latour haussa les épaules.
« Pour deux faveurs, je veux un libre accès au bunker.
— Hé! Oh! Un instant! Ça n’est pas deux faveurs contre une faveur et une trêve!
— Visiter un sous-sol n’est pas exactement une grosse faveur… Non? »
Latour réfléchit un instant. « Libre accès, à condition que je sois dans la maison au moment de votre visite.
— Marché conclu! » Il serra la main qu’elle lui tendit.
« On peut entrer, maintenant? »
Latour s’écarta pour la laisser passer. 

dimanche 28 octobre 2012

Comment résoudre tous vos problèmes technologiques. Ou presque.


En cas de problème de nature technologique, faire chacune de ces étapes. 

1. Assurez-vous que les fils sont tous connectés. Si le problème touche spécifiquement quelque chose (une souris, un écran, un clavier, une imprimante, un scanner), déconnectez le fil et le reconnectez-le. 

Vérifiez que 1. a été bien fait. Sérieusement.

2. Fermez l'appareil. Pour l'ordinateur, éteindre complètement (shut down). Attendre trente secondes avant de redémarrer. 
Pour les iMachins, d'abord essayez de fermer le programme (appuyez 2 fois sur le bouton rond; appuyez sur l'icône du programme (dans la ligne qui vient d'apparaître), puis cliquez sur le rond rouge. S'il y a un X dans le rond, ne cliquez pas et soyez plus attentif! Si ça ne marche pas, essayez de le fermer (appuyez 5 secondes sur le bouton SUR LE CÔTÉ, puis confirmez Éteindre à l'écran), attendez 30 secondes et appuyez sur le bouton rond 5 secondes pour redémarrer. 

Si jamais Internet était en panne soudaine, débranchez le modem et le router (le cas échéant). Attendez 30 secondes. Connectez les deux appareils. Internet va revenir quelques minutes plus tard si c'était le problème. 

Vérifiez que 2. a été bien fait. Non mais, pour vrai, là.

3. Formulez le problème en remplaçant les mots en majuscules: Lorsque je suis dans [PROGRAMME] sur [APPAREIL] et que j'essaie de faire [ACTION SOUHAITÉE], c'est [CE QUI SE PASSE] lorsque [CIRCONSTANCES SPÉCIFIQUES]. 

4. Faites une recherche Google là-dessus, au cas où ce serait un problème connu ou fréquent. Si on vous l'offre sans que vous l'ayez demandé, n'installez pas de programmes pour nettoyer votre registre ou vous protéger des programmes malveillants. 

Ne touchez rien que vous ne comprenez pas; notez toujours les changements de paramètres effectués pour revenir en arrière si ça ne change rien. 

5. Si rien ne marche... Contactez votre ami qui en connaît plus que vous. Et lisez ceci, au cas où. :) 

Le Noeud Gordien, épisode 244 : Accès, 1re partie

En s’envolant vers Casablanca, Félicia était convaincue qu’elle ne reviendrait pas de sitôt à Tanger. Maintenant que son avion décrivait un arc de cercle au-dessus de l’embouchure de la Méditerranée, elle se surprit à ressentir la nostalgie de son temps passé avec Kuhn. Elle ne pouvait s’empêcher de se demander… Les choses auraient-elles été différentes si elle était demeurée auprès de lui? Serait-il encore vivant? Ou au contraire, serait-elle morte elle aussi?
Elle ressassait ces questions depuis le jour de son retour dans La Cité où les Maîtres lui avaient appris la mort de leur aîné. Elle avait longtemps remis à plus tard la possibilité de revenir à Tanger pour trouver des réponses. Son cul-de-sac théorique avait fini de la convaincre.
Elle prévoyait interroger l’impression laissée derrière par Kuhn comme elle l’avait fait pour son père, puis Karl Tobin. L’expérience était des plus pénibles, mais les résultats en valaient la chandelle. Avec un peu de chance, elle trouverait quelque indice pour retracer Tricane – elle n’aurait alors plus besoin du procédé sur lequel elle bûchait.
Elle fut surprise de trouver la porte d’entrée verrouillée. Elle se souvenait très bien d’avoir entendu Mandeville dire qu’elle n’était jamais fermée… Mais c’était avant qu’on assassine Kuhn. Il était concevable que quelqu’un – probablement Mandeville, toujours précautionneuse – ait pensé à restreindre l’accès par des moyens plus conventionnels, en prévision du jour où le procédé qui dissimulait la maison faillirait. L’intention était bonne, mais Félicia avait encore besoin d’entrer…
À tout hasard, elle souleva le paillasson et passa la main sur les rebords avoisinants sans trouver une clé capable de lui faciliter la vie. Alors qu’elle farfouillait, elle remarqua par les minces fentes des rideaux que la disposition intérieure avait changé depuis son départ. Tous les meubles avaient été rassemblés au centre de la pièce avant d’être recouverts d’une toile blanche. Des outils, des sacs et des bidons traînaient un peu partout; le papier peint du mur opposé à la fenêtre avait été à moitié gratté. Quelqu’un avait entrepris de refaire la décoration… Qui?
Il lui restait une solution à tenter avant de recourir à l’effraction. Félicia retourna devant l’entrée et sonna à la porte. Après un long silence, elle crut entendre un mouvement à l’intérieur. Elle sonna à nouveau.
Ça n’est qu’à ce moment qu’elle pensa que c’était peut-être Tricane qui avait élu domicile sur place, et par le fait même, s’était emparée de la salle des archives… Elle tendit l’oreille et retint son souffle, prête à décharger sa préparation paralysante au moindre signe menaçant.
Elle entendit le bruit caractéristique d’une serrure, puis d’une porte qui s’ouvrent…
…pour révéler un homme dans la jeune quarantaine, vêtu d’un simple jean et d’un T-shirt maculé de taches de peinture. Sa posture laissait croire qu’il était tout aussi prêt que Félicia à réagir à une confrontation, sans toutefois vouloir la provoquer.
« Yes? », demanda-t-il avec une prononciation toute française, c’est-à-dire en ignorant complètement les inflexions propres à l’anglais.
« Je suis… Heu, j’étais une amie de… De monsieur… j’étais venue ici avant que… Enfin… C’est parce que… L’ancien…
— Cessez de tourner autour du pot », trancha l’homme en décidant sagement de laisser l’anglais de côté. « Après tout, vous avez trouvé cette porte. »
C’est vrai : ni elle ni lui n’auraient pu trouver la maison sans y avoir été invités. « Je m’appelle Félicia », dit-elle. « J’ai étudié avec Kuhn plus tôt cette année.
— Berthold Latour », dit-il en lui tendant la main. « Enchanté de faire votre connaissance. » Félicia avait évidemment entendu parler de lui : c’était l’un des Seize. Malgré son ton avenant, il demeurait circonspect, sans aucune chaleur.
« L’honneur est pour moi », répondit-elle néanmoins, en toute sincérité.
« Kuhn est mort », dit-il d’un ton neutre.
— Je le sais. C’est très triste.
— Si vous le savez, qu’est-ce que vous venez faire ici?
— Je voulais consulter la salle des archives », dit-elle. C’était vrai, quoique pas toute la vérité.
« J’ai bien peur que cela ne soit pas possible.
— Mais pourquoi? 
— Parce que je revendique Tanger. Considérez-vous avertie : vous êtes sur mon territoire. »

dimanche 21 octobre 2012

Le Noeud Gordien, épisode 243 : Visites

Une fois de plus, l’anneau de Gordon lui montrait le chemin.
En plus d’avoir rendu possible l’existence de son impressionnant Nœud, le bijou avait quelques autres utilités pratiques. L’une d’elles était toute simple : Gordon pouvait facilement deviner où l’une de ses connaissances se trouvait en suivant la direction du fil éthéré qui le reliait à lui. Ce n’était ni automatique, ni toujours précis, mais souvent, cet indicateur suffisait. C’est ainsi qu’il put savoir quand Avramopoulos retourna au chevet de Gauss sans avoir à le filer. C’était pour lui le moment d’agir – et peut-être franchir une nouvelle étape dans la réalisation de son plan.
Une fois à l’hôpital, il se dirigea d’un pas vif jusqu’à la chambre de Gauss, trépidant derrière sa façade assurée, les mains moites et les doigts gelés par la nervosité.
La chambre de Gauss se trouvait dans une section retirée de l’aile nord. Le troisième étage, loin de la cohue des admissions ou de l’urgence, baignait dans une atmosphère feutrée. Même les infirmiers et le personnel d’entretien semblaient soucieux d’étouffer jusqu’au bruit de leurs pas.
Gordon poussa la porte et trouva Avramopoulos assis au bord de sa chaise, le menton appuyé sur ses jointures comme le Penseur de Rodin. Il accueillit Gordon en disant : « Si tu es venu te moquer de moi, je te le dis tout de suite : je ne suis pas du tout d’humeur. » Gordon affecta l’indifférence tout en savourant l’inconfort de son maître.
Gauss semblait dormir d’un sommeil paisible, pour peu qu’on choisisse d’ignorer la tuyauterie qui l’envahissait, scellée à sa bouche par une croûte jaunâtre, sans doute un symptôme écœurant du mal qui l’avait pris.
« Sais-tu quoi faire pour le guérir? »
Avramopoulos haussa les épaules. « Tant qu’il est ici, je ne peux pas l’examiner. Tant que je ne l’aurai pas examiné, je n’en sais rien. 
— Pourquoi tu ne le fais pas sortir, alors?
— Tu le sais très bien. »
Oh oui, Gordon le savait.  Habitué de s’appuyer sur le pouvoir de sa statuette, Avramopoulos ne disposait pas d’autre moyen de parvenir à ses fins tout en maintenant la discrétion exigée par les principes de la grande trêve. Il pourrait sans doute développer un procédé approprié, mais dans combien de temps? « Pas de statue, pas de salut, hein?
— Je te l’ai dit, je ne suis pas d’humeur », répéta-t-il. Comme si tu te souciais de l’humeur des gens dont tu te moques, pensa Gordon pendant qu’Avramopoulos continuait : « Je l’ai retrouvée une fois, je la retrouverai encore. C’est une question de temps. »
Gordon ignorait à quoi exactement il faisait allusion. Il dit : « Si tu veux que je t’aide, tu n’as qu’à me le demander. »
Avramopoulos fronça les sourcils. « M’aider comment?
— Tiens : imagine que je trouve ta statuette avant toi… »
Avramopoulos bondit hors de sa chaise. « Je savais que c’était toi! »
Gordon posa son doigt sur ses lèvres puis pointa Gauss comme pour dire Calme-toi! Le jeune-vieux hésita un instant puis se renfrogna, les bras croisés et des dagues dans les yeux. Il attendait toujours une réponse.
« Je te jure que je n’ai pas posé la main sur elle. En ce moment, je ne pourrais dire où elle se trouve. »
Avramopoulos dévisagea Gordon un instant avant de se détendre. Il avait toujours été très apte à détecter les mensonges de Gordon, à un point tel que celui-ci soupçonnait l’usage d’un truc. Gordon avait toutefois vite appris que le Maître n’était pas aussi doué pour reconnaître comme telles les omissions qui se cachaient derrière des paroles par ailleurs véridiques.
Gordon allait poursuivre lorsque la porte de la chambre s’ouvrit.
« Vous êtes qui, vous autres? Qu’est-ce que vous faites ici? »
Avramopoulos, interloqué, semblait se poser la même question à propos de la nouvelle venue. Gordon, lui, la reconnaissait. C’était l’ex-femme de Gauss.
« Vas-y », dit-il en allemand à Avramopoulos d’un ton qu’il voulait condescendant. « Je m’occupe d’elle. »
Avramopoulos sortit, bouillant de frustration. Gordon n’avait pas réussi à jouer ses cartes comme il l’espérait, mais ça n’était que partie remise. À défaut d’avoir obtenu son secret, il ressortait au moins avec la satisfaction de son déplaisir.
« Alors? », demanda Geneviève.
« Entrez, entrez, je vous en prie », lui dit Gordon avec un sourire chaleureux.
Il pouvait voir qu’elle usait fréquemment du composite O; la suite des choses ne serait qu’une formalité. 

dimanche 14 octobre 2012

Le Noeud Gordien, épisode 242 : Cul-de-sac

Félicia Lytvyn avait été soulagée de revenir dans sa maison d’enfance à son retour de Tanger, sans plus ressentir le besoin de la décorer qu’auparavant. Elle avait bien ajouté quelques meubles à sa grande maison, mais ceux-ci ne réussissaient qu’à accentuer à quel point le reste demeurait vide.
Elle avait acheté un poêle et un réfrigérateur – le second s’était avéré beaucoup plus utile que le premier qui, jusqu’à présent, servait surtout à chauffer de l’eau. Elle avait ensuite choisi une table de parterre en résine de synthèse avec chaises assorties. Elle les sortait ou rentrait, selon ses besoins, mais avec le mois d’août qui tirait à sa fin, l’ensemble était en passe de devenir son mobilier de cuisine permanent. Elle avait récemment décidé qu’elle n’en pouvait plus de dormir sur un matelas gonflable. Elle s’était acheté un grand, grand lit, un édredon et des oreillers de plume. Il ne manquait plus qu’on les lui livre.
Elle s’était finalement procuré un accessoire fort utile : un grand tableau blanc effaçable monté sur pied sur lequel elle pouvait travailler à résoudre cette impasse qui la torturait.
« Non », dit-elle en observant la surface presque couverte de gribouillis. « Non, non, non. » Elle raya ce qu’elle venait d’écrire puis poussa en soupir avant de mouiller une guenille et tout effacer. C’était la troisième fois qu’elle recommençait aujourd’hui seulement.
Elle était presque certaine que Polkinghorne ou Mandeville aurait pu lui expliquer ce qu’elle ne comprenait pas encore, lui faire voir ce qui lui échappait. Mais elle ne pourrait leur demander de solution sans leur parler de son problème. C’était son problème. Elle était déterminée à le résoudre par ses propres moyens.
Ce qu’elle tentait n’était pas aussi simple qu’on aurait pu le croire. Elle voulait découvrir qui avait osé détruire l’une de ses possessions les plus précieuses au monde, le réceptacle qui lui avait permis de saisir l’essence de Frank Batakovic avant qu’elle ne s’éteigne. Elle avait accompli l’impossible à en croire ses maîtres; ceux-ci n’avaient toujours pas réussi à reproduire son exploit. Que lui restait-il maintenant? Une cloche en mille morceaux, des cendres humaines mêlées aux moutons de poussière accumulés durant son absence… Mais surtout, l’impossibilité d’étudier ce dispositif qu’elle-même ne comprenait pas complètement. L’impossibilité d’établir un contact avec Frank. L’impossibilité de franchir la frontière entre la vie et la mort…
Félicia ne pouvait s’empêcher de penser que Tricane se trouvait derrière tout ça. Si elle voyait juste, son procédé pourrait la conduire jusqu’à elle. Qu’il s’agisse de Tricane ou pas, le vandale avaient commis une erreur : Félicia avait trouvé quelques gouttes de sang séché sur le sol de la cave, de même que sur des morceaux de la cloche fracassée. Le sang pouvait être un ingrédient puissant pour renforcer une formule, mais il perdait beaucoup de son pouvoir avec le temps, comme si la connexion s’amenuisait une fois qu’il était séparé de celui l’ayant versé. C’était là l’essence du problème auquel elle était confrontée. L’enjeu était de trouver un moyen de s’en servir comme fil d’Ariane malgré le temps et la distance. Pour l’instant, ses meilleures solutions impliquaient une préparation de plusieurs années. Il fallait faire mieux…

Elle noircit le tableau blanc deux fois de plus, sans toutefois réussir à avancer davantage. Elle commençait à croire qu’elle ne pourrait pas débloquer toute seule. Mais il lui restait encore une solution avant de demander à l’aide… 
Elle appela Polkinghorne. Il répondit assez vite pour qu’elle suppose qu’il tenait déjà son téléphone. « C’est moi », dit-elle. « Tu es occupé? 
— J’aimerais n’être qu’occupé », dit-il après un petit rire forcé. « Mais je crains qu’acquiescer à cette affirmation serait verser dans l’euphémisme.
— Qu’est-ce qui se passe? », demanda-t-elle, craignant le pire.
« Avramopoulos. Il a perdu sa statuette. 
— Perdu ou fait voler?
— Le vol serait plus plausible que la perte.
— Tricane? »
Il échappa un nouveau rire sans joie. « Qui d’autre? Et je trouve cette possibilité bien inquiétante. 
— Écoute, je vais quitter la ville quelques jours, d’accord?
— Je ne crois pas avoir beaucoup de temps pour des leçons dans un futur rapproché », répondit-il. « Où comptes-tu aller?  
— Je retourne à Tanger. Je te rappelle à mon retour.
— D’accord. Félicia?
— Oui?
— Sois prudente. 
— Promis. Toi aussi… » 

dimanche 7 octobre 2012

Le Noeud Gordien, épisode 241 : Urgences, 4e partie

La malchance continua pour Hoshmand : de retour au Centre, les taxis qu’il croisa étaient presque tous occupés. L’exception ne paraissait pas avoir de passager, mais elle ne ralentit pas plus malgré ses gesticulations frénétiques. Il crut que sa démarche claudicante avait peut-être fait croire au chauffeur qu’il était fin saoul, ou bien un cas lourd de santé mentale. Maintenant que Gauss avait été pris en charge, il aurait été inutile de voler une voiture. Si seulement son téléphone pouvait trouver une connexion…
Lorsqu’un taxi finit par s’arrêter, chose surprenante – particulièrement à cette heure, dans ce quartier de la ville – son conducteur était un petit bout de femme à la peau basanée.
« Où va où? », demanda-t-elle sans que Hoshmand ne puisse situer son accent.
Il articula minutieusement.
« Troisième avenue, troisième rue. 
— Je vais. »
Il s’attendait à moitié à ce que son manque de veine se poursuive, mais elle s’avéra une conductrice impeccable. Il avait donné tout son argent en échange d’un panier d’épicerie réquisitionné à bout portant. Il paya avec sa carte et donna un généreux pourboire à la conductrice. Elle s’en fut avec lui souhaitant un Bonne jouar enthousiaste.
En effet, c’était maintenant le jour. Le soleil dissipait la noirceur même s’il demeurait encore sous l’horizon. Il continua de boiter jusqu’à la porte marquée URGENCES.
On lui confirma qu’on s’occupait du cas de M. Gauss, mais on refusa de lui en dire plus.
« M. Gauss est mon locataire; je l’ai trouvé. Je peux contacter sa famille. »
L’homme de la réception s’éloigna de quelques pas et passa deux coups de fil. Il consentit ensuite à ajouter : « Il est encore sous observation. Son état est sérieux, mais sa vie n’est pas en danger immédiat. Vous pourrez dire à sa famille que les visites ne sont pas permises pour l’instant. » Hoshmand poussa un soupir de soulagement. Il allait pouvoir aller se coucher l’esprit tranquille. Quelqu’un d’autre – Gordon ou Avramopoulos – pourrait s’occuper de le faire sortir et de traiter le contrecoup, si c’était bien la cause de son état.
Il considéra un instant s’inscrire lui-même à l’urgence pour qu’on traite son dos, mais il décida que ça n’était rien, pour peu qu’il n’ait pas à traîner un corps humain avant quelques jours… Il réalisa toutefois qu’il avait faim. Il trouva sans problème des machines distributrices, mais il n’avait toujours pas un sou en argent comptant. Il se perdit dans l’hôpital à la recherche de la cafétéria; il erra un moment sans jamais considérer demander son chemin. Il finit par se retrouver à l’urgence sans avoir trouvé. La fatigue gagna sur la faim; il lança l’éponge et se dirigea vers la porte par où il était arrivé.
C’est alors qu’il entendit une voix familière. Eleftherios Avramopoulos argumentait avec le préposé aux admissions en exigeant qu’on lui permette de voir Gauss. Hoshmand fut amusé par l’expression condescendante de l’employé. N’ayant aucune idée à qui il avait affaire, il ne pouvait voir qu’un p’tit gars capricieux et entêté.
Un instant, se dit Hoshmand. Comment sait-il pour Gauss? S’il avait des alliés dans le CHULC qui l’avaient informé de l’admission de Gauss, il les aurait rejoints sans se présenter à l’entrée comme un quidam.
Gordon.
Il avait dû prétexter qu’un de ses contacts à lui lui avait appris la nouvelle. Avramopoulos était peut-être un vieux con, mais on ne pouvait pas lui reprocher de veiller sur ceux qu’il jugeait dignes de son attention. Hoshmand se demandait ce que Gordon avait pu lui dire pour qu’il se déplace en personne plutôt qu’envoyer Polkinghorne. Peu importe le pourquoi et le comment : Hoshmand comprenait très bien que Gordon lui offrait l’occasion dont ils avaient discuté. Pour peu que son dos ne le trahisse pas…
Hoshmand se positionna en veillant à ne pas être remarqué. Le ton avait encore monté d’un cran. Avramopoulos engueulait le préposé qui menaçait d’appeler la sécurité. Celui-ci n’eut qu’à crier « SAM! » pour qu’une sorte d’armoire à glace en uniforme tourne le coin. Loin d’avoir le caquet rabattu, Avramopoulos redoubla de vigueur dans ses cris et ses insultes.
Qu’il réussisse ou pas ce qu’il prévoyait tenter, Hoshmand se considérait déjà gagnant d’avoir pu assister à cette scène. C’était très, très satisfaisant de voir Avramopoulos piaffer et cracher de frustration.
Hoshmand observa attentivement les positions des uns et des autres. Il devait trouver le moment idéal pour agir, mais s’il attendait trop, il risquait de manquer sa  chance.
Le gardien prit Avramopoulos par l’épaule et entreprit de le reconduire vers la sortie. Coup de chance, il choisit son épaule gauche; Hoshmand sut alors que c’était là ou jamais.
Il prit une profonde inspiration et se mit à marcher aussi vite et droit qu’il put l’endurer, sachant bien que son dos lui ferait payer en double chaque seconde où il ignorait sa douleur. Il doubla Avramopoulos sur la droite juste avant que le gardien ne lui fasse traverser la grande porte automatisée. Avec la vitesse et la précision du cobra, il mit la main dans la poche de la veste d’Avramopoulos. Ses doigts se refermèrent sur la surface lisse de la précieuse statuette.
Avramopoulos était trop distrait pour ressentir quoi que ce soit. Hoshmand bifurqua à angle droit dès qu’ils furent sortis. Il ne ralentit pas avant d’avoir la certitude d’être sorti du champ de vision de son ancien maître.
Il s’adossa contre un mur de briques et laissa échapper un grognement plaintif. Il avait faim, il était épuisé, son dos était en compote, mais tout cela avait valu la peine au final. Il tenait dans sa main le moyen d’obtenir toutes les faveurs dont il avait besoin.

dimanche 30 septembre 2012

Le Noeud Gordien, épisode 240 : Urgence, 3e partie

Hoshmand cracha l’écume dégoûtante qui s’insinuait dans sa bouche chaque fois qu’il soufflait dans celle de Gauss. Le pouls d’Édouard demeurait faible et constant, mais il n’avait plus respiré par lui-même depuis sa dernière quinte. Si Hoshmand n’avait pas décidé d’imiter les mouvements suggérés par la corneille, Gauss aurait déjà suffoqué. L’oiseau était maintenant perché sur le panier renversé et lorgnait Hoshmand comme un contremaître sévère.
Cet animal n’était pas normal. Manifestation synchrone ou oiseau savant? La corneille avait fait non seulement preuve de cette apparence d’intelligence propre aux animaux de cirque, mais plus encore de compréhension… La créature était fascinante, mais les questions devaient attendre. Il souffla une fois de plus à même la bouche de Gauss.
Au bout d’une éternité à compter, souffler, cracher et recommencer, la nuit prit des teintes bleues et rouges. Une ambulance était apparue au détour du boulevard St-Martin. Hoshmand poussa un soupir de soulagement : même si les ambulanciers ne pourraient sans doute pas traiter la condition d’Édouard, ils pourraient au moins le protéger de l’arrêt respiratoire.
Deux hommes sortirent dès que le véhicule fut stationné. En quelques secondes, ils avaient commencé leur intervention. Le plus jeune maintenait un masque avec une sorte de soufflet contre le visage de Gauss pendant que l’autre étudiait son cou, sa mâchoire puis ses bras.
« C’est vous qui l’avez trouvé? », demanda le plus vieux en s’affairant. Hoshmand acquiesça. « Était-il inconscient?
— Oui, mais je ne sais pas depuis combien de temps. Il s’est étouffé pendant que j’essayais de l’amener se faire soigner. J’ai dégagé ses voies respiratoires et je lui ai fait le bouche-à-bouche. »
L’ambulancier jeta un regard au panier d’épicerie renversé juste à côté d’eux. Il haussa un sourcil, mais ne dit rien. Il demanda à Hoshmand de s’identifier, puis de répondre à quelques questions, entre autres s’il avait vu des indices de consommation d’alcool, de drogues, de produits allergènes, son lien avec le patient... Hoshmand répondit sans détour; il prit même un raccourci en se présentant comme un voisin.
« Hey, regarde », dit le plus jeune. « Je pense que c’est Édouard Gauss!
— Concentre-toi sur ce que tu fais. On va procéder à l’intubation trachéale. »
Le visage du jeune devint tout-à-coup sérieux. Hoshmand se dit qu’il devait à peine être sorti de l’école. Son partenaire agissait plutôt avec l’assurance du vétéran. En quelques instants, Gauss respirait au rythme de la machine qui lui soufflait de l’air directement au fond de la gorge. Leurs procédés sont moins longs que les nôtres, pensa Hoshmand. Et pas moins efficaces.
Ils levèrent la civière pour rentrer le patient dans leur véhicule. Le plus jeune resta auprès de lui, le vétéran ferma les portes et marcha tout droit jusqu’au siège conducteur. « On va l’amener.
— Et moi? », demanda Hoshmand.
« Vous n’êtes pas de la famille?
— Non.
— On va prendre le relais.
— Vous l’amenez où?
— Ochulque.
— Plaît-il?
— L’hôpital universitaire de La Cité. Coin 3e avenue et 3e rue. 
— Oh. » Au CHULC
L’ambulancier le salua d’un mouvement puis pris le volant. Hoshmand ne fut pas surpris de voir la corneille s’envoler à la suite de l’ambulance.
Quelle nuit de merde, pesta-t-il, tout en reconnaissant qu’à tout prendre, les choses auraient pu être pires.
C’est là qu’il se souvint qu’il se trouvait à la lisière du Centre-Sud, à pied et le dos en compote. Il continua à marcher vers le nord en dodelinant comme un pingouin, les deux yeux rivés sur l’écran de son téléphone qui affichait Réseau indisponible, espérant à chaque pas que la mention disparaisse.

dimanche 23 septembre 2012

Le Noeud Gordien, épisode 239 : Urgence, 2e partie

Hoshmand ne pouvait plus pousser le chariot sans ressentir une douleur aigüe comme un coup de poignard dans le bas du dos. À force de tâtonner, il finit par découvrir qu’il pouvait toutefois tirer; il souffrait quand même, mais c’était considérablement moins qu’en poussant. Il mit le cap plein nord. L’état des rues était catastrophique. Il dut naviguer en évitant les nids-de-poule; si une de ses roues venait s’enchâsser dans l’un d’eux, il était trop conscient qu’il ne pourrait pas la ressortir par lui-même.
Le square investi par Virkkunen et Avramopoulos avait été choisi parce qu’il se trouvait en plein Centre-Sud, mais aussi parce qu’il se trouvait à la lisière du quartier, un trait d’union avec le reste de la ville, une tête de pont pour le repeupler. À son rythme laborieux, il calculait qu’il lui faudrait tout de même quinze à vingt minutes pour rejoindre le Centre… Pour peu qu’aucun pépin ne vienne s’ajouter.
À chaque nouveau carrefour, il consulta son téléphone dans l’espoir de voir la réception s’améliorer. Il s’en était souvent servi dans le quartier, et bien plus loin qu’ici. Il avait fallu qu’une défaillance le prive de réseau au moment où il en avait le plus besoin…
Lorsqu’il vit une deuxième barre apparaître en haut de son écran, il se dépêcha d’appeler Gordon. Sans préambule ni message, le bip caractéristique d’un répondeur se fit entendre. Nuts. « C’est Hoshmand. J’ai une urgence. Rappelle-moi. »
Une voiture avait été stationnée non loin. Le courageux avait bravé la réputation du coin pour se stationner à peu de frais – l’opération avait eu l’effet inverse : sa voiture était posée sur quatre blocs, ses roues enlevées; son pare-brise et la fenêtre d’une portière avaient été fracassés. Des graffitis avaient été peints à peu près partout. Avec un peu de chance, il trouverait peut-être une voiture en meilleur état bientôt. Il espérait que son dos n’entrave pas trop les manœuvres qui seraient nécessaires pour l’emprunter.
Gauss fut traversé d’un spasme assez fort pour secouer le panier. Hoshmand retint son souffle, mais la crise ne dura pas. Le pouls de Gauss avait encore diminué jusqu’à devenir presque imperceptible. Il restait peu de…
Son téléphone sonna. Il sursauta; son mouvement brusque joua dans sa blessure. Une marée de douleur le traversa de part en part. Il répondit, les dents serrées.
« C’est Gordon.
— Gordon. J’ai trouvé Gauss dans le Centre-Sud. Il ne va pas bien. », dit Hoshmand en massant ses reins.  
« Est-ce qu’il est blessé?
— Non. Je pense… je pense que c’est un contrecoup. » Silence de l’autre côté. « Gordon? »
Le téléphone affichait à nouveau un signal nul. « Si tu m’entends, je suis en direction nord. Je vais bientôt déboucher sur St-Martin. »
Effectivement, deux coins de rue plus tard, il arrivait sur le boulevard désert qui séparait cette section du Centre-Sud du reste de la ville.
Gauss fut secoué d’un nouveau spasme alors qu’ils se trouvaient au beau milieu de la voie. Ce mouvement fut beaucoup plus violent que le précédent. Il toussa violemment, projetant du coup un nuage de spume tachetée de sang. Sa respiration peu profonde mais calme devint hachurée, laborieuse, puis parut cesser. L’écume ne frémissait plus; ses yeux étaient encore plus vitreux que lorsqu’il l’avait trouvé. J’ai tout fait pour rien, pensa Hoshmand. Il soupira profondément. Son temps passé à filer Gauss lui avait montré qu’il s’agissait d’un homme déterminé, consciencieux, honorable, bref qui se distinguait de la majorité des autres hommes, mais aussi de plusieurs initiés. Quelle perte inutile. Quel gâchis.
Il avança la main pour clore les paupières de Gauss. Une ombre noire s’interposa au geste solennel; Hoshmand sursauta encore – avec le même effet que la fois d’avant. C’était cette damnée corneille, revenue à la charge. Elle se posa sur la poitrine de Gauss et ouvrit les ailes comme pour bloquer Hoshmand. Il fit un pas en arrière. Dès qu’il s’éloigna, la corneille se mit à picorer l’écume. Chose étrange, elle la crachait ensuite sur le côté.
Était-ce une manifestation synchrone? Pouvait-il voir les signes du destin sans l’acuité? « Rien à perdre d’essayer », se dit Hoshmand à voix haute. La corneille sembla répondre d’un croassement.
Il plaça le chariot de manière à accoter ses roues contre une chaîne de trottoir. Lorsqu’il tira le panier, le trottoir eut l’effet d’un levier. Le chariot bascula sur le côté, le corps de Gauss avec lui.
Hoshmand vida la bouche de Gauss en la fouillant de son index, puis il entreprit de lui faire le bouche-à-bouche, le nez plissé. L’écume goûtait la bile et le vinaigre et la maladie, mais Hoshmand persista tout en sachant qu’il ne pourrait faire rien de mieux pour le malheureux. À défaut de magie, il aurait besoin d’un miracle. 

dimanche 16 septembre 2012

Le Noeud Gordien, épisode 238 : Urgence, 1re partie

Hoshmand tomba à genoux devant le corps inerte d’Édouard Gauss pendant que la corneille continuait ses craillements insistants. Il colla deux doigts contre son cou pour découvrir une peau plus froide que tiède, ce qui était en soi inquiétant; cependant, il put sentir battre son pouls au prix de quelques tâtonnements. La pulsation était faible et lente. En regardant de plus près, Hoshmand percevait un frémissement dans l’écume qui suppurait de ses lèvres. Sa respiration était épisodique et laborieuse, comme s’il ne pouvait inspirer qu’au prix d’un effort, un spasme désespéré de son corps inconscient. Il vivait toujours, mais pour combien de temps?
Il doutait que des ambulanciers s’aventurent dans le Centre-Sud, encore moins au milieu de la nuit; de toute manière, des médecins n’auraient probablement pas pu empêcher la détérioration de son état. Édouard avait besoin d’aide, mais Hoshmand lui-même ne pouvait rien faire pour lui; il fallait le conduire jusqu’à quelqu’un d’autre. Gordon ou Avramopoulos pourraient sans doute l’aider. Gordon avait alludé au fait que Gauss figurait dans ses plans futurs; il verrait peut-être une occasion de les avancer. Et Hoshmand se rapprocherait encore de son nouvel allié.
Il entra son numéro personnel et attendit en vain que la connexion s’établisse. Il grogna en réalisant que son téléphone montrait une réception oscillant entre une barre… et rien du tout.
Il empocha son appareil et entreprit de soulever le corps d’Édouard. Hoshmand était plus costaud que son embonpoint pouvait le laisser croire, mais sa force ne suffit pas. Il put le retourner sur le côté, il put le lever du sol, mais il devint vite évident qu’il ne réussirait pas à le transporter plus de quelques pas sans risquer de l’échapper : un corps humain flasque est l’une des choses les plus encombrantes qui soient.
Il tourna en rond comme un animal en cage, la main sur la bouche. Devait-il partir et le laisser là pour trouver un véhicule? Quel taxi accepterait de venir jusqu’ici? Non, il lui faudrait emprunter une voiture de gré ou de force s’il voulait faire quelque chose. Faute de mieux, il retourna prendre le pouls d’Édouard. Il paraissait encore plus ténu qu’à son arrivée. Une nouvelle vague d’écume s’était ajoutée à la précédente.
La corneille renchérit sur ses propres croassements paniqués. Hoshmand éructa « Will you shut up! », et contre toute attente elle se tut et se contenta de le regarder de ses petits yeux noirs. Maintenant capable de s’entendre penser, Hoshmand trouva enfin une idée.
Il descendit les marches à la course et retraça ses pas en espérant trouver ce qu’il cherchait. Il courut jusqu’à sortir du square; deux intersections plus loin, il aperçut enfin l’objet de sa quête.
Un sans-abri était couché sur du carton pour dormir, les bras croisés, dos à la rue. Ses affaires se trouvaient juste derrière lui en un tas de sacs empilés… dans un chariot d’épicerie.
Il sauta par-dessus le dormeur et se mit à vider le panier à toute vitesse. Il réalisait trop bien que chaque seconde perdue rapprochait Gauss de la mort. Plusieurs sacs contenaient des bouteilles et des cannettes; le bruit eut tôt fait de réveiller leur propriétaire. « Heille toé! Lâche mes affaires! » Hoshmand continua à vider le panier sans répondre.
« Lâche mes affaires que j’te dis! » Le chariot était presque vide. Le bonhomme empoigna deux sacs en tissus et recula de quelques pas. Il s’agissait sans doute d’objets ayant une plus grande valeur à ses yeux que le reste.
Il n’avait pas compris que c’était le contenant qui intéressait Hoshmand, pas le contenu. Il valait mieux clarifier la situation avant qu’elle ne s’empire. Hoshmand plongea la main dans ses poches. Il ne lui restait que trente-deux dollars qu’il lui tendit.
« Tiens, pour le chariot.
— Garde ton argent sale! C’est mon panier! » Hoshmand avait cru que l’argent était le passe-partout auprès de cette engeance. Il aurait voulu ne pas s’être trompé maintenant.
Il sortit son arme. « Tasse-toi de mon chemin. » Puis, après une hésitation : « Prends l’argent. » Le clochard obéit doublement. Hoshmand put pousser le chariot vers le square en se disant qu’il venait de commettre ce qui serait possiblement le vol à main armée le plus pathétique de l’histoire.
Il monta à l’étage et tenta à nouveau de porter Édouard à l’épaulée. Encouragé par l’idée qu’il ne le soulèverait que brièvement, il tendit tous les muscles de son corps et descendit les marches en tentant de trouver le juste milieu entre prudence et empressement.
Il dut déposer Édouard en bas des marches pour souffler un peu. Alors qu’il massait les muscles de ses épaules durement mises à l’épreuve, Hoshmand entendit un bruit à l’extérieur – le bourdonnement métallique d’un chariot qui roule. Il se précipita à l’extérieur pour découvrir que son ancien propriétaire avait profité de son absence pour remettre la main dessus. Il était déjà quarante mètres plus loin.
« Hey! Stop!
Fuck you! »
Hoshmand prit son arme et tira dans les airs. La détonation réussit là où la menace seule avait échoué : le sans-abri prit la tangente pour disparaître dans la ruelle la plus proche. Si son chariot valait plus de 32 dollars à ses yeux, à tout le moins devait-il penser que sa vie valait davantage.
Hoshmand ramena le chariot. Son intention était de lever Édouard de manière à le déposer dans le panier sans le blesser, mais l’opération s’avérait plus difficile que négocier un escalier. Alors qu’il le portait à bout de bras en tentant de stabiliser le panier avec ses pieds, quelque chose dans son dos céda. Édouard chut dans le chariot; sa nuque heurta le rebord du panier; tout son poids tomba sur son bras gauche, plié derrière son dos. Une jambe sortait de l’avant du panier et pendait dans le vide.
La corneille les avait suivis en marchant silencieusement derrière eux, mais en voyant Édouard tomber comme un fagot, elle se remit à croasser bruyamment. Il crut presque qu’elle allait l’attaquer.
Hoshmand essaya de pousser le panier, mais une douleur vive lui scia le bas du dos. Le corps d’Édouard était maintenant sur roulettes, mais à tout prendre, ils étaient à peine plus avancés.
Et le cœur d’Édouard, déjà déficient, continuait de faiblir à chaque minute… 

dimanche 9 septembre 2012

Le Noeud Gordien, épisode 237 : Autodestruction

La plupart des soirs, Hoshmand allait siffler quelques bières à son pub habituel. Cette nuit, il avait plutôt assisté à la réunion où Tricane avait été déclarée anathème. Ce résultat était beaucoup plus plaisant que l’ivresse.
Il poursuivit néanmoins la routine nocturne qu’il avait adoptée depuis son… accident : il partit errer dans le Centre-Sud.
Il ne pouvait expliquer rationnellement pourquoi il prenait toujours cette direction, mais il y revenait toujours, comme si des sirènes l’y attiraient malgré son meilleur jugement. Maintenant qu’il ne pouvait plus compter sur ses trucs pour se soustraire au regard des gens, il se disait qu’il devait s’entraîner à la discrétion. Quel meilleur endroit pour le faire que le quartier le plus dangereux du continent? Il se répétait également que s’il croisait Tricane, il ne manquerait pas sa chance de l’empêcher de nuire – il rêvait sans y croire qu’elle pourrait lui rendre ses capacités, ou à tout le moins qu’elle lui donne une piste avant de recevoir son juste châtiment.
Polkinghorne l’aurait sermonné en lui expliquant pendant une heure et demie qu’il était en proie à des impulsions autodestructrices. Fuck Polkinghorne. Un avantage du Centre-Sud était bien que ni lui, ni les autres n’iraient le chercher là sans avoir une excellente raison.
Après la réunion, il s’enfonça en ligne droite jusqu’au plus profond du quartier maudit, là où même les brutes et les criminels se faisaient rares. Il alla jusqu’à la rivière Nikos, puis il descendit quelques blocs jusqu’à cet endroit où les turbulences blanchissaient l’eau noire. Il se demanda une fois de plus ce qui se passerait s’il se lançait dans la flotte, au milieu des tourbillons. Il remonta ensuite là où Tricane avait installé sa chambre secrète en esquivant soigneusement les résidents du quartier.
Dire que relativement peu de temps auparavant, il avait bravé la zone radiesthésique pour installer un dispositif de surveillance, une mosaïque de miroirs capable d’espionner Tricane – en théorie pour avantager son camp dans la Joute, mais il avait été heureux de relever le défi. Les choses s’étaient passées comme sur des roulettes malgré le Cercle de Harré. Il avait cru qu’il allait pouvoir s’exercer à nouveau jusqu’à peut-être mater cette énergie comme Harré l’avait fait, idéalement sans perdre la tête… Mais Tricane lui avait plutôt fait perdre ses pouvoirs et – si la théorie de Gordon était correcte – avait rendu le Cercle encore plus large et encore plus dangereux. Ironique.
Il ne vit aucune lumière chez Tricane, ce qui en soi ne voulait rien dire : aucune fenêtre ne donnait sur sa chambre secrète. Mais Hoshmand avait déposé quelques indices autour des voies d’accès, et aucun n’avait été dérangé. À moins que Tricane soit tout-à-coup devenue incroyablement observatrice, prudente et minutieuse, il pouvait croire qu’elle n’était pas venue chez elle depuis un moment.
Il continua jusqu’au Terminus. Il examina les lieux sans entrer. La congrégation qui s’était formée autour de Tricane y passait encore ses jours et ses nuits, mais elle-même ne s’y trouvait pas.
Hoshmand compléta sa promenade nocturne en passant par le square qu’il avait acquis pour Avramopoulos et Virkkunen au temps où il était encore en mesure d’assurer son rôle dans la Joute. Il tressaillit en remarquant que le deuxième étage de l’édifice où Avramopoulos avait élu domicile était éclairé. Compte tenu de la catastrophe du Hilltown et de la mise en garde de Gordon, il aurait été étrange qu’un initié s’y trouve. Hoshmand fit le tour de l’édifice en veillant à demeurer discret.
Un croassement étouffé attira son attention. Une grosse corneille était perchée au deuxième… à l’intérieur du bâtiment. Était-ce elle qui avait allumé la lumière en volant à la recherche de la sortie? Dès qu’il la remarqua, l’oiseau frappa la fenêtre deux fois, battit des ailes en croassant, puis recommença exactement le même manège. Pendant ce temps, Hoshmand finit son inspection. Les portes n’avaient pas été forcées, mais celle du devant n’était pas verrouillée.
Il dégaina son revolver et entra, l’oreille tendue. Le seul son demeurait les cris rythmiques de la corneille. Elle s’arrêta pendant qu’il inspectait le premier étage. Personne d’autre que lui ne s’y trouvait.
La corneille l’attendait en haut de l’escalier. Lorsqu’il la vit, elle se mit à sautiller et à battre des ailes. Il la mit en joue et posa le pied sur la première marche. L’oiseau s’envola sur-le-champ pour retourner dans la pièce où il l’avait vue d’en bas. Sa première impulsion était de la suivre, mais c’était peut-être un piège. Et si Tricane l’avait mise là dans l’espoir qu’il se précipite en haut? Il préféra avancer prudemment.
Lorsqu’il vit où la corneille avait voulu le conduire, il échappa un juron et rengaina son arme.
Édouard Gauss gisait par terre avec les yeux fixes et vitreux d’un cadavre, sa bouche ouverte débordant d’une écume jaunâtre.
La corneille sautillait derrière lui, comme si elle disait à Hoshmand fais quelque chose! Fais quelque chose! Mais il craignait qu’il n’y ait plus rien à faire pour lui.

dimanche 2 septembre 2012

Le Noeud Gordien, épisode 236 : Ascendant

Gordon et Avramopoulos restèrent assis pendant que les autres quittèrent la table de Lev Lytvyn. La dernière d’entre eux fut Catherine Mandeville; Gordon se leva pour lui faire la bise, mais Avramopoulos se contenta de lui décrocher un sourire sardonique. Il la voyait de plus en plus comme un invité collant qui s’invite pour quelques petits jours qui se transforment en longs mois… Et tout portait à croire qu’elle continuerait à fréquenter La Cité et tourner autour de ses affaires.
Avramopoulos devait être celui qui s’attristait le moins de la disparition de Paicheler. D’autres pouvaient craindre la perte d’une initiée savante, d’une chercheuse chevronnée, mais il était convaincu que tout ce qu’elle avait pu réaliser était à sa portée à lui aussi – par opposition à Kuhn, par exemple. Une partie de lui allait jusqu’à penser que si la zone radiesthésique lui avait fait perdre le contrôle, c’était bien fait pour elle. Elle n’aurait jamais dû faire de magie en premier lieu.
Il pensa une fois de plus que la racine de son déplaisir, le péché originel commis par ses pairs avait été d’introduire des femmes dans leur confrérie. Deux des Seize étaient des femmes, et sans surprise, elles tendaient à initier des femmes à leur tour, sans compter Espinosa et Polkinghorne qui s’étaient joints au mouvement et qui se pâmaient pour cette garce mal élevée… Et Tricane n’était-elle pas l’illustration parfaite qu’il avait raison?
« Tu voulais me voir », lui dit simplement Gordon après le départ de Catherine.
« Il faut qu’on se parle. » Il se resservit du thé en laissant la conversation en suspens. Avramopoulos aurait voulu le stresser un peu en ouvrant avec ces paroles qui, le plus souvent, préludaient les discussions les plus sérieuses; qui sait ce qui se passait derrière la façade stoïque de Gordon, derrière son sourire de bouddha?
« Parler de quoi donc?
— De la Joute. Nous sommes dans une impasse. »
Gordon croisa les bras. « C’est-à-dire?
— Déjà que nous jouons ce tour avec un seul lieutenant, il a fallu que le mien devienne… handicapé!
— M. Hoshmand est un homme très capable. Je suis convaincu que…
— Gordon. Cesse de jouer. Tu sais que je l’ai chassé.
— Ta façon de traiter tes lieutenants te regarde », répondit-il. « Qui a gagné ce round, dans le cercle?
— Ce n’est pas ce…
— J’ai gagné, tes lieutenants doivent relever mon défi.
— C’est ce que je dis, merde! Je n’ai plus de lieutenant. »
Gordon lui répondit avec un sourire haïssable. « Tu peux toujours me concéder la victoire...
— Pffff. Je propose plutôt que nous annulions ce tour. » Gordon haussa le sourcil. « Le règlement ne dit rien par rapport aux événements récents. Je crois qu’une reprise est justifiée.
— Pas du tout », rétorqua Gordon. « Mais bien essayé. Je te propose de continuer, mais je te permets de remplace Hoshmand par Polkinghorne pour la suite.
— Polkinghorne n’était pas autour du cercle. Il ne pourra pas encaisser sa récompense.
— C’est ton problème, pas le mien. Je suis certain que tu peux lui offrir quelque faveur en échange. »
Il fallait le reconnaître, c’était mieux que rien. Avramopoulos finit par acquiescer. Il allait se lever lorsque Gordon dit : « Attends,  ce n’est pas tout.
— Quoi?
— J’ai réfléchi. Trois faveurs pour un secret.
— Lequel?
— Je veux connaître la méthode par laquelle tu es passé du corps du vieil Eleftherios à celui du jeune Aleksi. »
Une sensation plaisante traversa le corps d’Eleftherios, au moins autant physique que morale. L’ascendant. La position avantageuse. « Je vais y penser », dit-il malgré sa décision déjà prise. Trois faveurs pouvait représenter un levier notable en temps de Joute, plus encore dans une période pleine d’incertitude où des initiés – et pas les moindres – pouvaient apparemment exploser, se faire défoncer le crâne ou se retrouver sans pouvoir.
Personne d’autre ne comprenait le mécanisme de cette grande innovation. Il détenait donc une position avantageuse sur tout le monde… Jusqu’à ce qu’il partage son secret.
Gordon hocha la tête, apparemment satisfait que son offre soit considérée. Il s’en alla ensuite, laissant Avramopoulos seul avec ses pensées mesquines.  

dimanche 26 août 2012

Le Noeud Gordien, épisode 235 : Créature des ténèbres

Dans la cabane des Sutton, Édouard poursuivait sa lancée maniaque. S’il avait continué au rythme auquel il avait commencé, il aurait fini par craquer et se résoudre à l’humiliation d’avoir à supplier Avramopoulos de lui donner l’antidote à sa compulsion. Durant les premières semaines, la simple image de son Maître lui disant une nouvelle fois « Viens chercher! » le rendait malade et le convainquait de persister. Mais au fil du temps, il comprenait qu’il risquerait éventuellement des séquelles bien pires que le dégoût et la nausée d’un nouvel abus.
Une découverte inattendue lui permit de s’en sortir autrement : il apprit que prendre soin de sa corneille satisfaisait sa compulsion.
Édouard théorisait que c’était pour les mêmes raisons qu’Alexandre avait réussi à contourner la censure : il avait trouvé sa corneille grâce à son travail et elle l’aidait durant ses méditations. Il ressentait de plus en plus clairement sa présence dans ces moments, un peu comme un phare symbolique vers lequel il pouvait fixer sa concentration. Comme elle l’aidait à cultiver son acuité, prendre soin d’elle comptait apparemment comme du travail légitime.
Cette journée-là était froide et grise. Depuis trois jours, des averses venaient fouetter les fenêtres du chalet. Durant les journées plus chaudes et humides, la cabane devenait comme un four à l’air lourd, collant et stagnant; ces jours-ci, au contraire, la bise traversait la pièce principale d’un bout à l’autre, soufflant parfois les détritus qui ne cessaient de s’accumuler, malgré sa promesse à lui-même qu’il les ramasserait dès qu’il aurait quelques minutes. L’urgence de s’exercer ne lui en avait pas laissé une.
Sa corneille vint se poser sur le bord de la fenêtre. Elle croassa, frappa la vitre deux fois de son bec puis croassa à nouveau en s’ébrouant. Elle agissait ainsi chaque fois où elle voulait qu’Édouard la laisse entrer, et chaque fois il s’émerveillait de son intelligence. Il lui ouvrit la porte et elle se posa sur son poing. « Tu es toute mouillée! », dit-il en la caressant de l’autre main. Elle croassa son assentiment en ouvrant les ailes. Il agrippa une guenille qui traînait sur le sol – en fait, un vieux T-shirt porté trop longtemps –, alla s’asseoir sur le sofa et entreprit d’assécher son animal.
Quoiqu’elle n’ait pas encore été nommée formellement, Édouard collectionnait les épithètes pour sa corneille, une moitié affectueuse, l’autre moitié taquine. « Mais qu’est-ce que t’es noire », lui dit-il en l’épongeant. « Je ne frotterai pas trop, au cas où tu serais blanche en-dessous… » Une fois aussi sèche qu’il pourrait la rendre, elle se posa sur son épaule pour donner des bisous de bec à son nez comme il le lui avait appris. « Oui, t’es belle ma grande… Ma belle créature des ténèbres toute à moi… » À bout de force – comme d’habitude –, il se laissa glisser jusqu’à être pratiquement couché; la corneille vint se lover au creux de son épaule, contre son cou. L’impératif de travailler se tut; il glissa vers un sommeil serein.
Lorsqu’il se réveilla, le soleil  était haut dans le ciel. Il avait dormi seize heures sans même ouvrir l’œil un instant. Il comprit immédiatement que son familier lui avait offert la quiétude qui avait rendu possible ce long repos.
Durant les deux semaines suivantes, il continua à s’exercer intensivement, rasséréné par la conscience qu’il pouvait bénéficier de pauses, mais surtout de périodes de détente véritable.
Son esprit reposé réalisa quelque chose qu’il n’avait pas remarqué dans le quasi-délire de l’épuisement chronique : il plafonnait. Il pouvait maintenant assez facilement faire tout ce que Polkinghorne lui avait appris. Il était mûr pour de nouvelles leçons.
Il s’offrit une nouvelle nuit prolongée; à son réveil en fin d’après-midi, il ramassa ses affaires pour rejoindre Avramopoulos dans La Cité, content de s’y rendre non pas pour capituler, mais pour progresser davantage.
Il avait l’air d’un hippie avec son baluchon, sa barbe longue, ses cheveux et ses vêtements sales. Lorsqu’il s’engagea sur le chemin graveleux pour descendre la colline, sa corneille alla se percher en haut d’un arbre, quelques mètres avant lui; chaque fois qu’il s’apprêtait à la dépasser, elle recréait le même écart.
Une fois rendu à la route, il attendit le passage d’une voiture en exerçant sa respiration comme il l’avait appris – c’était presque devenu une seconde nature. De longues minutes s’écoulèrent avant qu’une première voiture passe. Édouard soupçonna que son allure débraillée diminuait ses chances qu’on s’arrête pour lui. Heureusement, il avait un atout. Il appela sa corneille et la fit grimper sur sa tête.
Le conducteur de la seconde voiture dut être intrigué par cet étonnant couvre-chef : il s’arrêta pour le prendre. À la fois soulagé et satisfait, Édouard monta; la corneille se posa sur ses genoux. Le conducteur était un jeune homme à la bouille sympathique. Lui aussi empestait et ses vêtements n’étaient pas moins sales que ceux d’Édouard, quoique sa sueur et sa saleté semblaient plus récentes : tout indiquait qu’il revenait du boulot. « Merci! Je vais au village. Sais-tu quand part l’autobus pour La Cité?
— Je pense qu’il y en a un le matin et l’autre le soir », répondit le bon Samaritain, les yeux fixés sur la corneille. « C’est spécial, une corneille apprivoisée!
— Oui! Je l’ai trouvée blessée. J’ai pris soin d’elle et elle est restée avec moi. 
— Wow! Et elle revient tout le temps?
— Jusqu’à date, toujours.
— Comment elle s’appelle? 
— Je ne sais pas », admit-il. « Je l’appelle ma grande, ma belle, mon ninja, mon gros coco… Vu que c’est une corneille, j’ai tendance à penser que c’est une femelle, mais au fond, je ne sais même pas son sexe.
— Grosse comme ça, ça doit être un mâle », offrit le conducteur. Il eut un ricanement « Je l’appellerais Calimero. »
Édouard ricana à son tour. « Non, Calimero c’est un nom de petit poussin. Ça ne va pas bien à ma créature des ténèbres.
— Ok pour les ténèbres alors : Bélial, Asmodée, Bélzébuth, Orcus, Vecna, Sauron, Voldemort, Horcrux, Vader, Doom, Thanos, Loki, Jason, Krueger, Myers, Hetfield, Alice…
Ma fille s’appelle Alice. » Édouard était plutôt impressionné par l’enfilade de noms offerts – lui-même ne reconnaissait pas la moitié des allusions. À date, Loki était son favori.
« Alice comme dans Alice Cooper! Dio, Mustaine, Lemmy, Ozzy, Ul… »
La corneille se mit à crailler avec assez d’insistance pour couvrir la litanie du conducteur. « Tu aimes Ozzy? » La corneille croassa une autre fois en sautillant d’une cuisse à l’autre. Puis elle s’envola par la fenêtre ouverte.
« Je pense qu’elle aime Ozzy », répéta Édouard. Le nom sonnait à ses oreilles comme autant masculin que féminin.
« Elle n’a pas l’air de vouloir en entendre d’autres », conclut le conducteur.
Ils discutèrent autour de la question de l’intelligence des oiseaux durant l’essentiel du voyage. Durant tout le parcours, sa corneille – Ozzy – resta au-devant du camion comme elle avait fait pendant la marche d’Édouard. Une fois au village, Édouard serra la main de son bienfaiteur et attendit le prochain départ pour La Cité.
La soirée était déjà avancée lorsqu’il arriva en ville. La section du Centre-Sud où Avramopoulos avait élu domicile était maintenant assez sécuritaire pour qu’il s’y aventure seul malgré l’heure tardive. C’était certes un peu risqué, mais à peine plus que le Centre ou l’Est. Ici encore, sa corneille le précédait en voletant de bloc en bloc.
Il remarqua que quelque chose était différent dans les environs, sans qu’il ne soit capable de mettre le doigt sur quoi. L’atmosphère? L’éclairage? L’intensité du smog peut-être?
Il fut un peu surpris de trouver la bâtisse vide de tout habitant – en fait, personne ne semblait être venu depuis un moment. Il mit son téléphone à charger et mangea des fèves en conserve, à peu près la seule chose comestible qui restait sur les lieux. Il décida qu’il contacterait Avramopoulos le lendemain; pour l’instant, il devait travailler. Il adopta sa posture de méditation favorite et plongea en lui-même.