Elle avait acheté un poêle et un
réfrigérateur – le second s’était avéré beaucoup plus utile que le premier qui,
jusqu’à présent, servait surtout à chauffer de l’eau. Elle avait ensuite choisi
une table de parterre en résine de synthèse avec chaises assorties. Elle les
sortait ou rentrait, selon ses besoins, mais avec le mois d’août qui tirait à
sa fin, l’ensemble était en passe de devenir son mobilier de cuisine permanent.
Elle avait récemment décidé qu’elle n’en pouvait plus de dormir sur un matelas
gonflable. Elle s’était acheté un grand, grand lit, un édredon et des oreillers
de plume. Il ne manquait plus qu’on les lui livre.
Elle s’était finalement procuré un
accessoire fort utile : un grand tableau blanc effaçable monté sur pied
sur lequel elle pouvait travailler à résoudre cette impasse qui la torturait.
« Non », dit-elle en
observant la surface presque couverte de gribouillis. « Non, non,
non. » Elle raya ce qu’elle venait d’écrire puis poussa en soupir avant de
mouiller une guenille et tout effacer. C’était la troisième fois qu’elle
recommençait aujourd’hui seulement.
Elle était presque certaine que
Polkinghorne ou Mandeville aurait pu lui expliquer ce qu’elle ne comprenait pas
encore, lui faire voir ce qui lui échappait. Mais elle ne pourrait leur
demander de solution sans leur parler de son problème. C’était son problème. Elle était déterminée à le
résoudre par ses propres moyens.
Ce qu’elle tentait n’était pas aussi
simple qu’on aurait pu le croire. Elle voulait découvrir qui avait osé détruire
l’une de ses possessions les plus précieuses au monde, le réceptacle qui lui
avait permis de saisir l’essence de Frank Batakovic avant qu’elle ne s’éteigne.
Elle avait accompli l’impossible à en croire ses maîtres; ceux-ci n’avaient
toujours pas réussi à reproduire son exploit. Que lui restait-il maintenant?
Une cloche en mille morceaux, des cendres humaines mêlées aux moutons de
poussière accumulés durant son absence… Mais surtout, l’impossibilité d’étudier
ce dispositif qu’elle-même ne comprenait pas complètement. L’impossibilité
d’établir un contact avec Frank. L’impossibilité de franchir la frontière entre
la vie et la mort…
Félicia ne pouvait s’empêcher de
penser que Tricane se trouvait derrière tout ça. Si elle voyait juste, son
procédé pourrait la conduire jusqu’à elle. Qu’il s’agisse de Tricane ou pas, le
vandale avaient commis une erreur : Félicia avait trouvé quelques gouttes
de sang séché sur le sol de la cave, de même que sur des morceaux de la cloche
fracassée. Le sang pouvait être un ingrédient puissant pour renforcer une
formule, mais il perdait beaucoup de son pouvoir avec le temps, comme si la
connexion s’amenuisait une fois qu’il était séparé de celui l’ayant versé. C’était
là l’essence du problème auquel elle était confrontée. L’enjeu était de trouver
un moyen de s’en servir comme fil d’Ariane malgré le temps et la distance. Pour
l’instant, ses meilleures solutions impliquaient une préparation de plusieurs
années. Il fallait faire mieux…
Elle noircit le tableau blanc deux
fois de plus, sans toutefois réussir à avancer davantage. Elle commençait à
croire qu’elle ne pourrait pas débloquer toute seule. Mais il lui restait
encore une solution avant de demander à l’aide…
Elle appela Polkinghorne. Il
répondit assez vite pour qu’elle suppose qu’il tenait déjà son téléphone.
« C’est moi », dit-elle. « Tu es occupé?
— J’aimerais n’être
qu’occupé », dit-il après un petit rire forcé. « Mais je crains
qu’acquiescer à cette affirmation serait verser dans l’euphémisme.
— Qu’est-ce qui se passe? »,
demanda-t-elle, craignant le pire.
« Avramopoulos. Il a perdu sa
statuette.
— Perdu ou fait voler?
— Le vol serait plus plausible que
la perte.
— Tricane? »
Il échappa un nouveau rire sans
joie. « Qui d’autre? Et je trouve cette possibilité bien
inquiétante.
— Écoute, je vais quitter la ville
quelques jours, d’accord?
— Je ne crois pas avoir beaucoup de
temps pour des leçons dans un futur rapproché », répondit-il. « Où
comptes-tu aller?
— Je retourne à Tanger. Je te
rappelle à mon retour.
— D’accord. Félicia?
— Oui?
— Sois prudente.
— Promis. Toi aussi… »
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