Gordon retourna à sa voiture,
éreinté. Il était presque deux heures du matin. Il avait l’impression que sa
rencontre avec Avramopoulos avait eu lieu une semaine auparavant… et non en
début de journée.
Les images des couleurs vues
au-dessus du Centre-Sud avaient déjà été trop largement diffusées pour être
contenues ou niées. Il avait plutôt fourni des explications à la fois
plausibles et banales de manière à désintéresser les médias et les convaincre
que ce dossier était clos.
Les quartiers généraux des boîtes
médiatiques se trouvaient pour la plupart dans le Centre, au milieu de la zone
radiesthésique grandissante; cette situation avait compliqué son intervention.
Utiliser son art sans préparation minutieuse aurait été de la folie; même avec
une telle préparation, la nouvelle intensité de la zone aurait pu avoir des
effets imprévisibles. Fort heureusement, le composite O semblait fort populaire
dans le milieu des médias; Gordon n’eut qu’à trouver des usagers en position d’autorité
pour faire adopter ses explications – puis s’assurer qu’ils aient oublié les
détails quant à leur source.
Il se permit de souffler un peu en
laissant le moteur tourner. Les dés étaient maintenant jetés : il ne
restait plus qu’à voir ce que la radio, la télé et les journaux en diraient le
matin venu.
Quelle ironie de devoir empêcher la
révélation de l’existence de leur art, alors qu’il prévoyait le faire lui-même dans
quelques mois à peine! Pour Édouard Gauss, il s’agissait du scoop d’une vie;
pour Gordon, il ne s’agissait que d’un moyen vers une fin plus grande. La seule
chose qui vaille vraiment la peine…
La boîte de Pandore allait s’ouvrir
tôt ou tard, et une fois ouverte, plus personne ne pourrait la refermer. Il ne
disposait que d’une chance, une seule, pour que l’impensable permette l’impossible.
À ce propos… Il se trouvait dans le
Centre-Ouest, à cinq minutes à peine de la rue Hill. Il prévoyait prendre des
nouvelles de Félicia plus tard dans la semaine… Il décida d’aller la visiter.
Si elle dormait, il pourrait toujours passer son chemin.
Il détecta le moment précis où il
traversa la frontière de la zone radiesthésique élargie. C’était comme si une
tension disparaissait d’un coup, une pression paradoxale, clairement
perceptible, quoiqu’impossible à situer sur quelque endroit du corps. Peut-être pèse-t-elle sur l’âme, pensa
Gordon.
À cette heure, sans surprise, la rue
Hill était déserte; presque toutes les maisons de la rue ne présentaient que
des fenêtres noires et des rideaux tirés… À l’exception de celle de Félicia,
dont toutes les lumières semblaient allumées. Gordon se stationna devant la
grande porte et alla sonner. La nuit était glaciale et son travail au Centre l’avait
empêché d’activer son truc repousse-froid… Il piétina sur place, impatient qu’on
lui ouvre.
Il fallut une bonne minute et un
autre coup de sonnette avant que Félicia finisse par se présenter sur le seuil,
les sourcils en accents circonflexe. « Bonjour Félicia. Je peux entrer?
— Bien sûr… » Elle portait des
vêtements confortables et les cheveux noués en un chignon asymétrique. Elle
avait les yeux cernés et une grappe de feux sauvages sur la lèvre supérieure. Ses
mains étaient noircies par des taches d’encre séchée. L’une de ses joues était
pareillement tachée, laissant croire qu’elle s’était grattée tout en
travaillant. Gordon ne l’avait jamais vue si négligée. Avait-elle appris pour
Espinosa? Non : Gordon ne décelait aucune trace de tristesse dans ses
expressions.
« Les choses avancent »,
dit-elle pour répondre à une question qu’il n’avait pas posée.
« De quelles choses parles-tu?
— J’ai continué à analyser les
textes et les diagrammes que Narcisse Hill nous a communiqués. »
Leurs dernières rencontres avaient
tourné autour de ces mystérieux écrits d’outre-tombe. Il s’agissait pour eux d’un
premier contact avec la pensée des Disciples de Khuzaymah. Avramopoulos les
avait toujours décrits comme des incapables et des charlatans, avec tout au
plus une poignée de trucs dans leur répertoire. Gordon avait découvert que son
estimation ne reflétait en rien la réalité. Les Disciples – à tout le moins
Hill – avaient atteint une maîtrise de leur art d’un raffinement étonnant.
« J’ai fait des pas importants »,
dit Félicia avec un sourire fatigué. « Si mes hypothèses se vérifient, je
pourrai recueillir les impressions de la même manière que j’ai recueilli l’essence
de Frank.
— Vraiment?
— Oui », dit Félicia, sans
dissimuler sa fierté. « Combiné avec ce que la possession d’Alice Gauss et
ma séance d’écriture automatique nous ont appris…
— Les possibilités sont infinies »,
compléta Gordon. Au minimum, ils allaient pouvoir communiquer librement avec la
conscience d’individus décédés, comme Félicia l’avait fait avec Hill… Mais cette
innovation faisait miroiter d’autres pistes, à plus long terme…
Le Grand Œuvre empêchait la
détérioration du corps, sans pour autant éliminer la possibilité d’une mort
violente… Félicia réalisait-elle qu’elle avait peut-être trouvé la voie vers la
vie éternelle, la pérennité de la conscience, indépendante du corps?
Plus
important encore, pensa Gordon, son
dispositif me rapproche de mon objectif… Et si, plutôt que ramener Harré à
la vie, il pouvait communiquer avec lui comme Félicia l’avait fait avec Hill?
Et si Harré lui apprenait comment revivre la sensation incomparable qu’il lui
avait fait connaître lors de leur rencontre à Manhattan, une éternité
auparavant? Ses yeux s’embuèrent. Il les essuya discrètement. Qu’est-ce que c’est que ces réactions
puériles? Je dois être encore plus
fatigué que je l’avais cru.
« Nous allons travailler
ensemble plus fréquemment à partir de maintenant », dit Gordon, agacé par
sa voix légèrement chevrotante « Penses-tu qu’il serait réaliste de
prévoir commencer un prototype d’ici la fin du printemps? »
Elle éclata de rire. « Réaliste? Tu parles! Je travaille déjà à
ma cloche de verre deux point zéro. À ce rythme, je l’aurai finie pour la
Saint-Valentin. Peut-être avant. »
Dans
trois semaines? Comment pouvait-elle… Avant cette nuit, ni Espinosa, ni
Avramopoulos, ni Polkinghorne, ni même Gordon n’avaient su prendre la mesure du
plein potentiel de Lytvyn. Gordon fut saisi
d’un vertige.
« Est-ce que ça va?
— Oui, je… J’ai eu une grosse
journée », répondit-il en se ressaisissant tant bien que mal.
Il posa ses mains sur ses épaules.
Elle dégageait une forte odeur de transpiration. Elle n’avait pas dû se laver
depuis des jours. « Félicia. Je n’ai jamais vu quiconque travailler comme
toi. Il faudrait des années, des mois à un maître pour réussir à créer ce
dispositif. Tu crois vraiment pouvoir faire
mieux en trois semaines?
— Oui », dit-elle, pleine d’aplomb.
« Je comprends que Kuhn t’aie
offert ton bâton en si peu de temps. Montre-moi ce que tu peux faire. Si tu
relèves le défi, je t’offre ton anneau. » Il sentit les épaules de Félicia
se raidir sous ses paumes. « Je ne te dérange pas plus longtemps. Si j’étais
toi, je débrancherais le téléphone : chaque minute compte si tu veux
réussir… Autant éviter d’être dérangée. » Ou d’apprendre que ton ancien maître et amoureux a rendu l’âme.
« Oh, c’est déjà fait depuis
longtemps », répondit-elle avec entrain. « On se revoit dans trois
semaines! »