dimanche 23 février 2014

Le Nœud Gordien, épisode 308 : Deux point zéro

Gordon retourna à sa voiture, éreinté. Il était presque deux heures du matin. Il avait l’impression que sa rencontre avec Avramopoulos avait eu lieu une semaine auparavant… et non en début de journée.
Les images des couleurs vues au-dessus du Centre-Sud avaient déjà été trop largement diffusées pour être contenues ou niées. Il avait plutôt fourni des explications à la fois plausibles et banales de manière à désintéresser les médias et les convaincre que ce dossier était clos.
Les quartiers généraux des boîtes médiatiques se trouvaient pour la plupart dans le Centre, au milieu de la zone radiesthésique grandissante; cette situation avait compliqué son intervention. Utiliser son art sans préparation minutieuse aurait été de la folie; même avec une telle préparation, la nouvelle intensité de la zone aurait pu avoir des effets imprévisibles. Fort heureusement, le composite O semblait fort populaire dans le milieu des médias; Gordon n’eut qu’à trouver des usagers en position d’autorité pour faire adopter ses explications – puis s’assurer qu’ils aient oublié les détails quant à leur source.
Il se permit de souffler un peu en laissant le moteur tourner. Les dés étaient maintenant jetés : il ne restait plus qu’à voir ce que la radio, la télé et les journaux en diraient le matin venu.
Quelle ironie de devoir empêcher la révélation de l’existence de leur art, alors qu’il prévoyait le faire lui-même dans quelques mois à peine! Pour Édouard Gauss, il s’agissait du scoop d’une vie; pour Gordon, il ne s’agissait que d’un moyen vers une fin plus grande. La seule chose qui vaille vraiment la peine…
La boîte de Pandore allait s’ouvrir tôt ou tard, et une fois ouverte, plus personne ne pourrait la refermer. Il ne disposait que d’une chance, une seule, pour que l’impensable permette l’impossible.
À ce propos… Il se trouvait dans le Centre-Ouest, à cinq minutes à peine de la rue Hill. Il prévoyait prendre des nouvelles de Félicia plus tard dans la semaine… Il décida d’aller la visiter. Si elle dormait, il pourrait toujours passer son chemin.
Il détecta le moment précis où il traversa la frontière de la zone radiesthésique élargie. C’était comme si une tension disparaissait d’un coup, une pression paradoxale, clairement perceptible, quoiqu’impossible à situer sur quelque endroit du corps. Peut-être pèse-t-elle sur l’âme, pensa Gordon.
À cette heure, sans surprise, la rue Hill était déserte; presque toutes les maisons de la rue ne présentaient que des fenêtres noires et des rideaux tirés… À l’exception de celle de Félicia, dont toutes les lumières semblaient allumées. Gordon se stationna devant la grande porte et alla sonner. La nuit était glaciale et son travail au Centre l’avait empêché d’activer son truc repousse-froid… Il piétina sur place, impatient qu’on lui ouvre.
Il fallut une bonne minute et un autre coup de sonnette avant que Félicia finisse par se présenter sur le seuil, les sourcils en accents circonflexe. « Bonjour Félicia. Je peux entrer?
— Bien sûr… » Elle portait des vêtements confortables et les cheveux noués en un chignon asymétrique. Elle avait les yeux cernés et une grappe de feux sauvages sur la lèvre supérieure. Ses mains étaient noircies par des taches d’encre séchée. L’une de ses joues était pareillement tachée, laissant croire qu’elle s’était grattée tout en travaillant. Gordon ne l’avait jamais vue si négligée. Avait-elle appris pour Espinosa? Non : Gordon ne décelait aucune trace de tristesse dans ses expressions.
« Les choses avancent », dit-elle pour répondre à une question qu’il n’avait pas posée.
« De quelles choses parles-tu?
— J’ai continué à analyser les textes et les diagrammes que Narcisse Hill nous a communiqués. »
Leurs dernières rencontres avaient tourné autour de ces mystérieux écrits d’outre-tombe. Il s’agissait pour eux d’un premier contact avec la pensée des Disciples de Khuzaymah. Avramopoulos les avait toujours décrits comme des incapables et des charlatans, avec tout au plus une poignée de trucs dans leur répertoire. Gordon avait découvert que son estimation ne reflétait en rien la réalité. Les Disciples – à tout le moins Hill – avaient atteint une maîtrise de leur art d’un raffinement étonnant.
« J’ai fait des pas importants », dit Félicia avec un sourire fatigué. « Si mes hypothèses se vérifient, je pourrai recueillir les impressions de la même manière que j’ai recueilli l’essence de Frank. 
— Vraiment?
— Oui », dit Félicia, sans dissimuler sa fierté. « Combiné avec ce que la possession d’Alice Gauss et ma séance d’écriture automatique nous ont appris…
— Les possibilités sont infinies », compléta Gordon. Au minimum, ils allaient pouvoir communiquer librement avec la conscience d’individus décédés, comme Félicia l’avait fait avec Hill… Mais cette innovation faisait miroiter d’autres pistes, à plus long terme…
Le Grand Œuvre empêchait la détérioration du corps, sans pour autant éliminer la possibilité d’une mort violente… Félicia réalisait-elle qu’elle avait peut-être trouvé la voie vers la vie éternelle, la pérennité de la conscience, indépendante du corps?
Plus important encore, pensa Gordon, son dispositif me rapproche de mon objectif… Et si, plutôt que ramener Harré à la vie, il pouvait communiquer avec lui comme Félicia l’avait fait avec Hill? Et si Harré lui apprenait comment revivre la sensation incomparable qu’il lui avait fait connaître lors de leur rencontre à Manhattan, une éternité auparavant? Ses yeux s’embuèrent. Il les essuya discrètement. Qu’est-ce que c’est que ces réactions puériles? Je dois être encore plus fatigué que je l’avais cru.
« Nous allons travailler ensemble plus fréquemment à partir de maintenant », dit Gordon, agacé par sa voix légèrement chevrotante « Penses-tu qu’il serait réaliste de prévoir commencer un prototype d’ici la fin du printemps? »
Elle éclata de rire. « Réaliste? Tu parles! Je travaille déjà à ma cloche de verre deux point zéro. À ce rythme, je l’aurai finie pour la Saint-Valentin. Peut-être avant. »
Dans trois semaines? Comment pouvait-elle… Avant cette nuit, ni Espinosa, ni Avramopoulos, ni Polkinghorne, ni même Gordon n’avaient su prendre la mesure du plein potentiel de Lytvyn.  Gordon fut saisi d’un vertige.
« Est-ce que ça va?
— Oui, je… J’ai eu une grosse journée », répondit-il en se ressaisissant tant bien que mal.
Il posa ses mains sur ses épaules. Elle dégageait une forte odeur de transpiration. Elle n’avait pas dû se laver depuis des jours. « Félicia. Je n’ai jamais vu quiconque travailler comme toi. Il faudrait des années, des mois à un maître pour réussir à créer ce dispositif.  Tu crois vraiment pouvoir faire mieux en trois semaines?
— Oui », dit-elle, pleine d’aplomb.
« Je comprends que Kuhn t’aie offert ton bâton en si peu de temps. Montre-moi ce que tu peux faire. Si tu relèves le défi, je t’offre ton anneau. » Il sentit les épaules de Félicia se raidir sous ses paumes. « Je ne te dérange pas plus longtemps. Si j’étais toi, je débrancherais le téléphone : chaque minute compte si tu veux réussir… Autant éviter d’être dérangée. » Ou d’apprendre que ton ancien maître et amoureux a rendu l’âme.
« Oh, c’est déjà fait depuis longtemps », répondit-elle avec entrain. « On se revoit dans trois semaines! »

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