dimanche 28 septembre 2014

Le Nœud Gordien, épisode 339 : Nouveaux marchés

Une sonnerie de téléphone tira Gordon de ses rêveries. Il ne s’agissait pas de son appareil habituel, mais bien d’un autre, jetable celui-là, qui ne devait plus servir maintenant que le message avait été reçu. Il ouvrit la fenêtre arrière de la limousine et le lança dehors. Le portable se fracassa en mille morceaux qui furent bientôt aplatis sous les pneus du trafic.
Le téléphone avait sonné : Mikael Katzko avait donc complété son contrat. Tricane n’était plus…
En théorie.
Gordon ferma les yeux et connecta avec le pouvoir de son anneau. Lorsqu’il les rouvrit, les millions de fils enchevêtrés des habitants de La Cité étaient devenus visibles dans toutes les directions. Il trouva celui qui le reliait à Tricane. Intact. Gordon échappa un soupir.
Sa relation avec son ancienne élève était tombée sous le signe de l’ambivalence… Il ne pouvait nier les allégations qui pesaient sur elle, mais il demeurait convaincu qu’elle avait été condamnée prématurément… Il aurait voulu l’approcher, l’interroger, la comprendre… S’il n’osait pas, c’est qu’il la craignait. À tout le moins, elle vivait encore. Tout n’était pas perdu. Comment avait-elle dupé Katzko?
Sans surprise, son fil tendait en direction du Centre-Sud. Gordon perçut que quelque chose avait changé de son côté, la nature ou la configuration de ses relations… À cette distance, il ne pouvait guère en savoir plus. Un autre mystère… pour l’instant.
Sa limousine quitta la route pour s’engager dans un stationnement souterrain.
Quatre hommes attendaient au premier sous-sol. Deux voitures – sans doute les leurs – étaient les seules stationnées sur l’étage. L’un des quatre leva une main gantée pour signaler au chauffeur de ralentir, puis de se ranger sur le côté. Ils allèrent ensuite se positionner de part et d’autre de la limousine. « Attendez dans la voiture », dit Gordon au chauffeur via l’intercom.
Gordon ouvrit la porte; l’un des hommes la lui tint en le saluant d’un mouvement de la tête. « Allongez les bras, s’il vous plaît. » L’homme fouilla Gordon d’une série de gestes rapides et précis. On pouvait déduire à son apparence et à ses manières que lui et ses collègues n’étaient pas des gangsters, mais plutôt des professionnels de la sécurité. « Par ici, je vous prie », ajouta-t-il en montrant une cage d’escalier. Gordon descendit, trois des quatre hommes le talonnant.
L’étage inférieur s’avéra tout aussi vide que le précédent, à l’exception d’une limousine noire, moteur tournant, stationnée au fond.
À une vingtaine de mètres du véhicule, ses escortes le laissèrent avancer seul. Il profita du moment pour interroger son anneau… Szasz se trouvait dans la voiture, comme prévu, mais il n’était pas seul. Mélanie Tremblay était assise à sa droite. C’est d’ailleurs à elle que les gardes étaient connectés… Il remarqua au passage que le lien qui la reliait à l’homme qui l’avait fouillé s’avérait particulièrement chargé… Amour? Sexe? Loyauté? Difficile à dire en si peu de temps. Pour l’instant, il suffisait de savoir qu’un clou devait être ajouté à son Nœud.
Son Nœud… L’impression qu’il s’approchait de son objectif final avait rendu Gordon négligent, presque nonchalant. Il tentait fréquemment de se convaincre de soigner son œuvre, de l’enrichir de toutes les nouveautés qu’il découvrait, comme il l’avait fait par le passé, mais une part grandissante de son esprit l’en empêchait, lui soufflait à quoi bon? Son Nœud était un outil qu’il avait créé pour atteindre un objectif, un objectif qui, après des décennies d’attente, lui semblait pour la première fois à portée de main…
Will Szasz sortit de la voiture, emmitouflé dans un manteau kaki et un épais foulard. « Bon! », s’exclama-t-il. « Enfin! Je pensais que je ne rencontrerais jamais l’homme derrière l’Orgasmik!
— Je continue de maintenir que cette rencontre n’était pas nécessaire », répondit Gordon.
« Écoute, je ne sais pas comment Jean Smith t’a fait passer de son bord, je ne sais pas ce qu’il t’a offert… C’est pas le genre de gars qui montre son jeu… Mais ça me stresse de ne pas savoir… Ton produit, c’est rendu beaucoup d’argent pour nous autres…
— Vous n’aviez pas à vous inquiéter, n’est-ce pas? Je vous ai bel et bien contactés à temps pour le prochain arrivage…
— Ouais, contacté, je veux bien… mais moi, j’aime savoir à qui j’ai affaire.
— C’est tout-à-fait légitime. Mais inutile, je vous assure.
— As-tu fait disparaître Smith? »
Gordon devinait que la question à brûle-pourpoint ne visait pas à obtenir un aveu, mais plutôt à le faire réagir, peut-être trahir son éventuelle implication… « Non. »
Szasz le scruta encore quelques instants avant de hausser les épaules en ajoutant : « Peut-être qu’il a juste décidé d’aller prendre des vacances… 
— Y a-t-il autre chose?
— En fait, oui. Ça fait un bout que je me demande… Comment ça se fait que l’Orgasmik ne fonctionne pas ailleurs que dans La Cité? »
Ce fut au tour de Gordon de hausser les épaules. « Peut-être que les exportateurs se sont retrouvés avec des contrefaçons? »
Szasz remonta ses lunettes d’un doigt en haussant le sourcil. « Faut pas me prendre pour un con… On a fait des tests à partir d’une batch qui marchait très bien… » Gordon ne répondit pas. « Où je veux en venir, c’est qu’on passe à côté d’une fortune. Les gens de la grande région peuvent peut-être venir virer en ville pour gober une pilule ou deux, mais si on pouvait leur en vendre… Les petits villages ne manquent pas de gros consommateurs… »
Szasz ne pouvait deviner que l’intensité du composite O reposait sur la proximité de la zone radiesthésique… Gordon pourrait sans doute créer une version exportable de la pilule à orgasme, mais c’était l’autre propriété de l’O qui l’intéressait, et celle-là serait bien plus difficile à maintenir loin de La Cité. En y réfléchissant bien, l’offre de Szasz n’était pas sans intérêt… Dans un premier temps, il pourrait peut-être faire circuler une version… simplifiée du composite O; une fois sa drogue implantée dans ces nouveaux marchés, il lui serait facile de le remplacer par une version complète, adaptée pour l’exportation.
« Une fortune », dit Gordon, dissimulant ses véritables considérations derrière une vulgaire cupidité. « Je vais voir ce que je peux faire. »

dimanche 21 septembre 2014

Le Nœud Gordien, épisode 338 : Démonstration, 3e partie

« Mmmm mmm mmm! », dit Maude, la bouche pleine de gaufres et de sirop. « Tu n’avais pas menti. C’est vraiment, vraiment bon!
— Moka Moka », dit Nico. « La découverte de l’année.
— Tu es certain que ça ne dérangera pas Édouard qu’on ait commandé sans l’attendre?
— Ne t’en fais pas… Après tout, nous ne sommes pas ici pour manger…
— As-tu goûté leur café? Excellent!
— Je te vois aller, tu me donnes faim… Pardon », dit-il à l’intention d’une serveuse qui passait par là. « Est-ce que je pourrais avoir des crêpes? Avec la coupe de fruits frais.
— Je vous amène ça tout de suite! »
Maude suivit la serveuse des yeux pendant qu’elle s’éloignait. Un service enjoué, c’était plutôt rare dans La Cité. Maude supposa qu’elle devait être nouvelle, une fille de la campagne comme elle, qui n’avait pas encore été gagnée par le cynisme contagieux des grandes villes.
La serveuse passait devant la porte au moment où Édouard entra dans le restaurant. Il lui dit quelques mots qui la firent éclater de rire, après quoi il rejoignit Maude et Nico.
« C’est bon, hein? », dit-il en pointant les gaufres de Maude.
« Paraît que c’est comme ça que les vendeurs de drogue se trouvent des nouveaux clients. Essaie une fois, juste une fois… Là, je n’aurai plus le choix. Je vais devoir revenir.
—  Si tu vois ça ainsi, n’essaie pas leurs tartes, tu ne repartiras plus jamais! » Édouard se glissa sur la banquette à côté de Nico. « Passons aux choses sérieuses… Vous avez les résultats? 
— Oui.
— Alors? Quel est mon taux de succès? »
Maude tira de la mallette à ses pieds la carte qu’elle avait annotée. « Voici le chemin que j’ai fait », dit-elle en pointant une ligne au feutre rouge qui serpentait un peu partout dans la ville. « J’ai tracé une ligne noire chaque fois où Édouard a pointé en direction de la corneille. La correspondance avec ma position est parfaite. Cent pourcent de succès. Et, comme vous me l’aviez demandé, j’ai essayé de brouiller les pistes… Ici, je suis débarquée de ma voiture. Là, je suis allée acheter une autre cage, au cas où elle aurait été traficotée.
— Je peux te la rembourser », dit Édouard.
« Pas la peine : je l’ai retournée à la fin de la journée. Bref, la seule explication que je vois, c’est qu’un complice m’ait suivie sans que je le voie…
— Mais de notre côté », dit Nico, « nous nous sommes assurés que personne n’ait pu communiquer avec lui.
— Bref, s’il y a un truc, je l’ignore.
— Il n’y a pas de truc ou de complice », dit Édouard. « J’ai un lien surnaturel avec ma corneille, c’est tout. Juste là, en ce moment, je sais qu’elle est par là, pas trop loin. Attendez, je l’appelle… »
Maude haussa le sourcil. Nico souriait comme un enfant. Édouard ne mentait pas : quelques secondes plus tard, sa corneille apparut devant la vitrine du restaurant. Elle marcha sur toute la longueur de la fenêtre deux fois, puis s’envola pour se poser sur un arbre de l’autre côté de la rue.
« De la magie. Hum », dit Maude. Malgré cette nouvelle démonstration, elle n’était pas certaine d’être prête à avaler cette pilule.
« Bon, on a fait tout ce que tu voulais », dit Nico. « Maintenant, c’est à ton tour. Explique-nous…
—Vous l’avez mérité. Mais vous devez me jurer de ne jamais, jamais en parler à personne sans mon autorisation… »
Édouard raconta son histoire. Le début était assez anodin, mais son récit prit rapidement une tournure pour le moins abracadabrante… Mais Édouard la relatait avec tant d’aplomb que Maude cessa vite de la remettre en question à chaque détour. Elle vint à penser que le tout était trop gros, trop absurde pour être une construction. Même un romancier assidu aurait passé des années à pondre pareille intrigue… Elle lui laissa donc le bénéfice du doute.
Il en était à raconter la découverte qu’il avait faite à peu près au moment de sa démission de CitéMédia… Un édifice mystérieux dont ni lui, ni son neveu Alexandre ne pouvaient s’approcher sans repartir dans une autre direction, sans même se souvenir qu’ils avaient essayé. « C’est ce qui continue à me perturber le plus », dit Édouard. « Si quelqu’un peut modifier les mémoires des gens, nous ne pouvons plus être certains de rien, pas même ce que nous croyons avoir vécu… Ces magiciens travaillent fort pour garder leurs secrets et écarter les curieux. Un bel exemple récent… Vous avez entendu parler des couleurs qui sont apparues au-dessus du Centre-Sud? Dysfonction du système électrique mon cul! Quand on sait, en plus, qu’une magicienne rebelle est planquée là, c’est clair que… Quoi? »
Nico et Maude avaient échangé un regard à la mention du Centre-Sud. « Nous sommes allés enquêter dans le coin cet automne », dit Nico. « Ça ne s’est pas super bien passé…
— C’est le moins qu’on puisse dire », ajouta Maude en essayant de rire. Malgré les mois qui s’étaient écoulés depuis leur incursion dans la jungle urbaine, elle ne pouvait oublier qu’il avait fallu de peu pour qu’ils n’en reviennent jamais. Il lui arrivait encore de rêver aux pires moments qu’elle y avait vécus… Elle espérait que ces nuits difficiles finissent par cesser un jour. « Pendant que nous étions là-bas, nous sommes tombés sur une espèce de culte, sur la place de la vieille-gare… »
L’intérêt d’Édouard était piqué. « Dites-moi tout. 
— Tu ne veux pas continuer ton récit?
— J’y reviendrai plus tard… »
Ce fut donc au tour de Maude et Nico de raconter leur aventure invraisemblable, chacun prenant la parole à son tour, l’un ajoutant parfois un détail ou une nuance à ce que l’autre disait… L’idée de reportage… Leur passage sur le boulevard St-Martin avant de s’aventurer jusqu’à la place de la vieille-gare… Puis, l’entrée dans le Terminus comme à la messe… La séance de yoga animée par Timothée, le clochard-gentleman… Le sac de sandwich apparemment sans fond…
À mesure qu’ils avançaient dans leur récit, Édouard devint de plus en plus agité. « Vous souvenez-vous des exercices que vous avez faits? 
— Peut-être pas au complet… Des bouts… » Au prix de quelques minutes de discussion, Nico et Maude réussirent à reconstruire une part appréciable de la séquence qu’ils avaient répétée au Terminus.
« J’en reviens pas », dit Édouard, les yeux écarquillés, le souffle court.
Inquiétée par sa réaction, Maude demanda : « Qu’est-ce qu’il y a?
— On dirait que la renégate est en train de former une armée de magiciens… » 

dimanche 14 septembre 2014

Le Nœud Gordien, épisode 337 : De l’autre côté

Planqués au deuxième étage de l’édifice juste en face de la porte principale du Terminus, les deux tueurs s’impatientaient.
« Comment ça se fait qu’ils ne sortent pas? », demanda le premier, un maigrichon à grosses lunettes.
« Y vont bien devoir décrisser un jour », répondit l’autre, un colosse velu et vêtu de cuir des pieds à la tête. T’es certain que le feu était bien pogné?
— À la quantité de gaz que j’ai vidé sur les murs, pas le choix… Et puis ils peuvent pas l’éteindre d’en-dedans, hein? 
— Ouais. » Katzko s’approcha de la fenêtre cassée. Des traces de sang zébraient le dallage devant la porte, là où Tobin et son gars avaient été frappés par les balles. Les deux s’étaient vite mis à l’abri, l’un derrière le socle d’une statue renversée, à côté de la grande porte, l’autre derrière un baril métallique que Katzko avait ensuite pris soin de canarder au pistolet mitrailleur. Rien n’avait bougé depuis. La tentation de descendre, défoncer la porte et tuer tout le monde à bout portant était grande. Mais il aurait suffi que l’un ou l’autre des gardiens ait survécu pour qu’il se prenne une balle… ou dix. « As-tu une cigarette? » Jésus Crisse lui lança son paquet. Katzko en prit deux; il en alluma une et glissa l’autre sur son oreille.
« La boucane a diminué », remarqua Jésus.
« Ha non! Calice de ciboire!
— Là, ils ne sont plus obligés de sortir… Qu’est-ce qu’on fait avec ça? »
Fulminant, Katzko donna un coup de pied à l’une des nombreuses cochonneries qui jonchaient le plancher. « Maudite affaire! » La clope au bec, il se pencha au-dessus du sac de sport qui contenait leur équipement. En plus du Uzi qu’il avait dans la main, il choisit deux armes de poing. Toutes les armes encore dans le sac étaient chargées à bloc; il n’eut qu’à enlever le cran de sûreté avant d’en glisser une dans sa poche gauche, l’autre dans le creux de ses reins. « J’vais leur montrer, moi… 
— Hey, Mike! Checke-ça! »
Katzko cracha sa cigarette par terre. Contre toute attente, la porte du Terminus venait de s’ouvrir : il retrouva une mesure de calme. « C’est elle! Ah ben calice, c’est elle! » La femme que son employeur voulait voir morte se tenait à l’intérieur du Terminus, les bras croisés. À cette distance, il était difficile de voir son visage, mais elle correspondait en tout point à la description qu’on lui avait faite : vieille, laide, portant des vêtements de toutes les couleurs…
« Je te l’avais dit que ça nous aurait pris un gun avec un télescope », dit Jésus Crisse.
« Lâche-moi avec tes télescopes! On fait avec ce qu’on a. On n’a pas les moyens de…
— Me semble qu’on aurait pu s’endetter… Je n’ai jamais vu un contrat aussi payant que celui-là… À part de ça, c’est qui, elle? Pourquoi elle vaut autant? Pis qui la veut morte à ce point-là?
— C’est le même gars pour qui j’ai tué Lev Lytvyn », répondit Katzko, les yeux rivés sur la femme.
« De quoi tu parles? Le bonhomme est mort du cœur, tout le monde sait ça…
— Ouais, mais la crise, elle n’est pas venue toute seule… T’aurais dû lui voir la face quand je lui ai mis mon gun en-dessous du nez…
— Tu me niaises!
— Chut! »
La femme criait quelque chose dans leur direction. Ils étaient toutefois trop loin pour distinguer ses mots.
« Je descends », dit Katzko.
« T’es malade! C’est peut-être un piège…
— Alors ils vont voir que je ne suis pas le genre de gars qui se laisse piéger », dit-il en vérifiant machinalement le chargeur de son Uzi.
La porte d’entrée de l’édifice où ils s’étaient installés était défoncée; elle tenait à peine sur ses gonds rouillés et tordus. Ils se positionnèrent de part et d’autre de l’ouverture, dos au mur, et ils prêtèrent l’oreille. La femme répétait les mêmes mots; après quelques boucles, ils réussirent à comprendre son message.
« Je sais que c’est moi que vous voulez… Je veux vous faire une offre! »
Jésus Crisse ne cacha pas son incrédulité. « C’est sûr que c’est un piège », souligna-t-il.
« Parfait! », hurla Katzko. « Avance au milieu de la place… »
Un coup d’œil furtif par l’embrasure leur montra qu’elle obéissait.
« Si elle sort toute seule, c’est tant mieux », dit Jésus, encore un peu perplexe. « Ça aurait été cochon en sacrement si on avait dû tirer dans le tas. »
Jésus Crisse était d’un sérieux absolu, mais Katzko eut envie d’éclater de rire. Comme si ça devait lui faire quelque chose si quelques dizaines de nobody finissaient grillés ou troués! L’idée que Jésus fucking Crisse entretienne ce genre de scrupule l’amusa au plus haut point.
« Je suis prête à me livrer à vous », dit la femme, dont la voix claire indiquait qu’elle s’était beaucoup rapprochée d’eux. « En échange, laissez les autres tranquilles! 
— Marché conclu! », lança Katzko, plus hilare que jamais. Il passa à découvert. La vieille se trouvait à une quinzaine de mètres d’eux. Les portes du Terminus s’étaient refermées après son passage. Il fit trois pas dans sa direction, leva son Uzi, et vida son chargeur sur elle, savourant la surprise sur son visage – à quoi s’était-elle attendue?  – et son dernier geste futile, de lever les mains comme pour se protéger. L’une des premières balles vint lui trouer le nez et lui éclata l’arrière du crâne.
La vieille tomba comme une masse. Son sang eut tôt fait de rougir les interstices des dalles de la grande place.
« C’est fait! », dit Katzko à son partenaire, le cœur joyeux. « On remballe, vite! »

dimanche 7 septembre 2014

Le Nœud Gordien, épisode 336 : Devoir agir, 1re partie

Pendant un instant, Martin eut l’impression fugace que sa main était restée imprimée sur la joue de Madame. Elle ouvrit les yeux, furieuse; l’air autour d’elle ondula comme un désert sous le soleil. « Je vous ai dit de ne me déranger sous aucun prétexte! 
« Pardon! Pardon! », dit Martin, les mains en l’air. « C’est une urgence! Y’a le feu! Et des tireurs! 
— Aucun. Prétexte. » À chaque mot qu’elle prononça, l’atmosphère frémit de nouveau. La gorge de Martin se serra. Il comptait parmi les fidèles de la première heure… Les nouveaux venus en doutaient, croyaient qu’il  s’agissait d’un mythe ou d’une exagération, mais Martin avait senti la terre trembler lorsque Madame avait fait face aux trois mystérieux intrus qui s’étaient attaqués à elle. Si Madame dirigeait sa rage vers lui… Il aurait raison de craindre pour sa vie.
Heureusement, quelque chose changea dans son expression, comme si elle se réveillait d’un épisode de somnambulisme. Elle frotta son visage à deux mains. « Qu’est-ce… Qu’est-ce qui se passe? » Le contraste avec la furie que Martin avait réveillée ne pouvait être plus complet.
« Vous autres! », dit Martin aux quelques fidèles qui s’étaient aventurés dans la pièce, « Allez rejoindre les autres dans l’entrée. Et restez calme! » Il attendit que Madame se ressaisisse pendant que les intrus sortaient. « Y’a le feu », répéta-t-il, « et au moins un tireur devant la porte. » 
Cette fois, Madame bondit sur ses pieds. « Quoi! » Elle avait maintes fois prouvé qu’elle connaissait le futur, mais ses visions devaient comporter des angles morts : Martin ne l’avait jamais vue aussi surprise. « Il faut évacuer! Amène les fidèles par le trou…
— Impossible », répondit Timothée. « C’est là que toute la fumée se ramasse. Le tirant d’air…
— Je comprends », coupa Madame. « Aizalyasni? » La jeune femme leva la tête. Elle avait les yeux bouffis et le visage luisant de larmes et de morve. Madame lui tendit la main. « Aizalyasni, j’ai besoin de toi. Peux-tu m’aider? »
Elle s’essuya le nez sur la manche de son manteau et fit oui de la tête. Madame l’aida à se relever. « Peux-tu t’occuper du feu? 
— J’ai peur », dit-elle. « Les balles…
— Tu as déjà surmonté ta peur. Tu t’en es servi pour nous protéger, tous… »
Aizalyasni ravala une série de sanglot. Martin devinait que, malgré les miracles qu’elle avait accomplis par le passé, cette fois-ci, il ne fallait s’attendre à rien de sa part. 
Madame ferma les yeux et se concentra un instant. « Ils sont deux. Devant le Terminus. Rem et Mike sont gravement blessés.
— Les chaînes nous empêchent de sortir par les côtés… et le feu nous bloque l’arrière.
— Ils veulent nous faire sortir; nous n’allons pas jouer leur jeu. Aizalyasni, donne ton arme à Timothée. » La fille figea un instant, puis elle fouilla dans les poches intérieures de son manteau. Elle en tira un Beretta M9 et le tendit à Tim qui le prit, les sourcils froncés, interrogeant Madame du regard.
« Je craignais que nous en arrivions là… Je ne l’ai pas vu venir, et maintenant, il est trop tard : je dois agir. Timothée, tu vas t’occuper de moi. Si jamais je perds le contrôle, je veux que tu me tues. Vise ma tête.
— Hein!? »
Martin sentit les premières volutes de fumée assaillir ses narines. L’odeur était forte, écœurante. Il devinait qu’il suffirait d’une vraie bouffée pour étouffer quiconque la respirait. « Le feu se propage…
— C’est de cela dont je dois m’occuper en priorité », dit Madame en se dirigeant vers la salle du trou, laissant Timothée derrière, catastrophé, l’arme à la main.
« La tuer? Vraiment? », demanda-t-il à Martin.
« Obéis. Elle sait ce qu’elle fait. » Il espérait de tout cœur que ce soit vrai.
Avant qu’ils ne l’aient rejointe dans la salle du trou, elle avait fini : ils trouvèrent un incendie éteint, les quelques volutes de fumée restantes vite aspirées par le courant d’air.
« Hourra! », s’exclama Timothée, soulagé.
« Nous n’avons pas encore vaincu », dit Madame. « Ils sont toujours là. Nous sommes toujours menacés. » Ses paroles eurent l’effet d’une douche froide : Timothée ravala son enthousiasme. « Venez avec moi. »