Une sonnerie de téléphone tira Gordon
de ses rêveries. Il ne s’agissait pas de son appareil habituel, mais bien d’un
autre, jetable celui-là, qui ne devait plus servir maintenant que le message
avait été reçu. Il ouvrit la fenêtre arrière de la limousine et le lança
dehors. Le portable se fracassa en mille morceaux qui furent bientôt aplatis
sous les pneus du trafic.
Le téléphone avait sonné :
Mikael Katzko avait donc complété son contrat. Tricane n’était plus…
En théorie.
Gordon ferma les yeux et connecta
avec le pouvoir de son anneau. Lorsqu’il les rouvrit, les millions de fils
enchevêtrés des habitants de La Cité étaient devenus visibles dans toutes les
directions. Il trouva celui qui le reliait à Tricane. Intact. Gordon échappa un
soupir.
Sa relation avec son ancienne élève
était tombée sous le signe de l’ambivalence… Il ne pouvait nier les allégations
qui pesaient sur elle, mais il demeurait convaincu qu’elle avait été condamnée
prématurément… Il aurait voulu l’approcher, l’interroger, la comprendre… S’il
n’osait pas, c’est qu’il la craignait. À tout le moins, elle vivait encore.
Tout n’était pas perdu. Comment avait-elle dupé Katzko?
Sans surprise, son fil tendait en
direction du Centre-Sud. Gordon perçut que quelque
chose avait changé de son côté, la nature ou la configuration de ses
relations… À cette distance, il ne pouvait guère en savoir plus. Un autre
mystère… pour l’instant.
Sa limousine quitta la route pour
s’engager dans un stationnement souterrain.
Quatre hommes attendaient au premier
sous-sol. Deux voitures – sans doute les leurs – étaient les seules stationnées
sur l’étage. L’un des quatre leva une main gantée pour signaler au chauffeur de
ralentir, puis de se ranger sur le côté. Ils allèrent ensuite se positionner de
part et d’autre de la limousine. « Attendez dans la voiture », dit
Gordon au chauffeur via l’intercom.
Gordon ouvrit la porte; l’un des
hommes la lui tint en le saluant d’un mouvement de la tête. « Allongez les
bras, s’il vous plaît. » L’homme fouilla Gordon d’une série de gestes
rapides et précis. On pouvait déduire à son apparence et à ses manières que lui
et ses collègues n’étaient pas des gangsters, mais plutôt des professionnels de
la sécurité. « Par ici, je vous prie », ajouta-t-il en montrant une
cage d’escalier. Gordon descendit, trois des quatre hommes le talonnant.
L’étage inférieur s’avéra tout aussi
vide que le précédent, à l’exception d’une limousine noire, moteur tournant,
stationnée au fond.
À une vingtaine de mètres du véhicule,
ses escortes le laissèrent avancer seul. Il profita du moment pour interroger
son anneau… Szasz se trouvait dans la voiture, comme prévu, mais il n’était pas
seul. Mélanie Tremblay était assise à sa droite. C’est d’ailleurs à elle que
les gardes étaient connectés… Il remarqua au passage que le lien qui la reliait
à l’homme qui l’avait fouillé s’avérait particulièrement chargé… Amour? Sexe?
Loyauté? Difficile à dire en si peu de temps. Pour l’instant, il suffisait de
savoir qu’un clou devait être ajouté à son Nœud.
Son Nœud… L’impression qu’il
s’approchait de son objectif final avait rendu Gordon négligent, presque
nonchalant. Il tentait fréquemment de se convaincre de soigner son œuvre, de
l’enrichir de toutes les nouveautés qu’il découvrait, comme il l’avait fait par
le passé, mais une part grandissante de son esprit l’en empêchait, lui
soufflait à quoi bon? Son Nœud était
un outil qu’il avait créé pour atteindre un objectif, un objectif qui, après
des décennies d’attente, lui semblait pour la première fois à portée de main…
Will Szasz sortit de la voiture, emmitouflé
dans un manteau kaki et un épais foulard. « Bon! », s’exclama-t-il.
« Enfin! Je pensais que je ne rencontrerais jamais l’homme derrière
l’Orgasmik!
— Je continue de maintenir que cette
rencontre n’était pas nécessaire », répondit Gordon.
« Écoute, je ne sais pas
comment Jean Smith t’a fait passer de son bord, je ne sais pas ce qu’il t’a
offert… C’est pas le genre de gars qui montre son jeu… Mais ça me stresse de ne
pas savoir… Ton produit, c’est rendu beaucoup d’argent pour nous autres…
— Vous n’aviez pas à vous inquiéter,
n’est-ce pas? Je vous ai bel et bien contactés à temps pour le prochain arrivage…
— Ouais, contacté, je veux bien…
mais moi, j’aime savoir à qui j’ai affaire.
— C’est tout-à-fait légitime. Mais
inutile, je vous assure.
— As-tu fait disparaître
Smith? »
Gordon devinait que la question à
brûle-pourpoint ne visait pas à obtenir un aveu, mais plutôt à le faire réagir,
peut-être trahir son éventuelle implication… « Non. »
Szasz le scruta encore quelques
instants avant de hausser les épaules en ajoutant : « Peut-être qu’il
a juste décidé d’aller prendre des vacances…
— Y a-t-il autre chose?
— En fait, oui. Ça fait un bout que
je me demande… Comment ça se fait que l’Orgasmik ne fonctionne pas ailleurs que
dans La Cité? »
Ce fut au tour de Gordon de hausser
les épaules. « Peut-être que les exportateurs se sont retrouvés avec des
contrefaçons? »
Szasz remonta ses lunettes d’un
doigt en haussant le sourcil. « Faut pas me prendre pour un con… On a fait
des tests à partir d’une batch qui
marchait très bien… » Gordon ne répondit pas. « Où je veux en venir,
c’est qu’on passe à côté d’une fortune. Les gens de la grande région peuvent
peut-être venir virer en ville pour gober une pilule ou deux, mais si on pouvait
leur en vendre… Les petits villages ne manquent pas de gros consommateurs… »
Szasz ne pouvait deviner que
l’intensité du composite O reposait sur la proximité de la zone radiesthésique…
Gordon pourrait sans doute créer une version exportable de la pilule à orgasme,
mais c’était l’autre propriété de l’O
qui l’intéressait, et celle-là serait bien plus difficile à maintenir loin de
La Cité. En y réfléchissant bien, l’offre de Szasz n’était pas sans intérêt…
Dans un premier temps, il pourrait peut-être faire circuler une version… simplifiée du composite O; une fois sa
drogue implantée dans ces nouveaux marchés, il lui serait facile de le
remplacer par une version complète, adaptée pour l’exportation.
« Une fortune », dit
Gordon, dissimulant ses véritables considérations derrière une vulgaire
cupidité. « Je vais voir ce que je peux faire. »