dimanche 21 septembre 2014

Le Nœud Gordien, épisode 338 : Démonstration, 3e partie

« Mmmm mmm mmm! », dit Maude, la bouche pleine de gaufres et de sirop. « Tu n’avais pas menti. C’est vraiment, vraiment bon!
— Moka Moka », dit Nico. « La découverte de l’année.
— Tu es certain que ça ne dérangera pas Édouard qu’on ait commandé sans l’attendre?
— Ne t’en fais pas… Après tout, nous ne sommes pas ici pour manger…
— As-tu goûté leur café? Excellent!
— Je te vois aller, tu me donnes faim… Pardon », dit-il à l’intention d’une serveuse qui passait par là. « Est-ce que je pourrais avoir des crêpes? Avec la coupe de fruits frais.
— Je vous amène ça tout de suite! »
Maude suivit la serveuse des yeux pendant qu’elle s’éloignait. Un service enjoué, c’était plutôt rare dans La Cité. Maude supposa qu’elle devait être nouvelle, une fille de la campagne comme elle, qui n’avait pas encore été gagnée par le cynisme contagieux des grandes villes.
La serveuse passait devant la porte au moment où Édouard entra dans le restaurant. Il lui dit quelques mots qui la firent éclater de rire, après quoi il rejoignit Maude et Nico.
« C’est bon, hein? », dit-il en pointant les gaufres de Maude.
« Paraît que c’est comme ça que les vendeurs de drogue se trouvent des nouveaux clients. Essaie une fois, juste une fois… Là, je n’aurai plus le choix. Je vais devoir revenir.
—  Si tu vois ça ainsi, n’essaie pas leurs tartes, tu ne repartiras plus jamais! » Édouard se glissa sur la banquette à côté de Nico. « Passons aux choses sérieuses… Vous avez les résultats? 
— Oui.
— Alors? Quel est mon taux de succès? »
Maude tira de la mallette à ses pieds la carte qu’elle avait annotée. « Voici le chemin que j’ai fait », dit-elle en pointant une ligne au feutre rouge qui serpentait un peu partout dans la ville. « J’ai tracé une ligne noire chaque fois où Édouard a pointé en direction de la corneille. La correspondance avec ma position est parfaite. Cent pourcent de succès. Et, comme vous me l’aviez demandé, j’ai essayé de brouiller les pistes… Ici, je suis débarquée de ma voiture. Là, je suis allée acheter une autre cage, au cas où elle aurait été traficotée.
— Je peux te la rembourser », dit Édouard.
« Pas la peine : je l’ai retournée à la fin de la journée. Bref, la seule explication que je vois, c’est qu’un complice m’ait suivie sans que je le voie…
— Mais de notre côté », dit Nico, « nous nous sommes assurés que personne n’ait pu communiquer avec lui.
— Bref, s’il y a un truc, je l’ignore.
— Il n’y a pas de truc ou de complice », dit Édouard. « J’ai un lien surnaturel avec ma corneille, c’est tout. Juste là, en ce moment, je sais qu’elle est par là, pas trop loin. Attendez, je l’appelle… »
Maude haussa le sourcil. Nico souriait comme un enfant. Édouard ne mentait pas : quelques secondes plus tard, sa corneille apparut devant la vitrine du restaurant. Elle marcha sur toute la longueur de la fenêtre deux fois, puis s’envola pour se poser sur un arbre de l’autre côté de la rue.
« De la magie. Hum », dit Maude. Malgré cette nouvelle démonstration, elle n’était pas certaine d’être prête à avaler cette pilule.
« Bon, on a fait tout ce que tu voulais », dit Nico. « Maintenant, c’est à ton tour. Explique-nous…
—Vous l’avez mérité. Mais vous devez me jurer de ne jamais, jamais en parler à personne sans mon autorisation… »
Édouard raconta son histoire. Le début était assez anodin, mais son récit prit rapidement une tournure pour le moins abracadabrante… Mais Édouard la relatait avec tant d’aplomb que Maude cessa vite de la remettre en question à chaque détour. Elle vint à penser que le tout était trop gros, trop absurde pour être une construction. Même un romancier assidu aurait passé des années à pondre pareille intrigue… Elle lui laissa donc le bénéfice du doute.
Il en était à raconter la découverte qu’il avait faite à peu près au moment de sa démission de CitéMédia… Un édifice mystérieux dont ni lui, ni son neveu Alexandre ne pouvaient s’approcher sans repartir dans une autre direction, sans même se souvenir qu’ils avaient essayé. « C’est ce qui continue à me perturber le plus », dit Édouard. « Si quelqu’un peut modifier les mémoires des gens, nous ne pouvons plus être certains de rien, pas même ce que nous croyons avoir vécu… Ces magiciens travaillent fort pour garder leurs secrets et écarter les curieux. Un bel exemple récent… Vous avez entendu parler des couleurs qui sont apparues au-dessus du Centre-Sud? Dysfonction du système électrique mon cul! Quand on sait, en plus, qu’une magicienne rebelle est planquée là, c’est clair que… Quoi? »
Nico et Maude avaient échangé un regard à la mention du Centre-Sud. « Nous sommes allés enquêter dans le coin cet automne », dit Nico. « Ça ne s’est pas super bien passé…
— C’est le moins qu’on puisse dire », ajouta Maude en essayant de rire. Malgré les mois qui s’étaient écoulés depuis leur incursion dans la jungle urbaine, elle ne pouvait oublier qu’il avait fallu de peu pour qu’ils n’en reviennent jamais. Il lui arrivait encore de rêver aux pires moments qu’elle y avait vécus… Elle espérait que ces nuits difficiles finissent par cesser un jour. « Pendant que nous étions là-bas, nous sommes tombés sur une espèce de culte, sur la place de la vieille-gare… »
L’intérêt d’Édouard était piqué. « Dites-moi tout. 
— Tu ne veux pas continuer ton récit?
— J’y reviendrai plus tard… »
Ce fut donc au tour de Maude et Nico de raconter leur aventure invraisemblable, chacun prenant la parole à son tour, l’un ajoutant parfois un détail ou une nuance à ce que l’autre disait… L’idée de reportage… Leur passage sur le boulevard St-Martin avant de s’aventurer jusqu’à la place de la vieille-gare… Puis, l’entrée dans le Terminus comme à la messe… La séance de yoga animée par Timothée, le clochard-gentleman… Le sac de sandwich apparemment sans fond…
À mesure qu’ils avançaient dans leur récit, Édouard devint de plus en plus agité. « Vous souvenez-vous des exercices que vous avez faits? 
— Peut-être pas au complet… Des bouts… » Au prix de quelques minutes de discussion, Nico et Maude réussirent à reconstruire une part appréciable de la séquence qu’ils avaient répétée au Terminus.
« J’en reviens pas », dit Édouard, les yeux écarquillés, le souffle court.
Inquiétée par sa réaction, Maude demanda : « Qu’est-ce qu’il y a?
— On dirait que la renégate est en train de former une armée de magiciens… » 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire