dimanche 30 août 2015

Le Nœud Gordien, épisode 385 : Le fils et son papa, 2e partie

Le hall d’entrée de la maison paternelle offrait un coup d’œil des plus navrants. Plusieurs sacs de poubelle pleins étaient amoncelés juste à côté de la porte, en attente d’être sortis. Personne ne devait s’être acquitté de la corvée depuis un moment : une odeur de légumes pourris s’élevait du tas. Lorsqu’Alexandre referma la porte derrière lui, le courant d’air fit rouler les moutons de poussière qui traînaient çà et là.
Depuis son arrivée en appartement, Alexandre avait découvert une réalité terrifiante : l’ordre et la propreté n’étaient pas l’état naturel du monde. Ceux-ci étaient en fait le résultat d’un combat perpétuel où le désordre et la saleté menaçaient sans cesse de prendre le dessus. Ses parents avaient toujours confié les tâches domestiques à des professionnels qui ne se contentaient pas de s’en acquitter à la perfection : ils le faisaient en s’assurant de ne pas être remarqués. Une fois indépendant, Alexandre avait vite réalisé que s’il ne montait pas au front pour mener la bataille à son tour, personne ne le ferait à sa place.
Il était clair que Philippe, pour sa part, avait capitulé.
La porte qui séparait le hall d’entrée de la salle de séjour grinça en s’ouvrant. Tout le corps d’Alexandre se tendit, comme s’il se préparait à encaisser une collision. Ce n’était toutefois pas son père qui venait à sa rencontre, mais son bras droit. Celui-ci portait une chemise fripée, les manches roulées. Il avait les yeux cernés et la barbe mal faite et tenait à la main une tasse de thé fumante.
« Salut, Alexandre.
— Salut Jacques.  Est-ce que mon père est là?
— Ouais. » La lassitude dans sa voix faisait écho à son apparence. Il émit un rire sans humour. « Où voudrais-tu qu’il soit?
— Il sait que je suis ici?
— Non. C’est moi qui t’ai ouvert.
— Ah. » Alexandre ne savait que comprendre de cette situation. Il pointa le tas de déchets à l'entrée. « Qu'est-ce qui s'est passé?
— Il s'est passé que j'ai décidé que si monsieur ne veut plus payer quelqu’un pour faire son ménage, il n'a qu'à s'en occuper lui-même. »
Quelque chose dans le ton de Jacques rappelait à Alexandre celui de sa mère avant le divorce… Les propos acidulés, les non-dits et les allusions, le désir à peine caché d’être ailleurs… Une différence majeure existait toutefois entre les deux situations : la nature du contrat qui les retenait auprès de Philippe. Pour Suzanne Legrand, la dissolution du mariage lui avait donné la moitié du patrimoine familial; pour Jacques, briser son contrat revenait à renoncer à l’impressionnante prime de complétion qui l’attendait au terme de ses deux ans en poste, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept. Alexandre aurait parié que Jacques aurait pu lui dire à la minute près le temps qui lui restait.
« Comment va-t-il? »
Jacques leva les yeux au ciel. « Il vit comme un reclus, il ne descend plus jamais. Il ne reçoit personne. Même les autres gardes du corps ne sont pas autorisés à entrer dans la maison. Sauf moi, bien entendu. Quelle chance j'ai. »
Alexandre se sentit rougir. La prison a brisé mon père. C’est ma faute. Il était honteux jusqu’à en suer.  Il déglutit difficilement, la poitrine compressée. « Parle-t-il parfois de moi?
— Pas vraiment. Depuis l’accident, il ne parle presque plus. Même pas à moi. »
L’accident? Alexandre n’en avait pas entendu parler… « Penses-tu qu'il serait... Heu... content de me voir?
— Franchement, je ne sais pas. Au juste, qu'est-ce qui t'amène, après tout ce temps? »
Alex opta pour un lieu commun. « Ça fait longtemps que je remets ça… J’ai fini par me dire qu’il n’y aurait jamais de bon moment.
— Eh ben le moment est venu, on dirait. » Jacques prit une lampée de thé, peut-être pour indiquer que la conversation était close. Alexandre monta.
L’étage n’était pas mieux tenu que le rez-de-chaussée. Il n’y prêta pas trop attention, les yeux rivés sur la porte capitonnée qui donnait sur les quartiers de son père, sa chambre et son bureau. La porte qu’il n’avait pas le droit de traverser lorsqu’il était enfant. Il frappa; après plusieurs secondes sans réponse, il ouvrit.
Philippe était assis derrière son bureau, vêtu d’une robe de chambre mal fermée qui révélait son torse nu. Il écrivait frénétiquement à la plume; le sol était recouvert de plusieurs couches de papier chiffonné.
« Papa? »
Il sursauta et remarqua Alexandre pour la première fois. Il remonta ses lunettes en le dévisageant de ses petits yeux accusateurs. « Qu’est-ce que tu viens faire ici, toi? Pourquoi Jacques t’a ouvert? Jacques… Il n’arrête pas de me décevoir, celui-là. Ça devient une tendance… Être déçu, je veux dire. »
La honte cuisante qu’il avait ressentie plus tôt revint à la charge. Alexandre tenta de garder son sang-froid. Le moment était venu de voir si sa supposition était correcte. « Je suis venu te dire… Je suis maintenant un initié. Nous pouvons parler franchement. »
Philippe remonta à nouveau ses lunettes, son expression changée du tout au tout.

dimanche 23 août 2015

Le Nœud Gordien, épisode 384 : Le fils et son papa, 1re partie

La vie d'Alexandre avait été bouleversée plusieurs fois au cours des deux dernières années. En remontant le fil des événements à rebours, un moment particulier s'avérait la clé de voûte, le point-pivot qui avait engendré tout le reste.
Il avait suivi une impulsion mal inspirée de donner une leçon à Karl Tobin en le livrant à la police, lui et son importante cargaison d'Orgasmik. Qu'avait-il voulu accomplir, au juste, avec cette manœuvre? Elle n'avait servi à rien. L'arrivée des forces policières avait mis un terme à une fusillade qui, au final, aurait pu être bien pire qu'une arrestation. Et Tobin était de retour dans la rue dès le lendemain.
Cela n'avait pas empêché Philippe, son père, d'imputer – erronément – la trahison à Mauricio Haro, un pauvre bougre qu'il avait torturé à mort.
Cela n'avait pas empêché les alliés de Haro d'enlever Alexandre en guise de représailles. Il ne se faisait pas d'illusions : sans une heureuse coïncidence, il y aurait laissé sa peau.
Cela n'avait pas empêché Alexandre, confronté à sa mortalité, de sombrer dans une dépression qui l'avait conduit à déballer à Claude Sutton les crimes de son père...
Alexandre avait tenté de faire marche arrière après qu'il ait mis le doigt dans l'engrenage, mais il était trop tard. Témoigner contre son père était une trahison de la pire espèce. Sur les conseils de son avocat, et malgré sa dénonciation initiale, il avait livré un témoignage minimaliste.
Alexandre se souviendrait toujours de l'expression de son père lorsque le verdict était tombé. Alors qu'il était demeuré impassible durant la majeure partie du procès, il avait regardé son fils, le nez plissé de dégoût. Il avait ensuite détourné la tête avant que les gardiens l'amènent. Pour Alexandre, le message avait été clair. Tu n'existes plus pour moi.
Il avait beaucoup hésité avant de se décider à le visiter. Il espérait que le temps avait fait son œuvre et que le recul avait refermé les plaies de la trahison… Une réalisation récente l’avait convaincu de tenter sa chance… Il avait mis en relation une série d’informations éparses qui, éclairaient différemment les actions de son père. C’est cette nouvelle compréhension qu’il voulait vérifier auprès de lui.
La dernière fois qu’il avait visité Philippe, il s’était rendu chez lui dans la voiture qu’il lui avait offerte. Cette fois, il était venu en transports en commun. Cette section de la ville n’était pas faite pour les piétons. Il dut marcher une vingtaine de minutes sous la pluie, dans des voies larges sans trottoirs, avant d’arriver devant la maison de son enfance.  
Son cœur tressaillit au moment de sonner. Il était possible – probable? – que son père refuse de lui ouvrir. Il tenta néanmoins sa chance. Après quelques secondes à retenir son souffle, un son familier se fit entendre… La porte grillagée pivota en grinçant.
Au moment de se mettre en marche, Alexandre se sentait plein d’aplomb, bien différent du garçon à la fois ambitieux et insécure qu’il avait été. En traversant le boisé entre la grille et la maison, son assurance fondit comme peau de chagrin. Il cessa d’être un gourou, un magicien auto-initié, un employé modèle du bar le plus cool en ville… En son for intérieur, le petit garçon à la fois admiratif et craintif de son papa prit de plus en plus de place. Le petit garçon qui avait déçu. Qui avait trahi…
Deux gardes du corps en imperméables étaient postés sur le perron. Le mauvais temps ne les avait pas découragés de porter des lunettes noires. L'un d'eux le salua d'un mouvement de la tête pendant que l'autre lui ouvrit la porte.
À une certaine époque, Alexandre avait été si habitué à la présence des gorilles qu'il ne les remarquait plus vraiment. Il y voyait maintenant un indice de l’état d’esprit de son père… Constamment assiégé, sous le coup d'une menace invisible qui frapperait s'il relâchait sa vigilance, ne serait-ce qu'un instant.
De deux choses l'une : soit Philippe avait plus d'ennemis qu'Alexandre pouvait l'imaginer... Soit cette menace était l’effet d'une vision déformée du monde et des gens.
Alexandre entra pour découvrir la maison paternelle telle qu'il ne l'avait jamais vue. 

dimanche 16 août 2015

Le Nœud Gordien, épisode 383 : Incomplet

Alors que les initiés se dispersaient après la fin du concile, Gordon fit à Félicia un signe discret mais clair : il faut qu’on se parle. D’un pas lent, il traversa la grande pièce commune et fit mine d’observer en contrebas le boulevard martelé par la pluie. Elle alla le rejoindre.
« La résurrection de Tobin est un succès confirmé. Il y a de quoi être fiers », dit-il d’entrée de jeu.
« Je n’ai pas fait grand-chose… J’ai transporté son impression, c’est tout.
— Ne diminue pas l’importance de ta contribution, Félicia. Il y a deux ans, tout le monde croyait que les impressions n’étaient qu’une faible trace laissée derrière par les victimes de violence. Tu as révolutionné notre façon de voir en démontrant qu’elles n’étaient pas limitées à répéter leurs derniers instants. »
Tu parles. Elle n’avait pas prévu qu’en capturant l’essence de Frank au moment de sa mort, elle enverrait une onde de choc dans cette étrange réalité parallèle que l’acuité rendait visible. Une onde de choc qui avait fait que toutes les impressions s’étaient tournées vers elle.
« Je m’attendais à ce qu’une fois incarné, Tobin se conduise encore comme une impression. Qu’il scrute dans ta direction sans rien faire, ou peut-être qu’il se retrouve coincé à revivre en boucle le moment de sa mort. »
Pour sa part, Félicia n’avait espéré qu’une chose : faire cesser l’agonie qu’elle avait ressentie en communiant avec l’urne.
« Je crois que le temps est venu de mener à terme notre petit projet », dit-il.
« Harré. 
— Combien de temps as-tu besoin pour préparer une nouvelle urne? »
Répliquer le dispositif était mille fois plus facile que le développer pas à pas, mais certaines opérations ne pouvaient pas être raccourcies. C’était l’affaire de dix à douze jours de travail intensif. « Trois semaines, peut-être plus. » Elle en avait marre de courir tout le temps. Elle était prête à donner à Gordon ce qu’il voulait, mais elle avait soif de divertissement… Et un peu de repos ne lui ferait pas de tort non plus.
Gordon la lorgna longuement, son visage marqué par le feu de Saint-Elme impassible. Avait-il détecté la demi-vérité? Après un moment, il hocha la tête.
Félicia était excitée à l’idée de travailler sur le cas Harré, mais elle était aussi morte de trouille…  « Gordon… L’impression de Harré n’est pas comme les autres… Elle ne s’est pas contentée de me regarder, elle m’a fait un clin d’œil. Tu crois que le même dispositif pourra fonctionner?
— Il n’y a pas meilleure façon de le savoir, n’est-ce pas?
— Je dois dire que je ne suis pas complètement à l’aise à l’idée d’infliger à nouveau une douleur continue à quiconque, même à Harré…
— Une fois incarné, Tobin ne s’en est même pas souvenu… Comment peux-tu être certaine que c’était bien sa douleur, et non un effet secondaire de ton contact avec le dispositif? »
L’interprétation était plausible. « Je n’y avais pas pensé… » Elle exhala pour échapper aux tensions qui s’étaient emparées de ses épaules, son dos, sa nuque. La trouille, vraiment. La possibilité de s’entretenir avec le découvreur de la metascharfsinn était trop intéressante pour être ignorée… Mais ils jouaient avec le feu. Harré avait assassiné des Maîtres bien plus puissants qu’elle, pour des raisons encore mal comprises…  
Gordon jeta un regard par-dessus son épaule. Elle se retourna et vit Tobin s’approcher. « Heille, j’ai une question pour vous autres. »
L’expression de Gordon était claire : tu nous déranges, ce n’est pas le moment. Tobin ne la vit pas, ou s’il la vit, il choisit de l’ignorer.
« C’est quoi leur deal, aux trois du Terminus? Pourquoi ils vous font peur de même?
— Ils ne me font pas peur », dit Gordon.
Félicia ne pouvait pas affirmer la même chose. Tobin ne semblait pas convaincu. « En tout cas, ils sont capables de faire des choses… Des choses que vous autres vous ne savez pas comment faire, hein? Comme lire les pensées.
— Ce serait une façon de le dire », répondit Gordon sèchement. « Est-ce tout? »
Tobin croisa les bras en toisant Gordon. Il n’avait peut-être plus sa carrure d’origine, mais sa posture, son expression, son assurance… Tout cela le rendait imposant, à sa manière. Intimidant, derrière le mince vernis de son ton amical. « En fait… Pendant que j’étais là-bas, ils ont dit quelque chose sur moi… Que j’étais revenu incomplet. Vous n’auriez pas une p’tite idée de ce qu’ils pouvaient vouloir dire, par hasard? »
Félicia commençait à assez connaître son Maître pour deviner que cette information l’avait troublé. « Ils faisaient sans doute référence aux mémoires qui ne sont pas encore revenues », dit-il.
Tobin continua à le fixer un instant avant de hausser les épaules comme si rien n’était. « Ouais, OK. By the way, est-ce que quelqu’un est censé s’occuper de me fournir des cartes, une identifé officielle, quelque chose comme ça?
— Je vais m’en occuper », dit Gordon. « Quand j’aurai le temps.
Satisfait, Tobin tourna les talons et se dirigea vers l’ascenseur.
« Es-tu certain que ce n’est qu’une affaire de mémoire? », chuchota Félicia.
« Sincèrement, je n’en ai aucune idée. À supposer qu’ils ont dit vrai.
— Mais ça peut poser problème, n’est-ce pas? Si nous ramenons un Harré incomplet…
— Nous ne pouvons pas savoir ce que cela implique. Nous allons de l’avant. Mets-toi au travail dès que possible. Je vais me pencher sur la question pendant ce temps. »
Félicia acquiesça, puis alla vers Édouard qui, durant tout ce temps, avait eu une conversation animée avec Aart van Haecht. Elle lui indiqua discrètement qu’elle était prête à partir. Il conclut sa discussion et la rejoignit. « Quelqu’un a parlé à Aart de ma période sous l’effet de la compulsion… Il voudrait essayer, en attendant que ses pieds soient guéris. Il dit qu’il n’a pas mieux à faire de toute manière.
— Ah bon.
— Je l’ai prévenu que c’était loin d’être de tout repos, mais il faut reconnaître que ça m’a aidé à avancer… Et toi? De quoi Gordon voulait te parler? »
Elle ne voulait pas lui mentir, lui laisser croire qu’ils avaient parlé de la pluie et du beau temps, mais elle ne pouvait pas lui dévoiler la teneur réelle de leur conversation. « Qu’est-ce que tu penses? Comme toujours : il m’a donné des choses à faire. » Elle lui sourit. « Mais les prochains jours risquent d’être relativement tranquilles…
— Vraiment? C’est… Inhabituel. 
— Presque anormal. Qu’est-ce que je vais bien faire, toute seule avec tout ce temps dans ma grande maison? »
Édouard soupira en feignant la compassion. « Pauvre fille. Toute seule… 
— À moins que quelqu’un s’offre pour me tenir compagnie?
— Bonne idée… Mais qui? »
— J’ai une petite idée… », répondit-elle en lui retournant son sourire espiègle.
Ils quittèrent le quartier général ensemble, main dans la main.

dimanche 9 août 2015

Le Nœud Gordien, épisode 382 : Pourparlers, 3e partie

« Et puis? », demanda Asjen van Haecht. « T’en es-tu sorti? »
Sa question stupide en fit sourire plusieurs. Son père leva les yeux au ciel. « Je veux dire : comment t’en es-tu sorti? 
— Pendant que Djo me traînait vers la ruelle », continua Tobin, « je n’avais aucune marge de manœuvre. À la distance où y se trouvait, l’attaquer ou me sauver, ça aurait donné le même résultat : une balle dans la tête. Je commençais à me dire que ma deuxième vie allait être encore plus courte que ma première. »
Tobin marqua une pause. Ils étaient tous pendus à ses lèvres. « Et puis?
— Eh bien, mes amis, un miracle est arrivé! Un gars est apparu à côté de nous et a dit à Djo d’arrêter.
— Qui, ça?
— Apparu comment? »
Tobin leva les mains pour faire taire les questions qui fusaient de toute part. « Un certain Martin. À peu près mon âge, barbu, cheveux blancs. C’est l’un de leurs chefs. Et quand je dis apparu, c’est vraiment ça : une seconde il n’était pas là, la seconde d’après il était devant nous.
— Le truc de Hoshmand », dit Avramopoulos comme un maître d’école.
« Le truc de Hoshmand, c’est ce qui fait que personne ne vous remarque tant que vous restez tranquilles, c’est ça? » Il en avait lui-même bénéficié le jour où… Le jour de sa mort. Il toussa pour dissimuler un frisson de malaise. « Non, c’était différent. Il est apparu, bang! Tout d’un coup.
— N’importe quoi », lança Avramopoulos.
« T’étais-tu là? » Il allait ajouter le jeune. Étonnant de penser que l’esprit de ce gamin était déjà vieux il y a cent ans. Jeune ou vieux, Tobin le trouvait désagréable sur toute la ligne. Il était de la pire espèce : poltron et arrogant. Une face à fesser d’dans.
« Laisse-le parler », dit la superbe blonde au deuxième rang. Celle-là, elle tombait dans ses goûts. À voir la façon qu’elle avait de le regarder, il avait l’impression qu’elle n’était pas indifférente, non plus. Avramopoulos allait rétorquer, mais Olson posa une main sur son épaule. Il s’en dégagea d’un mouvement brusque, mais n’ajouta rien.
« Donc, le gars qui est apparu a dit à Djo d’arrêter. Il a dit à tout le monde qui j’étais réellement. Ils m’ont fait entrer dans le Terminus, mais je pouvais voir qu’ils étaient encore méfiants. »
Mitch – Mike – ne l’avait pas quitté des yeux, secoué par cette découverte pour le moins inattendue. Tobin devinait que son neveu ne demandait qu’à croire la révélation de Martin, mais qu’il n’était pas pour autant prêt à abaisser sa garde.
« J’ai pu parler à leurs trois chefs. Il y avait le gars qui était apparu, un autre qui devait être celui que Gauss et Lytvyn ont croisé dans les tunnels, et une fille asiatique qui doit encore se faire demander ses cartes pour acheter de la bière. Ils étaient tous bizarres… Sourire weird. Yeux ronds. J’ai déballé tout ce que vous vouliez leur dire… Les faveurs, la trêve, le respect des cinq principes… Tout ça, là. »
Les Maîtres se tenaient au bout de leur chaise. « Et puis? », demanda le petit Français aux airs d’intellectuel au premier rang.
« Ils ont dit non, les trois en même temps. » Plusieurs membres de l’auditoire laissèrent échapper le souffle qu’ils avaient retenu jusque-là, donnant l’impression d’un affaissement généralisé.
Leur déconfiture amusa Tobin. « Attendez! C’est pas fini! » Si Avramopoulos avait eu de la difficulté à avaler l’apparition soudaine du type, il allait s’étouffer avec celle-là… « Il y avait une poupée qui traînait là… Une vieille poupée d’enfant, avec des yeux en boutons, genre… Eh ben après qu’ils aient dit non, la poupée s’est levée. Debout. » Il marqua une nouvelle pause. Il put s’empêcher d’éclater de rire, mais pas de sourire face à leurs expressions éberluées ou incrédules. « La poupée a marché jusqu’à moi. Elle a tendu les bras vers moi comme un petit bébé. Je ne savais pas trop quoi faire… Je l’ai prise, et elle m’a fait un gros câlin. Vous auriez dû voir la face des gens là-bas… En fait, ils avaient à peu près le même air que vous autres! »
Étrangement, cette fois, personne ne crut bon de remettre sa parole en question. « Je ne sais pas ce que représente cette poupée pour eux, mais ils sont revenus sur leur décision. Ils ont dit qu’ils allaient devoir réfléchir sur votre proposition. Et peut-être ouvrir le dialogue. En attendant, ils ont dit qu’ils allaient tolérer le statu quo, à condition qu’aucun de vous ne pénètre dans le Centre-Sud. 
— C’est déjà un début », dit Mandeville. « Mais comment dialoguer si nous ne pouvons pas les approcher? 
— J’ai dit que vous étiez barrés du quartier. Pas moi... Ils me veulent comme middle man. Je dois retourner les voir après-demain. » Ce fut au tour de Tobin de retenir son souffle. Les réactions furent diverses, pas trop négatives. La plupart semblaient enclins à prendre la balle au bond. « C’est tout? », demanda Olson.
« C’est tout. »
Le concile fut levé sans que la date du prochain ne soit fixée d’avance. Les initiés retournèrent vaquer à leurs activités quotidiennes.
Tobin avait omis de mentionner dans son récit sa rencontre inopinée avec son neveu.
Ou que les trois chefs voyaient dans cette poupée la manifestation de Tricane.
Gordon et Lytvyn étaient bien gentils de l’avoir ramené à la vie, mais ils n’avaient rien fait pour gagner sa loyauté. Et les Seize encore moins. S’ils pensaient qu’il allait se satisfaire du rôle de sous-fifre, ils rêvaient en couleur.
Le middle man n’est pas toujours pile au milieu de la balance. Tobin avait décidé de quel côté glisser…

dimanche 2 août 2015

Le Noeud Gordien, épisode 381 : Pourparlers, 2e partie

La mémoire de Karl Tobin avait souffert. Était-ce un effet de son nouveau corps ou de son temps loin du monde des vivants? Il s’enfonçait dans le Centre-Sud en ayant l’impression d’une première visite, mais certains détails lui semblaient beaucoup trop familiers. Une porte sortie de ses gonds. Une façade à moitié éventrée. Une rangée de graffitis. Le sentiment de déjà-vu ne le quittait pas.
Tobin avait la désagréable intuition de n’être pas revenu entier de l’au-delà. Gordon et la petite Lytvyn pouvaient bien se réjouir, il n’était pas convaincu autant qu’eux de leur succès.
Il avait refusé l’escorte qu’on lui avait proposée, comptant seulement sur l’arme qu’il avait au creux de ses reins pour se protéger. Un autre déjà-vu…
On lui avait dessiné un itinéraire pour se rendre au Terminus par les artères les plus larges et les plus reconnaissables. Cela ne l’avait pas empêché de faire fausse route ici et là, de zigzaguer dans le quartier pourri. Heureusement, la vieille gare avait été le cœur de La Cité durant ses premières années; toutes les rues convergeaient vers la grande place où elle avait été construite, et où le Terminus l’avait finalement remplacée.
Les résidents du quartier à l’extérieur étaient rares; ceux qu’il vit étaient misérables, grelottant sous la pluie, la tête basse. Que faisaient-ils dehors plutôt que sous l’un ou l’autre des édifices abandonnés? Il n’aurait pu le dire. À tout le moins, aucun d’eux ne l’inquiéta durant sa traversée.
Une fois sa destination en vue, il répéta mentalement le message que Gordon et Olson voulaient transmettre aux héritiers de Tricane. Il réalisa toutefois que personne ne lui avait donné d’indications quant aux détails plus pratiques… Devait-il frapper à la grande porte, puis exiger qu’on le conduise à leur grand boss? Et s’ils refusaient?
Bon, au moins la porte est déjà ouverte, nota-t-il en s’approchant. Deux jeunes hommes se tenaient sur le seuil. Des gardiens, peut-être? Si c’était le cas, ils ne semblaient pas trop alertes… L’un d’eux lui donna une autre impression de déjà-vu, celle-là plus puissante que les autres… « Djo? »
Le plus grand des deux garçons leva la tête et scruta Tobin des pieds à la tête. « T’es qui, toi? »
Karl ne s’était pas attendu à croiser un pote de son neveu sur le seuil du Terminus. « Est-ce que Mitch est avec toi?
— Est-ce qu’on se connaît? »
Tobin hésita. Il avait l’intuition qu’il valait mieux réserver son histoire abracadabrante pour son neveu. « J’aimerais parler avec Mitch. Je suis un vieil ami », répondit-il.
Djo haussa le sourcil. « Ça fait des mois que plus personne ne l’appelle comme ça. 
— Ça fait des mois que je ne l’ai pas vu, c’t’affaire… 
— Hep! Vinh! », dit Djo à un adolescent qui traînait non loin. « Va chercher le boss. »
Le boss? Les pourparlers allaient peut-être s’avérer plus faciles qu’il l’avait espéré…
Le cœur de Tobin bondit en apercevant son neveu  au fond de la pièce, une sensation similaire à celle causée par le coup d’œil qu’il avait posé sur son fils. Évidemment, Mitch, pour sa part, n’eut pas de réaction en apercevant son corps d’emprunt.
« Qu’est-ce qu’il y a?
— Y’a ce gars-là qui veut te parler. Il dit que c’est ton ami. »
Karl abaissa son capuchon. Il ouvrit la bouche pour inviter Mitch à discuter en privé, mais l’expression de son neveu devint alarmée. À toute vitesse, celui-ci dégaina son arme – cachée au creux de son dos, comme celle de Karl – en criant : « Pas un geste! Bouge pas ou je tire! » Stupéfié, Karl leva les mains.
« Djo, fouille-le. Fuck, man, t’es supposé garder la porte… »
Djo s’empara de l’arme de Karl. « C’est censé être qui, lui? 
C’est l’un des mafieux qui nous a attaqués
— Ah ben calice. » Djo lui envoya un coup de pied en-arrière du genou qui lui fit perdre l’équilibre. Dans son corps d’origine, Karl aurait résisté à la pression des bras de Djo qui le poussait contre le sol, mais ce corps-ci n’avait ni sa masse, ni ses muscles.
« Mitch! C’est pas ce que tu penses!
— Qu’est-ce que tu veux qu’on fasse avec lui, boss?
— J’en ai plein le cul de leur voir la face. Ça va faire, là. Arrange-toi pour régler le problème. Une fois pour toutes. On se comprend? »
Karl sentit le canon de sa propre arme pressée contre sa nuque.
« Come on, Djo! Pas icitte! Va dans une ruelle, par là!
— Mitch! Écoute-moi! », lança Karl. Djo le forçait à se relever « Hostie, c’est moi! Karl! Mitch! »
Son neveu resta de marbre pendant que Djo le poussait hors du Terminus en le maintenant en joue.